CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le 27 septembre 1940, une ordonnance allemande exige le recensement de la population juive auprès de la préfecture, exécuté par l’administration française (le nombre de ceux qui se sont déclarés est estimé à 90%).

2 Le 14 mai 1941, les pères reçoivent le « billet vert », qui leur signifie de se rendre au commissariat de police pour « examen de situation ».

3 En collaborant avec l’Allemagne, le gouvernement de Vichy rompait alors avec la tradition de reconnaissance des Juifs en tant que citoyens, qu’avait initié le décret d’émancipation promulgué en 1791.

4 Le 4 juillet 1942, le gouvernement de Vichy décidait que les enfants seraient également déportés, à l’initiative de Laval qui proposait aux Allemands “par humanité” de ne pas séparer les enfants des parents. La rafle du Vel d’Hiv eut lieu les 16 et 17 juillet 1942. Durant la période de l’Occupation, 10 147 enfants furent déportés ; avec les enfants morts dans les camps d’internement, on estime à 11 600 le nombre d’enfants disparus. Parallèlement à la collaboration, des réseaux de camouflage se mirent en place. 62 000 enfants purent alors être cachés.

5 Ces enfants qui échappèrent à la mort n’ont pas perdu la vie, ils ont perdu tout ce qui faisait leur vie. Sauvés, ils vécurent la destruction de tout ce qui est au fondement de la vie d’un enfant : la possibilité d’accéder à une vie d’adulte, la croyance en la protection des adultes, l’adhésion en des théories du Sujet qui fondent l’identité.

6 La contrainte d’être cachés est d’autant plus traumatique qu’il s’agit d’enfants, donc d’êtres en pleine phase de développement physiologique, affectif, social et cognitif. Pour échapper à la mort, ils doivent quitter leur environnement familier et sont transplantés brutalement. Ils connaissent des privations, voire des maltraitances, et doivent parfois changer d’identité. Ils sont contraints à se comporter prématurément comme des adultes : ne pas dire son nom, faire face à un danger omniprésent qu’ils ne peuvent ni comprendre, ni nommer. Pour être protégés, ils doivent devenir des enfants “invisibles” (Feldman, 2009) [2].

7 Au travers du parcours de ces enfants, il semble qu’un des facteurs qui a favorisé la persistance de la cachette, chez ces enfants devenus adultes, soit le sentiment social de la honte. Et si la transformation de ce sentiment au cours de leur vie n’a pas opéré, il y a un risque fort de transmission de ce même sentiment à la génération suivante.

8 Abraham et Torok (1978) [3] ont identifié les processus de transmission d’un trauma d’un parent à son enfant en pointant le fait que si l’élaboration psychique d’un traumatisme ne se fait pas à une génération, il en résulte un clivage chez le sujet qui devient porteur d’une “crypte”, de par la présence d’un événement “indicible”.

9 La génération suivante doit alors composer avec le clivage partiel de la génération précédente en mettant en place à son tour un clivage qui concerne l’ensemble de son psychisme et devient ainsi porteuse d’un “fantôme”. L’événement devient alors “innommable”, il ne peut faire l’objet d’aucune représentation verbale, le contenu du secret est ignoré, seule son existence est pressentie.

10 À la troisième génération, l’événement devient “impensable”, et l’existence même du secret est ignorée. Les auteurs caractérisent le “fantôme” comme étant sans énergie propre mais poursuivant son œuvre de déliaison, il est ainsi source de répétitions. Ainsi comme le “fantôme” hante la mémoire et la “crypte” aliène la liberté, l’enfant risque de devenir le contenant de l’histoire parentale à défaut d’en être l’héritier.

Les enfants juifs cachés pendant l’Occupation ont été exposés à des traumas multiples

11 Après le 14 mai 1941, beaucoup d’hommes juifs étrangers sont arrêtés et internés. Les enfants restent alors seuls avec leur mère. Suit en 1942 la décision d’arrêter femmes et enfants. Pour beaucoup de ces enfants, la frayeur est alors le point de départ d’un processus de métamorphose vitale. En un seul instant, c’est la rupture radicale, la dislocation de tous les repères structurants.

12 La clandestinité expose les enfants juifs à un processus de déculturation tel que, lorsqu’on vient les sortir de leur cachette, ils ne reconnaissent plus leurs parents, ils parlent le patois, ils portent un autre prénom, parfois un autre nom, parfois ils adhérent à une autre religion.

13 La Libération n’en est pas une pour eux. Victimes de traumatismes et prisonniers de deuils non aboutis des adultes familiers, ils supportent des silences multiples. Á ceux nécessaires du camouflage s’ajoutent ceux d’après-guerre : silences individuels, familiaux, mais aussi du politique, de la société française. De retour “chez eux”, ils sont à nouveau autorisés à reprendre le métro, à accéder aux jardins publics, aux cinémas. Ils empruntent les mêmes bus que ceux qui ont emporté parents et amis au Vélodrome d’Hiver. Les retrouvailles avec leurs parents se révèlent souvent difficiles. Parfois elles sont impossibles en raison du vécu des parents qui ont survécu aux camps ou connu la clandestinité et les humiliations. Dans certains cas, des situations de violence psychologique et/ou physique se surajoutent : les pulsions de vie de ces enfants s’avèrent insupportables pour des parents revenus “métamorphosés”. Dans le même temps, leurs vécus traumatiques sont déniés car la pensée collective est : “eux, ils ont eu de la chance”.

14 L’ensemble de ces empêchements, renforce l’isolement et le traumatisme de ces enfants. 1942 est l’année où tout bascule. Chacun de ces enfants érige une sorte de mur intérieur pour assurer sa survie. Se référer au monde d’avant représente une menace et peut conduire l’enfant à la perte de lui-même, donc à la mort : “J’étais disparue, j’avais disparu”, dit Yvette, âgée de 6 ans lorsqu’elle est arrivée seule dans la Sarthe, fin 1942.

15 Á la Libération, un autre mur s’érige : celui du silence. Au contraire des survivants de la Shoah, les “enfants cachés” n’ont pas eu à traverser l’horreur de l’univers concentrationnaire dont la seule finalité était la mort programmée : pour survivre, ils ont dû effacer une part d’eux-mêmes, avec pour conséquence une mort partielle, intériorisée.

16 Pour les enfants juifs qui ont été cachés, la honte constitue d’une part, l’origine des traumas et ses effets qui sont intimement liés l’un à l’autre ; d’autre part, le mode de traitement des traumatismes cumulatifs auxquels ils ont été exposés.

17 Chez chacun, l’origine et l’effet des traumas cumulatifs (Khan, 1976 [4]) se fondent sur le fait d’être né juif et d’avoir des parents juifs. En effet, les enfants juifs étaient visés comme devant être définitivement exclus du groupe social. Ainsi, ils perdaient à leurs yeux la qualité d’être humain, puisque le but de la “solution finale” était l’extermination d’une communauté humaine : celle à laquelle ils appartenaient.

18 Humiliations, moqueries sont des éléments auxquels ont été exposés ces enfants. La honte renvoie notamment à un sentiment d’abandon, puisqu’elle vient de fait questionner l’appartenance au genre humain.

19 C’est à partir de l’atteinte de leur narcissisme, de l’affection qui lie aux proches et de l’appartenance, que les enfants juifs devant échapper à la mort ont construit leur identité. Ces enfants ont été ainsi contraints à vivre des mouvements de « dé-safilliation » et de ré-affiliation. Pour vivre, il fallait ne plus être juif, s’affilier à un autre groupe. Pour être aimé, accepté, il fallait se taire et accepter de renoncer à une partie de soi-même.

20 Par exemple, l’affiliation au catholicisme constitue une des constructions paradoxales de l’identité d’un certain nombre de ces enfants. En effet, à cette période, l’Eglise rendait les Juifs coupables/responsables de la mort du Christ : dans la liturgie du vendredi saint de l’Eglise catholique, et cela depuis le VIIème siècle, les fidèles étaient invités à prier ainsi :

“Prions pour les Juifs perfides (…)”.

21 La prière développait ensuite ce jugement sans appel :

Dieu tout-puissant et éternel qui n’exclut pas même la perfidie juive de ta miséricorde, exauce nos prières que nous t’adressons pour ce peuple” (Dujardin, 2003, p.11) [5], [6].

22 Ainsi, cette condamnation collective avait une fonction qui était de renforcer le profond sentiment qu’avaient les enfants que leur identité juive était négative. Ceci est particulièrement fort chez les enfants entre 5 et 10 ans. En effet, dans les jeux, ils symbolisent les différences entre le bien et le mal, entre le bon et le mauvais. Les Juifs étaient ici les mauvais. Les catholiques étaient les bons.

23 Un conflit de loyauté est né entre l’Eglise catholique et les parents. Les enfants juifs ont dû intégrer la perception de l’autre comme mauvais, mais le mauvais était en fait eux-mêmes, puisqu’ils étaient juifs. En tant qu’enfants, ils se sont sentis dégradés par leur propre persécution et celle de leurs parents. Ils se sont sentis honteux d’avoir abandonné leurs parents et d’être abandonnés par leurs parents, qui appartenaient au groupe des “persécutés”. Ceci a participé à une atteinte de leur estime de soi.

En tant que mode de traitement : de la honte qui préserve l’abri et la vie, à la honte qui préserve la cachette mais avec tant d’investissements psychiques qu’elle conduit à la résignation

24 Le destin de la honte est l’enfouissement alors que le destin de la culpabilité est le refoulement. Enfouir désigne l’action de placer une chose dans un endroit profond ou secret pour la dissimuler, mettre en terre dans un trou creusé à cet effet et rejeter de la terre dessus pour le cacher. Il s’agit d’un processus qui empile des couches autour d’un noyau douloureux. L’évitement va être une stratégie de mise à distance de ce noyau, semblable à une phobie.

Nicole est née en 1941, de parents originaires de Salonique. Elle n’a jamais été séparée de ses parents pendant la guerre. Blonde aux yeux bleus, Nicole protégeait, par son physique de type “aryen” sa famille. Elle raconte qu’elle attirait l’attention des Allemands par son charme. Elle dit en avoir eu honte ; elle a appris cette histoire a posteriori.
Á la Libération, Nicole a 4 ans, elle ne comprend pas les difficultés qu’ont ses parents à récupérer leur appartement. Et lorsqu’ils y parviennent, ils le retrouvent vide : “Ma mère me disait et ça, ça m’affolait complètement, elle disait : « on a retrouvé le buffet chez la concierge, l’armoire de la chambre chez une voisine, et puis le truc chez la concierge à côté », et moi je me disais toujours : mais pourquoi elle ne lui demande pas, pourquoi on ne dit pas : ça c’est à nous, mais enfin bon, ils ne disaient rien, ils étaient contents voilà. Ils étaient rentrés et ils étaient contents”.
Nicole vit cette situation comme une humiliation. Elle reproche à ses parents leur faiblesse. Une voisine française se prend d’affection pour Nicole et l’accueille souvent chez elle. Nicole raconte préférer se réfugier chez sa voisine française qui lui “apprend les bonnes manières”. Elle ne dit jamais qu’elle est juive, elle souhaite aller au catéchisme, mais ses parents lui refusent d’une façon virulente ; et au lycée, elle ne dit pas qu’elle comprend l’espagnol ; sa langue maternelle est le judéo-espagnol.
André est né en 1933 à Paris (Feldman, Hazan, 2017) [7]. Pour le protéger, le père d’André a pris soin de mettre à l’abri son fils en Normandie dans une famille. Début 1943, ne percevant plus d’argent des parents d’André, la famille confie André à l’Assistance publique. Dans les rapports de l’Assistance publique, il est noté : “enfant confié à l’Assistance publique par une nourrice impayée et immatriculé par le service comme « Abandonné » le 25/03/1943 par suite de la disparition des parents”.
André est pris en charge par l’Assistance publique de 1943 à 1952, soit l’année de son départ pour les États-Unis.
Lorsque je rencontre André, c’est en 2005, alors que j’étais psychologue au service des survivants de la Shoah d’une institution juive. André s’était adressé à ce service car il était dans une situation précaire et l’avait sollicité afin d’être aidé. Il me dit ne jamais avoir revu ses parents, qui ont été tous les deux déportés. Pourtant André me dit ne jamais avoir reçu la pension d’orphelin de la Shoah, pension qui a été octroyée par le gouvernement français à tous les enfants orphelins de la Shoah, depuis l’année 2000, faisant suite au travail de la commission Mattéoli, qui avait été créée en 1999.
Je suis donc conduite à mener des recherches sur son statut afin qu’André puisse enfin recevoir les aides dont il peut bénéficier. Il me donne son autorisation pour que je demande son dossier à l’Assistance publique. Á réception de son dossier, je découvre une autre version de son histoire.
La mère d’André est revenue d’Allemagne en 1945 et a fait la demande à plusieurs reprises auprès de l’Assistance publique pour récupérer son enfant. Cette demande renouvelée quatre fois entre 1945 et 1950 lui est refusée. Son père revient aussi vivant, et part vivre dans le Nord de la France où il meurt en 1984. Ses parents avaient divorcé. 1951 est l’année où André et sa mère quittent la France, séparément, sa mère avait demandé à une tante américaine d’adopter son fils dans le seul but de le récupérer. André fait des études, devient enseignant de littérature dans plusieurs universités aux États-Unis. Au décès de sa femme, il décide de rentrer en France, et va s’installer dans une petite ville de province. Un an après notre rencontre, avant que je décide si je devais lui révéler le contenu du dossier, afin de respecter ses aménagements défensifs, André met fin à ses jours. Je reçois un appel de son fils, son père avait écrit une lettre dans laquelle il mentionnait mon nom en lui précisant que j’étais la personne qui l’avait aidée. Son fils découvre à ce moment-là que son père est juif.

25 Dans ces récits, l’abri persiste et le sentiment de honte participe à cette survivance. La honte peut parfois se dire, se formuler avec une certaine distance liée au temps qui a passé et une certaine capacité d’élaboration psychique, même si les fragilités demeurent importantes. Parfois, elle ne peut se raconter et le destin est potentiellement funeste, comme en témoigne l’histoire d’André.

Un des organisateurs psychiques chez les “enfants cachés” : l’enfouissement qui va produire un clivage fonctionnel (Bayle, 1996) [8].

26 Ces récits –ainsi que d’autres– mettent en évidence une pérennisation de la cachette dans le fait de continuer à ne pas révéler qui ils sont et ce qu’ils ont vécu. Ils gardent un secret bien enfoui : ne pas dire qu’on est juif, s’inventer une histoire qui n’est pas la sienne, être protestant ou catholique.

27 Pour les uns, le maintien de l’abri a consisté à vouloir faire sa communion, pour d’autres, continuer à garder son prénom et même parfois son nom d’“enfant caché” ou même franciser son nom ou le changer, ne pas circoncire ses enfants ou les circoncire sans intention culturelle ou religieuse, c’est-à-dire invoquer une tout autre raison dans le fait de le réaliser. Il s’agit ici dans toutes ces situations, d’une déformation du Moi, plus ou moins forte suivant la situation d’enfouissement, qui est en lien avec la façon dont est traité le traumatisme. Une partie du Moi montre la situation, en étant rejouée différemment et dans le même temps, le Moi s’investit à la masquer et enfouir cette situation pour éviter la souffrance qu’elle génère.

28 Le secret, l’enfouissement, le camouflage sont fabriqués par le silence, le “double silencié” [9] : extérieur et intérieur.

Quelle issue à cette persistance de la honte ? La vie ou la perte de soi-même ?

La créativité, processus de sublimation

29 La création pourrait être un des destins heureux de la personne traumatisée. Ce destin signifie un processus de sublimation. Ces dernières années, nombreux sont ceux qui ont écrit, ou transmis leur histoire au travers de récits filmés, ou témoigné auprès des jeunes générations, notamment dans les écoles. Ce travail a permis une transformation des éléments bruts du trauma. Cependant, “l’écriture de soi peut aussi se rapprocher des brûlures de l’enfance, et raviver la honte”, comme le dit justement Rachel Rosenblum (2000) [10] dans son article “Peut-on mourir de dire ? à propos de deux écrivains Sarah Kofman et Primo Levi”.

30 Sarah Kofman est capable de nommer et d’écrire la honte, mais cette honte semble ne plus trouver les moyens de l’“autocontenir”, puisque l’écrivaine met fin à ses jours après avoir écrit son récit autobiographique, Rue Ordener, rue Labat en 1994. Le père de Sarah Kofman, est arrêté le 16 juillet 1942. Mère et fille se cachent toutes deux rue Labat, chez une ancienne voisine jusqu’à la fin de la guerre. Pendant ces deux années d’enfermement, Sarah a deux mères. Leur protectrice fait passer Sarah pour sa fille, tandis que les relations de Sarah avec sa vraie mère deviennent de plus en plus violentes et difficiles.

Vers une transformation de la honte : une sortie de la cachette

31 Les “enfants cachés” ont toujours entendu dire qu’ils avaient eu de la chance, car ils n’avaient pas connu les camps. Quarantesept ans après la Libération, a lieu le premier rassemblement international des “enfants cachés”. En mai 1991, plus de 1 600 personnes assistent à cette réunion.

32 Pour la première fois, leur souffrance est reconnue, et le terme d’“enfant caché” est énoncé.

33 En France, en 1995, le discours de Jacques Chirac reconnaissant la responsabilité de l’Etat français dans les crimes commis envers les Juifs pendant l’Occupation a un effet au niveau de la société française et des survivants de la Shoah, c’est-à-dire à l’extérieur et à l’intérieur. Cette reconnaissance collective permet peut-être alors à ceux qui ont ce vécu d’être sortis de leur cachette, comme plusieurs d’entre eux me l’ont dit. Cette reconnaissance permet ainsi une tentative de réconciliation des parties restées clivées pendant plus de cinquante ans. Cette réconciliation œuvre pour une transformation de la honte en d’autres sentiments comme la culpabilité, la rage, la colère ou la fierté.

34 La reconnaissance par le groupe social de la souffrance des “enfants cachés” a permis de tisser ces liens, tellement fondamentaux pour la reconstruction de l’identité subjective. Cette reconnaissance arrive tardivement, alors que ces personnes sont dans leur dernier cycle de vie.

35 En revanche, lorsque les liens ne peuvent s’établir, et que les situations ne peuvent s’étayer sur d’autres sentiments, la menace d’anéantissement est grande. C’est ce qu’on peut comprendre chez l’écrivain Sarah Kofman, comme chez André. La honte d’être est telle que la fonction miroir dans la rencontre avec l’autre humain disparaît, il y a un effacement de la mutualité des regards et une perte de l’investissement maternel, intériorisé. Sarah Kofman raconte avoir eu deux mères : elle est sauvée par celle qui deviendra sa mère adoptive, “mémé”, Sarah renie, pour elle, sa première mère. Elle raconte avoir préféré sa mère “adoptive” à sa propre mère, et peut-être, d’une certaine manière, regretté que sa mère soit demeurée vivante. Un père assassiné. Une mère de trop.

36 André “s’est inventé” la disparition de ses parents, pour ne pas avoir à faire face à un passé insupportable, mais qui l’a amené à s’effacer lui-même… “L’invention” devenant invivable.

37 À travers cette étude sur le vécu singulier des enfants juifs cachés en France pendant l’Occupation, on se rend compte comment des événements historiques modifient profondément les parcours de vie en créant des ruptures au niveau individuel, au niveau familial et au niveau collectif ; ils rendent le processus de développement vulnérable en agissant sur les organisateurs du Moi. En l’absence de traitement, chacun évolue avec ses blessures intérieures, et certains sentiments, comme celui de la honte, continuent à sédimenter le Moi, jusqu’à parfois même le transmettre à la génération suivante.

38 La génération des enfants juifs survivants de l’Holocauste est aussi appelée la “deuxième génération” – par rapport à celle de leurs parents morts dans les camps ou ayant survécu à la Shoah, faisant du génocide un temps premier. Nous pouvons considérer cette “deuxième génération” comme une génération sacrifiée dans la mesure où chacun a été isolé et a tenté, par ses propres moyens, de s’inscrire dans un devenir. Dans le même temps, il s’agit d’une génération qui, par cette inscription a permis l’accès à la vie, car il s’agit de miraculés ayant donné la vie : ils ont eu des enfants pour la plupart d’entre eux. On peut alors penser que la génération suivante – dite “la troisième” peut offrir du vivant et se démettre de certains sentiments organisateurs aliénants.

39 Dans la dynamique de transmission du traumatisme d’une génération à l’autre, Abraham et Torok (1978) évoquent trois processus ayant cours sur trois générations. Certains auteurs évoquent la notion de “loyauté invisible”, postulant une répétition du même, au gré des générations, qui ne résiste pas à l’épreuve des faits cliniques. “En effet, un enfant qui subit les effets d’un secret parental ou familial, (…), sera un enquêteur actif malgré lui, dont le comportement “étrange” constituera une tentative de solution agie à l’expérience insuffisamment symbolisée dont il pressent l’existence chez un parent ou un grand-parent” (Van Heusden et Van Den Eerenbeemt, 1994, p.42) [11].

40 Le travail de soins aujourd’hui serait alors de pouvoir opérer des transformations de sentiments, au niveau familial et considérer les enfants juifs survivants de la Shoah tels des miraculés. Intégrer un tel sens dans la construction du récit et construire une narrativité, permettrait à cette “deuxième génération” de se réaffilier à la chaîne générationnelle : ils sont enfants de leurs parents, et parents de leurs enfants. Le but serait alors de réintégrer leur récit au sein de l’histoire de leur propre lignée, et offrir une place à la “mémoire de l’appel” qui est la mémoire de la vie (Fossion & al., 2006) [12], et non à la “mémoire de rappel”, celle du deuil qui tend à dominer dans les familles traumatisées.

Notes

  • [1]
    Université Paris Nanterre
  • [2]
    FELDMAN, Marion. Entre trauma et protection : quel devenir pour les enfants juifs cachés en France (1940-1944) ? Toulouse : Erès, 2009.
  • [3]
    Abraham, Nicolas, Torok, Maria. L’écorce et le noyau. Paris : Flammarion, 1978, 2001.
  • [4]
    KHAN, Masud. Le soi caché. Paris : Gallimard, 1976.
  • [5]
    DUJARDIN, Jean. L’Eglise catholique et le peuple juif. Paris : Calmann-Lévy, 2003.
  • [6]
    Cette prière était en vigueur jusqu’en 1959. Le texte est aujourd’hui remplacé par : “Prions pour les Juifs à qui Dieu a parlé le premier, qu’ils progressent dans l’amour de son nom et la fidélité de son alliance”.
  • [7]
    FELDMAN, Marion, HAZAN, Katy. Histoires secrètes. Les enfants juifs et l’Assistance publique. Paris : In Press, 2017.
  • [8]
    BAYLE, Gérard. Clivages fonctionnels. Revue Française de Psychanalyse,60 : 1419-1446, 1996.
  • [9]
    Cette formulation reprend la notion proposée par Alice CHERKI, psychiatre, psychanalyste et écrivaine.
  • [10]
    ROSENBLUM, Rachel. Peut-on mourir de dire ? Sarah Kofman, Primo Levi, Revue Française de Psychanalyse, 1, 113-137, 2000.
  • [11]
    VAN HEUSDEN, Ammy, VAN DEN EERENBEEMT, Else. Thérapie familiale et générations, Paris : Nodules Puf, pages.29-119, 1994.
  • [12]
    FOSSION, Pierre, REJAS, Maria., PELC, Isidore, LINKOWSKI, Paul, HIRSCH, Siegi. “Résilience familiale et transmission transgénérationnelle du traumatisme de la Shoah”, Annales Médico-Psychologiques, 164, 115-119, 2006.
Français

Marion FELDMAN montre le développement de la honte chez les enfants juifs cachés pendant la guerre, sentiment transmis ensuite à travers les générations suivantes. Comment intégrer du sens dans le récit familial et construire une filiation apaisée dans la chaîne générationnelle ? Quels moyens pour opérer une transformation vers « une mémoire de la vie qui guérit » ? C’est à travers ces interrogations que l’auteure nous renvoie à nos propres questionnements sur la façon d’accueillir toutes les formes de honte, vécues et transmises.

Marion Feldman
Professeure de Psychopathologie Psychanalytique [1]
  • [1]
    Université Paris Nanterre
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/06/2022
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association Pour la Médiation Familiale © Association Pour la Médiation Familiale. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...