CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le regain d’intérêt pour l’agriculture qui se manifeste depuis 2008 au niveau international s’est traduit par un repositionnement certain des acteurs tant publics que privés dans le financement du secteur. En Afrique en général, en Afrique de l’Ouest en particulier, les instances continentales et régionales telles que le NEPAD (Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique) et la CEDEAO (Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) ont lancé des initiatives destinées à mobiliser davantage de financements. L’architecture du PDDAA (Programme détaillé pour le développement de l’agriculture africaine) et de la politique agricole régionale ouest-africaine (ECOWAP) s’articule autour de Plans d’Investissement Agricole (PRIA au niveau régional, PNIA au niveau de chacun des Etats membres de la CEDEAO) qui identifient des besoins de financement ambitieux.

2Les études récentes tendent à montrer un accroissement global des montants mobilisés pour l’agriculture, et notamment en Afrique de l’Ouest. Sans prétendre à l’exhaustivité, quelques études de cas pays sur le financement de l’agriculture [1] soulignent le fait que l’accroissement global constaté n’est pas attribuable à un seul groupe d’acteurs, mais résulte bien d’un effort conjugué des gouvernements, des bailleurs de fonds et du secteur privé (Tableau 1).

Tableau 1

Estimation de la structure et de l’évolution du financement du secteur agricole

Tableau 1
Côte d’Ivoire Ghana Sénégal 2008-2010 2011-2014 2008-2010 2011-2013 2008-2010 2011-2013 Dépenses publiques agricoles (DPA) 181 253 663 792 288 337 Gouvernement 135 185 528 643 163 181 Bailleurs de fonds 46 68 135 149 125 156 Secteur privé 251 347 356 505 n.d. 160 Total financement 432 600 1019 1297 n.d. 497

Estimation de la structure et de l’évolution du financement du secteur agricole

(En millions de dollars US, moyenne annuelle sur chacune des deux périodes)
Source : Gabas et al., 2015

3Ce recensement n’est bien sûr pas exhaustif du fait d’un manque d’informations précises. D’une part, il ne tient pas compte des financements provenant des agriculteurs eux-mêmes, des transferts de revenus issus de la migration, dont une partie finance les exploitations agricoles ni des financements issus des institutions de microfinance pour lesquels on ne dispose pas d’analyse précise des affectations sectorielles de leurs crédits (Gabas, Ribier, 2015). D’autre part, il n’est pas fait référence aux financements des bailleurs de fonds émergents et en particulier ceux de la Chine et du Brésil assez mal suivis par les appareils statistiques dans les différents pays et pour lesquels des monographies sont nécessaires (CIRAD-CTA, 2015).

4Dans ce paysage du financement de l’agriculture qui se complexifie, se dessine assez clairement la tendance d’un appel systématique de la part du secteur public (national et international) à construire des partenariats avec le secteur privé. Cette tendance se retrouve dans les déclarations adoptées au sein du Comité d’aide au développement (CAD) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en décembre 2014, ou suite à la Conférence d’Addis-Abeba sur le financement du développement en juillet 2015. Le changement de paradigme dans la logique de financement du développement semble « acté ».

5Malgré ce changement relativement récent, il reste à comprendre le contenu réel de ces partenariats public-privé et d’en analyser certains de leurs effets sur le financement des biens publics et plus généralement sur le développement du secteur agricole.

Les partenariats public-privé au chevet du développement agricole ?

Une collaboration tripartite à travers la NASAN

6La volonté affichée de manière de plus en plus explicite par les gouvernements africains et par les bailleurs de fonds de mobiliser une part croissante de leurs financements respectifs dans le but d’inciter les investisseurs privés, nationaux comme internationaux, à s’engager davantage dans le financement de l’agriculture, s’est matérialisée par le lancement en 2012 de l’initiative NASAN (Nouvelle Alliance pour la Sécurité Alimentaire et la Nutrition) dans le cadre de laquelle chacune des parties contractantes prend des engagements destinés à créer un climat de confiance propice aux investissements.

7Les engagements des gouvernements africains ne portent pas nécessairement sur des montants de dépenses publiques agricoles mais plutôt sur des mesures législatives et fiscales favorables au secteur privé et visant à améliorer l’environnement des affaires, ainsi que la réalisation d’infrastructures communautaires pour améliorer l’accès au marché, le stockage et la valorisation de la production agricole. Les partenaires techniques et financiers s’engagent généralement, dans l’esprit de la Déclaration de Paris de 2005, à aligner leur aide sur les priorités nationales et à renforcer la prévisibilité de leurs actions en améliorant la communication de leurs programmations budgétaires. Les entreprises du secteur privé s’engagent, quant à elles, à travers des lettres d’intention qui décrivent la nature des investissements envisagés (montants, calendrier) et l’impact attendu en termes de création de valeur et d’emploi. Les lettres d’intention recensent également toutes les requêtes des entreprises vis-à-vis du gouvernement en matière de réforme administrative, d’allégement fiscal, ou encore de subventionnement de l’énergie.

Les fonds publics à la recherche de l’effet de levier

8Au-delà de l’accroissement du montant des décaissements à destination de l’agriculture, les changements en cours dans le paysage institutionnel du financement se traduisent par une évolution des instruments utilisés, et une orientation croissante des fonds publics dans des montages financiers destinés à attirer les investissements privés (Tableau 2). C’est ainsi que les Etats africains et les bailleurs de fonds se sont progressivement impliqués dans des instruments financiers tels que les fonds de garantie, les fonds d’investissements, une intégration bancaire dans les chaînes de valeurs agricoles, la mise en place de sociétés d’ingénierie agricole (Ducastel, Anseeuw, 2011).

Tableau 2

Exemples d’instruments financiers publics-privés

Tableau 2
Instruments Eléments de contenu Finalité Exemples de structures mises en place au Sénégal et en Afrique du Sud Fonds d’investissement Participation au capital d’entreprises Développer l’activité d’entreprises dont le facteur limitant est l’accès au crédit - I&P, INJARO, FONSIS au Sénégal - Embest, Agri-Vie, African Agricultural Fund en Afrique du Sud Fonds de garantie Apporter des garanties aux prêts bancaires Inciter les institutions financières à prendre davantage de risques FONGIP et CNCAS au Sénégal Crédit-bail Achat de matériel agricole Favoriser l’acquisition d’équipements LOCAFRIQUE au Sénégal Bonification de prêts Subventionner une partie du coût du crédit Faciliter l’accès aux emprunts FONGIP, CNCAS, FADSR au Sénégal Assurance indicielle Aider à gérer le risque climatique Sécurisation des revenus des agriculteurs CNAAS, PAFA, PADAER au Sénégal Conseil technique Conseiller les emprunteurs potentiels Accompagner la rentabilisation des emprunts FONGIP, FONSIS, BNDE au Sénégal Conseil agricole Financer les services agricoles Renforcer les capacités des acteurs des chaînes de valeurs agrosylvo-pastorales FNDASP au Sénégal Prêts du secteur bancaire Mobiliser l’épargne pour faciliter l’accès au crédit Mettre à la disposition des clients des produits financiers adaptés BNDE, IMF, CNCAS, FADSR Certificats ou Systèmes de Récépissé d’entrepôts (SRE) Achat et stockage de produits non périssables Faciliter la commercialisation (du riz, entre autres filières) BNDE Approches chaînes de valeurs Financement de projets élaborés entre acteurs d’une filière Susciter un partage équitable de la valeur ajoutée entre acteurs de la filière BNDE CNCAS LOCAFRIQUE, FNDASP Sociétés d’ingénierie agricole Intermédiation entre la banque et l’agriculteur Fournir des services aux agriculteurs Farmsecure en Afrique du Sud

Exemples d’instruments financiers publics-privés

Source : Gabas, Ribier, 2015

9Ces instruments ne sont pas nécessairement nouveaux, mais le changement de l’échelle d’intervention, beaucoup plus importante qu’avant, introduit à l’évidence un contexte inédit.

Les fonds de garantie

10Les fonds de garantie se sont développés récemment pour sécuriser les marchés financiers et inciter les opérateurs économiques privés à être plus actifs sur ces marchés. Cela concerne les institutions bancaires, de microfinance, voire les entrepreneurs qui proposent du matériel en crédit-bail. Ces opérations destinées à stabiliser l’environnement économique et à rassurer les acteurs privés ne peuvent être financées que par de l’argent public, qu’il provienne directement des gouvernements africains sur ressources internes ou des bailleurs de fonds. Les deux sources sont d’ailleurs souvent combinées.

11De tels fonds existent de longue date (par exemple le GARI, fonds de garantie des investissements privés en Afrique de l’Ouest, ou le FAGACE, fonds africain de garantie et de coopération économique), mais ils étaient généralement gérés au niveau régional et continental, les sommes mobilisées restaient relativement modestes au regard des besoins potentiels, et les secteurs concernés étaient avant tout l’industrie et les services. La nouveauté réside de ce fait à plusieurs niveaux : ce type de structure se développe maintenant au niveau des pays ; les sommes mobilisées sont beaucoup plus conséquentes ; et des fonds de garantie sont spécifiquement dédiés au secteur agricole.

12De nombreux gouvernements africains ont créé récemment des fonds de garantie pour l’agriculture. L’importance stratégique accordée à cet instrument se manifeste par le choix de créer de nouvelles structures, installées dans des locaux venant d’être construits et avec un personnel recruté parmi les diplômés des meilleures universités, plutôt que de réactiver des fonds de garantie anciens logés dans des administrations historiques [2].

13Les bailleurs de fonds accompagnent le mouvement, certains l’encouragent même de manière explicite. A travers l’USAID, la coopération américaine a ainsi mis en place un programme de garantie de crédit, le DCA (Development Credit Authority), d’un montant de 382 millions de dollars en 2015 pour le continent africain, en hausse de 23 % par rapport à l’année précédente. Au total, le programme DCA a garanti 193 opérations financières, pour un montant cumulé de 1,7 milliard de dollars, principalement dans les secteurs de l’énergie (Power Africa) et de l’agriculture (Feed the future). Le programme a bénéficié directement à 54 000 emprunteurs, dont 58 % de femmes. La garantie de crédit porte sur 50 % des montants engagés. L’USAID s’efforce d’impliquer d’autres bailleurs de fonds (tels que AgDevCo ou la KfW) dans la garantie de crédit à l’agriculture, et d’associer d’autres partenaires institutionnels intervenant dans des activités complémentaires (par exemple Root Capital).

Les fonds de garantie agricole au Sénégal

Le Fonds de Garantie des Investissements prioritaires (FONGIP) du Sénégal date de 2013. Il a été doté par l’Etat de 10 milliards de Francs CFA dans un premier temps, et il devrait atteindre 50 milliards de FCFA en 2016. Ce fonds a pour objet d’améliorer les conditions de financement des opérateurs économiques intervenant dans les filières prioritaires telles qu’identifiées dans le PSE (Plan Sénégal Emergent) en apportant des garanties aux prêts bancaires (BNDE, BICI, instruments de microfinance, etc.), de l’accompagnement technique ou de la bonification d’intérêts pour de petits projets. Le FONGIP agira en complémentarité avec ces entités comme un effet de levier pour mobiliser les ressources financières publiques et privées destinées aux PME : effet de levier recherché par la garantie de portefeuille auprès des banques qui vont lever des fonds.
Divers partenaires techniques et financiers soutiennent le gouvernement sénégalais dans le développement de fonds de garantie agricole. Ainsi, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) finance un programme d’urgence de développement communautaire (PUDC), géré directement par la primature, et dont un volet d’accès au financement est doté de 3 à 4 milliards de FCFA, avec un effet levier attendu de 12 milliards. Une garantie serait apportée à des institutions bancaires à hauteur de 500 millions et celles-ci prêteraient pour un montant de l’ordre de 2 milliards de FCFA pour la production d’oignons. L’USAID est également impliquée avec son programme DCA (Development Credit Authority), qui a mis à disposition 31 millions de dollars US entre 2012 et 2014 pour couvrir les éventuels défauts de remboursement. Le programme DCA a signé des contrats avec diverses entreprises privées sénégalaises, comme la société LOCAFRIQUE, spécialisée dans le financement du matériel agricole sur la base de crédit-bail. Dans ce dernier cas, le montant de la garantie de portefeuille est de 5,6 millions de dollars pour une période de dix ans. D’autres partenariats ont été signés avec Planetgarantie ainsi que la Compagnie nationale d’assurance agricole du Sénégal pour des programmes d’assurance indicielle contre le risque de sécheresse pour la culture du maïs, du mil et du riz pluvial.
Source : Gabas, Ribier, 2015.

Les fonds d’investissement

14Les fonds d’investissement s’inscrivent dans une filière agro-financière dans laquelle des investisseurs institutionnels publics et privés prennent des participations dans des fonds ou firmes de private equity (Ducastel, 2016), qui eux-mêmes prennent des participations dans des entreprises en apportant des fonds propres. Divers fonds d’investissement ciblant le secteur agricole en Afrique se sont constitués ces dernières années, dont certains peuvent être mentionnés à titre illustratif.

15Le Fonds Investisseurs et Partenaires (I&P), créé en 2002, est progressivement monté en puissance et intervient désormais dans quinze pays d’Afrique subsaharienne avec l’objectif d’accompagner et de financer des PME africaines sous forme de prises de participation minoritaire et/ou de prêts. Créé en 2009, Injaro Investments Limited est un gestionnaire de fonds spécialisé en Afrique de l’Ouest. Il souhaite appuyer des entreprises agricoles en affectant efficacement les capitaux et en gérant ces entreprises en portefeuille. Le Fonds Moringa soutient le développement de projets de plantations forestières (biomasse, bois de chauffage ou bois d’œuvre), systématiquement associées à une composante agricole (cultures de première nécessité, cultures d’exportation de niche ou élevage), avec des investissements d’un montant unitaire compris entre 4 et 10 millions d’euros. D’autres fonds, largement présents en Afrique du Sud comme Emvest, Agri-Vie, African Agricultural Fund, Transfarm Africa etc (Ducastel, Anseeuw 2011 ; Ducastel, 2016), ont vocation à se développer dans d’autres pays d’Afrique.

16Ces fonds mobilisent généralement un panel d’investisseurs divers combinant secteur public et secteur privé : s’y côtoient fréquemment des investisseurs institutionnels (Banque européenne d’investissement, Proparco/AFD, DFID, Impact Fund, FMO), des entreprises privées, des fondations (Rockefeller, Gates, Rothschild, Harvard), des investisseurs individuels, des compagnies d’assurances ou encore des fonds de pension. Si la Société Financière Internationale (SFI) du groupe Banque mondiale est largement présente dans ces fonds depuis les années 1980, l’implication des investisseurs institutionnels issus du secteur public des pays européens est beaucoup plus récente. L’Agence française de développement a ainsi créé en 2009 le FISEA (Fonds d’Investissement et de Soutien aux Entreprises en Afrique), géré par PROPARCO et doté de 250 millions d’euros. La Société Financière de développement FMO, directement liée à l’Etat néerlandais, est la banque internationale de financement du secteur privé des Pays-Bas. La coopération anglaise DFID a créé en 2012 un Fonds d’Impact doté de 75 millions de livres sterling, géré par la Commonwealth Development Corporation (CDC), institution financière britannique de développement, qui se charge de sélectionner les gestionnaires des fonds.

17Ces fonds d’investissement prennent des participations dans des entreprises agricoles, agroalimentaires ou agroindustrielles, des banques et des institutions de microfinance, voire dans d’autres fonds d’investissement. Ainsi, le FISEA prend des participations minoritaires dans des fonds d’investissements [3], des entreprises [4] et des institutions financières [5]. Le FISEA dispose d’une enveloppe de 5 millions d’euros pour financer des missions d’expertise auprès des sociétés de son portefeuille ou de celui de ses partenaires financiers, et pour les accompagner dans des domaines aussi variés que la gouvernance, la gestion financière, les ressources humaines ou encore la gestion environnementale et sociale [6].

18Les entreprises destinataires de ces fonds d’investissement sont généralement de taille moyenne, c’est-à-dire en position intermédiaire entre les petites exploitations qui sont concernées par la microfinance et les structures agro-industrielles de plus grande envergure, qui offrent de meilleures garanties pour les banques commerciales. Les fonds se positionnent donc sur des PME ouest-africaines considérées comme dynamiques et prometteuses en termes de développement de l’activité à brève ou moyenne échéance, avec des participations qui vont de quelques dizaines de milliers à plusieurs millions d’euros. Les participations dans les entreprises ont vocation à être cédées à un horizon de cinq à dix ans, pour être réinvesties ailleurs.

19La prise de participation financière dans des PME agricoles s’accompagne souvent d’un encadrement technique destiné à sécuriser l’investissement. Pour cela, la plupart des fonds d’investissement se sont dotés de cellules d’assistance technique et de suivi de gestion, comme c’est le cas dans l’African Agricultural Fund (dont le montage institutionnel est complexe en mettant en relation de multiples acteurs ; Ducastel (2015) avec le Technical Assistance Facility financé par l’Union européenne.

20Cette filière agro-financière coexiste dans chacun des pays avec d’autres formes d’interventions, en particulier celles de l’Union européenne qui privilégie l’aide budgétaire, ou celle d’autres bailleurs comme le Canada, la France, la Banque mondiale ou encore la FAO qui privilégient l’aide projet (voir Encadré ci-dessous).

Garantie de crédit, aide budgétaire : deux options de financement de l’agriculture

Les bailleurs de fonds mobilisent leurs financements en faveur de l’agriculture selon des modalités très différentes. Ainsi, au Sénégal, l’Union européenne (UE) s’est engagée à financer l’agriculture à hauteur de 100 millions d’euros sur la période 2014-2017 sous forme d’aide budgétaire, tandis que l’USAID mobilise sur la même période des sommes relativement équivalentes à travers deux grands projets, le PCE et le DCA, dont l’objectif commun est de créer un environnement économique favorable à l’investissement privé.
Le décaissement effectif de l’aide budgétaire de l’UE ne se fait que si certains objectifs de développement agricole, négociés entre l’UE et le gouvernement du Sénégal, sont atteints. Les implications de telles modalités sont diverses : d’une part, la fixation de ces conditionnalités oblige le Sénégal à mettre l’accent sur des objectifs qu’il n’aurait peut-être pas privilégiés spontanément ; en contrepartie, le Sénégal jouit d’une assez grande marge de manœuvre dans l’utilisation des fonds une fois les objectifs atteints : il peut ainsi abonder les programmes qu’il juge prioritaires. Dans ce contexte, la négociation entre la Délégation de la Commission européenne et le gouvernement sénégalais sur le choix des objectifs à atteindre est hautement stratégique.
L’aide américaine mise en place par l’USAID est d’une autre nature. Elle est en premier lieu ciblée sur les opérateurs privés sénégalais et non sur le gouvernement : elle vise, selon ses propres termes, « à booster la croissance économique en améliorant l’environnement des affaires et de l’investissement, en augmentant le volume des échanges commerciaux et en créant de la richesse par une meilleure gestion des ressources naturelles ». Dans cet esprit, le Projet croissance économique (PCE), d’un montant total de 47 millions de dollars US, souhaite améliorer l’environnement économique des principaux acteurs de chaînes de valeur telles que le riz et le maïs, de manière à accroître les productions commercialisées. Les principales actions sont la mise en place de fonds de garantie pour renforcer l’accès au crédit des producteurs auprès des institutions financières, la mise en place de systèmes d’assurance, ainsi que la mise à disposition d’équipements agricoles (motoculteurs, semoirs, …). Le PCE a introduit la contractualisation des producteurs tant vis-à-vis de l’amont que de l’aval des chaînes de valeur : mise en place de partenariats public-privé pour améliorer les infrastructures stratégiques de production et de traitement des semences céréalières ; émergence de modèles d’entreprises performantes ; intégration des transactions par la systématisation des arrangements contractuels commerciaux ; et mise en place de mécanismes de financement adaptés.
A l’inverse d’une aide budgétaire qui est effectivement décaissée, les fonds de garantie ne sont pas nécessairement mobilisés s’il n’y a pas de défaut de paiement. La diminution du risque de prêt pour les banques découle aussi d’actions de renforcement des acteurs tout au long de la chaîne de valeur, ce qui rejoint les actions du programme PCE.
Source : Gabas, Ribier, 2015.

21Globalement, s’il semble difficile de mesurer la contribution de chacun au financement global du secteur (Gabas, Ribier 2015), on se trouve face à des acteurs qui ne partagent pas nécessairement les mêmes orientations, les mêmes modalités de décaissement de leur aide ni les mêmes priorités, même si chacun affirme s’aligner sur les demandes des Etats récipiendaires. Comment toutes ces logiques peuvent-elles s’articuler afin de répondre aux grands enjeux de développement du secteur agricole ?

Les fonds publics peuvent-ils contribuer à orienter les investissements privés vers un développement inclusif et à lutter contre la pauvreté ?

22Comme mentionné précédemment, la recomposition du paysage institutionnel du financement du développement agricole est un phénomène encore très récent : de nombreuses initiatives ont été prises au cours des trois ou quatre dernières années et l’évolution constatée n’est pas encore stabilisée. S’il est donc difficile d’en appréhender d’ores et déjà les effets, quelques enseignements peuvent néanmoins en être tirés au vu des tendances récemment observées. L’aspect le plus marquant est sans nul doute le développement d’instruments financiers (Tableau 2) dans lesquels Etats et bailleurs de fonds prennent une part croissante dans le but de jouer un rôle catalytique et de rechercher un effet d’entraînement pour accroître in fine les volumes globaux de financement. Il y a donc une réorientation de certains fonds publics, antérieurement destinés au financement direct de biens et services publics, vers la prise de participation dans des instruments financiers prioritairement ciblés sur des PME agro-industrielles. Dans un contexte global de tensions sur les finances publiques des pays développés, il est fort probable que les montants totaux d’APD n’augmenteront au mieux que modérément et qu’une partie des flux croissants d’argent public dans les nouveaux instruments financiers sera prise, au moins pour partie, sur les programmes traditionnels de financement de biens et services publics. On assistera à une réallocation des ressources publiques vers le secteur privé.

23Dans ce contexte, la question centrale est de savoir quelle est la capacité de ces fonds publics à orienter les investissements privés vers les objectifs les plus fréquemment affichés par les investisseurs institutionnels ou les gestionnaires de fonds, comme le développement durable et inclusif, la création de richesse et d’emploi, ou encore la lutte contre la pauvreté.

24L’enjeu des fonds publics dits catalytiques est non seulement d’attirer des fonds supplémentaires, mais aussi de les orienter vers un usage inclusif qui bénéficie au plus grand nombre au sein des populations agricoles des pays concernés. Cet enjeu est immense car il repose sur un changement de modèle de financement : ce ne sont plus les ressources publiques fiscales qui financent les biens et services publics mais les entreprises agro-industrielles via l’implication de fonds d’investissements. Il y a donc un autre positionnement de l’Etat dans ses fonctions financières et de régulation : celui-ci devra « inciter » le secteur privé à mettre en œuvre des financements qui devront répondre aux objectifs mentionnés ci-dessus. Dès lors, soit l’Etat dispose des moyens et de la volonté politique pour jouer ce rôle d’orientation générale des investissements privés par de multiples incitations, soit inversement il n’en a pas les moyens et le secteur privé ne sera pas dans un environnement l’incitant à la production de biens communs.

25Par delà l’aspect technique du montage financier de ces fonds catalytiques, l’enjeu est fondamentalement politique car c’est une remise en cause de la place et du rôle de l’Etat. Par exemple, le FISEA/PROPARCO énonce un objectif général de soutien au développement économique et de réduction de la pauvreté en Afrique subsaharienne, avec vocation « à catalyser des capitaux privés dans des domaines novateurs, des secteurs et régions jugés trop risqués par les investisseurs » [7]. Le fonds d’impact du DFID souhaite attirer les financements privés vers le développement d’entreprises sociales et rentables : « à court terme, ces initiatives stimuleront la confiance des co-investisseurs, grâce à des méthodes robustes d’évaluation de la performance financière et d’impact. À plus long terme, elles visent à catalyser d’autres financements en démontrant la viabilité financière et l’impact positif de ces modèles économiques orientés vers les populations pauvres » (Masood et Kaur, 2016). Tout l’enjeu est de concilier, d’une part, la rentabilité financière pour les actionnaires, la pérennité de l’entreprise agroindustrielle et, d’autre part, le financement de biens et services publics tels que les infrastructures rurales et la vulgarisation agricole. Il est également crucial que ces financements n’excluent pas une partie des petits agriculteurs qui n’ont pas le profil d’entrepreneur tel que le souhaitent ces fonds d’investissement.

26Le rapport d’étape de la NASAN 2014-2015 est l’un des premiers documents de synthèse recensant la nature des ressources privées mobilisées dans des dispositifs de partenariats public-privé et précisant les engagements de contrepartie des gouvernements par domaine stratégique. Il en ressort que les principales réformes publiques prises dans ce cadre portent sur la politique relative aux intrants et sur la création d’un environnement favorable au secteur privé, et qu’à l’inverse, peu de progrès ont été noté dans les réformes sur les droits fonciers, les droits sur l’exploitation des ressources, et ceux relatifs au commerce et au fonctionnement des marchés. Au cours de cette période, 292 entreprises ont signé des lettres d’intention, pour un montant cumulé de 10,2 milliards de dollars, mais seuls 684 millions ont été signalés comme ayant été investis en 2014 dans douze pays partenaires. Les entreprises privées déclarent avoir atteint, grâce à leurs investissements, plus de 8,2 millions d’exploitants agricoles (principalement à travers les services d’intrants, les services financiers et la formation), et créé plus de 20 000 emplois.

27On constate toutefois un décalage important entre les objectifs affichés d’intérêt général (développement agricole inclusif, lutte contre la pauvreté et l’insécurité alimentaire, place des femmes) et les actions mises en place. Une illustration de ce décalage réside dans le fait que les différents rapports d’étape de la NASAN (rapports pays ou rapports de synthèse) mettent essentiellement l’accent sur les montants mobilisés et sur les réformes entreprises par les gouvernements en matière de cadre législatif et fiscal en faveur du secteur privé, sans mobiliser le moindre indicateur de suivi de lutte contre la pauvreté ou l’insécurité alimentaire. Les besoins des producteurs et des populations semblent ne plus avoir in fine l’importance qu’ils avaient au démarrage de l’initiative en 2012, comme si les motivations réelles de celle-ci étaient autres. La prise en considération de ces besoins est pourtant nécessaire, tant il est vrai qu’un accroissement des financements à l’agriculture n’entraîne pas automatiquement une réduction de la pauvreté. La modification des règles institutionnelles et économiques en faveur de l’agriculture entrepreneuriale se traduit généralement par une croissance de la production, de la valeur ajoutée et éventuellement des exportations, mais peut simultanément produire un effet d’éviction au détriment de fractions importantes de la population agricole (accès plus difficile à certains facteurs de production dont la terre, concurrence accrue sur les prix à la production, …).

28De nombreux documents de présentation des fonds de garantie et des fonds d’investissement mettent en avant l’enjeu d’un investissement privé responsable, la lutte contre la pauvreté, et la prise en compte des besoins des populations. Face à ces objectifs existent bien évidemment d’autres critères de choix des investissements, à dominante économique et financière, qui portent sur le caractère innovant, mais aussi et surtout sur la rentabilité du capital. In fine, est-il possible de concilier tous les objectifs dont certains peuvent entrer en tension ? L’arbitrage final semble se faire généralement en faveur des critères financiers et au détriment du développement inclusif et de la lutte contre la pauvreté (Doligez, 2015).

29D’autre part, les fonds de garantie et fonds d’investissement sont clairement ciblés sur l’agriculture entrepreneuriale ; ils promeuvent un certain modèle d’organisation des chaînes de valeur, privilégiant l’intégration des acteurs par la contractualisation ou par des acquisitions de terres à grande échelle. Des actions de renforcement des capacités, de fourniture d’intrants et d’assistance technique sont certes mises en place, mais tendent vers la concentration de ces différents moyens au profit de quelques-uns. Certes, cette évolution se traduit généralement par un accroissement des indicateurs agrégés de production et de richesse, mais ne contribue pas nécessairement à réduire la fracture entre agriculture entrepreneuriale et agriculture familiale, cette dernière ne bénéficiant à ce jour que très peu des dynamiques en cours.

30Enfin, la plupart des fonds d’investissement prônent des modèles économiques à forte intensité capitalistique, utilisant en conséquence relativement peu de maind’œuvre. Or, une des contraintes majeures à laquelle se trouve confronté le continent africain est celle de la forte croissance démographique et sa difficulté à créer des emplois en particulier en zones rurales (OCDE, 2015). Comment cette question, qui devrait être du ressort d’une politique économique, pourra-t-elle être prise en considération par les acteurs privés ?

Conclusion

31Cette tendance à la financiarisation du secteur agricole semble à ce jour s’affirmer. Ceci pose au moins trois questions pour l’avenir. En premier lieu, si ces fonds d’investissement dédiés au secteur agricole sont nés dans le contexte de crise financière et agricole des années 2007-2008, rien ne permet d’affirmer à ce jour qu’ils continueront à financer ce secteur. Les capitaux sont très volatiles et peuvent aisément passer d’un secteur à un autre, jugeant peut-être l’agriculture comme trop risquée. Les fonds d’investissement n’ont pas vocation à rester indéfiniment au capital des entreprises : à quelles conditions en sortiront-ils ? Pour quelle rentabilité réelle et non anticipée ? En second lieu, on ne dispose pas à ce jour d’informations fiables sur la répartition de la valeur ajoutée entre acteurs au sein de ces filières « agro-financières », ni d’analyses sur le vécu, par les entreprises agro-industrielles elles-mêmes, de la présence de ces fonds d’investissement. Les entreprises souhaitent-elles toujours l’arrivée de tels fonds ? Disposent-elles de marges de manœuvre suffisantes ? Gardent-elles leur liberté entrepreneuriale ? Enfin, une dernière série d’interrogations porte sur le positionnement des Etats face à ces nouveaux acteurs. Par quels mécanismes vont-ils les intégrer dans leurs fonctions fondamentales de production du bien commun ?

Notes

  • [1]
    Voir à cet effet les études ReSAKSS et MAFAP couvrant chacune une dizaine de pays africains, ainsi que l’étude CIRAD-Hub rural portant sur la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Sénégal.
  • [2]
    Des fonds de garantie ont existé au sein des Caisses nationales de Crédit agricole de plusieurs pays, mais leur activité était jusqu’à présent assez limitée.
  • [3]
    Par exemple : 5 millions d’euros dans le Fonds Moringa, et une participation dans les fonds Investisseurs et Partenaires (I&P), African Agriculture Fund (AAF) ou Emerging Capital Partners.
  • [4]
    Par exemple : 2,5 millions d’euros dans Bigot Flower, le leader français de la fleur coupée au Kenya.
  • [5]
    Par exemple : 2,4 millions d’euros dans le fonds FEFISOL, instrument multi-bailleurs de micro financement rural.
  • [6]
    Voir plaquette de présentation du FISEA sur www.proparco.fr/webdav/site/proparco/shared/ELEMENTS_COMMUNS/PROPARCO/Produits%20et%20services/PROPARCO_FISEA_FR.pdf
  • [7]

Bibliographie

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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2016
https://doi.org/10.3917/tfd.124.0053
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