CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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© Collectif Plein Le Dos, 13 décembre 2019

1Dès l’acte I du mouvement des Gilets jaunes le 17 novembre 2018, ces chasubles fluorescentes que chaque automobiliste doit avoir dans son véhicule ont servi de support pour l’inscription de messages graphiques et verbaux très variés. Vêtements communs faisant parfois office d’uniforme, les gilets ont été personnalisés par les manifestants et manifestantes, qui y ont fait figurer dessins et messages tenant lieu de revendications politiques, de cris d’alarme, de messages humoristiques mais également et surtout de critiques du pouvoir exécutif et de la police, dont l’usage de certaines armes a mutilé de nombreux contestataires. « Stop au Flash-ball, Arrêtez le massacre ! », « Mon rond-point dans ta gueule », « Macron démission », « Black vioque » sont un infime échantillon des messages qui singularisent ces gilets. Ils relayent dans le même temps un ensemble de préoccupations partagées et font désormais partie intégrante de l’identité collective et de la mémoire du mouvement. Au fil d’ajustements stratégiques et par la formation d’une chaîne logistique spécifique destinée à fabriquer et à diffuser un journal, le collectif Plein le dos (PLD) a fait de ces accessoires vestimentaires, symboles de l’automobiliste en détresse, des objets agissants par le biais des sommes collectées par sa vente et reversées aux blessés, mais également des objets sur lesquels vient se fixer la mémoire d’une expérience collective singulière, acéphale et aux revendications plurielles.

2Partant du constat d’un éparpillement des photographies de ces gilets sur le web, Louise, une graphiste militante, eut l’idée de lancer en janvier 2019 une collecte pour créer « une galerie nationale de dos de Gilets Jaunes » (Collectif 2019 : 12). D’abord mis en ligne sur des plateformes de microblogage et des réseaux sociaux, l’accumulation rapide des fichiers a débouché sur la création d’un site internet et leur archivage sur un serveur, avant que ne soit finalement édité le feuillet Plein le dos avec sa mise en page atypique. Son impression recto verso sur une feuille jaune fluo de format A2 (42 cm x 59,4 cm) permet d’y placer un grand nombre de photographies. Ce format d’affiche rappelle les dazibaos (Le Dantec 2020), des affiches non officielles chinoises sur lesquelles s’exprime l’opinion publique. Il est toutefois plié en quatre puis diffusé à bout de bras et à prix libre pendant les manifestations depuis l’acte XVI (le samedi 2 mars 2019), et se distingue en cela d’un tract politique jetable. Format, couleur, mise en page, absence de texte, sont autant de caractéristiques visuelles qui tendent à produire une expérience de type esthétique et qui placent ce dépliant dans le sillage du « graphisme militant » (Cozzolino 2018).

Chaîne logistique du feuillet

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Chaîne logistique du feuillet

© Sébastien Galliot

3Pour le collectif PLD, le passage d’une galerie numérique à un objet matériel a suscité une série de questions pratiques liées à l’approvisionnement en papier jaune fluorescent, à la gestion des stocks, à leur transport, au mode de diffusion, à la conversion des pièces récoltées en cagnotte solidaire. Il a entraîné l’intégration de volontaires résidant hors de Paris pour en faciliter l’acheminement et la diffusion ponctuelle, sur certains ronds-points, et pérenne, dans les villes comme Marseille, Toulouse, Lamballe, Bruxelles et Liège. C’est ce flux d’objets, de données et de cagnottes, ainsi que les relations entre les différents acteurs, que je me suis efforcé de reconstruire dans le diagramme qui accompagne ce texte. Il est frappant d’y constater que l’économie de ce système fonctionne de manière autonome. Les manifestants sont à la fois les producteurs et les destinataires de la valeur produite par les détournements et décorations de gilets.

4La mise en circulation du feuillet a également posé des questions relatives à la constitution d’un réseau d’acteurs qui, voulant se démarquer des manifestants issus des mouvements d’extrême droite, a dû trancher et écarter les photos de gilets présentant des messages haineux, xénophobes ou racistes. Plein le dos doit aussi s’appuyer sur des relations hétérogènes (marchandes, solidaires, amicales, etc.) composées d’un large panel de profils chez les participants : des non-militants, des membres de partis politiques ou d’unions syndicales, des commerçants de quartier, un imprimeur engagé, etc.

5En générant un excédent inattendu, la création et la vente de PLD ont provoqué une réaction en chaîne : création d’une structure associative, formation d’un réseau national de participants diffuseurs et transporteurs, méthodes alternatives de conversion des encombrantes pièces de monnaie en billets de banques, rencontres avec des éditeurs, des imprimeurs, des photographes, des manifestants, des collectifs de lutte contre les violences policières, des syndicats et des activistes chevronnés et plus politisés. En ce sens, la mise en circulation d’un feuillet et les contraintes inhérentes à la diffusion d’un document imprimé ont transformé ce qui était au départ une entreprise de conservation et d’archivage en un réseau d’action militante luttant contre les violences policières. À l’été 2020, 23 163 euros de bénéfices issus des ventes ont été reversés à des personnes (mutilées, éborgnées, blessées), directement victimes de ces violences.

Références

    • Collectif, 2019 Plein le dos. 365 Gilets jaunes. Le Mas-d’Azil : Éditions du bout de la ville.
    • Cozzolino, F. 2018 « Dessiner pour agir. Graphisme et politique dans l’espace public », Images Re-vues Hors-série 6 « Images émancipatrices ». [En ligne] : journals.openedition.org/imagesrevues/4237.
    • Le Dantec, B. 2020 « Je te dirai les mots jaunes », CQFD 184 (février). [En ligne] : cqfd-journal.org/Je-te-dirai-les-mots-jaunes.
Sébastien Galliot
Sébastien Galliot est chargé de recherche à Aix-Marseille Université (CNRS, EHESS, CREDO UMR 7308) à Marseille. Ses travaux portent sur la transmission des techniques, sur les phénomènes de relocalisation des pratiques rituelles et sur les échanges interinsulaires en Polynésie et en Micronésie.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/12/2020
https://doi.org/10.4000/tc.14592
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