Introduction
TCA et pratique sportive
1Comme le soulignent Filaire, Rouveix et Bouget (2008), « les troubles du comportement alimentaire font référence à l’ensemble des attitudes, comportements et stratégies complexes associés à une préoccupation permanente du poids et de l’esthétique corporelle » (p. 49). Deux types de troubles du comportement alimentaire (TCA) peuvent être identifiés : les troubles cliniques tels que définis dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V, 2013) et les troubles subcliniques.
2Les troubles cliniques regroupent trois syndromes identifiés par des critères précis (i.e., anorexie mentale, boulimie nerveuse et hyperphagie boulimique) et les troubles des conduites alimentaires non spécifiés (ou Eating Disorders Not Otherwise Specified - EDNOS) (DSM-V, 2013 ; Filaire et al., 2008). L’anorexie mentale, qui nous intéresse plus particulièrement dans cet article, est définie dans le DSM-V (2013) par trois critères diagnostiques et peut se manifester sous deux formes (tableau 1). Chez les personnes souffrant d’anorexie restrictive, l’amaigrissement s’obtient par le refus de se nourrir, le jeûne, et/ou la pratique d’un sport ou d’une activité physique à outrance.
Critères diagnostiques de l’anorexie mentale (DSM-V, 2013)
![Tableau 1](./loadimg.php?FILE=STA/STA_110/STA_110_0075/STA_id9782807301399_pu2015-04s_sa07_art07_img001.jpg)
Critères diagnostiques de l’anorexie mentale (DSM-V, 2013)
3La boulimie nerveuse se caractérise par la survenue récurrente de crises de boulimie avec des comportements compensatoires inappropriés (e.g., vomissements provoqués, prise de purgatifs, jeûne, exercice physique intensif) et récurrents (i.e., au moins une fois par semaine pendant trois mois) visant à prévenir la prise de poids. L’hyperphagie boulimique (Binge eating disorder) faisait auparavant partie des EDNOS, mais elle a été récemment reconnue dans le DSM-V (2013) comme un troisième symptôme à côté de l’anorexie mentale et de la boulimie nerveuse. Elle est caractérisée par des épisodes récurrents d’orgies alimentaires, mais contrairement à la boulimie nerveuse, elle n’est pas accompagnée de gestes compensatoires comme se faire vomir, faire de l’exercice ou jeûner. C’est pourquoi les personnes souffrant d’hyperphagie boulimique sont souvent obèses (Pope et al., 2006). Les EDNOS sont une catégorie destinée aux troubles qui ne remplissent pas les critères d’un trouble des conduites alimentaires spécifique (i.e., l’anorexie mentale, la boulimie nerveuse ou de l’hyperphagie boulimique). Par exemple, chez une femme, tous les critères de l’anorexie mentale sont remplis, excepté le poids actuel du sujet qui reste dans les limites de la normale (18.5 ≤ IMC [1] 24.9) malgré une perte de poids significative (DSM-V, 2013). D’autres comportements comme la boulimie sans hyperphagie ou le comportement mâcher/recracher (sans avaler) de grandes quantités de nourriture font partie des EDNOS (DSM-V, 2013).
4Les troubles subcliniques concernent les comportements alimentaires inadaptés chez des personnes symptomatiques ne remplissant pas les critères diagnostiques du DSM-V (2013), à savoir les troubles cliniques graves (i.e., anorexie mentale, boulimie nerveuse, hyperphagie boulimique) et les troubles non spécifiés (Filaire et al., 2008 ; Valls, Callahan, Rousseau, & Chabrol, 2014). Les troubles subcliniques peuvent être divers, comme l’anorexie à poids subnormal, la boulimie sans hyperphagie à poids non normal, l’hyperphagie avec restriction ou la restriction alimentaire chronique. L’anorexie athlétique regroupe l’ensemble des comportements alimentaires subcliniques que peuvent développer les sportifs dans les activités où le poids et l’apparence physique sont un facteur déterminant de la performance (Byrne & McLean, 2001 ; Dosil, 2008 ; Filaire et al., 2008 ; Filaire, Rouveix, Bouget, & Pannafieux, 2007 ; Smolak, Mumen, & Ruble, 2000 ; Sundgot-Borgen & Torstveit, 2004). La symptomatologie de l’anorexie athlétique chez la femme sportive (ou Female Athlete Triad ; aménorrhée, troubles alimentaires et ostéoporose) rejoint les principaux signes cliniques de l’anorexie mentale, à savoir la « triade des trois A » : anorexie (i.e., refus de s’alimenter), amaigrissement (i.e., perte de 15 % du poids initial) et aménorrhée (primaire ou secondaire) (Beals & Manore, 2002 ; Brunet, 2005 ; Hobart & Smucker, 2000 ; Manore, Kam, & Loucks, 2007 ; Michel, Purper-Ouakil, Leheuzey, & Mouren-Simeoni, 2003 ; Smolak et al., 2000). Les sportifs utilisent une méthode de perte de poids telle que le jeûne, les vomissements provoqués et/ou l’utilisation de purgatifs afin d’être plus performants dans leur pratique sportive (Filaire et al., 2008). Ces troubles se développent prioritairement à un niveau de compétition élevé et plus particulièrement dans quatre types de sport : les sports esthétiques, à catégorie de poids, endurants et à déplacements verticaux (Dosil, 2008).
5Ainsi, les liens entre la pratique sportive et les TCA peuvent être de deux ordres : la minceur au service du sport (i.e., l’anorexie athlétique) et le sport au service de la minceur (Allain, Lentillon-Kaestner, & Ohl, 2012). Les personnes souffrant de troubles cliniques ou subcliniques peuvent utiliser la pratique sportive comme un moyen de perdre du poids (Carrera et al., 2012 ; Davis, 1997 ; Davis, Kennedy, Ravelski, & Dionne, 1994 ; Kohl, Foulon, & Guelfi, 2004). Cette étude s’intéresse aux liens entre les TCA et les sports de remise en forme et s’inscrit donc dans ce second cas.
Sports de remise en forme et TCA
6L’appellation « sports de remise en forme » regroupe l’ensemble des sports communément pratiqués dans les salles de fitness, c’est-à-dire la musculation sur machines et les cours collectifs encadrés par un instructeur. Les cours collectifs de remise en forme sont variés, soit de type cardiovasculaire (e.g., step, aérobic, indoor cycling), soit de type renforcement musculaire ou harmonisation de la posture (e.g., body sculpt, body pump, Pilates, yoga). Les sports de remise en forme connaissent un franc succès ces dernières décennies, notamment grâce à l’intérêt grandissant pour le bien-être et la forme physique (Travaillot, 1998). Les femmes choisissent souvent de pratiquer des sports de remise en forme et plus particulièrement des cours collectifs dans le but de se maintenir en bonne santé, de perdre du poids et/ou de changer d’apparence physique (McCabe, Ricciardelli, & James, 2007).
7À l’instar d’autres sports, les sports de remise en forme peuvent être considérés à risques dans le développement des TCA (Dosil, 2008). Les salles de fitness et encore plus les cours collectifs de remise en forme créent une atmosphère favorable à la valorisation d’un corps féminin proche des normes sociales dominantes, fin, tonique et élancé, en s’appuyant sur le dispositif scénique de la salle, les posters, les miroirs, les tenues des participantes, le corps et les feedbacks des instructeurs/rices (axés souvent sur la perte de poids) (Giordano, 2005 ; Travaillot, 1998). Des études menées dans d’autres sports (e.g., danse) ont montré que de s’exercer dans des environnements avec des miroirs avait des effets négatifs sur la satisfaction corporelle des femmes et augmentait les risques de TCA (De Bruin, Woertman, Bakker, & Oudejans, 2009 ; Hubbard, Gray, & Parker, 1998 ; Strelan, Mehaffey, & Tiggemann, 2003). Peu d’études à ce jour se sont intéressées aux TCA dans les sports de remise en forme (Dosil & Diaz, 2002 cités par Dosil, 2008 ; Lipsey, Barton, Hulley, & Hill, 2006 ; Prichard & Tiggemann, 2008). Dans l’étude de Prichard et Tiggermann (2008), conduite chez 571 pratiquantes en salle de fitness, le temps passé à s’exercer dans la salle et la participation à des activités cardiovasculaires étaient reliés à de plus grands troubles au niveau de l’alimentation que le temps passé à s’exercer en dehors des salles de fitness. Dosil et Diaz (2002, cités par Dosil en 2008) ont étudié le comportement alimentaire de 123 participantes de cours d’aérobic et 9,20 % d’entre elles avaient un score supérieur à 30 à l’Eating Attitudes Test-40 (EAT-40) (indiquant des symptômes de TCA) (Garner & Garfinkel, 1979). L’étude de Lipsey et al. (2006) menée chez 260 pratiquantes de salles privées n’a pas montré de lien entre les TCA, la fréquence et la quantité d’exercice. Des études sur les instructeurs de fitness (Höglund & Normén, 2002 ; Olson, Williford, Richards, Brown, & Pugh, 1996) ont mis en exergue des prévalences de TCA très importantes chez ces personnes (35 à 40 %). Ces études ont toutes utilisé des méthodes quantitatives et se sont basées sur des échantillons relativement faibles. Elles ne permettent pas de bien appréhender le lien existant entre l’engagement dans les sports de remise en forme et les TCA. S’appuyant sur une méthode mixte, qualitative et quantitative, le but de cet article est de mieux comprendre le rôle des sports de remise en forme dans le développement des TCA en appréhendant : (1) les risques de développer des TCA chez les pratiquantes de sports de remise en forme, et (2) les processus d’engagement dans la pratique de ces sports en lien avec la genèse et le développement des TCA cliniques. Prenant en considération les usages spécifiques des sports de remise en forme, deux hypothèses ont été émises. Premièrement, nous avons supposé des risques de TCA différents selon le type d’engagement dans les sports de remise en forme. Plus précisément, certaines formes de pratique, comme les cours collectifs de type cardiovasculaire et en salles de fitness privées, ainsi que les personnes avec un fort engagement dans l’activité (en quantité et en pratique), ont été supposées plus à risques dans le développement des TCA. Deuxièmement, nous avons émis l’hypothèse que les sports de remise en forme jouent un rôle important dans le développement des TCA cliniques mais que leur lien avec les TCA varie selon les usages spécifiques des pratiques et les phases de développement des TCA (genèse, TCA, guérison).
Méthode
Participants
8Deux échantillons, l’un pour l’enquête par questionnaire et l’autre pour l’enquête par entretiens, ont été constitués pour cette étude. Ces deux échantillons étaient composés uniquement de femmes volontaires qui pratiquaient des sports de remise en forme. Un total de 1 270 pratiquantes de cours collectifs de remise en forme (Mage = 23.68 ; ET = 3.04) ont répondu aux questionnaires. Les entretiens semi-directifs ont été menés auprès de 25 femmes (Mage = 25.96, ET = 6.41) qui étaient ou avaient été atteintes de TCA cliniques nécessitant un suivi médical, psychologique et/ou diététique par un spécialiste. Plus précisément, sept d’entre elles avaient développé un seul type de TCA clinique au moment de l’entretien et les 18 autres avaient souffert de différents types de TCA en alternance ou de manière successive (tableau 2).
Nombre et types de TCA chez les femmes interviewées
![Tableau 2](./loadimg.php?FILE=STA/STA_110/STA_110_0075/STA_id9782807301399_pu2015-04s_sa07_art07_img002.jpg)
Nombre et types de TCA chez les femmes interviewées
Outils
9Deux types d’outils de recueil de données ont été utilisés dans cette étude, le questionnaire et l’entretien semi-directif.
10Le questionnaire était anonyme et composé d’échelles validées ou de questions construites pour les besoins de l’étude (Allain et al., 2012). Les TCA ont été appréhendés grâce à deux indicateurs. La version française de l’Eating Attitudes Test qui est composée de 26 items (EAT-26) (Leichner, Steiger, Puentes-Neuman, Perrault, & Gottheil,1994 ; Garner, Olmsted, Bohr, & Garfinkel, 1982) et validée en langue française par Leichner, Steiger, Puentes-Neuman, Perrault et Gottheil (1994) a permis de déceler les femmes à risques dans les TCA ; cependant, ce questionnaire ne permet pas à lui seul de poser un diagnostic précis et de distinguer les troubles cliniques et subcliniques (Garner et al., 1982). Les items sont accompagnés d’une échelle de Likert en 6 points (3 = toujours, 2 = très souvent, 1 = souvent, 0 = parfois, rarement, jamais) (item 25 inversé). Le score total de 20 à l’EAT-26 est le seuil limite communément utilisé pour déclarer une personne à risques dans les TCA (Garner et al., 1982). Deux groupes ont été distingués : les femmes à risques dans les TCA (score EAT-26 ≥ 20) et les femmes sans TCA (score EAT-26 < 20). En complément, des questions sur la fréquence d’utilisation des méthodes de perte de poids (i.e., régimes, jeûnes, vomissements provoqués, usage de laxatifs, diurétiques et coupe-faim) accompagnées d’échelles de Likert en 5 points ont été intégrées dans le questionnaire (1 = jamais, 2 = une fois par mois ou moins, 3 = une fois par semaine ou moins, 4 = plusieurs fois par semaine, et 5 = tous les jours).
11L’engagement dans les sports de remise en forme a pu être appréhendé grâce à quatre questions : deux questions à choix multiples, une sur le lieu de pratique (1 = sport universitaire, 2 = salle de fitness privée, 3 = club/association, 4 = autres), et l’autre sur le type de cours collectif pratiqué (1 = cours de type cardiovasculaire, 2 = cours de renforcement musculaire ou harmonisation de la posture, 3 = autres) ; une question fermée à choix unique sur la fréquence de pratique (1 = 4 fois par semaine ou plus, 2 = 2 à 3 fois par semaine, 3 = 1 fois par semaine, 4 = moins d’une fois par semaine) ; et une question ouverte sur la quantité de pratique (nombre d’heures par semaine).
12Pour les entretiens semi-directifs, la grille d’entretien reprenait certains thèmes abordés dans les questionnaires afin de permettre le croisement des données quantitatives et qualitatives (Allain et al., 2012). Les thèmes étaient les suivants : la pratique sportive, le rapport au corps, le rapport à la nourriture, les caractéristiques psychologiques, la santé physique, le style de vie, le contexte relationnel, le contexte familial et la consommation de substances (voir annexe). Ces thèmes ont été abordés de manière à connaître l’état actuel et l’évolution au fil des années, avant, pendant et après la maladie.
Procédure
13Cette étude a obtenu l’approbation de la commission cantonale d’éthique (Vaud, Suisse, 2012). La passation des questionnaires s’est effectuée en respectant l’anonymat et tous les éléments permettant d’identifier la personne ont été modifiés dans les verbatim d’entretiens. Afin de préserver l’anonymat des interviewées, des prénoms fictifs ont été attribués aux répondants cités.
14Les questionnaires ont été récoltés dans des salles de fitness privées, dans le cadre du sport universitaire ou d’associations sportives. Nous avons au préalable obtenu l’accord des responsables des centres, et/ou des instructeurs/trices de fitness afin d’intervenir durant leur cours, au début ou à la fin. La présence d’un membre de l’équipe de recherche a permis de présenter l’étude et de répondre aux questions éventuelles des répondants. La passation a duré 15 minutes environ et les questionnaires ont été récupérés directement après.
15En complément, pour solliciter des femmes ayant ou ayant eu des TCA cliniques et pratiquant des sports de remise en forme, nous avons pris contact avec des psychologues, diététiciens, psychiatres spécialisés dans le traitement des TCA, ainsi qu’avec deux organismes spécialisés (i.e., l’Association de boulimie-anorexie (ABA), et l’Unité multidisciplinaire de santé des adolescents (UMSA)). Cette démarche nous a permis de présenter l’étude et de déposer des affiches et flyers à ce sujet dans les différents centres de suivi contactés. Ces derniers informaient les personnes sur l’objet de cette recherche, les critères de participation à l’étude (i.e., être une femme âgée de 16 à 30 ans, suivie pour des TCA, et pratiquant un sport de remise en forme) et nos coordonnées.
16Les entretiens semi-directifs ont duré en moyenne 78 minutes. Ils ont tous été retranscrits. Ils se sont déroulés dans un lieu choisi par l’interviewée (e.g., bureau, café, parc, clinique). Tous les entretiens ont été réalisés par la même personne ayant une grande expérience dans la conduite d’entretiens semi-directifs.
Analyses
17Les données issues des questionnaires ont été analysées grâce au logiciel IBM SPSS Statistics (version 22). Des analyses descriptives ont été effectuées (i.e., tests de Student, Chi2, corrélations de Pearson). Seuls les résultats significatifs (p < .05) et les tendances (.10 ≤ p ≤ .05) sont présentés dans cet article.
18Pour les entretiens semi-directifs, deux types d’analyse ont été entrepris : d’une part, une analyse de contenu thématique de type inductif et déductif (Mucchielli, 1998), d’autre part une analyse des carrières des femmes ayant des TCA (Darmon, 2003). L’analyse de contenu thématique entreprise dans un premier temps s’est avérée insuffisante pour comprendre le rôle des sports de remise en forme dans le développement des TCA. C’est pourquoi nous avons réalisé, en complément, une analyse des carrières des femmes atteintes de TCA. Cette analyse a permis de mieux comprendre les processus d’engagement dans la pratique des sports de remise en forme en lien avec la genèse et le développement des TCA, l’importance de la temporalité des processus ayant été identifiée par Darmon (2003). Trois éléments ont retenu notre attention dans ces analyses : (1) l’usage de l’activité physique selon les types de TCA cliniques développés ; (2) les types de pratiques sportives associées à la genèse des TCA et, (3) la diversité d’usage des sports de remise en forme en lien avec les TCA.
Résultats
19Dans un premier temps, nous présentons les résultats issus des questionnaires qui ont permis d’évaluer les risques de TCA selon le type d’engagement dans les sports de remise en forme. Les résultats issus des entretiens sont exposés dans un second temps ; ceux-ci ont permis de mieux comprendre les processus d’engagement dans les sports de remise en forme en lien avec la genèse et le développement des TCA cliniques.
Risques de TCA dans les sports de remise en forme
20Parmi les femmes ayant complété le questionnaire, 10,31 % étaient à risques dans le développement des TCA (score EAT-26 ≥ 20) (n = 131). Les méthodes de perte de poids les plus fréquemment utilisées étaient les régimes (42,22 % des femmes interrogées), suivis des jeûnes (5,12 %), des vomissements provoqués (4,49 %), de l’utilisation de coupe-faim (4,10 %), laxatifs (3,07 %) et diurétiques (1,89 %) (tableau 3).
Fréquence d’utilisation des méthodes de perte de poids : nombre et pourcentage de pratiquantes
![Tableau 3](./loadimg.php?FILE=STA/STA_110/STA_110_0075/STA_id9782807301399_pu2015-04s_sa07_art07_img003.jpg)
Fréquence d’utilisation des méthodes de perte de poids : nombre et pourcentage de pratiquantes
Note. VM = Valeurs manquantesDes risques de TCA accrus dans les salles de fitness privées
21Les femmes qui pratiquaient dans les salles de fitness privées utilisaient significativement plus fréquemment des régimes, des laxatifs, des diurétiques et des coupe-faim pour perdre du poids que celles qui pratiquaient dans d’autres contextes (i.e., université, club/association, autres) (tableau 4). Elles avaient également des scores significativement plus élevés à l’EAT-26 que les femmes qui pratiquaient dans d’autres contextes (tableau 4). Dans les salles de fitness privées, 12,20 % des femmes (36 sur 295) avaient un score à l’EAT-26 supérieur ou égal à 20, contre 8,97 % des femmes qui pratiquaient dans d’autres contextes (i.e., sport universitaire, club/association, autres) (85 sur 948), Chi2(1243) = 2.68, p = .10 (tendance seulement).
Fréquence d’utilisation des méthodes de perte de poids, score à l’EAT-26 et pratique dans les salles de fitness privées : tests de Student
![Tableau 4](./loadimg.php?FILE=STA/STA_110/STA_110_0075/STA_id9782807301399_pu2015-04s_sa07_art07_img004.jpg)
Fréquence d’utilisation des méthodes de perte de poids, score à l’EAT-26 et pratique dans les salles de fitness privées : tests de Student
Des risques de TCA réduits dans le cadre du sport universitaire
22Les pratiquantes dans le cadre du sport facultatif universitaire avaient des scores à l’EAT-26 significativement moins élevés que celles qui pratiquaient dans d’autres contextes (tableau 5). Au total, 8,54 % de ces femmes (78 sur 913) avaient un score à l’EAT-26 supérieur ou égal à 20 contre 13,03 % (43 sur 330) chez les femmes qui pratiquaient dans d’autres contextes, Chi2(1243) = 5.55, p = 0.02. Les femmes pratiquant des cours collectifs de remise en forme dans le cadre universitaire utilisaient significativement moins fréquemment les régimes, les laxatifs et les diurétiques que les femmes qui pratiquaient en dehors des sports universitaires. Une tendance dans le même sens a été également observée pour la fréquence d’utilisation des coupe-faim (tableau 5).
Fréquence d’utilisation des méthodes de perte de poids, score à l’EAT-26 et pratique dans le cadre du sport universitaire : tests de Student
![Tableau 5](./loadimg.php?FILE=STA/STA_110/STA_110_0075/STA_id9782807301399_pu2015-04s_sa07_art07_img005.jpg)
Fréquence d’utilisation des méthodes de perte de poids, score à l’EAT-26 et pratique dans le cadre du sport universitaire : tests de Student
Des risques de TCA légèrement accrus dans les cours cardiovasculaires
23Les analyses statistiques ont révélé une seule différence significative et une tendance. Les femmes qui participaient aux cours collectifs de type cardiovasculaire faisaient significativement plus fréquemment des régimes et tendaient à obtenir un score plus élevé à l’EAT-26 que les femmes qui ne s’engageaient pas dans ce type de cours (tableau 6).
Fréquence d’utilisation des méthodes de perte de poids, score à l’EAT-26 et pratique de cours collectifs de type cardiovasculaire : tests de Student
![Tableau 6](./loadimg.php?FILE=STA/STA_110/STA_110_0075/STA_id9782807301399_pu2015-04s_sa07_art07_img006.jpg)
Fréquence d’utilisation des méthodes de perte de poids, score à l’EAT-26 et pratique de cours collectifs de type cardiovasculaire : tests de Student
Des risques de TCA accrus avec la fréquence et quantité de pratique
24Plus les femmes s’engageaient dans les cours collectifs (en quantité et fréquence), plus elles utilisaient fréquemment des régimes et des laxatifs pour perdre du poids, et plus leur score à l’EAT-26 était élevé (tableau 7). Des corrélations positives et significatives ont été également obtenues entre la quantité de pratique et la fréquence d’utilisation du jeûne, des diurétiques et des coupe-faim (une tendance également avec la fréquence de pratique) (tableau 7).
Fréquence d’utilisation des méthodes de perte de poids et quantité, fréquence de pratique des sports de remise en forme : corrélations de Pearson
![Tableau 7](./loadimg.php?FILE=STA/STA_110/STA_110_0075/STA_id9782807301399_pu2015-04s_sa07_art07_img007.jpg)
Fréquence d’utilisation des méthodes de perte de poids et quantité, fréquence de pratique des sports de remise en forme : corrélations de Pearson
25Les participantes ayant un score à l’EAT-26 supérieur ou égal à 20 avaient un engagement dans les sports de remise significativement plus important (en quantité et fréquence de pratique) comparées à celles sans TCA (tableau 8).
Quantité et fréquence de pratique de sports de remise en forme chez les femmes à risques dans les TCA ou sans TCA : tests de Student
![Tableau 8](./loadimg.php?FILE=STA/STA_110/STA_110_0075/STA_id9782807301399_pu2015-04s_sa07_art07_img008.jpg)
Quantité et fréquence de pratique de sports de remise en forme chez les femmes à risques dans les TCA ou sans TCA : tests de Student
Note. Score EAT-26 ≥ 20 : femmes à risques dans les TCA ; score EAT-26 < 20 : femmes sans TCARôle des sports de remise en forme dans la genèse et le développement des TCA
26Dans les entretiens, les sports de remise en forme ne ressortaient pas comme un facteur déclencheur des TCA. Ils étaient pratiqués par les femmes atteintes de TCA cliniques de diverses manières et pour différentes raisons selon les stades de développement des TCA (i.e., méthode de perte de poids complémentaire, méthode compensatoire, guérir).
Usage de l’activité physique selon les types de TCA cliniques développés
27Les entretiens ont montré que l’activité physique était utilisée comme méthode de perte de poids prioritairement lors des phases d’anorexie mentale restrictive. Ces femmes, qui voulaient à tout prix perdre du poids, utilisaient l’exercice très souvent en complément d’autres méthodes de perte de poids (17 sur 20, 85 %). Aucune des femmes interrogées n’avait intensifié sa pratique sportive durant une phase de boulimie nerveuse et une seule l’avait fait durant les phases d’anorexie mentale avec crises de boulimie/vomissements provoqués ou prise de purgatifs : « – Donc dès que tu as commencé les crises de boulimie tu ne faisais plus de sport ? – Voilà. Je devais aller à la Poste, je prenais ma voiture. Non, non, rien du tout » (Antonia). Les raisons évoquées étaient de trois ordres : (1) elles se sentaient en surpoids ; (2) les crises de boulimie leur prenaient trop de temps et d’énergie ou bien, (3) ces méthodes de purge étaient considérées suffisantes à elles seules.
Les types de pratiques sportives associés à la genèse des TCA
28Les entretiens ont permis de mettre en exergue les facteurs associés à la genèse des TCA. Les femmes interviewées ont toutes exprimé un mal-être comme prémisse à la maladie (e.g., insatisfaction corporelle, isolement social, troubles psychologiques). Ces différents types de maux étaient reliés entre eux et sont apparus chez 22 femmes interviewées (88 %) directement après la puberté au début de l’adolescence (vers 12 ans) ou plus tardivement (après 18 ans) pour trois d’entre elles (12 %).
29Les sports de remise en forme ne ressortaient chez aucune des femmes interviewées comme un facteur déclencheur des TCA. Chez quatre d’entre elles, l’anorexie mentale avait émergé suite au développement d’anorexie athlétique dans leur pratique sportive compétitive, respectivement en danse, gymnastique, athlétisme et demi-fond. Ces femmes ont toutes exprimé des influences (directes ou indirectes) dans le contexte sportif qui les avaient poussées à faire attention à leur poids et déclenché les TCA. Deux d’entre elles ont souligné que le fait d’être entourées de filles très minces dans leur sport (e.g., danse, demi-fond) les avait incitées à maigrir : « – Tu as dit que le modèle un peu de la minceur t’a influencé, tu parles des magazines féminins ? – Non, je ne pense pas tellement les magazines, c’est le monde sportif plutôt. En étant coureur de demi-fond, toutes les athlètes sont minces » (Joëlle). Les deux autres avaient subi les remarques directes de leur entraîneur (i.e., en gymnastique et en athlétisme) concernant leur poids : « – Ben moi, il y a vraiment eu un lien avec le sport au début de la maladie, parce que c’est mon entraîneuse qui m’a dit que je devais perdre 2 kg. C’est comme ça que ça a commencé. Et puis c’est vrai que moi je trouvais aussi, enfin je trouvais qu’elle avait raison, et c’est comme ça que ça a commencé, et finalement j’ai perdu le contrôle » (Mathilde).
30Les 21 femmes interrogées qui n’avaient pas souffert d’anorexie athlétique ne pratiquaient pas de sport, voire très peu, lors du déclenchement des TCA, même si elles avaient pratiqué du sport durant leur enfance. Il faut noter que 88 % des femmes interviewées (n = 22) ont pratiqué un ou plusieurs sports considérés à risques dans les TCA durant leur enfance. Plus précisément, 12 femmes interviewées (48 %) ont pratiqué de la danse, 10 (40 %) de la gymnastique, quatre (16 %) de l’équitation, deux (8 %) du patinage artistique, deux de l’athlétisme et une (4 %) de l’escalade.
La diversité d’usage des sports de remise en forme en lien avec les TCA
31Les entretiens semi-directifs ont mis en exergue une diversité d’usage des sports de remise en forme en lien avec les TCA.
Les sports de remise en forme, une pratique sportive secondaire pour les femmes avec TCA
32Au total, 21 sur les 25 femmes interviewées (84 %) ont utilisé les sports de remise en forme comme méthode de perte de poids durant leur TCA : 17 d’entre elles (68 %) ont débuté voire intensifié leur pratique de sport de remise en forme durant l’adolescence et quatre (16 %) lors de la période post-adolescente.
33Néanmoins, ces sports ne ressortaient jamais comme leur activité physique principale. Elles percevaient plusieurs contraintes à la pratique des sports de remise en forme. Le programme des cours proposés était perçu comme trop restreint ou incompatible avec leur emploi du temps. Certaines trouvaient qu’elles ne perdaient pas assez de poids durant ces cours. L’accent mis sur l’apparence physique et la féminité dans les sports de remise en forme (e.g., miroirs, posters) rebutait certaines femmes avec TCA qui n’acceptaient pas leur apparence physique et/ou n’adhéraient pas aux standards de la féminité et refusaient d’y être assignées : « – Après c’était trop focalisé sur l’apparence et ça ne me plaisait plus. C’était trop à se regarder, et moi je n’avais plus besoin de ça. –Donc tu n’as pas fait de sports de remise en forme pendant ta maladie ? – Non j’allais toute seule » (Sandrine) ; « – Est-ce que tu faisais des cours collectifs au fitness ? – Non pas du tout. Je sais que j’ai essayé des trucs aérobic machin, mais il y a tout le truc où je détestais être “la femme”, tu sais. Je trouvais ça presque ridicule » (Laurence)
34Généralement, les femmes avec TCA interviewées préféraient s’engager dans des activités moins axées sur l’apparence physique, des pratiques individuelles cardiovasculaires pratiquées de manière autonome comme la course à pied (n = 15, 60 % des femmes), la natation (n = 13, 52 %), la marche (n = 8, 32 %) et/ou le vélo (n = 6, 24 %). Durant ces activités physiques libres, elles pouvaient complètement gérer leur engagement, aussi bien en intensité qu’en durée, sans aucun contrôle externe : « – Donc je suis encore dans la phase où si je me mets au sport ça va être… – Direct, une obligation, à se pousser ? – Exactement. Je préfère les sports individuels où je peux vraiment me pousser, me punir si nécessaire. Contrôler, vraiment contrôler, ça, c’est le bon mot » (Fanny) ; « – Alors j’aime bien le fait de pouvoir être totalement autonome, de choisir exactement… Je vais toujours toute seule parce que je n’aime pas trop discuter quand je fais ça car je suis concentrée. Et de pouvoir faire aussi autant que je veux. […] Je ne serais pas contre de reprendre un cours, mais toujours au moins faire en parallèle [un autre sport de type cardiovasculaire] au moins une fois par semaine » (Sara).
35La course à pied est ressortie comme l’activité favorite pour les femmes atteintes de TCA bien qu’elles utilisaient tous types d’activités physiques ou déplacements dans le but de perdre du poids. Les déplacements étaient organisés dans le but de perdre le maximum de poids (e.g., marcher au lieu de prendre les transports en commun ou la voiture, monter les escaliers au lieu de prendre l’ascenseur, courir dans l’appartement au lieu de se déplacer en marchant). Certaines entraînaient leurs abdominaux et leurs fessiers en lisant sur le lit, d’autres restaient toujours debout, même pour manger, ou encore nettoyaient en permanence durant leur temps libre.
La pratique sportive, une condition pour s’alimenter
36Six femmes avec TCA étaient dans une logique compensatoire (24 % des femmes interviewées), c’est-à-dire qu’elles s’autorisaient à manger uniquement si elles avaient pratiqué du sport. Dans ce cas, l’exercice physique augmentait la prise journalière de calories. Ces femmes fonctionnaient au mérite et les jours où elles ne faisaient pas de sport, elles ne se nourrissaient pas ou peu : « – Ah donc si tu fais du sport, tu manges un peu plus ? – Ouais, j’accepte de manger un peu plus. Ouais par exemple, j’ai un bol qui équivaut un peu à cette tasse [de café]. Je mange l’équivalent de ce bol-là. Si j’ai fait un peu de natation, j’accepte de remanger la moitié de ce bol. Si je n’ai pas fait de natation, alors je résiste à la faim. J’y arrive, j’ai réussi hier soir » (Margaux).
Des sports de remise en forme pour se soigner des TCA
37Quatre femmes avec TCA interviewées (16 %) avaient utilisé les sports de remise en forme pour se soigner. Les activités citées étaient souvent des activités douces, comme le stretching, le yoga, la relaxation, les massages aquatiques, activités jamais pratiquées lors des TCA : « – Quand j’étais en bonne santé. Quand j’ai quitté ici [l’hôpital], j’ai fait des cours collectifs de danse, du yoga, je me suis beaucoup intéressée au yoga, au tai-chi. Maintenant c’est exclu, c’est trop lent. – Pourquoi ? – Parce que je ne suis pas encore dans le bon état d’esprit pour prendre soin de moi et pour faire des choses qui font vraiment du bien à la tête et au corps » (Fanny) ; « – Tu as utilisé le sport dans ta maladie et c’est le sport qui t’a permis d’en sortir ? Sans le sport tu n’y arrivais pas ? – Oui, la mise en mouvement, sentir son corps. […] J’ai fait de la piscine avec un kiné. Il me faisait faire des mouvements dans l’eau, des massages avec un jet et j’ai pu retrouver des sensations de mon corps… J’ai repris à faire des footings, c’était modéré, mais on allait faire deux à trois footings par semaine, plus les massages du kiné, plus l’hydrothérapie, plus la piscine et plus moi je m’étais mise au thaï chi chuan. Je faisais des mouvements chez moi, dans ma chambre, le matin. Et les balades, c’était dans la verdure, donc là, j’étais réoxygénée, c’est ça qui m’a reconstruite, qui m’a permis de me réapproprier mon corps » (Margaux).
38Il faut noter également qu’une des femmes interrogées avait utilisé un cours de type cardiovasculaire pour se sortir de sa maladie : « Mais par la suite, j’ai repris le kick-boxing, il n’y a pas très longtemps en fait, il y a quelques mois. J’ai fait ça pendant six mois, c’était dans le but d’apprécier mon corps en fait, ce n’était pas dans le but de me dépenser, mais vraiment… J’avais besoin de sentir mon corps utile finalement. Et ça m’a fait beaucoup de bien » (Laure).
Discussion
39Cette étude avait pour objectif de mieux comprendre le rôle des sports de remise en forme dans le développement des TCA chez les femmes en analysant les liens entre les TCA et les usages de ces sports, et en s’intéressant également aux processus d’engagement dans ces sports en lien avec la genèse et le développement des TCA cliniques. Le croisement des données qualitatives et quantitatives a permis de montrer que ce ne sont pas les sports de remise en forme en tant que tels qui sont à risques dans le développement des TCA mais bien les usages spécifiques de ces pratiques. Il n’y a donc pas une nature ou une « essence » spécifique qui constituerait les sports de remise en forme en activités à risques dans les TCA.
40Nous avions supposé des différences de risques de TCA selon le type d’engagement dans les sports de remise en forme. Cette hypothèse est validée. Les risques de TCA étaient accrus dans les salles de fitness privées, dans les cours collectifs de type cardiovasculaire, avec une fréquence et une quantité de pratique moindres dans le cadre universitaire. Nos résultats vont dans le sens de ceux de Prichard et Tiggermann (2008) qui avaient montré que les cours collectifs de type cardiovasculaire étaient plus à risques dans le développement des TCA que les autres types de cours, et que le temps d’engagement dans les salles de fitness était positivement relié aux TCA. Aussi nos résultats corroborent des travaux réalisés dans d’autres sports sur les liens entre l’engagement sportif et les TCA (Smolak et al., 2000 ; Vedul-Kjelsaas, Braein, & Gotestam, 2007). Par contre, nos résultats semblent contredire ceux de Lipsey et al. (2006) qui n’ont montré aucun lien entre les TCA, la fréquence et la durée d’activité physique dans les salles de fitness privées. La différence de résultat peut s’expliquer par la différence d’échantillon et d’outils utilisés pour mesurer les TCA (EDE-Q, Faiburn & Beglin, 1994 vs EAT-26, Garner et al., 1982). Certaines contradictions entre les résultats des études peuvent être liées au fait de considérer les sports de remise en forme comme une catégorie explicative alors que c’est l’usage des pratiques qui semble être déterminant lorsqu’on s’intéresse aux liens entre ces sports et les TCA.
41Les études antérieures sur les TCA dans les sports de remise en forme n’avaient pas pris en considération le contexte de pratique (Dosil & Diaz, 2002 cités par Dosil, 2008 ; Lipsey, Barton, Hulley, & Hill, 2006 ; Prichard & Tiggemann, 2008). Les risques de TCA moindres dans le cadre du sport universitaire et plus marqués dans les salles de fitness peuvent s’expliquer notamment par l’atmosphère de pratique moins axée sur la conformation aux normes de la « féminité » dans le cadre du sport universitaire (e.g., grande salle de sport sans miroirs, sans posters de femmes au corps parfait). Par conséquent, ces cours incitent probablement moins à focaliser son attention sur son poids et sa silhouette.
42Même si l’engagement dans les sports de remise en forme était associé significativement aux indicateurs de TCA retenus dans cette étude (i.e., score EAT, fréquence d’utilisation des méthodes de perte de poids), ces sports semblent être moins à risques que d’autres activités sportives (Lentillon-Kaestner, 2013a). Au total, 10,31 % des pratiquantes interrogées par questionnaire avaient un score à l’EAT-26 supérieur à 20. Dosil et Diaz (2002, cités par Dosil, 2008) trouvaient une prévalence comparable (9,20 %) auprès de participantes de cours d’aérobic. En comparant nos résultats à ceux obtenus dans d’autres sports (Dosil, 2008 ; Filaire et al., 2007), les sports de remise en forme se placent de manière intermédiaire entre les sports non à risques dans le développement des TCA, comme les sports collectifs, et ceux considérés à risques comme les sports esthétiques, d’endurance, à catégorie de poids et à déplacements verticaux. Il faut toutefois rester vigilant quant à cette comparaison puisque les études menées dans les sports compétitifs ont été réalisées à partir d’échantillons restreints et avec parfois des outils différents de ceux utilisés dans notre étude.
43Notre deuxième hypothèse concernait le rôle des sports de remise en forme dans les différentes phases de développement des TCA. Notre hypothèse est partiellement validée. Le rôle des sports de remise en forme dans les TCA apparaît ambivalent et cela peut s’expliquer par la diversité des usages observés. Ces sports étaient parfois utilisés comme méthode de perte de poids, parfois pratiqués pour s’alimenter davantage ou bien pour se soigner des TCA. Ils ne ressortaient pas comme un facteur déclencheur des TCA mais ils étaient parfois utilisés comme une méthode de perte de poids secondaire durant les phases d’anorexie restrictive. Les femmes interviewées atteintes de TCA choisissaient davantage de s’engager dans des activités individuelles autonomes de type cardiovasculaire que dans des cours collectifs de remise en forme. La course à pied est ressortie comme l’activité la plus prisée (Estok & Rudy, 1996). Comme c’est le cas pour l’alimentation, les femmes atteintes de TCA aiment garder le contrôle sur leur investissement physique et les sports de remise en forme posent certaines contraintes qui ne permettent pas de satisfaire entièrement leurs attentes. Aussi, l’accent mis sur la féminité, la surexposition et la mise en valeur de l’apparence physique dans les salles de fitness (Giordano, 2005 ; Travaillot, 1998) rebutent certaines femmes qui n’acceptent pas leur apparence physique et/ou n’adhèrent pas aux standards dominants de la féminité tels qu’ils sont définis dans notre société. Par ailleurs, au-delà de la pratique sportive autonome, les activités physiques quotidiennes étaient rationalisées de façon à ce que toutes participent au projet d’amaigrissement.
44L’analyse des carrières a mis en exergue que 22 sur les 25 femmes avec TCA interrogées avaient pratiqué un ou plusieurs sports considérés à risques dans le développement de TCA (i.e., gymnastique, danse, athlétisme, équitation, patinage artistique, escalade) dans leur enfance. Même si de nombreuses études se sont intéressées aux TCA dans ces pratiques sportives (Byrne & McLean, 2001 ; Filaire et al., 2007, 2008 ; Smolak et al., 2000 ; Sundgot-Borgen & Torstveit, 2004), les études antérieures n’identifiaient pas la pratique de ces sports à risques dans l’enfance comme un facteur de risques dans le développement de TCA cliniques à l’adolescence et/ou à l’âge adulte. La pratique de ces types de sport durant l’enfance (même à un niveau faible de pratique) semble augmenter l’attention que portent les filles, puis les femmes, à leur poids et/ou leur apparence physique, et par conséquent les risques d’insatisfaction corporelle et de TCA. Il serait intéressant de mener une enquête longitudinale plus approfondie sur cette question et d’analyser plus finement l’usage de ces pratiques dans l’enfance.
45Cette étude présente des limites. Les questionnaires ont seulement été recueillis dans le cadre de cours collectifs de remise en forme. Au regard des données obtenues par entretiens, il serait intéressant de mener une étude similaire auprès des femmes qui font des activités cardiovasculaires individuelles libres. Aussi, nous avons utilisé l’EAT-26 pour déceler les femmes à risques dans les TCA. L’utilisation de ce questionnaire a permis la comparaison de nos résultats avec ceux des travaux antérieurs qui ont souvent utilisé ce questionnaire. Cependant, il serait intéressant d’utiliser dans des études ultérieures des outils plus récents et mieux adaptés pour appréhender les TCA dans la pratique sportive (e.g., French Self-Regulatory Eating Attitude in Sports de Scoffier, Paquet, Corrion, & d’Arripe-Longueville, 2010). Enfin, cette étude porte sur les femmes uniquement. Or les sports de remise en forme attirent des hommes également atteints de troubles alimentaires et de l’image corporelle, troubles plus communément connus sous le terme de dysmorphie musculaire (Lentillon-Kaestner, 2013b ; Mosley, 2009 ; Olivardia, 2001 ; Pope, Katz, & Hudson, 1993). Il serait intéressant de mener une étude similaire auprès des hommes dans les salles de remise en forme.
Conclusion
46La diversité des usages des sports de remise en forme explique leur rôle ambivalent dans le développement des TCA. Cependant, l’identification de modalités plus à risques suggère de cibler d’éventuelles démarches de prévention des TCA sur les salles de fitness privées, les cours collectifs de type cardiovasculaire mais également les pratiquantes d’activités libres de type cardiovasculaire. Les actions de prévention dans les sports de remise en forme pourraient rendre attentifs aux risques de TCA et permettre de réduire les éléments (e.g., posters, miroirs, remarques des instructeurs) qui rappellent les normes d’une « emphasized femininity » (Connell, 1987) calquée sur le désir masculin. Les éducateurs sportifs, entraîneurs et les instructeurs de sports de remise en forme jouent un rôle important dans le développement des TCA au cours d’une carrière (Darmon, 2003) et il semble nécessaire de les rendre plus vigilants quant à leurs feed-back (souvent reliés à la perte de poids et au modèle de la minceur). Plus que la perte de poids, la santé sous tous ses aspects (mental, physique et social) ou le plaisir de pratiquer devraient être valorisés dans ces sports.
Remerciements
Cette étude a été financée par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) en Suisse.![tableau im9](./loadimg.php?FILE=STA/STA_110/STA_110_0075/STA_id9782807301399_pu2015-04s_sa07_art07_img009.jpg)
Notes
-
[1]
Indice de masse corporelle.