CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Est-il utile de consulter une historienne pour réfléchir sur les nouvelles parentalités ? La réponse est oui, assurément. L’histoire rend aux groupes sociaux un service comparable à celui que la psychanalyse rend aux individus : elle élucide la mémoire, qui est une pièce maîtresse de notre identité ; elle apaise les conflits. Quand on discerne d’où l’on vient, on comprend mieux qui l’on est, et on peut faire des projets réalisables.

Yvonnne Knibiehler

Yvonnne Knibiehler

Yvonnne Knibiehler

2 Ce que l’histoire révèle, c’est que la maternité a toujours été subordonnée à des intérêts prétendus supérieurs, et que les mères, dominées, voire brimées, n’ont jamais essayé de se défendre. Il en est encore ainsi aujourd’hui. Alors oui, inventons une nouvelle maternité ! Mais pas spécialement dans les lieux d’accueil de la petite enfance, partout ! Dans les familles, dans les cliniques d’accouchement, au bureau, à l’école, au Parlement et dans le vaste monde.

3 Prenons d’abord conscience des sujétions anciennes, et voyons comment des dynamiques nouvelles ont pu les déconstruire. Ensuite, nous essaierons d’analyser la sauce qui accommode la maternité au xxie siècle, avec l’espoir d’en améliorer la recette.

Les anciennes maternités

4 Les sociétés de l’Ancien Régime étaient fondées sur ce que les féministes appellent « le patriarcat » : les hommes, les pères disposaient d’un pouvoir absolu, les femmes et les enfants étaient subordonnés. Comment s’explique cette disposition ? Quelles en étaient les conséquences ?

La « puissance paternelle »

5 Les premiers hommes ont constaté avec inquiétude que les femmes seules donnaient vie aux enfants des deux sexes. Pour se reproduire en tant que mâles, ils étaient obligés de passer par elles. Quand ils ont compris que leur sperme était fécondant, ils ont voulu se réserver la responsabilité de procréer. Ils ont alors institué le mariage : chaque homme s’est approprié une partenaire sexuelle privilégiée (ou plusieurs) pour pouvoir reconnaître comme siens les enfants qu’elle mettait au monde, leur léguer son nom et ses biens. Perpétuer une lignée, c’est une manière de défier la mort. Pour authentifier la filiation, il fallait que la mariée soit vierge, et que l’épouse soit fidèle. D’où la surveillance exercée par les hommes sur les femmes. La fille appartenait à son père, qui la protégeait et la respectait dans le but de la « donner en mariage », vierge, à un autre homme qu’il choisissait lui-même. Quant à l’épouse, elle devait obéissance à son mari : elle n’était qu’un instrument à la disposition de l’époux, auquel elle donnait une descendance et dont elle servait les intérêts. Elle pouvait nouer avec ses enfants des liens affectifs, mais les pouvoirs publics ne connaissaient que le père et ne s’adressaient qu’à lui.

6 La société était hiérarchisée, l’égalité n’existait pas. Les droits et les devoirs différaient selon que l’on était noble, bourgeois ou paysan. La dame de qualité devait d’abord faire honneur à son mari en tenant son rang le plus fièrement possible. Elle n’allaitait pas ses petits : le mari répugnait à partager son épouse avec un nourrisson braillard et sale. Elle confiait ses jeunes enfants à des nourrices, puis des servantes, des gouvernantes. Quand ils atteignaient 7 ou 8 ans, le père s’occupait de ses fils, la mère de ses filles. Leur responsabilité parentale consistait surtout à établir dignement leurs descendants pour faire honneur à la lignée : c’est-à-dire les marier le plus avantageusement possible, ou leur procurer des bénéfices ecclésiastiques. Du côté des humbles, la paysanne était d’abord « nourricière » : non seulement elle allaitait ses petits, mais elle produisait des aliments : elle entretenait, autour de sa maison, un potager, un poulailler, une porcherie ; elle pétrissait et cuisait le pain, préparait des conserves pour l’hiver. Cependant, elle restait aux ordres de son mari, qu’elle suivait dans les champs quand le travail pressait. Si l’excès de travail tarissait son lait (au risque d’entraîner la mort du nourrisson), ou provoquait une fausse couche, peu importait, elle serait bientôt enceinte à nouveau…

7 L’Église ne condamnait pas ces comportements. Un petit enfant est un innocent : s’il est baptisé, il peut mourir en bas âge, il ira directement au paradis ; ses parents, sa mère ne devaient pas trop s’affliger. En principe, les relations conjugales étaient suspendues pendant l’allaitement. Mais si un mari frustré était tenté par l’adultère, péché mortel, il revenait vers sa femme et écartait le nourrisson. La religion confirmait donc la suprématie du sexe fort. Le christianisme a cependant atténué l’assujettissement du sexe faible, en valorisant la chasteté et la virginité. Dieu est pur Esprit, il a créé les humains à son image. L’appel de « la chair » retient les humains du côté de l’animalité, la « concupiscence » les éloigne de Dieu, ils font bien de s’en garder. Si une fille refuse le mariage pour vouer sa vie à la prière, à l’étude, elle a raison, et l’Église encourage sa vocation : la fille peut alors résister à la puissance paternelle, éviter le joug d’un mari, échapper aux périls et aux charges de l’enfantement ; première forme d’émancipation. En même temps, le culte de la Vierge Marie, mère du Rédempteur, a transfiguré la maternité en lui attribuant une dimension spirituelle, une transcendance. La mère ne donne pas seulement la vie mais aussi la foi en la vie : avec la « langue maternelle », elle transmet les premiers rudiments de la piété, de la culture commune. Les prêtres imposent une première image de la « parentalité », en ce que leurs directives s’adressent, le plus souvent, aux deux « parents », considérés comme solidairement responsables. L’Église invente aussi la parenté spirituelle : au moment du baptême, les géniteurs cèdent la première place à des parrain et marraine qui accueillent l’enfant dans la communauté chrétienne et s’engagent à veiller sur son éducation morale et religieuse, jusqu’à son mariage. Le prêtre lui-même assume une part de la parenté spirituelle, puisque c’est lui qui baptise, qui enseigne les dogmes, qui confesse, qui absout les péchés. Bref, la mère chrétienne était environnée, accompagnée ; le pouvoir du chef de famille était contenu. Ce qui reste vrai, c’est que le Dieu chrétien est un père : en conséquence, chaque père est image de Dieu, la figure paternelle reste dominante.

La révolution des Lumières

8 Cet ensemble culturel a civilisé la famille occidentale pendant au moins quinze siècles. Il est entré en déclin au cours du xviiie siècle, à mesure que la philosophie des Lumières s’est imposée. Pourquoi ce déclin ? Les progrès techniques, dans l’agriculture et l’élevage, la mécanisation de la filature et du tissage, l’avancée des connaissances scientifiques ont fait germer l’idée de progrès. Face à l’amélioration des conditions de la vie ici-bas, l’idée de bonheur mûrit aussi, le salut éternel perd de son prestige. L’emprise de l’Église décroît.

9 En même temps, l’individu prend valeur en soi. Dans les sociétés anciennes, chacun n’existait que par sa relation aux autres : dans la famille, dans la communauté villageoise ou paroissiale, dans le service du roi ou de l’Église, alors que la philosophie des Lumières propose une autre vision de la société. Les juristes inventent les « Droits de l’homme », droits « naturels » qui appartiennent à tout être humain, du seul fait de son humanité : ce qui implique la liberté de chacun et l’égalité de tous, c’est-à-dire l’abolition de toute hiérarchie, hormis celle qui se fonde sur le mérite personnel. La Révolution française avait pour objectif d’imposer ces principes. Mais les terribles événements qui se sont déroulés entre 1792 et 1795 – la Terreur – ont jeté une ombre sur l’idéal des Lumières, et les codes promulgués sous l’Empire ont étroitement borné la liberté et l’égalité, surtout au détriment des filles d’Ève.

10 En ce qui concerne la famille et la maternité, qu’est-il resté ? La puissance paternelle a été quelque peu réduite. Le mariage est devenu un contrat civil exigeant le consentement officiel des futurs époux : la fille ne peut plus être contrainte, elle sera dorénavant consultée. Par contre, le sort de l’épouse n’a guère changé. Le mariage la prive des droits civils : elle doit toujours obéissance à son mari, elle ne peut prendre aucun engagement sans son autorisation, ni même gérer seule ses biens propres. Elle ne dispose d’aucune autorité personnelle sur ses enfants. Les droits politiques ne lui sont pas accordés : elle ne peut ni voter ni être élue. Le nouveau dogme qui lui refuse la citoyenneté l’élève cependant au rang d’« épouse et mère de citoyens ». Les plus cultivées ont pris ce rôle au sérieux : elles se sont senties responsables de l’éducation de leurs enfants. Elles ont écrit des traités d’éducation et des romans éducatifs pour la jeunesse. Cet effort les conduisait à penser au-delà de leur propre foyer.

11 Telles sont les limites de la révolution des Lumières, qui a enfermé la société dans une contradiction : les femmes sont des êtres humains, mais les droits de l’homme leur étaient refusés ! La raison officielle est qu’elles doivent se consacrer entièrement à leurs enfants et à leur famille. Il est vrai qu’à cette date, elles avaient encore beaucoup d’enfants, et elles mouraient jeunes. Pour la plupart, elles se sont facilement laissé persuader que leur domaine d’intervention par excellence était la vie privée, pendant que les hommes organisaient la vie publique. Cette dichotomie faisait de la maternité un facteur majeur d’inégalité entre les sexes. Aujourd’hui encore, nous avons toutes les peines du monde à dépasser ce préjugé.

Les facteurs du changement

12 Pourtant, des facteurs de changement sont intervenus, avec une force croissante, et ils sont toujours en action. Nous en retiendrons trois, qui ont contribué à l’écroulement des anciennes parentalités.

Le féminisme

13 Tant que les droits politiques ont été réservés à un petit nombre de citoyens riches, dits « citoyens actifs », la plupart des femmes se sont aisément résignées à faire partie des « citoyens passifs ». Tout change en 1848, quand la IIe République institue le suffrage prétendu « universel » : en fait, elle accorde les droits politiques (voter, être éligible) à tous les hommes, en excluant toutes les femmes. Cette injustice déclenche un mouvement de protestations et de revendications, qui prend peu à peu de l’ampleur, avec le soutien de quelques hommes républicains : le féminisme.

14 Les historiennes du féminisme distinguent deux grandes « vagues ». La première, à la fin du xixe siècle, c’est le « suffragisme » : les militantes réclament d’abord les droits politiques pour pouvoir participer à la préparation des lois ; et aussi les droits civils (droit aux études, droit au travail, accès à tous les métiers, libre disposition de leurs biens, etc.). On sait que la résistance masculine a été très forte : elles n’ont obtenu les droits politiques qu’en 1944, et l’ensemble des droits civils pendant la décennie 1965-1975. C’est seulement depuis 1970 que l’autorité parentale est partagée entre la mère et le père, évinçant l’antique puissance paternelle. L’égalité a donc été inscrite dans les lois. Pourtant, on constate aujourd’hui qu’elle peine à s’inscrire dans les faits ! Les femmes s’approprient mal leurs nouvelles prérogatives : elles restent minoritaires dans les postes de haute responsabilité, tant professionnelle que politique ; et dans la vie privée, elles gardent la charge mentale du ménage et des enfants.

15 La seconde vague féministe a déferlé au cours des années 1960-1970. La prospérité des Trente Glorieuses, après la Libération, avait provoqué un appel de main-d’œuvre. Les nouveaux emplois créés dans le secteur tertiaire étaient moins pénibles et mieux payés que ceux de l’industrie et de l’agriculture : ils ont attiré les femmes hors du foyer, même les vaillantes mères du baby-boom. Mais pour profiter de ces opportunités, elles éprouvaient le besoin de maîtriser plus sûrement leur fécondité : elles réclamaient l’abolition des lois très rigoureuses qui réprimaient la contraception ; bien des hommes les soutenaient. Après quelques années de « luttes » épiques, elles ont obtenu la dépénalisation, sous conditions, de la contraception (1967), puis de l’avortement (1975). Ces conquêtes ont été célébrées comme de grandes victoires.

16 Néanmoins, on ne dit pas assez que la « libération sexuelle » a fortement accru la responsabilité maternelle. Auparavant, la jeune mariée attendait passivement la grossesse ; aujourd’hui, c’est elle, en dernier ressort, qui décide d’arrêter la contraception : elle impose donc délibérément la vie à un enfant. Du coup, « l’enfant désiré », longtemps attendu, fortement investi, devient un créancier, un « enfant-roi » auquel tout est dû ; le risque est qu’il se transforme en tyran domestique. On oublie aussi que la responsabilité maternelle déborde aujourd’hui les limites du foyer domestique. Si, autrefois, le père seul répondait de ses enfants, aujourd’hui, la mère non seulement dispose de l’autorité parentale, mais en outre, citoyenne à part entière, elle a le devoir de gérer les affaires publiques dans l’intérêt de sa progéniture. Les féministes réalisent mal, et ne disent jamais, que le sujet mère s’est superposé au sujet femme…

La médicalisation

17 Le second facteur de changement, la médicalisation, semble jouer en sens inverse, parce que le progrès scientifique a révélé l’ignorance des mères. Grâce à Pasteur, les sciences médicales ont fait un bond en avant prodigieux : en identifiant les microbes, elles ont pu triompher des nombreuses maladies infectieuses qui décimaient la petite enfance (entre autres l’horrible « croup », la diphtérie). Le corps médical a trouvé là une efficacité quasi miraculeuse : son autorité et son prestige se sont renforcés. Les mères ont pris l’habitude de consulter le bon docteur et de suivre ses conseils. Dans les milieux aisés, elles écoutaient le « médecin de famille », qui se voyait comme un « second père ». Les femmes plus modestes allaient au dispensaire. Le biberon, réhabilité par l’antisepsie, a permis au médecin d’intervenir dans le nourrissage, de préciser la qualité et la quantité de lait nécessaire aux différents âges. L’intimité maman-bébé a été livrée au regard médical.

Alors oui, inventons une nouvelle maternité !

18 Le nombre de femmes médecins a augmenté lentement. Toutes fières d’accéder à une profession prestigieuse si longtemps réservée aux hommes, elles se comportaient en élèves dociles des grands patrons. Mais elles étaient consultées surtout par les femmes les plus humbles, que le docteur, un monsieur, intimidait. Les femmes médecins, indignées devant la souffrance et la misère des mères en milieu populaire, ont bientôt milité en faveur de droits sociaux spécifiques : non seulement un congé de maternité pour les travailleuses, mais des soins gratuits, un logement décent, un accompagnement vigilant. Elles ont inspiré de nombreuses mesures à l’État providence. Plus tard, les féministes « universalistes » les ont accusées de « maternalisme », parce qu’elles ont privilégié les droits des mères au lieu d’exiger les droits des femmes.

19 La médicalisation a progressé au galop durant tout le xxe siècle. Aujourd’hui, elle nous tient lieu de transcendance, en ce qu’elle semble capable de défier la mort, indéfiniment. Pourtant, on parle, ici et là, de « démédicaliser ». Cette intention mériterait d’être élucidée !

20 Dans le sillage des médecins, les psychistes se sont imposés (bon nombre d’entre eux sont médecins). À la lumière de leur savoir, ils ont analysé toutes les relations familiales dans leur dimension affective. Ils ont insisté sur la fragilité et la dépendance des jeunes enfants, révélant aux mères ébahies des formes de « maltraitance » jusque-là totalement inconscientes, comme la gifle ou la fessée. Françoise Dolto a été prophète en ce domaine ; les mères instruites lisent ses livres, les plus modestes en découvrent le contenu vulgarisé dans les magazines. Désormais, il ne suffit plus de consulter un médecin ; une mère consciencieuse cherche un bon psy pour se rassurer, ou du moins partager ses soucis, à la moindre alerte.

Les interventions de la puissance publique

21 L’État providence a contribué, lui aussi, à la transformation du vécu des mères et des représentations de la maternité. Danton disait, en 1794 : « Les enfants appartiennent à la République avant d’appartenir à leurs parents. » Les enfants n’appartiennent à personne, mais il est vrai que leur éducation intéresse la collectivité tout entière et ne peut pas être abandonnée aux seuls géniteurs, lesquels sont parfois défaillants, pour bien des raisons. D’ailleurs, la Fraternité inscrite au fronton de la République invite la collectivité à protéger les plus faibles. Au vrai, depuis l’installation de la République, les frontières entre la vie privée et la vie publique ne cessent de se déplacer. L’État promulgue des lois, les départements et les communes les appliquent, les pères et les mères ne peuvent que s’incliner. Il est vrai qu’en démocratie, les lois sont l’œuvre des citoyens…

22 La santé est un premier exemple. La grossesse doit être déclarée, les examens et les soins éventuels sont obligatoires. Il est devenu pratiquement impossible d’accoucher chez soi : les futures mères doivent aller en clinique, et obéir à des soignants qui ne sont pas tous capables de respect ni de délicatesse. Les néo-natalistes, les pédiatres, les puéricultrices prescrivent les soins à donner au tout-petit, qui est ensuite soumis à des examens obligatoires. Les « usagers » se sont soumis longtemps à ces dispositions, persuadés que c’était le meilleur moyen de faire reculer la mortalité infantile et maternelle. À présent, certains commencent à dénoncer les abus du « pouvoir médical », et prétendent récupérer une part d’initiative !

23 Dans le domaine de l’éducation, l’État a rendu l’instruction obligatoire, ce qui portait atteinte à la sacro-sainte « puissance paternelle », et par la suite, il a plusieurs fois prolongé la durée de l’obligation, actuellement fixée à 16 ans. Les programmes des filles ont été assimilés à ceux des garçons (à la fin des années 1920), ensuite la mixité a été généralisée (à la fin des années 1950). À présent, plus rien ne distingue la scolarité féminine de la scolarité masculine. Reste que les conséquences de la cohabitation scolaire entre adolescents de sexes différents n’ont pas été anticipées. Ou bien ont-elles été acceptées d’avance ?

24 Toutefois, pour bien saisir les changements survenus dans la relation entre les mères et leurs jeunes enfants, il faut regarder plutôt du côté des crèches et de l’école maternelle. Créées au xixe siècle par des œuvres de charité privée afin de secourir les enfants et les mères des milieux les plus pauvres, ces institutions ont été dans un deuxième temps organisées par l’État, les départements et les communes, et ouvertes à tous les enfants. Leur fréquentation n’est pas obligatoire, mais leur succès a beaucoup progressé à partir des années 1960-1970, à mesure que les mères ont occupé des emplois. Notons pourtant que même celles « qui ne travaillent pas » recourent volontiers à leurs services. Dans de tels cadres, les jeunes enfants connaissent une socialisation plus précoce. Et surtout, constitués en classes d’âge, ils deviennent des objets d’études pour des spécialistes de plus en plus nombreux, et de plus en plus savants. En même temps, des éducatrices, des institutrices s’occupent de leur « éveil » et de leurs premiers apprentissages. Dans quelle mesure échappent-ils ainsi à la responsabilité maternelle ?

25 Il est vrai que la responsabilité maternelle a toujours été seconde, domptée par la suprématie des pères. Mais l’ancienne domination masculine restait à distance, elle n’affectait guère la relation charnelle et affective entre mère et enfant. En outre, la solidarité entre parentes et voisines assurait au « monde des femmes » une relative autonomie. Aujourd’hui les mères, consciemment ou non, subissent le pouvoir insidieux de ceux qui parlent du haut de leur savoir, réputé indiscutable. Elles risquent d’y perdre toute assurance ; les pères aussi. Du reste, la démission de certains parents inquiète les travailleurs sociaux.

La condition maternelle aujourd’hui

26 Ce titre prétend conserver une différence entre la condition maternelle et la condition paternelle, en dépit des consignes des féministes « universalistes », et bien que l’auteure de ces lignes soutienne fermement l’universalité des droits humains. En vérité, pour parler des deux sexes, il faut refuser la différence, au singulier, mais reconnaître les différences. La première est totalitaire, elle touche à l’essence de l’individu : or, notre essence commune, c’est l’appartenance à l’humanité, que les femmes partagent intégralement avec les hommes. Cette certitude est inattaquable. Les différences, au pluriel, ne concernent que l’existence, les conditions de vie, qui ne sont jamais tout à fait semblables pour les femmes et pour les hommes, et qui, en outre, se modifient au cours de la vie et au cours des siècles. Ne les sous-estimons pas.

27 Pour illustrer cette vérité dans les circonstances actuelles, il convient de réfléchir à trois données nouvelles

La parentalité

28 Ce néologisme, qui date des années 1990, confond les deux parents pour mettre en valeur ce qu’ils ont en commun. Soit. Mais, en 2010, un Comité national de soutien à la parentalité a été créé : innovation troublante. Sa fonction consiste, semble-t-il, à mettre au point une « éducation parentale » à l’intention de deux catégories de personnes : d’un côté, des parents biologiques que les travailleurs sociaux signalent comme « incompétents » ou « difficiles » – ce sont presque toujours des mères ; d’un autre côté, des personnes qui se chargent d’élever des enfants issus d’autres géniteurs, les « familles d’accueil » par exemple – là encore, ce sont surtout des femmes qui sont concernées. La création du Comité suppose à la fois que devenir parent ne va pas de soi, et qu’il existe des experts capables de définir le bon parent. On devine que les pouvoirs publics se lassent de devoir prendre en charge des adolescents qui décrochent du système scolaire et qui risquent de se tourner vers la délinquance : ils voudraient ainsi requalifier les parents.

29 Les associations familiales redoutent la concurrence de ce Comité et l’ambivalence de ses intentions. S’agit-il d’accompagner les familles ou de les mettre au pas ? Soutien ou formatage ? les deux ? Autre souci : établir un cahier des charges de ce que devrait être une bonne mère (un bon père), c’est prendre le risque de déstabiliser des parents scrupuleux qui se préoccuperont de respecter les normes au lieu d’être attentifs aux besoins spécifiques de leur propre enfant.

30 Affaire à suivre, donc, avec vigilance. Il est tout à fait vrai que les mères ont besoin d’être accompagnées, mais c’est à elles d’abord de préciser les conditions de cet accompagnement.

La professionnalisation de l’accueil des jeunes enfants

31 Cette intention, elle aussi relativement récente (elle a mûri à partir des années 1970), pose trois problèmes : celui de la relation entre les parents et la personne qui accueille leur enfant ; celui de la formation des nouveaux professionnels ; celui de la marchandisation de ces services.

La relation entre parents et gardiens

32 On l’a dit : les mères ont toujours cherché à se faire aider, car les premiers soins sont à la fois pénibles et angoissants. Mais, de tout temps, les parents qui en avaient les moyens recrutaient eux-mêmes une auxiliaire, la rétribuaient et gardaient toute autorité sur elle. Les mères qui travaillaient hors du foyer confiaient leur petit à une « nounou » pour la journée : l’accord se faisait de gré à gré, entre deux femmes, sans contrat ni contrôle. Or, au cours des années 1980-1990, les pouvoirs publics ont organisé de nouveaux métiers féminins : « assistante maternelle », « auxiliaire de vie », « éducatrice de jeunes enfants », qui requièrent des qualités appropriées. Les assistantes maternelles reçoivent les enfants chez elles : elles font l’objet d’une enquête, doivent être agréées par le conseil général, recevoir une formation, et rester sous le contrôle de la pmi. Dès lors, qu’advient-il de l’autorité des parents employeurs ? Ceux-ci ne reçoivent aucune formation : ils risquent de se sentir en infériorité face à une assistante mieux instruite qu’eux, et reconnue dans sa compétence. Qui décide ? Qui commande ?

La formation des personnels

33 Si elle est certes souhaitable, elle est souvent pensée au rabais. Un ministre parcimonieux a eu ces mots, qui en disent long sur l’ignorance et le mépris des hommes supérieurs : « Pas besoin d’être à bac + 5 pour faire faire la sieste aux enfants, ou pour changer les couches ! » Il pensait aux personnels des crèches. Mais certaines éducatrices de jeunes enfants sont titulaires d’une licence, voire d’une maîtrise de psychologie : elles aimeraient que leur savoir soit mieux reconnu, tant par leurs employeurs que par les parents.

On ne dit pas assez que la « libération sexuelle » a fortement accru la responsabilité maternelle.

34 Les assistantes maternelles estiment leur formation très utile : « J’aurais aimé savoir tout ça pour élever mes propres enfants », dit l’une ! Pourtant, ce qu’on leur enseigne comporte des éléments déconcertants, qui remettent en cause leur implication affective. Celles qui choisissent ce métier disent « aimer les enfants », mais « aimer les enfants » devient suspect ! Elles restent chez elles pour s’occuper tranquillement des leurs, et elles trouvent plaisir à en soigner d’autres simultanément, non seulement pour gagner leur vie mais aussi pour le plaisir, et pour rendre service à d’autres parents. Or, on leur dit qu’elles ne doivent pas vouloir « remplacer » la mère, qu’elles doivent se garder de manifester trop de tendresse à leurs pensionnaires, pour ne pas éveiller d’un côté la jalousie de la « vraie mère », et d’un autre côté, celle de leurs propres enfants. Techniciennes de l’élevage, elles ne devraient pas « aimer » les petits qu’on leur confie ! L’amour en moins ? Affirmons haut et fort que c’est là une consigne misérable. Les bons apôtres prétendent la trouver chez Françoise Dolto et chez Myriam David, mais aucune de ces deux auteures ne s’exprime aussi brutalement, leur discours est beaucoup plus nuancé. Ce sont leurs disciples qui simplifient et extrapolent. Ce qui est vrai, c’est que les princes qui nous gouvernent se méfient de l’amour en général, puissance irrésistible mais irrationnelle, ingouvernable, jugée trop souvent « abusive » ; ils préfèreraient l’écarter. À nous, mères consciencieuses, d’apprendre à pallier les excès pour rassurer les puissants. Et sachons faire entendre que, pour les jeunes enfants, l’amour est le premier de tous les soins !

35 L’amour maternel a toujours été plus ou moins partagé, on l’a dit. L’historienne que je suis a envie d’évoquer l’Odyssée, et de mettre en valeur Euryclée. Cette humble servante a élevé Ulysse, roi d’Ithaque, et ensuite Télémaque, fils d’Ulysse ; elle les appelle « mes chers enfants », et eux l’appellent tendrement « Maïa ». Elle a été la première à reconnaître Ulysse, de retour à Ithaque après vingt ans d’absence. La reine Pénélope, épouse d’Ulysse, mère de Télémaque, la consultait avec égard et affection. Euryclée était une esclave : pourtant, Homère lui a fait place dans le mythe, et elle a traversé les siècles à côté des héros.

La marchandisation

36 C’est un autre souci, beaucoup plus grave. Les rapports officiels dénoncent régulièrement le manque de places pour accueillir les jeunes enfants. En vue de répondre à une demande croissante, la Conférence de la famille a permis, en février 2003, la gestion de l’accueil par le secteur marchand. Désormais, des entreprises privées prennent en charge ce nouveau marché : les unes ouvrent et gèrent des microcrèches, les autres jouent les intermédiaires entre les parents et les candidates gardiennes, proposant contre rémunération des services adaptés (contrats d’embauche, médiation en cas de conflits) ; d’autres encore proposent des formations. Certes, ces agences ont intérêt à satisfaire leurs clients, et il est vrai que le nombre des crèches, comme celui des assistantes maternelles, augmente plus vite qu’avant. Reste que la marchandisation met l’argent au premier plan, et des conséquences fâcheuses peuvent s’ensuivre. Ainsi, des assistantes maternelles, profitant de la pénurie, font monter les prix et imposent leurs conditions. L’une n’accepte les bébés que jusqu’à l’âge de 1 an, parce que ceux qui apprennent à marcher, et qui touchent à tout, sont beaucoup plus pénibles. Une autre n’accueille que des enfants d’enseignants, parce qu’elle veut profiter des vacances solaires. Les inégalités sociales s’aggravent : dans les quartiers pauvres, les mères actives ont beaucoup de peine à trouver une gardienne, et les rares gardiennes y subissent des conditions de travail beaucoup plus difficiles.

37 C’est faire preuve d’irresponsabilité, et même d’un aveuglement coupable, que de laisser le champ libre aux principes néolibéraux dans le domaine des relations affectives. On objectera que ce sont les parents eux-mêmes qui réclament l’augmentation du nombre des places dans les lieux d’accueil. C’est vrai, mais c’est parce que, pressés par l’urgence, les parents n’ont pas le temps ni la disponibilité d’esprit nécessaire pour inventer d’autres solutions, encore moins pour les mettre en œuvre. Examinons de plus près leur condition actuelle.

Le sort des mères laborieuses

38 Qu’est-ce que le travail ? On distingue à présent le travail « productif » du travail « reproductif ». Le premier a pour but de créer des biens et des richesses : il a été structuré et organisé au cours de la révolution industrielle, par des hommes, pour des hommes, alors exonérés des tâches domestiques. Se sont alors mis en place les horaires, les salaires, les qualifications, les contrôles, les carrières. Le travail reproductif consiste à assurer le renouvellement biologique et culturel de l’espèce humaine : il a été confié aux femmes, sans rétribution particulière et sans organisation. Pourtant, les femmes ont toujours « travaillé », y compris dans les activités « productives », puisqu’elles aidaient leurs maris, agriculteurs, artisans ou commerçants. D’ailleurs, certaines étaient elles-mêmes artisans ou commerçantes, d’autres exerçaient des métiers reconnus comme celui de sage-femme. Ces réalités ont été ignorées, et la mère au foyer a été érigée en modèle. Quand les mères sont entrées massivement dans le mode du travail dit « productif », elles ont dû s’insérer dans le moule du « travailleur », qui ne tenait aucun compte de leurs charges. Moyennant quoi, elles ont découvert les affres de la « double journée ».

39 Il y a là une injustice flagrante. Trois parades ont été imaginées. D’abord le travail à temps partiel que bon nombre de mères ont effectivement adopté, mais c’est au détriment de leur rémunération et de leur pension de retraite. Ensuite, il a été question d’impliquer les pères, et certes, beaucoup de pères ont répondu positivement, du moins dans les couches moyennes cultivées ; mais il s’avère que papa choisit ses tâches, et laisse presque toujours à maman la « charge mentale » de la maisonnée. À présent, on cherche surtout à développer les modes de garde. Mais c’est un peu comme si on disait à la mère : « Débarrasse-toi vite de ton enfant, l’intérêt de ton employeur passe avant les tâches maternelles. » On fait comme si les tâches maternelles et les tâches professionnelles étaient équivalentes. Quelle erreur ! Celles-ci requièrent seulement de la compétence et de l’assiduité, là où les tâches maternelles comportent un investissement charnel et affectif intense ! La jeune mère aspire à vivre l’idylle maman-bébé, elle souffre cruellement de devoir confier son petit à une autre femme. De plus, le fait qu’elle ne reçoive aucune formation l’humilie face aux professionnels compétents.

40 Pourquoi ces sacrifiées ne protestent-elles pas ? Sans doute parce qu’elles en restent à l’idéal des années 1970 : elles veulent être égales aux hommes, sur tous les terrains, elles ne voudraient à aucun prix être renvoyées aux langes et aux casseroles, c’est-à-dire à la dépendance. Le comportement de Rachida Dati, garde des Sceaux, est instructif : quatre jours après avoir accouché par césarienne, elle est venue participer au Conseil des ministres en tailleur cintré et talons aiguilles. Est-ce là le prix à payer ? Les femmes de milieu modeste réagissent à leur manière, disant : « Les féministes ont fait beaucoup de mal ! Ma mère était mère au foyer, bien tranquille, son mari la nourrissait. Moi, je trime du matin au soir. J’ai un gosse, je n’ai pas pu en profiter, je ne peux pas m’en occuper. À quoi ça rime ? » Le sort des mères seules est encore plus pitoyable. D’ailleurs, quand l’allocation parentale d’éducation (ape devenue ase) a été instituée, le nombre des salariées a diminué ; pourtant, le montant de cette prestation était très bas, les tâches maternelles étant constamment dévalorisées, disqualifiées par une rémunération dérisoire. Il est vrai aussi que de puissants arguments d’ordre éthique sont opposables à la création d’un véritable salaire maternel…

41 Il serait temps que les mères citoyennes prennent la situation en main au lieu de subir passivement les décisions des puissants. Ne permettons pas à la société néolibérale de nous fabriquer une maternité malheureuse, sempiternellement brimée ! Hâtons-nous de ressaisir les valeurs que nous jugeons fondamentales, et de les faire respecter, tout en les adaptant nous-mêmes aux nouvelles conditions de vie. Il est possible de jouer sur le congé de maternité, qui pourrait être à la fois beaucoup plus long et beaucoup mieux échelonné. Et surtout, il devient urgent de mettre en œuvre une bonne information, une bonne préparation à l’intention des jeunes femmes qui désirent un enfant, afin qu’elles sachent bien à quoi s’attendre et comment faire face [1].

42 Tout, ou presque, reste à inventer. Au travail !

Notes

  • [1]
    Un groupe de jeunes comédiennes parisiennes, « Les filles de Simone », ont écrit une pièce intitulée C’est (un peu) compliqué d’être l’origine du monde, présentée au Théâtre du Rond-Point du 13 au 31 octobre 2015. Ce spectacle touche très juste et il est plein d’humour. Il constitue un excellent avertissement pour les jeunes femmes qui désirent un enfant.
Français

Jusqu’au xxe siècle, les mères et la maternité ont été subordonnées à la « puissance paternelle » ; ensuite, elles ont été soumises au « pouvoir médical ». Mais au-delà des pouvoirs en place, l’intimité de l’amour maternel assurait à la plupart des mères une influence souvent déterminante sur l’avenir de leurs enfants. Aujourd’hui, de nombreuses mères travaillent hors de leur foyer, pour assurer leur autonomie. Mais le Code du travail ne respecte pas leurs obligations familiales. L’accueil et la garde de leurs jeunes enfants posent des problèmes mal résolus. Il devient urgent de repenser la « parentalité » dans son ensemble. Aux mères de savoir faire entendre leurs revendications spécifiques.

Mots-clés

  • maternité
  • puissance paternelle
  • médicalisation
  • féminisme
  • État providence
  • parentalité
  • assistante maternelle
Yvonnne Knibiehler
Professeur émérite d’histoire à l’Université de Provence Aix-Marseille
yvonne.k@club-internet.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/11/2015
https://doi.org/10.3917/spi.075.0023
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