CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis quelques années en France, les aspirations des citoyens à une refonte des institutions démocratiques sont âprement débattues tout en demeurant ambivalentes. D’un côté, la revendication du référendum d’initiative citoyenne (RIC) portée par une large partie du mouvement des Gilets jaunes ou la récente tenue de la Convention citoyenne sur le climat laissent penser que ces aspirations gagnent la population française. D’un autre côté, les chiffres toujours plus élevés de l’abstention électorale et la très grande fragilité d’une « demande sociale » de participation (Mazeaud & Nonjon, 2018) font planer un doute persistant sur l’ampleur et la nature de ces aspirations. En d’autres termes, si les critiques à l’égard des institutions représentatives sont massives et évidentes, elles ne se convertissent pas automatiquement en engouement pour d’autres formes de démocratie.

2Si cette ambivalence des citoyens est particulièrement marquée aujourd’hui, du fait même de la publicité donnée aux revendications et expériences « participatives », elle n’est en rien une nouveauté. Depuis le début des années 2000, le constat d’une désaffection à l’égard des institutions démocratiques fait figure de fait empirique indiscutable (Pharr & Putnam, 2000 ; Balme et al., 2003 ; Dalton, 2004 ; Torcal & Montero, 2006 ; Hay, 2007 ; Mayer, 2010). Les innombrables mesures de la défiance à l’aide d’enquêtes quantitatives ont donné lieu à de multiples interprétations : cette défiance masquerait des attentes démocratiques renouvelées (Norris, 2002) ou correspondrait, au moins en partie, à des exigences démocratiques très élevées, portées par les franges les plus éduquées de la population (Klingemann, 1999). Partant du constat que c’est la forme même des institutions, plus que tout autre facteur, qui explique la défiance – voire la haine – exprimée par les citoyens contre la représentation politique (Grossman & Sauger, 2017), répondre à cette défiance imposerait de réformer profondément les institutions représentatives (Stoker & Hay, 2009). Une question reste, malgré tout, en suspens : la défiance d’une part grandissante des citoyens vis-à-vis des institutions démocratiques ne traduit-elle pas également, pour partie, un rejet radical du principe même de la démocratie et de l’engagement politique, que Pierre Rosanvallon (2006) assimile à une posture « impolitique » ? L’avènement au pouvoir dans de nombreux pays ces dernières années de leaders qualifiés de « populistes », ou simplement d’extrême droite, signifierait-il un effritement de l’adhésion des citoyens à la démocratie ?

3À ce propos, la thèse de la « démocratie furtive » (Stealth Democracy) défendue par John Hibbing et Elizabeth Theiss-Morse (2002) au début des années 2000, suscite, encore aujourd’hui, d’importantes controverses. Considérée comme « provocatrice » (Mayer, 2010) ou « provocante mais stimulante » (Cautrès, 2017), cette thèse est la suivante : contrairement à ce qu’avancent les théoriciens et promoteurs de la démocratie délibérative, « le public américain n’a nul désir de participer plus et préfère déléguer aux élites » (Mayer, 2010), et n’attend aucunement « des élites et des classes politiques à l’écoute ou favorisant la participation et la délibération, mais simplement que les procédures existantes fonctionnent en cas de besoin impérieux » (Cautrès, 2017). Les citoyens « furtifs » souhaitent essentiellement se tenir en retrait de la politique et ne veulent avoir affaire avec les institutions gouvernementales que lorsque cela s’avère nécessaire, de façon furtive donc. Peu importe que ces institutions politiques soient plus ou moins participatives : elles doivent surtout être dirigées par des experts, efficaces, désintéressés, consensuels et transparents. Or, selon J. Hibbing et E. Theiss-Morse, ces citoyens « furtifs » constitueraient désormais l’essentiel du public américain.

4Le volet quantitatif de l’enquête a suscité de vives réactions dans différents pays, qui viennent nuancer cette thèse. Si la reproduction du protocole d’enquête, en Grande-Bretagne (Stoker & Hay, 2017) ou en Finlande (Bengtsson & Mattila, 2009), permet d’obtenir des mesures comparables de la part du public « furtif » dans des contextes très différents, la majorité des travaux questionnent la montée en généralité opérée à partir de ces résultats. Certaines enquêtes soulignent un biais méthodologique : en utilisant différents scripts de questionnaires, présentant de différentes manières les propositions de « délibération » et de « participation », des enquêtes étasunienne (Neblo et al., 2010) et britannique (Webb, 2013) indiquent que les préférences des enquêtés évoluent selon ce qui leur est proposé. D’autres travaux démontrent également que la « préférence » pour une démocratie furtive n’est pas stable et monolithique. Ainsi, la reproduction des indicateurs étasuniens dans l’enquête finlandaise (Bengtsson & Mattila, 2009) montre qu’une part considérable d’enquêtés (44 %) soutiennent à la fois une vision « furtive » de la démocratie et un recours accru aux référendums. Faute de préférence univoque pour un gouvernement d’experts, ces résultats indiqueraient surtout une acceptation de toutes les « alternatives » aux institutions en place, plus qu’un soutien clair à la démocratie directe (Bowler et al., 2007). Outre ces divergences d’interprétations, ces travaux identifient mal les variables structurantes qui favoriseraient un positionnement « furtif » : les tentatives de qualification comme posture « populiste », traversant les clivages sociaux (Stoker & Hay, 2017), ou la division entre une population « insatisfaite » plutôt diplômée, aisée et demandeuse de participation (Lee et al., 2015) et une population « furtive » moins éduquée, précaire et contestataire (Donovan & Karp, 2006 ; Webb, 2013) ne dialoguent pas entre elles et laissent ce terrain en jachère.

5L’ensemble de ces enquêtes quantitatives soulignent également un point crucial : il est très difficile de déterminer, via un sondage, la manière dont les individus construisent leurs préférences pour une démocratie furtive. Cette préférence n’est jamais univoque, souvent paradoxale – comme l’illustre le soutien concomitant d’un gouvernement d’experts et d’une démocratie plus directe – et peut s’avérer friable en cas de propositions alternatives. C’est la raison pour laquelle une autre dimension méthodologique présente dans l’enquête de J. Hibbing et E. Theiss-Morse a attiré l’attention : le recours aux entretiens collectifs. L’usage de cette méthode laisse en effet songeur : loin des recommandations méthodologiques et des appels à la prudence sur la composition, l’analyse et l’interprétation des focus groups (Haegel & Garcia, 2011 ; Lefébure, 2011), ces entretiens semblent essentiellement utilisés par J. Hibbing et E. Theiss-Morse comme des manières d’illustrer et de confirmer les résultats du volet quantitatif. Un usage similaire existe dans les travaux de Gerry Stoker et Colin Hay (2017) où les entretiens collectifs sont essentiellement utilisés pour recenser des idées proposées par les panélistes pour améliorer la démocratie, sans être analysés en tant que tels.

6Face à ce constat, une équipe espagnole a initié un projet de recherche reposant sur un protocole d’enquête spécifiquement centré sur les entretiens collectifs – en complément à une démarche quantitative menée par ailleurs (voir Ganuza & Font, 2018) – pour entrer, à leur tour, dans les débats ouverts par l’hypothèse de la « démocratie furtive » et documenter plus largement les aspirations démocratiques des citoyens. Les entretiens collectifs, réalisés selon une grille de questionnement proche de celle utilisée par J. Hibbing et E. Theiss-Morse, sont pensés comme une manière de tester l’influence des situations sociales et des opinions politiques sur les attentes en termes de participation (García-Espín et al., 2017). Ainsi, l’analyse des entretiens collectifs révèle qu’aucune polarisation quant à la vision de la démocratie ne marque les échanges. Si chaque groupe constitué dans cette recherche – militants de gauche, de droite, de différentes classes sociales, etc. – présente des appétences plus ou moins marquées pour les options « participatives » ou « furtives », les discussions montrent surtout une grande prudence : la critique des institutions représentatives est rarement univoque, l’expérience concrète des dispositifs délibératifs amène souvent l’expression d’un « scepticisme » face à la portée réelle des alternatives (García-Espín & Ganuza, 2017). La défiance des citoyens espagnols ne se traduit donc ni dans une option « furtive », ni dans une option « participative » nette, mais dans l’attente vague d’une « réforme » (Ganuza & Font, 2018).

7Dans le sillage de l’enquête espagnole [1], nous avons mis en place un protocole d’entretiens collectifs visant à éclairer, dans le cas français, l’écheveau des arguments favorables et défavorables à une démocratie plus « furtive » ou « participative ». Ayant pu mesurer par ailleurs toutes les limites des controverses fondées sur les enquêtes quantitatives (Gourgues & Sainty, 2019), nous avons opté pour une méthode résolument qualitative, attentive aux dynamiques argumentatives révélant ce que les participants pensent et attendent de la démocratie. Nos groupes diffèrent de ceux constitués aux États-Unis : si les participants américains « présentent des différences du point de vue de l’âge, de la race, du statut socio-économique et des tendances politiques » (Hibbing & Theiss-Morse, 2002, p. 251), nous avons constitué des groupes relativement homogènes en termes de classe sociale, de degré d’engagement ou d’orientation politique (Duchesne & Haegel, 2004). Suivant la méthode choisie pour les groupes de discussion précédemment réalisés en Espagne et en Italie, les groupes étaient en revanche hétérogènes du point de vue de l’âge – sauf les groupes des étudiants et apprentis –, du genre et de la race, afin de ne pas multiplier les facteurs d’analyse [2]. Des groupes socialement et politiquement homogènes présentent deux avantages majeurs. Premièrement, comme l’a montré William A. Gamson (1992), ils favorisent l’expression de discours plus authentiques ou naturels, les participants se sentant plus à l’aise pour s’exprimer quand ils sont entourés de gens « comme eux ». Cet élément semble important pour éviter de créer un discours artificiel sur la politique et la démocratie, correspondant à ce que les participants pensent que les autres membres du groupe ou le modérateur attendent d’eux. Deuxièmement, notre objectif était d’introduire dans le débat sur les perceptions du fonctionnement démocratique un élément crucial mais souvent manquant : les différences de classe et de degré d’engagement politique. Alors que J. Hibbing et E. Theiss-Morse considèrent « le citoyen américain » de façon très générique, nous partons à l’inverse, à la suite de travaux classiques de sociologie politique (Gaxie, 1978), de l’hypothèse d’un effet majeur des classes sociales sur le rapport qu’établissent les citoyens à leurs institutions et à la participation électorale (Manza & Brooks, 2008 ; Collectif SPEL, 2016 ; Ganuza & Font, 2018 ; Barrault-Stella & Lehingue, 2020). Nous faisons également l’hypothèse que leur perception du système démocratique est liée à leur niveau d’engagement, reprenant en cela des stratégies de comparaison utilisées dans l’étude ethnographique de Nina Eliasoph (1998) des rapports des citoyens au politique.

8La technique du focus group est critiquée en ce qu’elle suppose une situation sociale très inhabituelle, réunissant des inconnus qui subitement se mettraient à échanger sans tabou sur des sujets politiques de portée générale (Braconnier, 2012). Cependant, les focus groups que nous avons conduits ont plutôt constitué des espaces d’appropriation collective de la « politique » par des enquêtés, même parmi ceux qui en sont les plus éloignés, rejoignant en cela la perspective de Sophie Duchesne (2017) qui y voit des espaces d’expression individuelle et collective utiles à la compréhension des processus de politisation. Ainsi, malgré l’artificialité de la situation, les discussions se sont déroulées de façon relativement fluide, ce qui a pu être facilité par la présence dans chaque groupe de personnes se connaissant au préalable – par les réseaux militants, associatifs ou scolaires – et dans lesquels nous avons été introduits par des personnes de confiance. Si les échanges ont été fluides, on ne saurait toutefois déduire qu’ils traduisent une opinion collective reflétant la pensée d’un groupe social, comme auraient pu le mettre en évidence des enquêtes ethnographiques longues parmi ces groupes. L’objectif de l’analyse est ici de mettre en lumière les éléments de débat et ceux de convergence dans les groupes, afin de saisir la façon dont la position sociale et le degré d’engagement façonnent le rapport à la démocratie. Si les études s’appuyant sur des focus groups s’intéressent généralement à l’expression des désaccords, voire les suscitent (Duchesne & Haegel, 2004), ceux-ci étant propices à l’explicitation des arguments, nous avons été à l’inverse tout particulièrement sensibles aux moments de convergence dans les groupes, tant nous avons été frappés par les consensus relatifs qui se dégageaient des échanges, de façon congruente avec d’autres travaux sur le rapport ordinaire au politique (Lecrique et al., 2011 ; Lefébure, 2011). En effet, les discussions faisaient fréquemment émerger un « nous » et exister le groupe par contraste avec le personnel politique (Lefébure, 2009). Les extraits mobilisés dans l’article illustrent alors, sauf mention contraire, une opinion partagée au sein du groupe.

9Les huit focus groups ont été pensés en fonction de distinctions de classe, d’engagement et d’orientation politique : quatre groupes sont composés de citoyens engagés dans la vie politique – militants de partis de gauche et de droite, d’associations de quartier et altermondialistes –, tandis que les quatre autres rassemblent des citoyens peu engagés, des classes populaires – précaires et apprentis – ou aisées – classes supérieures et étudiants bien dotés. Notre objectif était de constituer ainsi des groupes, non pas représentatifs de la société française mais diversifiés, en faisant jouer les contrastes entre groupes du point de vue des propriétés sociales et du niveau d’engagement, et en raisonnant par duos antagonistes – militants/non militants, gauche/droite, précaires/classes supérieures, étudiants/apprentis. Ces appartenances ne sont certes pas exclusives – un militant de gauche peut être étudiant par exemple –, mais chaque groupe a été constitué en fonction d’une caractéristique principale, que nous avons explicitée aux participants. Rassemblant chacun entre quatre et neuf personnes (59 au total), les entretiens collectifs ont été organisés dans différentes régions françaises : métropolitaines (Lyon, Paris), rurales (Nièvre), défavorisées (Roubaix) et favorisées (La Rochelle). Nous avons sélectionné ces villes en fonction tant de nos réseaux amicaux et professionnels, que de la facilité à former des groupes selon les caractéristiques recherchées – par exemple, le groupe de militants de gauche a été organisé à Roubaix et celui de militants de droite à Lyon, dans des villes où les partis politiques visés ont historiquement une forte représentation électorale.

10S’il est impossible de maîtriser l’ensemble des biais d’auto-sélection dans la constitution de ces groupes (Duchesne & Haegel, 2004), nous avons accordé une attention particulière à diversifier les caractéristiques sociodémographiques des participants et choisi de présenter l’enquête sous l’angle de l’actualité, plus que sous celui de la politique (Duchesne, 2017). La mobilisation de nos propres réseaux élargis d’interconnaissance a permis d’accéder à des personnes qui n’auraient certainement pas accepté de participer sous d’autres conditions [3]. Ainsi, la moitié des groupes sont constitués de participants n’ayant pas comme prérequis un intérêt pour la politique, que ce soit par des engagements associatifs ou partisans [4]. Nous avons aussi souhaité l’animation des focus groups la plus discrète possible, ce qui a été possible la plupart du temps [5]. Enfin, le déroulé des focus groups prévu par J. Hibbing et E. Theiss-Morse nous ayant semblé trop directif et parfois trop complexe pour des citoyens peu intéressés par la politique – notamment la présentation de certains scénarios alternatifs à la démocratie représentative, qui supposent une connaissance initiale assez précise de son fonctionnement [6] –, nous l’avons simplifié en le structurant autour de deux grandes questions : « Pour commencer, on va parler du fonctionnement de notre démocratie. Qu’est-ce que vous aimez et qu’est-ce que vous n’aimez pas dans la façon dont fonctionne la démocratie aujourd’hui en France ? » ; « Maintenant, on ne va plus parler de la manière dont la démocratie fonctionne réellement, mais plutôt de la façon dont vous voudriez qu’elle fonctionne. Dans un monde parfait, à quoi ressemblerait la démocratie ? Si vous deviez imaginer un système politique à partir de zéro, à quoi ressemblerait-il ? » [7]. D’une façon globale, la discussion entre les participants s’est rapidement autonomisée des animateurs, qui ne sont intervenus que ponctuellement pour des éléments de clarification des propos des uns et des autres ou pour rééquilibrer la répartition des tours de parole [8].

Tableau 1 : Composition des focus groups

FG 1. Militants de gaucheRoubaix, 2014
Militants du PS et de EELV
9 (3 femmes et 6 hommes)
23-75 ans
FG 2. Militants de droiteLyon, 2014
Militants des Jeunes Populaires et sympathisants de l’UMP
8 (4 femmes et 4 hommes)
19-42 ans
FG 3. Militants d’associations de quartierParis, 2014
Militants d’associations de quartier (Accomplir, Ateliers d’artistes de Belleville, Coteaux de Belleville, Le Lien des Lilas, Rues en paix)
6 (3 hommes et 3 femmes)
40-65 ans
FG 4. Militants altermondialistesParis, 2014
Militants d’associations altermondialistes (ATTAC, CRID, Artisans du Monde)
4 (2 femmes et 2 hommes)
31-76 ans
FG 5. PrécairesRoubaix, 2015
Non militants
Personnes en situation de précarité (quatre en recherche d’emploi, une en invalidité, un veilleur de nuit, une animatrice de jardins partagés, une commerciale, un retraité)
9 (7 femmes et 2 hommes)
25-60 ans
FG 6. Classes supérieuresLa Rochelle, 2015
Non militants
Personnes disposant d’un patrimoine immobilier et d’un revenu nettement supérieur au revenu moyen (un cadre bancaire, une project manager, un restaurateur, une enseignante-chercheure, deux retraités)
6 (3 hommes et 3 femmes)
30-67 ans
FG 7. ÉtudiantsLa Rochelle, 2014
Non militants
Étudiants de premier cycle universitaire (en marketing digital, ingénierie, droit et sciences)
9 (3 femmes et 6 hommes)
19-23 ans
FG 8. ApprentisMarzy, 2014
Non militants
Apprentis dans un centre de formation d’apprentis (CFA) spécialisés dans le bâtiment
8 hommes
18-20 ans

Tableau 1 : Composition des focus groups

11L’analyse de ces entretiens collectifs permet de confirmer des résultats classiques de sociologie politique, en mettant en évidence l’importance de la défiance vis-à-vis des élus et des partis politiques, mais aussi le poids des propriétés sociales et du degré d’engagement dans le rapport au politique. Ces résultats alimentent ainsi le débat contemporain sur l’existence, ou non, d’une demande sociale de participation. Sur ce dernier point, notre recherche livre des résultats inédits. En effet, si l’enquête montre une forte résignation face à un système démocratique insatisfaisant, elle souligne également que selon la position sociale et l’orientation politique, les participants se rapprochent plutôt du profil du citoyen « furtif » ou « délibératif ». En faisant apparaître des interprétations différentes de celles déjà évoquées sur les causes de ce malaise démocratique, notre enquête, et c’est là son originalité, montre que si la majorité des groupes penchent plutôt vers une conception délibérative de la démocratie, les individus issus des classes supérieures et les militants de droite semblent proches du paradigme de la « démocratie furtive ».

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Encadré 1. Qu’est-ce qu’un citoyen « furtif » ou « délibératif » ?
Nous définissons ici deux idéaux-type de citoyens, mobilisés pour l’interprétation qualitative de nos données, issus des controverses scientifiques précédentes. L’idéal-type du « citoyen furtif » (stealth citizen) correspond aux principales caractéristiques du public américain décrit par John Hibbing et Elizabeth Theiss-Morse (2002) : le citoyen ne souhaite pas participer directement à l’orientation de l’action publique au-delà d’un vote occasionnel. Si le système politique fonctionnait bien, il pourrait déléguer son pouvoir à des acteurs jugés plus compétents. Pour le « citoyen furtif », la vie politique devrait idéalement être divisée en deux types de situations : une routine habituelle, au cours de laquelle les élites politiques compétentes et honnêtes gouvernent dans l’intérêt commun ; des moments plus exceptionnels de participation (les élections) qui permettent aux citoyens une participation active mais éphémère. Le « citoyen délibératif » (deliberative citizen), défini à partir des résultats de l’équipe de Michael Neblo (2010), correspond à un citoyen qui, sans être un militant permanent de la démocratie, peut facilement choisir de ne pas s’engager, tout en gardant un intérêt pour la participation politique. Ainsi, il est prêt à participer lorsque des formats concrets sont mis en place – mini-publics délibératifs, référendums, etc. – et qu’il estime que sa participation aura un impact. Le « citoyen délibératif » n’est pas un soldat de la participation publique, mais un citoyen potentiellement « furtif » en attente d’une proposition convaincante de participation.

Une critique unanime de la démocratie partisane

13Quelles que soient les tendances politiques, le niveau d’engagement et la classe sociale, les participants aux focus groups expriment un profond mécontentement vis-à-vis du système politique. Alors que la question de départ était « qu’est-ce que vous aimez et qu’est-ce que vous n’aimez pas dans le fonctionnement de la démocratie aujourd’hui ? », peu d’entre eux évoquent des éléments positifs et, lorsqu’ils le font, ils restent vagues, mobilisant plutôt des références à la démocratie libérale, comme le droit de vote et les libertés d’expression, d’association ou d’opinion, qui seraient garanties en France contrairement à d’autres pays. Une des réactions parmi les militants altermondialistes est d’ailleurs symptomatique : « Ça, c’est compliqué de trouver le truc de bien. […] Le côté positif, j’arrive pas du tout à le qualifier. Côté négatif, on peut en sortir des tonnes. »

14Un discours critique à l’égard de la démocratie partisane traverse l’ensemble des focus groups, confirmant ainsi les résultats de nombreuses enquêtes quantitatives. Dans nos huit entretiens collectifs, les participants expriment une forte défiance vis-à-vis de la démocratie partisane, comme des professionnels de la politique : la déconnexion des élus de la vie quotidienne des « gens », le manque de représentativité des représentants, l’absence de renouvellement de la classe politique ou encore les avantages dont bénéficient les élus sont fréquemment mis en avant. Cette critique acerbe de la professionnalisation politique et de l’accaparement des pouvoirs par un petit cercle, partagée par tous les groupes en France comme en Espagne (Ganuza & Font, 2018), recouvre très largement celle reconnue comme symptomatique de la « crise de la représentation » et exprimée notamment par le mouvement des Gilets jaunes.

Le manque de représentativité des élus

15La majorité des participants critiquent le fait que les élus ne sont pas représentatifs de la population, ce qu’ils mettent en lien avec la faible participation électorale. Cette remarque d’un militant socialiste est présente dans tous les groupes : « Je ne comprends pas pourquoi on valide des élections alors qu’il y a moins de 50 % des personnes qui participent. […] Quand tu regardes qu’à la fin, le mec est élu avec 23 % […] Comment on peut accepter que ce système perdure en sachant qu’il n’est pas représentatif ? » Le défaut de représentativité sociodémographique est également soulevé, les élus étant perçus comme une classe d’hommes blancs et âgés. Un militant de gauche indique ainsi : « En général, au conseil municipal, il n’y a pas de jeunes. […] C’est un scandale ! Les femmes… heureusement qu’il y a la parité, sinon, on ne s’en sort pas. Au Sénat et au Parlement, on n’arriverait jamais, hein ! » En lien avec cette faible représentativité, les élus sont perçus comme coupés du monde réel, ce que soulignent très clairement les participants du groupe des apprentis : « C’est ça le problème, c’est qu’ils n’ont plus les pieds sur terre ces gens-là […] Ils ne vont pas chercher le pain à la boulangerie, quoi […] Ils ont lâché la vraie vie, enfin, la vie des citoyens lambda, nous tous, quoi. Ils ne vivent plus comme nous, déjà depuis trop longtemps. »

16Cette opposition entre « eux » (les élus ou la classe politique) et « nous » (les gens ou le peuple) – « les hauts placés et le bas peuple » comme le résume un étudiant – est très fréquente dans l’ensemble des focus groups, aucun n’incluant les élus dans le « nous [9] ». L’existence d’une classe politique, marquée par la monopolisation du pouvoir et l’absence de renouvellement, est critiquée par la majorité des focus groups indépendamment de leur proximité avec la sphère politique.

17La critique de la « classe politique » est la plus forte parmi les participants issus des classes populaires. Pour les apprentis, comme pour les précaires, les intérêts des élites politiques sont ceux des dominants : « Même si on dit qu’à gauche, c’est pour le peuple, c’est pour les pauvres, on voit très bien que Hollande, pour l’instant, toutes les décisions qu’il a prises, c’était quasiment tout en faveur des patrons, donc des plus riches. Voilà ! Ils prennent des décisions souvent en leur faveur » (FG 8 apprentis). L’image renvoyée par les élus est celle d’une « caste », d’un ordre figé doté de privilèges, avec des références à « la féodalité ». Cette critique est aussi présente parmi les militants de droite, dont certains ont été stagiaires ou collaborateurs d’élus : ils connaissent les avantages liés à la fonction et considèrent également que « la place est bonne ». Mais la perception de ces privilèges se lit aussi en fonction de la position sociale, les moins aisés étant les plus critiques : « Nous, ce qu’on cherche à faire c’est de travailler pour vivre correctement. Eux, ils ont déjà des avantages et en plus on leur donne beaucoup d’argent. » (FG 8 apprentis).

18Les discussions au sein des groupes reflètent bien à quel point la classe sociale influence la perception des causes du dysfonctionnement démocratique. Les apprentis, qui viennent d’un milieu ouvrier rural – leurs familles travaillant dans l’agriculture, l’industrie ou la construction –, ont une perception très personnalisée de la vie politique [10]. Ils produisent ainsi des jugements éthiques et moraux, en dénonçant le « copinage » et la « magouille ». L’argent tient une place importante dans leur argumentation, lorsqu’ils abordent les salaires excessifs des élus et opposent leurs difficultés du quotidien aux fastes de la République. L’un d’entre eux déclare ainsi : « Ils restent cinq ans, ils font les mariolles, ils prennent le maximum, ils ont dix procès au cul, mais ils sont présidents, donc, ça ne les touche plus. Après, ils ne sont plus présidents, mais les procès, de toute façon, n’aboutissent jamais. » Les participants des autres groupes mentionnent également le clientélisme, mais leurs critiques des élites politiques sont moins personnelles et tranchées. Parmi les plus politisés, les causes du dysfonctionnement démocratique sont décelables dans les mécanismes institutionnels. Un militant altermondialiste insiste ainsi sur le rôle des règles du jeu politique : « C’est le fait que pour être élu, on est obligé de faire […] le plus de promesses possibles. […] Une fois qu’on est élu, qu’on est confronté aux réalités du pouvoir, on voit bien qu’on ne peut pas vraiment faire ce qu’on avait dit. » De l’autre côté du spectre politique, un militant de droite développe des considérations similaires : « Pour être élu, il faut avoir un programme qui va plaire au plus grand nombre parce qu’on sait qu’on va être élu par la majorité. C’est le tenant de la démocratie. » L’idée selon laquelle la politique ne doit pas être une carrière est fréquente parmi les participants les plus éduqués et politisés, les tendances politiques ayant peu d’influence de ce point de vue. Ainsi, le cumul des mandats est perçu comme un facteur crucial de la professionnalisation et du manque de renouvellement de la classe politique, par exemple chez ce militant de gauche qui propose : « Un homme, un seul mandat, mais en plus que ce ne soit pas un métier, que ça ne devienne pas une profession. » Enfin, soulignons que si la critique est très vite virulente dans les deux focus groups dont les participants sont issus des classes populaires (précaires et apprentis), elle est beaucoup plus feutrée dans celui des classes supérieures non mobilisées. Les participants plus aisés considèrent aussi que le système politique fonctionne mal, mais ils ne le critiquent pas vraiment et s’en désintéressent plutôt, comme si tout cela n’avait pas de conséquence sur leur vie [11].

Une forte défiance vis-à-vis des partis politiques

19Cette mise à distance se nourrit principalement d’une forte défiance exprimée à l’encontre des partis politiques considérés comme étant instrumentalisés pour mettre en scène les élus ou des désaccords de façade. Rejoignant certains arguments restitués dans Stealth Democracy, de nombreux participants condamnent les oppositions perpétuelles et valorisent une conception plus consensuelle de la politique. Les désaccords publics entre les partis politiques entraveraient la promotion de l’intérêt général, qui devrait être au-dessus des rivalités partisanes. Comme le dit un apprenti au sujet des débats politiques télévisés : « C’est trois gamins dans une cour d’école qui se disputent un sac de billes. Et ils ne sont pas là “pour la France”, entre guillemets, comme ils le disent tous, d’ailleurs. […] Quand on les voit en débat, on ne voit clairement pas ça du tout. Et moi, ça me gêne beaucoup. » La comparaison de la vie politique avec un « cirque » ou un « théâtre » est fréquente pour mettre l’accent sur le désordre, la confusion et l’hypocrisie du jeu politique.

20Même les militants adressent des critiques acerbes aux partis, y compris au leur, en dénonçant le côté artificiel des débats et la discipline partisane. Plutôt proches des Jeunes UMP, les militants de droite sont très critiques du fonctionnement et de l’utilité du parti, l’un se demandant même : « Moi, je suis responsable des jeunes dans la structure de l’UMP. Et je vais vous dire un truc, je n’ai qu’une envie, c’est de me tirer de là. » Un autre militant, critiquant les oppositions permanentes et les factions au sein du parti, résume avec humour l’autoritarisme et la domination des leaders : « L’UMP, c’est l’URSS en bleu [12]. » Les critiques des partis politiques sont également très dures parmi les militants de gauche : « Ça ne fonctionne pas parce que le peuple ne se reconnaît pas dans les élus, […] parce qu’il y a un système où il faut absolument que les élus viennent de partis politiques et ces partis politiques façonnent et obligent ces personnes à devenir des professionnels de la politique. Or, du coup, en devenant des professionnels de la politique, ils s’éloignent des réalités du peuple et il y a un écart qui se creuse énormément. »

21Dans l’ensemble des groupes, les partis sont perçus comme des entreprises exclusivement intéressées par la conquête et la conservation du pouvoir, et jugés responsables de la clôture du champ politique. Comme le résume une participante au groupe des classes supérieures : « Le parti, pour moi, il sert juste à permettre à une personne d’être élue justement puisque dans le système, finalement, si on n’appartient pas à un parti politique, c’est quand même très difficile d’accéder à des fonctions d’élu. » Le thème des « promesses non tenues » par les élus et les partis politiques traverse l’ensemble des groupes : « On vote pour des promesses et puis les promesses, elles ne sont pas réalisées. » (FG 6 classes supérieures) ; « Il y a beaucoup de promesses qui n’ont jamais été concrétisées. » (FG 5 précaires) ; « Avant d’être élus, les partis politiques, les représentants […] écoutent ce que veut le peuple, et une fois qu’ils sont élus, ils ne le font plus, pour moi, c’est le revers de la démocratie. » (FG 4 militants altermondialistes). L’élection rendrait ainsi la démagogie inévitable, même pour ce militant de gauche : « On utilise le parti pour arriver au pouvoir et une fois qu’on est au pouvoir les promesses on les met de côté. » Il s’agirait donc de « se vendre » pour se faire élire, la forme prenant le pas sur le fond, comme le souligne cet étudiant : « On est beaucoup plus aujourd’hui […] sur la communication et sur le paraître […]. L’idée est complètement effacée par rapport à la manière dont on va vendre le personnage. »

22In fine, l’élection serait une illusion de pouvoir : les citoyens ne sont pas vraiment libres de choisir et leurs choix n’ont de toute façon pas d’effet. « On a une grande illusion de la démocratie, c’est qu’on pense choisir. Alors que tout ce qui fait qu’on choisit quand même nous échappe pour beaucoup. » (FG 3 militants d’associations de quartier) ; « Notre pouvoir c’est juste de mener quelqu’un en haut et puis c’est tout. Finalement on n’a pas voté pour des idées. » (FG 5 précaires). Cet étudiant résume ainsi une opinion très répandue : « On a l’impression de voter et qu’il ne se passe pas grand-chose, en fait, derrière. » Un militant de gauche va dans le même sens, probablement en raison de sa déception face au gouvernement socialiste au pouvoir fin 2014 : « Quand on change de majorité, on a l’impression qu’il n’y a rien qui change. C’est pour cela que la population ne se reconnaît plus [dans la politique]. » Dans le groupe des classes supérieures, ce n’est pas la déception à l’égard des alternances sans effets qui ressort, mais la critique des effets pervers de changements politiques trop fréquents. À travers des parallèles réguliers avec le fonctionnement d’une entreprise, ils critiquent le manque de performance du système politique et l’effet contre-productif des alternances : « Si le suivant démolit ce qu’a fait le précédent, bon… ça ne sert plus à rien. » Ce faisant, à la différence des autres groupes, les participants issus des classes supérieures dénoncent moins la légitimité que l’efficacité des élus et du système politique ; ce qui n’est pas sans conséquence, nous le verrons, quant aux solutions envisagées pour transformer ce système.

Une démocratie représentative indépassable ?

23Compte tenu de ces critiques profondes du fonctionnement du gouvernement représentatif et du rôle des élites politiques, on aurait pu s’attendre à ce que les citoyens défendent un modèle différent. Du reste, les propositions de réforme du système démocratique dans le sens d’une participation renforcée des citoyens s’appuient sur le postulat selon lequel les citoyens seraient demandeurs d’un nouveau système. Or, comme dans l’enquête réalisée en Espagne (Ganuza & Font, 2018), les discussions au sein de nos focus groups montrent une opinion beaucoup moins tranchée : aucun participant n’envisage sérieusement de se passer des élections, des élus ou encore des partis. Ainsi, la délégation et la représentation politiques sont considérées comme indépassables, laissant apparaître un imaginaire démocratique fortement contraint.

La nécessaire délégation politique

24Les partis politiques étant systématiquement dénigrés par les participants, nous leur avons explicitement demandé si leur suppression pouvait être une solution. La plupart ont répondu par la négative, estimant que les partis sont un mal nécessaire. Les groupes apprentis et précaires soulignent ainsi que les partis aident les citoyens à s’informer et à se repérer dans l’espace politique. Certains, parmi les participants les plus politisés, soutiennent que les partis sont aussi nécessaires pour promouvoir des idées, à l’instar de ce militant de gauche : « Un parti politique, ça doit représenter des valeurs, le sens… Une personne seule, on ne peut pas lui faire confiance sans savoir ce qu’elle pense derrière, à quoi elle se réfère, etc. C’est ça qui est compliqué, du coup, de… qu’il n’y ait pas de partis ! J’ai du mal à imaginer… » Un militant associatif de quartier reconnaît aussi, après avoir durement critiqué leur fonctionnement : « Je ne vois pas comment on peut s’organiser sans partis ou en tout cas sans mouvements. »

25Plus généralement, il apparaît dans l’ensemble des focus groups que, même sans partis politiques, une forme d’intermédiation serait toujours nécessaire pour organiser la vie politique. Ce besoin indépassable de représentants est défendu par de nombreux participants comme cet apprenti : « De toute façon, il faudra tout le temps un représentant, quelqu’un qui soit en haut. » Plusieurs dimensions sont mises en avant pour justifier cette nécessité absolue, à commencer par le besoin d’avoir un porte-parole dans des sociétés de grande taille. Un étudiant explique ainsi : « On a quand même besoin d’une personne qui parle pour plusieurs personnes. Ça veut dire une voix, une personne mais qui est la réunification de plusieurs voix. […] Il faut qu’il exprime la voix de tous. Il ne peut pas exprimer sa [insiste sur le mot] voix. » La nécessité de prendre des décisions en agrégeant les intérêts individuels est mise en avant, comme le résume ce participant au groupe des classes supérieures : « Si tout le monde était d’accord on n’aurait même pas besoin d’élus. C’est pour ça que l’élu il a quand même un rôle. » La présence de représentants est également justifiée comme incarnation du peuple et de la France, notamment à l’étranger : « [Il faut] quelque chose qui représente le peuple. […] Au moins une personne qui puisse représenter la France dans des pays étrangers. » (FG 8 apprentis). Même les militants altermondialistes n’imaginent pas procéder autrement que par la représentation : « Toute question est délégation, contrôle de la délégation. […] Il y a obligatoirement de la délégation. » Dans le groupe des classes supérieures, les participants sont particulièrement prolixes à ce sujet, la présence « d’un chef » leur semblant naturelle : « Alors, il n’y a pas tellement de solutions pour diriger un pays. Ou il faut un peu d’autorité, donc, on dit qu’on perd la démocratie ou alors, on fait vraiment la démocratie, et puis c’est un petit peu délité parce que moi, je pense que l’activité humaine a besoin d’un chef. » Au fil de la discussion, ils définissent la proximité, le charisme et la capacité de gestion comme les principales qualités d’« un élu éclairé », comparé à un chef d’orchestre ou d’entreprise.

26En somme, dans l’ensemble des groupes, la nécessité de trouver le bon chef, dont les qualités – compétence et vertu – dépendent de la personne, ou encore d’élire des représentants compétents, opposés en creux à l’incompétence des citoyens ordinaires, reste un élément cardinal de l’organisation des systèmes politiques.

L’écueil de l’(in)compétence citoyenne

27Comment expliquer ce caractère indépassable de la représentation ? Est-ce pour son aspect pratique visant à rationaliser les coûts de la participation ou pour sa dimension politique anti-démocratique, les citoyens étant alors considérés comme incapables de se gouverner ? Nous avons explicitement demandé aux participants s’ils pensaient que les citoyens étaient suffisamment compétents pour prendre des décisions collectives à la place des élites politiques [13]. Tous reconnaissent, indépendamment de leur niveau d’études ou d’engagement, que gouverner exige une certaine forme d’expertise dont sont dépourvus les citoyens : « On ne peut pas mettre n’importe qui à la tête d’un pays » (FG 8 apprentis) ; « On n’est pas tous compétents pour prendre des bonnes décisions » (FG 7 étudiants) ; « Le fond du problème, c’est que les gens manquent de connaissances » (FG 1 militants de gauche). Tous les participants dénoncent le manque d’intérêt des citoyens pour la politique ou leur égoïsme, ce qui confirme encore une fois des résultats classiques également présents dans les focus groups espagnols (García-Espín & Ganuza, 2017). Pour les membres des groupes de discussion issus des classes populaires, ce désintérêt serait particulièrement marqué du côté des plus jeunes et pourrait donc être pris en charge par l’école. Selon les apprentis qui ont participé à l’enquête, une condition pour que la démocratie fonctionne bien est d’avoir des citoyens honnêtes, responsables et respectueux – ce qui ne leur semble pas le cas aujourd’hui. Le système politique dépend donc aussi du « bon comportement » des citoyens. Cette idée d’un engagement nécessaire des citoyens se retrouve du côté des participants les plus engagés, militants associatifs ou de partis politiques : à droite, dans une vision plus pessimiste où « les devoirs sont souvent un peu oubliés » du fait d’un excès de liberté ; parmi les altermondialistes, avec la préoccupation de mobiliser plus largement : « Comment faire pour faire en sorte d’avoir des gens qui sont plus citoyens, justement, qui sont plus engagés […] et qui ne sont pas que sur leurs petits problèmes personnels ? »

28Au-delà de ces considérations morales, les points de vue divergent sur la question de la compétence des citoyens et de leur capacité à gouverner. D’un côté, les participants des groupes des militants de droite et des apprentis estiment que les citoyens n’ont pas l’expertise nécessaire pour prendre des décisions. Selon un apprenti, les citoyens « ne feraient pas mieux » que les élites politiques. De la même manière, un jeune militant de l’UMP s’interroge : « Je ne suis pas sûr que, à 18 ans [son âge], quand on n’a jamais travaillé, on soit capable de… on puisse répondre sur des thématiques qui ne nous concernent absolument pas et qui font peut-être appel aussi à des connaissances et à une expérience sur le long terme. » À l’inverse, les participants des groupes de militants associatifs et de partis de gauche valorisent l’expertise citoyenne : « Tu prends un habitant dans un quartier, pour moi, ça peut être aussi un expert. Il est expert de ce qu’il vit, des politiques publiques qu’il a subies. » (FG 1 militants de gauche). Les membres d’associations de quartier, souvent impliqués dans les dispositifs de démocratie locale, insistent sur ce savoir d’usage que l’un d’entre eux définit ainsi : « C’est de dire : nous, citoyens de base, habitants, […] on a une expertise de base qui est que, cette rue, j’y passe tous les matins, tous les soirs… cet ascenseur, je l’utilise. » Une membre de ce groupe considère que l’augmentation du niveau d’études rendrait les citoyens suffisamment compétents pour prendre des décisions : « Avec les systèmes d’éducation qu’on a et puis Internet, etc., le niveau de compréhension, de capacité intellectuelle et d’information du citoyen de base a énormément augmenté. » La montée en compétence des citoyens serait ainsi grandement facilitée par l’accès à une information neutre et équilibrée.

29Si, au niveau individuel, il est difficile de démontrer les effets des médias sur les préférences des citoyens [14], un lien entre les évolutions de la médiatisation de la vie politique – recherche du scoop, traitement du jeu politique au détriment des enjeux, politique-divertissement – et la défiance croissante d’une partie des citoyens à l’égard du personnel politique est fréquemment établi (Leroux & Riutort, 2013 ; Stoker & Hay, 2017). Plus largement, l’ensemble des participants à nos focus groups, quelles que soient leurs préférences, se montrent critiques à l’égard des médias. Pour beaucoup, les citoyens sont manipulés par les moyens de communication, qui manquent d’indépendance et de neutralité. Les militants altermondialistes ayant participé à l’enquête considèrent ainsi que les médias sont à l’origine de la plupart des problèmes démocratiques : « Un truc qui ne marche pas, c’est sûr, c’est la couverture médiatique, […] parfois, c’est une connivence mais c’est pas forcément toujours le cas. C’est le rôle aussi que je trouve extrêmement simplificateur que jouent les médias dans le débat politique […]. C’est quand même un gros souci dans notre démocratie. » Pour eux, les médias contribuent à transformer la politique en spectacle, favorisant le désengagement civique et brouillant les débats politiques. Avec une tonalité moins radicale, la désinformation introduite par les médias est une idée fréquemment reprise : « La télé rentre des trucs dans la tête [des gens] » (FG 8 apprentis) ; « On appelle ça la machine à laver parce que toutes les quinze minutes, ils te lavent le cerveau ! » (FG 1 militants de gauche) [15].

30L’indépendance de l’information est souvent évoquée lorsque l’animateur pose la question du rôle des experts dans le système politique. Ce thème n’a pas fait l’objet de nombreux débats entre les participants, mais chaque fois est ressortie l’idée que les experts sont nécessaires, à condition d’être le plus neutres possible et indépendants des intérêts privés. Les membres du groupe des apprentis se positionnent ainsi pour des « experts bénévoles ». Dans les groupes de militants de gauche et d’associations de quartier, les participants insistent sur le fait que les experts ne devraient pas prendre de décisions directement, car ils ne sont pas élus, mais qu’ils pourraient éclairer l’opinion publique et les décisions des responsables politiques : « Il n’est pas élu, l’expert, alors je ne vois pas pourquoi il aurait le droit de prendre des décisions en notre nom » (FG 3 militants d’associations de quartier) ; « Le rôle du politique, c’est pouvoir voir tout ce que les experts ont dit et puis, faire le bon choix » (FG 1 militants de gauche). À l’inverse, au sein des groupes des militants de droite et des classes supérieures, certains participants nuancent cet argument, en indiquant que les citoyens sont compétents sur les enjeux locaux ou sociétaux, mais que les questions techniques, en particulier économiques, doivent être déléguées à des experts. Un participant issu des classes supérieures déclare ainsi : « Il y a des thématiques qui se prêtent bien à de l’expertise… parce que là, ça veut dire on peut étudier des chiffres, on peut regarder ce qui se passe dans le pays, dans d’autres endroits. Après, il y a des décisions qui sont plus des décisions de conviction ou des décisions d’éthique. » Les militants de droite ayant participé à l’enquête insistent aussi sur ce recours aux « gens qui sont capables de construire des raisonnements », quitte à rejeter la démocratie. Un membre de ce groupe, se référant à l’élection indirecte des sénateurs en France, estime ainsi : « Peut-être que le suffrage universel, finalement, c’est une grosse bêtise et qu’il faudrait faire plutôt que des grands électeurs. » Dans ces deux groupes (classes supérieures et militants de droite), contrairement aux autres qui sont beaucoup plus sceptiques sur la délégation des décisions aux experts, apparaissent donc des positions plus marquées en faveur de la démocratie furtive, faisant écho aux résultats très similaires de l’enquête espagnole (García-Espín & Ganuza, 2017).

31Au-delà de ces perceptions différenciées du rôle des citoyens et des experts en fonction de la position sociale et de l’orientation politique des participants, l’absence, dans tous les groupes, d’arguments sur le pouvoir ou la souveraineté du peuple est surprenante. Aucun participant, y compris ceux qui se situent le plus à gauche, n’exprime le désir d’un système démocratique radicalement différent, donnant davantage de pouvoir aux citoyens. Le concept de « scepticisme participatif », développé par Patricia García-Espín et Ernesto Ganuza (2017) à partir du cas espagnol, est également pertinent pour décrire l’attitude des participants aux focus groups en France, qui renvoie aussi à la faiblesse soulignée des revendications d’une démocratie plus participative dans l’enquête conduite en Grande-Bretagne (Stoker & Hay, 2017).

Résignation et alternatives démocratiques comme expression de déterminismes sociaux

32Outre cet imaginaire démocratique restreint, un sentiment de résignation politique semble partagé par tous les participants à l’enquête en France, indépendamment de leur classe sociale, niveau d’engagement ou tendance politique, constituant ainsi un résultat clair de notre enquête. La politique leur semble tellement déconnectée de leur vie quotidienne, professionnalisée et accaparée par des élites, qu’il leur apparaît impossible d’imaginer comment le système démocratique pourrait fonctionner autrement et ce qu’ils pourraient faire pour le changer, tout en étant considérablement insatisfaits de son fonctionnement actuel. Le sentiment général qui se dégage des focus groups n’est donc ni celui de l’apathie, ni celui du consentement, mais plutôt de la résignation devant une forme de division du travail politique et de domination qui apparaît indépassable.

Une résignation politique omniprésente

33La plupart des participants ne croient pas qu’un changement soit possible, mais expriment au contraire un profond sentiment de résignation et d’impuissance. Ce discours est beaucoup élaboré par les militants altermondialistes, peut-être en raison de leur échec à faire en sorte qu’un « autre monde » soit réellement « possible » : « Les enjeux, on les a identifiés mais comment ne pas être impuissant ? Comment agir ? » Après avoir déploré le manque d’informations indépendantes et le fait de ne pas vivre dans une véritable démocratie, un apprenti conclut : « Est-ce qu’un jour on arrivera à être en réelle démocratie ? La vraie égalité, c’est pas possible. Pour moi, je me suis résigné, j’y croyais quand j’avais 15 ans [il en a 18] et maintenant, j’y crois plus. » Un autre membre de ce focus group, sur un ton à la fois amusé et rêveur, affirme que le changement démocratique exigerait « une bonne petite révolte ». Certains participants font le lien entre la difficulté du changement et les intérêts de ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui. Cet étudiant, par exemple, apparaît particulièrement pessimiste et impuissant : « On a beau vouloir changer ça, il y aura toujours des gens qui voudront se positionner en tant que chefs de décisions. […] Et il y aura toujours des techniques pour ne pas forcément écouter le peuple. »

34Les participants politisés à gauche associent leur résignation au rôle des multinationales et des institutions non élues : « Sur l’impact réel des politiques, sur comment changer la vie des gens, je pense qu’aujourd’hui, une multinationale a plus de pouvoir qu’un parti politique […] parce que tout est basé sur la finance ! » Le constat de la faible marge de manœuvre des élus face aux multinationales est aussi central chez les militants altermondialistes et mise directement en lien avec leur « sentiment d’impuissance ». L’un d’entre eux pose la question au début du focus group : « Si les citoyens n’ont plus l’impression d’être représentés par leurs élus, c’est parce que les élus sont impuissants et qu’ils n’arrivent pas à faire parce que c’est le système qui veut ça. De ce système, notamment, qui est complètement dominé par l’économie néolibérale, par les multinationales. » Alors que la dernière partie des focus groups était consacrée à envisager des alternatives au système politique existant [16], les participants avaient peu à dire au sujet d’un système démocratique idéal. La plupart ont été surpris, voire déstabilisés, par la question. C’est en particulier le cas des apprentis, qui ont un faible niveau d’éducation et un intérêt limité pour la politique, mais aussi des militants altermondialistes qui présentent des attributs opposés. Montrant leur bonne volonté, la plupart des participants ont néanmoins accepté de jouer le jeu en cherchant des améliorations démocratiques. En dehors d’une proposition futuriste d’un « robot représentant » que le groupe des étudiants s’est amusé à inventer, pour se prêter au jeu de l’imagination démocratique, les participants n’ont eu d’autres solutions que de s’appuyer sur les procédures et les institutions disponibles, du moins celles dont ils avaient connaissance. Ainsi, ce sont les groupes les plus politisés qui ont été les plus prolixes en évoquant le référendum, les dispositifs participatifs de quartier et le tirage au sort.

Démocratie directe et participative : des alternatives incertaines

35Alternative classique à la représentation, la démocratie directe a été rejetée par quasiment tous les participants. Le référendum apparaît dans les débats bien souvent avant que la question ne soit posée par l’animateur [17]. Il suscite des oppositions très fortes, comme dans le groupe des militants d’associations de quartier : « Oh non ! […] Les choses, aujourd’hui, sont beaucoup trop compliquées pour voter : oui, non sur Internet. Il y a beaucoup trop de choix, beaucoup trop de conséquences, beaucoup de rouages. Donc, ça, c’est une très mauvaise idée. C’est aller encore pire, encore plus loin dans le sens de la démagogie, des solutions de facilité, du marketing. » Aucun des groupes ne considère la démocratie directe – souvent assimilée au référendum – comme une alternative viable, en raison du manque de compétence des citoyens, de la nécessité d’intermédiaires civiques et de représentants pour trancher les conflits, ou encore de la manipulation de ces dispositifs par les élus (pour des résultats convergents, voir Lefébure, 2009). La critique est, par exemple, consensuelle dans le groupe des militants altermondialistes, pour qui un référendum sans délibération ou information préalable ne serait pas démocratique : « La prise de décision en direct par le peuple, par l’individu, ce n’est pas forcément de la démocratie […]. Il y a tout un processus avant. C’est tout ça, la démocratie, ce n’est pas que la prise de décision. »

36Les participants du groupe des militants de gauche reprennent des arguments et exemples similaires, en insistant sur les risques de manipulation des opinions individuelles, qui se fondent sur des peurs et non sur des principes généraux, comme pour la peine de mort ou le vote des étrangers. L’expérience du référendum sur la ratification du Traité constitutionnel européen en 2005 est mentionnée par la moitié des groupes – militants de gauche, précaires, apprentis et étudiants –, en insistant sur le contournement du vote des Français par la voie parlementaire deux ans plus tard. Il est devenu le symbole de l’impuissance de la démocratie directe, et donc aussi des citoyens, et de sa manipulation par les élites politiques. Un autre cas, celui des votations en Suisse, est commenté par les groupes des militants de droite, des associations de quartier et des classes supérieures, qui oscillent alors entre fascination et rejet. Même si la forte participation est louée, mais rattachée à une culture politique différente de celle de la France, l’expérience est mise à distance car, encore une fois, elle est perçue comme potentiellement dangereuse pour la cohésion sociale : « Par exemple, en Suisse, où ils utilisent beaucoup les techniques de référendum, finalement, sur plein de dossiers la Suisse est plutôt en nivellement vers le bas et non un nivellement par le haut parce que dès que les citoyens s’expriment, ils vont exprimer des peurs, des craintes. » (FG 6 classes supérieures).

37Plusieurs groupes apportent toutefois des nuances, en limitant le recours au référendum à certaines questions, de façon plus ponctuelle ou locale : « Si c’est voter une fois par an, ça peut aller mais si c’est voter tout le temps sur toutes les lois… » (FG 4 militants altermondialistes) ; « On peut faire ça sur sa commune, on ne peut pas faire ça sur un pays » (FG 6 classes supérieures). Comme sur le recours à l’expertise, les groupes des militants de droite et des étudiants estiment que des référendums pourraient se tenir sur des questions de société clivantes, mais non techniques, du fait de l’incompétence des citoyens. À l’inverse, il ressort du débat dans le groupe des précaires que les questions les plus importantes devraient faire l’objet de référendums : « Qu’on écoute plus le peuple et qu’on fasse des référendums sur des questions très importantes, qu’on consulte le peuple parce que c’est quand même nous… […] On est en démocratie donc, c’est quand même le peuple. » Un participant de ce groupe souligne toutefois à quel point l’accès à l’information serait difficile à assurer : « Il faut qu’on nous explique, qu’on nous éclaire et que nous, on comprenne vraiment noir sur blanc ce qu’ils disent, quoi. Sinon, s’ils viennent avec des jargons ou bien des façons de parler qu’on ne comprend pas ben, ça ne sert à rien d’avoir un référendum. » Cette aspiration à plus de souveraineté populaire évoquée par le groupe des précaires pourrait faire écho à la revendication du RIC, qui s’est exprimée au travers du mouvement des Gilets jaunes. Dans ces discussions de 2014 et 2015, le RIC n’est pas identifié comme une alternative. Sa diffusion semble davantage liée à l’existence d’une mobilisation sociale, qui ouvre une opportunité pour son appropriation, qu’à une demande sociale latente d’initiative citoyenne.

38Bien qu’il ne fasse pas partie du questionnaire, le tirage au sort a également été discuté dans la majorité des groupes – cinq sur huit – comme un potentiel système démocratique alternatif. La question est soulevée dans les groupes les plus politisés – militants de gauche, d’associations de quartier et altermondialistes –, mais aussi dans celui des apprentis qui se réfèrent aux jurys d’assise : « Ça marche au tribunal, ça. Les jurés, c’est des gens lambda. » Un militant associatif local semble particulièrement informé : « Il y a quelque chose qui vient s’introduire dans la démocratie locale, participative au sein des conseils de quartier, au lieu de l’élection, c’est le tirage au sort. […] Nous, on ne représente personne, mais il y a peut-être quelque chose, aussi, d’intéressant à réfléchir avec ça. » La plupart des participants saisissent le potentiel démocratique du tirage au sort, qui permettrait « une réelle représentation du peuple » et une plus grande responsabilisation des citoyens. Mais ils demeurent souvent sceptiques sur son utilisation concrète. Ce militant de gauche doute, par exemple, de la capacité des citoyens à dépasser leur intérêt personnel : « Qu’est-ce qui empêcherait les gens tirés au sort, aussi, de ne penser qu’à eux ? » Les participants du groupe des associations de quartier craignent que le tirage au sort soit un moyen de délégitimer la voix des groupes d’intérêts organisés, comme leurs propres associations. Pour les militants altermondialistes, le tirage au sort serait impossible à grande échelle, la complexité de la politique nécessitant des professionnels. Les participants du groupe des apprentis, qui discutent longuement de cette alternative et de ses modalités de mise en œuvre, soulignent aussi le risque que les tirés au sort aient des positions extrêmes, qu’ils n’arrivent pas à se mettre d’accord et reviennent constamment sur les décisions prises. En fin de compte, aucun participant ne croit que le tirage au sort puisse réellement remplacer les élections et la représentation.

39Si la démocratie directe via le référendum et le recours au tirage au sort n’apparaissent pas comme des alternatives crédibles aux yeux des participants de nos focus groups, la démocratie participative et délibérative semble pour certains une solution intéressante afin d’améliorer le gouvernement représentatif. Comme le dit cet étudiant : « Est-ce qu’on peut vraiment avoir une démocratie, alors qu’on dit juste “oui” et “non” une fois tous les cinq ans ? » La participation publique est surtout abordée dans les groupes des militants de gauche et d’associations de quartier, plusieurs d’entre eux ayant été impliqués dans un dispositif participatif. Comme dans les focus groups réalisés en Espagne, les participants les plus mobilisés et se situant à gauche de l’échiquier politique sont ceux qui défendent le plus l’intérêt potentiel des processus de participation locale, dont ils sont souvent familiers, bien qu’ils puissent avoir été déçus par certaines de ces expériences (García-Espín et al., 2017).

40Leur attitude envers la démocratie participative reste donc ambivalente. D’une part, ces participants qui militent dans des associations de quartier ou des partis de gauche estiment que certains dispositifs peuvent être une alternative souhaitable et mentionnent – sans que cela ne soit évoqué directement par l’animateur – les budgets participatifs, les conseils de quartier ou les jurys citoyens comme des innovations démocratiques intéressantes, surtout au niveau local. De l’autre, ils critiquent les dispositifs existants, qui seraient des façades utilisées par les élus pour gagner en légitimité : « On a besoin de citoyens alibis pour venir choisir la couleur du rideau ou du papier peint » (FG 1 militants de gauche) ; « Les gens viennent avec l’illusion qu’ils vont participer à la décision, alors qu’en fait on leur fait la présentation d’un projet qui est ficelé » (FG 3 associations de quartier). Nos conclusions sont ici semblables à celles de M. Neblo et ses collègues (2010) : bien qu’ils soient insatisfaits des mécanismes délibératifs existants, ces citoyens apprécient leur développement comme une amélioration du système démocratique. La démocratie participative semble avant tout jugée en fonction de ce qu’elle permet réellement, les gens ne voulant pas perdre leur temps dans des institutions impuissantes. Cependant, aucun participant ne dit explicitement qu’il participerait davantage si des dispositifs délibératifs disposant d’un réel pouvoir étaient mis en place.

41Deux enseignements principaux sont ici à souligner. D’une part, les attentes démocratiques des citoyens ne sont pas dissociables de l’offre de procédures alternatives à la démocratie représentative. D’autre part, à l’image des offres participatives, les alternatives démocratiques sont inégalement perçues par les groupes. En 2014, alors que la démocratie participative et délibérative a été discutée au sein des groupes de militants de gauche et d’associations de quartier, souvent à partir de leur propre expérience, elle n’a quasiment pas été mentionnée par les groupes des classes supérieures et des militants de droite, ce qui indique une division politique nette sur cette question.

Citoyen « furtif » versus « délibératif » : un clivage de classes ?

42Si aucun groupe ne plaide pour un système distinct de la démocratie représentative, des conceptions différentes de la représentation apparaissent clairement. En schématisant, les discussions reflètent, dans certains groupes, une conception plutôt délibérative de la démocratie idéale et, dans d’autres, une conception plutôt furtive de la démocratie.

43Selon la première vision, le système devrait être amélioré afin d’éviter les dérives liées à la présidentialisation et à la professionnalisation. Plusieurs réformes institutionnelles sont envisagées, comme renforcer le pouvoir et la représentativité du Parlement, en instaurant par exemple des quotas socioprofessionnels ou démographiques. Les participants politisés à gauche vont plus loin dans la critique du vote et du mode de scrutin, en évoquant le scrutin proportionnel ou le vote préférentiel. Rendre le vote obligatoire et instaurer des seuils pour qu’une élection soit valide est également mentionné. Il s’agirait aussi de mieux contrôler les élus en les obligeant à rendre régulièrement des comptes, pour les groupes de militants de gauche – « Ce serait bien que tous les ans, un élu dise : “voilà ce que j’ai fait, ce que je n’ai pas fait, pourquoi je ne l’ai pas fait” » – comme de droite – « Si le contrôle était réellement exercé par les citoyens, pour les citoyens et devant les citoyens, eh ben, ça permettrait, peut-être, que notre démocratie soit un peu plus propre. » De plus, la limite du cumul des mandats est envisagée par la plupart des groupes, toujours dans l’idée d’inciter les élus à ne défendre que l’intérêt général.

44Par ailleurs, et contrairement à ce que suppose le modèle de la démocratie furtive de J. Hibbing et E. Theiss-Morse, l’imagination démocratique limitée et la centralité de la résignation politique ne signifient pas que la plupart des citoyens aspirent à l’avènement d’un gouvernement d’experts. Au contraire, certains – en particulier les membres des groupes de militants d’associations de quartier et de partis de gauche – plaident en faveur du développement d’arènes de formation et de débat, d’« éducation populaire », qui permettraient aux citoyens de se forger une opinion éclairée, rejoignant en cela les préoccupations évoquées précédemment sur le niveau de compétence des citoyens. Plusieurs participants politisés à gauche promeuvent, en restant vagues, la création d’espaces délibératifs indépendants pour stimuler la discussion démocratique dans la sphère publique. De ce point de vue, les participants engagés et à gauche sont les plus proches de la conception du citoyen délibératif.

45La deuxième conception de la représentation est surtout présente au sein du groupe des classes supérieures non mobilisées, mais aussi dans celui des étudiants et des militants de droite. Elle est marquée par une naturalisation très forte de la démocratie représentative, comme l’exprime cette participante du groupe des classes supérieures : « Mais qui prend la décision ? Ça ne peut être que les représentants des citoyens. […] Ça ne peut pas être autrement, ça ne peut pas être les citoyens. » De ce point de vue, deux focus groups se distinguent sensiblement des autres : les militants de droite et les classes supérieures. Ce sont les seuls à définir un idéal démocratique se rapprochant du modèle de la démocratie furtive : un gouvernement reposant sur des normes démocratiques – des élections régulières, des élus à l’écoute de la population –, mais capable de transférer des décisions importantes, en particulier sur les questions économiques et financières, aux experts au-delà de toute forme de contrôle public. Cette vision est clairement exprimée dans la façon dont les membres du groupe des militants de droite évaluent les élites politiques en fonction de leurs compétences et capacités à décider, même quand ils n’appartiennent pas à leur camp : « Je suis persuadé que Dominique Strauss-Kahn, sur des problématiques économiques est, pas 150 mais 3000 fois plus compétent que Sarkozy. » L’expertise et les compétences sont souvent citées par les participants du groupe des classes supérieures comme un aspect inévitable et nécessaire des régimes démocratiques, même si elles impliquent de réduire l’influence des citoyens et des élus sur les décisions publiques : « Je suis sûre qu’il y a les études, mais les études, je ne suis pas sûre que [les élus] en prennent bien conscience parce qu’elles sont dures, après, à appliquer. C’est difficile après, il faut une bonne poigne pour arriver à imposer ce que disent les experts. Mais au niveau économique, tous ceux qui ont voulu avoir des bonnes idées et tout, tout le monde après a hurlé. »

46Les participants des groupes des militants de droite et des classes supérieures distinguent les problèmes « sérieux », comme l’économie, qui peuvent être soustraits à l’influence des citoyens, des questions « sociétales » qui pourraient être ouvertes à une large participation : « La démocratie, elle est très bien pour certaines choses puisque le peuple a tout à fait la possibilité de s’exprimer sur certaines choses, mais pour d’autres thèmes, à mon avis, il faut peut-être faire appel à des gens qui ont vraiment la capacité technique de pouvoir y répondre. […] Il y a peut-être des choses qui pourraient plus relever de la tech… ce qu’on appelle et ce qu’on caricature : la technocratie » (FG 2 militants de droite). Pour ces deux groupes, l’influence des élus devrait être limitée en faveur des experts les plus compétents. Cet argument a d’ailleurs une dimension démocratique : les élus ne devraient pas devenir des professionnels, c’est pourquoi des professionnels plus compétents devraient les « aider ». Un militant de droite estime ainsi : « Je ne considère pas des élus comme des professionnels de la politique qui ne devraient pas l’être parce que ce sont des passionnés et qu’ils doivent prendre à cœur ça et que les professionnels de la politique, pour moi, c’est les personnes qui font les études pour : de communication, de droit, de politique, et qui sont aussi là derrière, pour cadrer un petit peu ça. » Certains participants du groupe des militants de droite vont jusqu’à remettre en question la valeur de la démocratie – un argument jamais entendu dans les autres groupes : « Il faut aussi accepter de dire que la démocratie […], c’est pas extensif, on ne donne pas l’avis à tout le monde pour tout. […] Je sais que je me fritterais avec beaucoup de personnes qui ont l’impression que la démocratie, ça passe par les urnes et qu’il faut interroger tout le monde sur tout, mais c’est pas ma conception des choses. » Cette vision très capacitaire de la démocratie, selon laquelle la gestion des affaires publiques devrait être réservée à une élite jugée davantage compétente, limite donc de manière significative le champ de ce qui se décide par voie démocratique. Il est ici intéressant de noter que les participants aux groupes des classes supérieures et des militants de droite, dont le profil sociodémographique est assez caractéristique du socle électoral de La République en Marche marqué par une surreprésentation des catégories favorisées (Dolez et al., 2019), expriment une conception très « furtive » de la démocratie. Celle-ci recoupe, par ailleurs, assez largement celle véhiculée par le président actuel et son équipe : la démocratie, qu’elle soit parlementaire, sociale ou participative est systématiquement réévaluée à l’aune d’objectifs de rapidité et d’efficacité.

There is no alternative ?

47Nos conclusions confirment l’intérêt de prendre en compte la classe sociale, le niveau d’engagement et les orientations politiques pour comprendre les perceptions que les citoyens ont de la démocratie. Premièrement, elles rappellent que l’intensité et la radicalité de la critique sont fortement corrélées à la position sociale et au niveau d’engagement. Plus les participants sont politisés et/ou dotés en capital culturel, plus ils produisent une critique dans des termes généraux et moins des jugements moraux. À l’inverse, les moins politisés et dotés socialement et culturellement, qui ont davantage le sentiment de subir les effets de la politique, développent une critique plus virulente et personnalisée du système politique. Deuxièmement, l’orientation à gauche se traduit par la valorisation d’une conception plus délibérative de la démocratie, alors qu’une tendance à droite s’exprime par une vision plus « furtive ». Le débat entre le « citoyen furtif » et le « citoyen délibératif » recoupe également une fracture sociale et politique plus profonde : seuls les participants des groupes des classes supérieures et des militants de droite envisagent de gouverner sur le modèle de l’entreprise, en écartant tout simplement certains thèmes du champ de la démocratie et en déniant aux citoyens la faculté de s’exprimer. Les discussions des autres groupes visent, au contraire, à améliorer les conditions d’information et de participation des citoyens ordinaires. Un attachement à la démocratie transparaît notamment chez les participants jeunes, peu politisés et moins bien dotés socialement et culturellement. Ces résultats diffèrent à ce titre fortement de ceux issus de l’enquête Steath Democracy, peu sensible aux poids des propriétés sociales des acteurs, et qui généralisait l’orientation « furtive » à tous les citoyens américains.

48Certains éléments sont néanmoins partagés par tous les groupes : un profond mécontentement quant à la façon dont la démocratie fonctionne et une critique sévère des élites et des partis politiques. On est à ce titre bien loin du modèle de la fides implicita, de la remise de soi loyale à des représentants. La démocratie représentative semble toutefois un horizon indépassable, ce qui explique qu’un certain consensus émerge sur un système de délégation qui soit mieux contrôlé et encadré. Comme dans les focus groups réalisés en Espagne, l’appréciation très négative des partis, des élus et du système politique en général ne se traduit pas en alternatives politiques claires au système représentatif : « On ne peut pas dire que les citoyens veuillent prendre la place des politiques, mais qu’ils veulent un autre type de politique au sein d’un système politique réformé » (Ganuza & Font, 2018, p. 102). Contrairement au cas espagnol où la revendication d’une « démocratie réelle » est centrale dans le débat public depuis le mouvement des Indignés en 2011, tous les participants aux focus groups français partagent également un profond sentiment d’impuissance : malgré leur insatisfaction, ils ne croient pas que la situation pourrait changer ou être améliorée. Ceci explique probablement leur manque d’imagination démocratique : alors qu’ils étaient prêts à répondre aux questions des chercheurs, imaginer des alternatives leur a paru un jeu futile tant ils étaient convaincus qu’elles n’adviendraient jamais. Ce renoncement, qui puise ses racines dans une multitude de facteurs, ressort comme un élément majeur [18] : cette résignation apparaît centrale pour comprendre les perceptions que les citoyens français ont de la politique. Ce résultat mériterait cependant d’être approfondi via le recours à d’autres dispositifs méthodologiques [19]. Dans le cadre contraint des focus groups, les participants ont discuté à partir des dispositifs démocratiques qu’ils connaissaient. En effet, l’absence, particulièrement remarquable a posteriori, de référence à la souveraineté populaire et au RIC, le montre : l’imaginaire démocratique des citoyens se façonne dans la rencontre entre des critiques et des offres d’alternatives.

49Ces résultats, issus d’une enquête réalisée en 2014 et 2015, invitent à questionner deux événements de la vie politique française ces dernières années : l’élection d’E. Macron et l’avènement de La République en Marche, d’une part, et le mouvement des Gilets jaunes, d’autre part. En effet, si on peut relire les tendances « furtives » des participants des groupes de classes supérieures et de militants de droite comme des signes annonciateurs du macronisme, en revanche l’absence d’expression d’alternative politique parmi les participants issus des classes populaires (groupes des précaires et des apprentis) contraste avec la mobilisation inédite et inattendue des Gilets jaunes. L’expression collective de ce disempowerment tient peut-être au contexte de conduite des entretiens collectifs, alors que la conjoncture critique d’un mouvement social d’ampleur permet, à l’inverse, l’expression d’autres formes d’aspirations démocratiques. Plus largement, l’une des conditions de l’action collective consiste à croire qu’elle permettrait de produire du changement, le panorama que donnent à voir nos focus groups en étant très éloigné. La capacité des organisations politiques et des mouvements sociaux à créer des « cadres d’agency » (Gamson, 1992), à diffuser l’idée que la participation peut produire des effets bénéfiques, paraît ici essentielle. C’est en ce sens que la mobilisation des Gilets jaunes acquiert une valeur particulière : elle interroge non seulement les conditions de mobilisation d’une fraction résignée de la population, mais aussi les effets de la mobilisation sur la perception de la capacité de l’action collective à produire du changement. L’enjeu démocratique est majeur car, à l’inverse, la résignation peut aussi, en situation de crise économique et sociale, produire un désir d’autorité.

Notes

  • [1]
    Notre recherche s’inscrit dans le projet « Stealth Democracy : entre participation et professionnalisation », financé par le Ministère espagnol des Sciences et de l’Innovation (2013-2015) et dirigé par Ernesto Ganuza.
  • [2]
    Cela ne signifie pas que l’âge, le genre ou la race ne peuvent façonner le rapport au politique, mais la prise en compte de ces éléments aurait supposé de constituer davantage de groupes que nous ne pouvions en conduire.
  • [3]
    Ceci s’est particulièrement vérifié pour la constitution du groupe des classes supérieures qui, peu intéressés par l’exercice et la rétribution, n’ont accepté de venir que parce qu’ils ont été sollicités par la fille de l’une de leurs connaissances.
  • [4]
    Voir le tableau 1 et l’annexe électronique 1 pour le détail complet, https://journals.openedition.org/sociologie/7972.
  • [5]
    Seuls les militants altermondialistes ont remis fréquemment en cause la pertinence des questions posées, voire le bien-fondé de l’enquête, nous incitant à expliciter et justifier davantage notre démarche par rapport aux autres groupes.
  • [6]
    La grille utilisée initialement figure en annexe A de l’ouvrage Stealth Democracy, p. 252-253.
  • [7]
    Voir le guide d’entretien en annexe électronique 2, https://journals.openedition.org/sociologie/7972.
  • [8]
    Chaque discussion, animée par un membre de l’équipe de recherche, a duré entre une heure et demie et deux heures. Les participants ont été indemnisés avec des chèques cadeaux de 30 euros pour les remercier de leur temps. Toutes les discussions ont été enregistrées et intégralement retranscrites.
  • [9]
    Seule une militante altermondialiste avance, sans être suivie par les autres : « Je ne vois pas pourquoi on parle des citoyens et des élus. C’est ça que je ne comprends pas. Les élus sont des citoyens aussi. »
  • [10]
    On rejoint ici les travaux de Pierre Bourdieu (1979) et de Daniel Gaxie (1978), pour qui les perceptions de la société et du système politique dépendent fortement de la position de chacun dans l’ordre social.
  • [11]
    On retrouve ici les résultats de Kévin Geay (2019) sur les rapports au politique des classes supérieures.
  • [12]
    Il est fort probable que ces deux extraits renvoient à des conflits ou stratégies internes, qui n’ont pas été explicités par les militants des Jeunes UMP et qui sont venus se superposer à la discussion sur le fonctionnement démocratique plus global.
  • [13]
    « Les citoyens sont-ils capables de prendre des décisions politiques importantes ? »
  • [14]
    La difficulté est classiquement de déterminer le sens de la corrélation : les citoyens défiants à l’égard de la politique consomment-ils des médias ayant un traitement négatif de la politique – notamment les tabloïds – ou les citoyens sont-ils défiants parce qu’ils s’informent via de tels médias ?
  • [15]
    Internet est parfois présenté comme une alternative – surtout par les jeunes et les militants altermondialistes – même si la plupart des participants ne pensent pas que le paysage du marché de l’information en soit radicalement transformé.
  • [16]
    Les questions posées étaient : « Maintenant, on ne va plus parler de la manière dont la démocratie fonctionne réellement, mais plutôt de la façon dont vous voudriez qu’elle fonctionne. Dans un monde parfait, à quoi ressemblerait la démocratie ? Si vous deviez imaginer un système politique à partir de zéro, à quoi ressemblerait-il ? »
  • [17]
    « Que pensez-vous d’un système de démocratie directe, où les citoyens voteraient directement pour les décisions importantes, sans que l’on n’ait plus besoin d’élus ? »
  • [18]
    Notre analyse rejoint en ce sens les constats de Colin Hay (2007) sur l’ampleur de la croyance selon laquelle le politique est incapable de changer les choses parmi les citoyens et les responsables politiques.
  • [19]
    Les travaux de Nina Eliasoph (1998) démontrent ainsi que c’est seulement lors de moments plus intimes, de « conversations enflammées au clair de lune », que des formes d’imagination politique ou des volontés de changement se sont exprimées lors de son enquête, et non pas dans la situation artificielle d’un entretien ou d’un focus group.
Français

Le mouvement des Gilets jaunes a été l’occasion d’ouvrir un débat, en France, sur les aspirations démocratiques des citoyens. Cet élément contextuel récent remet en lumière certaines controverses scientifiques concernant les ressorts de la désaffection des gouvernés vis-à-vis des institutions politiques dans les sociétés contemporaines, sur lesquelles nous avons conduit en 2014-2015 une enquête qualitative par focus groups. En reproduisant une partie du dispositif d’enquête mis au point par John Hibbing et Elizabeth Theiss-Morse (2002) aux États-Unis dans Stealth Democracy, nous montrons que les perceptions que les citoyens ont de la démocratie dépendent fortement de la classe sociale, du niveau d’engagement et des orientations politiques. S’il ressort de nos focus groups un profond mécontentement à l’encontre du système démocratique, ainsi qu’une critique sévère des élites et partis politiques, la démocratie représentative apparaît toutefois comme un horizon indépassable, auquel se résignent les citoyens.

  • démocratie
  • désaffection politique
  • représentation
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Guillaume Gourgues
Maître de conférences en science politique à l’Université Lyon 2, Triangle
Triangle, ENS de Lyon site Descartes, 15 parvis René Descartes, 69342 Lyon cedex 07, France
Alice Mazeaud
Maîtresse de conférences en science politique à l’Université de La Rochelle, LIENSs
LIENSs, Institut du Littoral et de l’Environnement, 2 rue Olympe de Gouges, 17000 La Rochelle, France
Héloïse Nez
Maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Tours, CITERES
CITERES, Maison des Sciences de l’Homme Val de Loire (MSH VdL), 33 allée Ferdinand de Lesseps, 37204 Tours cedex 03, France
Jessica Sainty
Maîtresse de conférences en science politique à l’Université d’Avignon, LBNC/CHERPA
Laboratoire Biens, Normes, Contrats, 74 rue Louis Pasteur, 84029 Avignon, France
Julien Talpin
Chargé de recherche en science politique au CNRS/CERAPS, Université de Lille
CERAPS, 1 place Déliot, CS 10629, 59024 Lille cedex, France
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/03/2021
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