CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’analyse des formes de la gouvernance professionnelle constitue un objet de recherche classique de la sociologie des professions (Vezinat, 2016, pp. 95-123 ; Dubar et al., 2011, pp. 275-303). Dans la perspective de construire une synthèse de travaux très divers, Lennart G. Svensson a proposé une grille de lecture idéal-typique de la gouvernance en quatre modalités : la gouvernance administrative (par l’État) ; une gouvernance organisationnelle qui repose sur l’édiction de règles dans des situations de travail spécifiques ; la gouvernance professionnelle qui est fondée sur une forme collégiale d’auto-régulation ; et la gouvernance par le marché sur lequel les professionnels proposent leurs biens et/ou services (Svensson, 2010, p. 152). L’analyse sociologique du rôle de l’État est ancienne, souvent centrée sur son rôle de législateur, qui accorde une protection légale à un groupe professionnel, légitime ainsi une expertise et place ce groupe en position dominante (Bourdieu, 2012 ; pour des exemples concrets, voir Eliot Freidson, 1984, ou Andrew Abbott, 2003, pour le cas des médecins ; Thomas Le Bianic, 2013 pour le cas des psychologues, etc.). Reste que la définition des conditions d’exercice d’une profession et la reconnaissance de ses savoirs spécifiques n’épuise pas les modalités d’intervention de l’État dans la gouvernance professionnelle. Mieux encore, celles-ci recoupent parfois d’autres formes de gouvernance identifiées par L. G. Svensson, en particulier à travers les politiques publiques que l’État met en œuvre dans un secteur donné. Dans cet article, nous faisons l’hypothèse que l’action des autorités publiques peut également contribuer à la régulation de l’activité professionnelle, alors même qu’il ne s’agit pas de son objectif premier. À partir du cas de la profession vétérinaire, nous mettons ainsi en évidence le caractère multiforme des interventions de l’État vis-à-vis d’un groupe professionnel et contribuons ainsi à éclairer les dynamiques intra et inter-professionnelles de ce dernier.

2La profession vétérinaire constitue un exemple typique de profession indépendante réglementée : exercée à plein-temps, elle s’appuie sur des règles d’activité, comprend une formation et des écoles spécialisées, comporte une protection légale du monopole, a établi un code de déontologie et dispose d’organisations professionnelles (l’Ordre vétérinaire a été institué en 1942) (Wilensky, 1964 ; Fritsch, 2011). Dans la perspective de Magali Sarfatti Larson, on peut analyser la constitution de ce groupe professionnel comme l’aboutissement d’un processus historique par lequel il est parvenu à fermer un segment du marché du travail en réussissant à y établir un monopole légal d’exercice et à faire reconnaître ses savoirs spécialisés par la société, avec l’aide de l’État (Sarfatti Larson, 2012). Des recherches historiques ont reconstitué cette dynamique pour les vétérinaires, en France (Hubscher, 1999 ; Berdah, 2012), mais aussi dans d’autres pays d’Europe – par exemple en Suède (Hellberg, 1990), aux Pays-Bas (Koolmees, 1999) ou en Allemagne (Mitsuba, 2017).

3Bien que peu étudiée, l’histoire des vétérinaires semble illustrer les dynamiques de professionnalisation que la littérature a classiquement mises en évidence à partir de la médecine humaine (Freidson, 1984 ; Abbott, 2003) et qui débouchent le plus souvent sur une articulation des formes administratives et professionnelles de gouvernance (Svensson, 2010). Néanmoins, on aurait tort d’appréhender ce processus comme un mouvement téléologique par lequel un groupe professionnel parvient à s’accaparer une juridiction de façon légitime et monopolistique et garantir ainsi son autonomie. C’est aussi un mouvement écologique composé de relations de concurrences et de coopérations inter- comme intra-professionnelles, à travers lesquelles le groupe professionnel continue d’évoluer (ses savoirs, ses pratiques, ses modalités d’exercice, etc.), y compris lorsque sa juridiction ou son autonomie semblent légalement protégées. Cette dimension écologique de la professionnalisation a par exemple été mise en avant dans le cas des architectes d’intérieur (Ollivier, 2016) ou dans le champ d’activité de la conservation du patrimoine (Hénaut, 2016) et rejoint le raisonnement d’A. Abbott, selon qui « les frontières des juridictions sont perpétuellement en débat [1] », (Abbott, 1988, p. 2). Or, si l’État a joué un rôle fondamental dans la construction du monopole d’exercice, qu’en est-il lorsque celui-ci est établi ? Dans quelle mesure les pouvoirs publics continuent-ils de participer non pas de la professionnalisation au sens strict, mais de la régulation de l’activité professionnelle ? Autrement dit, comment l’État participe-t-il des relations de concurrences et/ou de coopération qu’un groupe professionnel connaît en son sein ou avec d’autres ?

4Ces questions n’ont suscité que peu d’intérêt dans les travaux sociologiques sur les vétérinaires, les recherches se concentrant principalement sur les caractéristiques contemporaines du groupe professionnel, notamment sa féminisation (Surdez, 2009 ; Irvine & Vermilya, 2010), l’évolution des spécialités [2](Lowe, 2009 ; Gardiner et al., 2011 ; Henry & Treanor, 2012), ou sur les pratiques de soin aux animaux de compagnie (Sanders, 1994 ; Morris, 2012) ou d’élevage (Wilkie, 2010). Dans ces recherches récentes, la focale est tournée vers les dynamiques internes au groupe professionnel, principalement au sein de sa composante d’exercice libéral, et la perspective selon laquelle l’État constituerait une des composantes majeures de l’écologie professionnelle n’est pas présente. Prenant le contrepied de cette perspective, notre article a pour objectif d’interroger et de qualifier le rôle de l’État dans les dynamiques professionnelles contemporaines. Nous faisons en outre l’hypothèse que la régulation de l’activité professionnelle des vétérinaires ne s’organise pas seulement dans l’action publique visant explicitement à définir les règles et conditions d’exercice de la profession (les écoles, la formation, l’Ordre), mais également via un ensemble de politiques publiques sectorielles qui constituent l’action publique vétérinaire (Bonnaud & Fortané, 2016). Dès lors, il s’agit de comprendre comment des politiques publiques façonnent (et font évoluer) le cadre au sein duquel se déroulent les relations inter- et intra-professionnelles des vétérinaires et, partant, contribuent à l’évolution du groupe professionnel, tant au niveau de ses savoirs, de ses pratiques, de ses modalités d’exercice ou de sa démographie.

5Après avoir rappelé les grandes lignes de la professionnalisation des vétérinaires telle qu’elle a été décrite par les historiens, nous examinons successivement trois politiques publiques sectorielles concernant respectivement la sécurité sanitaire des aliments, la santé animale et le médicament vétérinaire, et mettons en évidence la façon dont elles participent de la régulation de l’activité professionnelle, avant de caractériser les rôles de l’État dans ce processus.

Encadré 1 : Morphologie de la profession vétérinaire

D’après les données de l’Ordre national vétérinaire, en décembre 2015, la profession comptait 18 084 personnes, dont 48,6 % de femmes [3], principalement issus des quatre écoles (Maisons-Alfort, Lyon, Toulouse, Nantes) qui dispensent cette formation en France [4] (Observatoire national démographique de la profession vétérinaire, 2016). Les travaux qui ont été conduits sur les écoles vétérinaires insistent sur le fort esprit de corps qui animent les élèves. Le concours intervient après une classe préparatoire très sélective et ceux qui le réussissent expriment le sentiment d’appartenir à un monde à part, celui des vétos. Les pratiques de socialisation, notamment par le parrainage des individus et des promotions, contribuent à conforter ce sentiment. L’esprit de corps conféré par la formation est renforcé par une certaine proximité des origines sociales, les élèves étant majoritairement issus de familles dont la position sociale est élevée (Fritsch, 2005). À l’issue de leurs études, si la grande majorité des vétérinaires exercent comme praticiens, libéraux ou salariés (70 %), on trouve également des vétérinaires salariés du secteur privé, par exemple dans les entreprises agro-alimentaires ou dans les organismes de production agricole, ainsi que des vétérinaires exerçant dans la fonction publique (Langford, 2010). Ces derniers, appelés inspecteurs de la santé publique vétérinaire (ISPV), sont en charge d’un ensemble de politiques publiques sectorielles qui regroupe la santé et la protection animale, la sécurité sanitaire des aliments et la préservation de la faune sauvage [5] (Fritsch, 2009).

Place de l’État dans la professionnalisation des vétérinaires

6Avant la création des écoles vétérinaires dans la seconde moitié du xviiie siècle [6], de nombreux métiers sont impliqués dans le soin aux animaux. Les maréchaux-ferrants sont les plus concernés, notamment pour soigner les chevaux, indispensables pour les déplacements, les travaux aux champs et d’intérêt stratégique pour les armées. Des forgerons, des barbiers, des guérisseurs, que les vétérinaires qualifieront ultérieurement « d’empiriques » pratiquent également l’art vétérinaire. Lorsqu’il créé l’école royale vétérinaire de Lyon, en 1762, Claude Bourgelat imagine une école qui forme des fils de maréchaux-ferrants pour en faire des techniciens d’élite du cheval, pratiquant leur art sur une base moins empirique que celle de leurs pères, permettant ainsi d’institutionnaliser une médecine du cheval dont l’État a besoin. Tout au long du xixe siècle, ce modèle rencontre cependant des difficultés à s’imposer, dans la mesure où la clientèle peine à différencier ces nouveaux médecins des animaux et les praticiens non diplômés qui occupent le marché dans les campagnes. Au cours du xixe siècle, l’élite vétérinaire qui exerce dans les écoles réoriente progressivement les savoirs dispensés aux élèves autour de la gestion des maladies contagieuses. La professionnalisation des vétérinaires est ainsi concomitante de la création d’un secteur d’action publique particulier, celui du contrôle des maladies animales, en particulier lorsqu’elles sont transmissibles à l’homme. Le ralliement précoce des vétérinaires à la vision microbienne de Pasteur a joué un grand rôle dans ce processus de professionnalisation. En renforçant le lien entre médecine humaine et médecine vétérinaire, il a fait des vétérinaires des membres de professions de santé à part entière, leurs recherches bactériologiques leur permettant de contribuer à la lutte contre les maladies contagieuses (la rage, la morve, la tuberculose). La médicalisation des savoirs vétérinaires accompagne ainsi le processus de professionnalisation de ces spécialistes de la santé animale, dans lequel l’État joue un rôle central (Berdah, 2012).

7À la fin du xixe siècle, la définition de la juridiction vétérinaire s’organise autour de deux monopoles professionnels accordés par les autorités publiques (Hubscher, 1999) : la gestion des maladies contagieuses en élevage et l’inspection des viandes. Dès le début du xixe siècle, les autorités préfectorales ont choisi de faire appel au savoir spécialisé des vétérinaires pour gérer les épizooties : charge à ceux qui sont alors appelés les « auxiliaires sanitaires » (Berdah, 2012, p. 71) de réaliser le diagnostic et d’éradiquer les maladies qui peuvent rapidement décimer les troupeaux et/ou contaminer les populations humaines. Dans la seconde moitié du xixe siècle, les savoirs scientifiques permettent d’établir plus finement les liens entre maladies des animaux et dangers de consommation de viande (Hardy, 2003). Les professeurs des écoles vétérinaires rendent compte de ces avancées et font offre de service aux autorités publiques pour garantir la salubrité des viandes. Est alors instaurée une inspection des viandes, toujours en vigueur aujourd’hui, avec un examen de chaque carcasse, dans tous les abattoirs de France [7]. Parallèlement, la profession acquiert un nouveau statut social, qui s’incarne en particulier dans la notabilisation de ses élites et une transformation de son recrutement social par la sélection dans les écoles.

8Malgré l’établissement de ces monopoles d’exercice pour les activités en lien avec l’État, l’expertise professionnelle des vétérinaires reste contestée pour le soin aux animaux dans les campagnes, où le recours aux « empiriques » reste très répandu. Il faut attendre le milieu du xxe siècle, en particulier les lois du 7 juillet 1933 et du 6 décembre 1954, qui introduisent de nouvelles modalités de gestion de la tuberculose bovine (maladie alors endémique sur une grande partie du territoire français), pour que les vétérinaires imposent leur présence dans les élevages. C’est donc à nouveau via la mise en place de politiques sanitaires que le groupe professionnel étend sa juridiction. En favorisant la vaccination et le dépistage comme mesures complémentaires à l’abattage puis en les rendant à la fois obligatoires et nécessairement pratiquées par un vétérinaire, ces lois consacrent le modèle du « trépied sanitaire » qui érige les vétérinaires, les éleveurs organisés en « groupements de défense sanitaire » (GDS) et les services vétérinaires de l’État en garants de la santé des troupeaux (Berdah, 2010). La loi de 1954 marque ainsi un tournant dans la fermeture du marché des soins aux animaux au profit des seuls vétérinaires, que complètera la loi de 1975 sur la pharmacie en excluant les derniers empiriques du circuit du médicament vétérinaire. En effet, cette loi entérine le monopole professionnel des vétérinaires sur la prescription des substances pharmaceutiques à destination des animaux, confortant l’expertise des « hommes de l’art » sur la gestion de la santé animale et rendant leur présence incontournable dans les élevages (Hubscher, 1999).

9Ces travaux historiques montrent la dimension écologique du processus de professionnalisation. La juridiction vétérinaire se construit dans le cadre de relations de concurrence et de coopération avec d’autres groupes professionnels (les éleveurs, les médecins, les maréchaux-ferrants, les bouchers, les « empiriques », etc.). L’État a joué un rôle central dans ce processus, à la fois en attribuant progressivement aux vétérinaires les attributs caractéristiques d’une profession (ouverture des écoles, création d’un ordre professionnel, revues et associations spécialisées, etc.), ce qui constitue une perspective classiquement étudiée, mais aussi en intervenant pour gérer ces luttes juridictionnelles, autour desquelles se définit l’activité vétérinaire concrète (ses savoirs, ses revenus, ses modes d’exercice, etc.). Les politiques publiques sectorielles, en matière d’hygiène des aliments et de santé animale notamment, ont constitué le cadre de cette définition des frontières entre les vétérinaires et d’autres groupes professionnels. Dans cet article, nous faisons l’hypothèse que cette dynamique est toujours à l’œuvre, c’est-à-dire que l’État contribue, aujourd’hui encore, à la régulation de la profession vétérinaire, à son organisation et à ses évolutions, via des politiques publiques spécifiques que l’on qualifie ici d’action publique vétérinaire (Bonnaud & Fortané, 2016). Chacune des trois parties de cet article expose les divers effets de l’action publique sectorielle sur l’activité et le groupe professionnel, ce qui permet de mettre en évidence le caractère multiforme des interventions de l’État vis-à-vis des vétérinaires.

Contribuer à la régulation des carrières professionnelles : le cas de l’inspection en abattoir

10Le contrôle de l’hygiène des viandes, en particulier à l’abattoir, repose depuis plus d’un siècle sur les compétences et le travail des vétérinaires. Dans tous les établissements d’abattage de France, des agents des services vétérinaires sont présents à l’arrivée des animaux, puis sur la chaîne d’abattage, où ils examinent les abats, ainsi que chaque carcasse. Ils veillent également à l’hygiène des locaux et vérifient la traçabilité, l’étiquetage ou les conditions de transport. Réglementairement, seul(e) un(e) vétérinaire peut retirer de la chaîne alimentaire des viandes qui lui paraissent impropres à la consommation. Cela signifie que même si ce sont leurs subordonnés, des techniciens vétérinaires, qui sont en permanence sur les chaînes d’abattage, leurs suspicions doivent obligatoirement être confirmées par un(e) vétérinaire pour que la viande soit saisie (Bonnaud & Coppalle, 2008). Ainsi les textes réglementaires nationaux, et désormais européens, organisent-ils le monopole des vétérinaires sur l’hygiène des aliments. Dans ce domaine, les règlements européens sont venus renforcer la réglementation nationale et rendent aujourd’hui toute évolution de cette organisation extrêmement délicate.

11Or, depuis quelques années, l’inspection dans les abattoirs est contestée au sein de l’administration, essentiellement par les services en charge du budget : est-il nécessaire de maintenir des effectifs importants pour une activité de contrôle en abattoir alors que l’on constate l’amélioration continue de l’état sanitaire du cheptel et que l’évolution des techniques d’élevage conduit à ce que l’on abatte de plus en plus souvent des animaux jeunes, qui n’ont pas de pathologies visibles ? En 2006, dans le cadre des « audits de modernisation », le ministre du budget et de la réforme de l’État, Jean-François Copé, avait ainsi commandé un rapport sur « l’inspection sanitaire en abattoirs », en espérant identifier des pistes pour réaliser des économies pour le contrôle. Le rapport conjoint des inspecteurs généraux de l’agriculture et de l’administration (Riera et al., 2007) se contente de rappeler que les textes réglementaires, en particulier européens, ne permettent pas d’évolutions majeures, par exemple la délégation des inspections aux opérateurs. Par ailleurs, différents rapports de l’administration vétérinaire européenne ont relevé, à plusieurs reprises, le manque de personnel vétérinaire dans les abattoirs de volailles et ont, par conséquent, souligné que la France ne remplit pas ses obligations communautaires dans ce domaine (Bouvier et al., 2010). Dans ces différents épisodes, il existe une opposition au sein des instances gouvernementales entre les services chargés du budget, qui font valoir des arguments sur le coût de l’action publique, et l’administration vétérinaire (la DGAL en France, la DG SANCO au niveau européen), qui se trouve en position de défendre un monopole professionnel et s’appuie pour cela sur des textes réglementaires, nationaux et européens. Ainsi l’État, et plus particulièrement sa composante vétérinaire, continue-t-il d’œuvrer pour la préservation de la juridiction vétérinaire au sein de l’action publique.

Encadré 2 : L’enquête

Les données d’enquête sont issues d’un travail collectif initié dans le cadre d’une ANR (PAN, JCJC 2011-2014) ayant impliqué une recherche bibliographique de grande ampleur sur la profession vétérinaire, ainsi que des enquêtes mises en commun à l’occasion de ce texte. La première a concerné le travail des vétérinaires en abattoir pour garantir la sécurité sanitaire des aliments (en 2004-2005, puis en 2009-2010). Elle repose sur une centaine d’entretiens avec le personnel des équipes d’inspection vétérinaire (techniciens, vétérinaires, responsables qualité et directeurs d’établissements), ainsi que des observations du travail quotidien dans 19 abattoirs. La grille de l’entretien avec les vétérinaires comprenait une partie consacrée à la restitution d’un récit de vie, qui a été exploitée pour cet article. Une trentaine de vétérinaires ont ainsi reconstitué leur parcours biographique. La seconde enquête porte sur les usages du médicament vétérinaire (2014-2016) et repose sur une soixantaine d’entretiens auprès d’éleveurs et de vétérinaires visant à décrire leur travail quotidien en matière de gestion de la santé animale et les enjeux qui cadrent les conditions d’utilisation (prescription, délivrance, administration) des médicaments. Dans cet article, nous mobilisons uniquement les entretiens avec les vétérinaires. Nous nous appuyons enfin sur le travail de Boris Ollivier, qui a participé au projet ANR en y réalisant son master (Ollivier, 2009) sur la gestion de la crise de la fièvre catarrhale ovine, puis sa thèse sur l’action publique de santé animale dans les institutions européennes (Ollivier, 2013a) en s’appuyant sur des données d’archives et des entretiens avec les responsables politiques, administratifs et professionnels du secteur de la santé animale.

12La mise en œuvre de l’inspection des viandes a également d’autres effets sur la profession vétérinaire, plus inattendus que la seule défense du monopole professionnel sur un secteur d’action publique. En effet, alors que plusieurs centaines de vétérinaires travaillent pour l’État dans les abattoirs, on ne comptait en 2011 que 27 inspecteurs de santé publique vétérinaire sur les 443 vétérinaires présents dans les établissements d’abattage. Tous les autres, soit 94 % des vétérinaires d’abattoirs, étaient des contractuels. L’inspection dans les abattoirs mobilise donc la profession vétérinaire bien au-delà des seuls vétérinaires fonctionnaires, ce qui signifie également que l’administration vétérinaire défend des compétences et des pratiques de l’ensemble du groupe professionnel et non simplement de ses agents. La population des vétérinaires d’abattoir contractuels est composée à la fois de praticiens libéraux, exerçant principalement dans des cabinets ruraux, pour qui l’abattoir est une partie complémentaire de l’activité, et de vétérinaires contractuels dont il constitue le travail principal. Pour évaluer la répartition entre les deux catégories, on peut considérer, en se fiant aux estimations indigènes, que lorsqu’un contrat représente moins de 70 % d’un temps complet, il est exercé parallèlement à une activité de praticien : 372 vétérinaires sont dans cette situation, soit près de 62 % de la population recensée. Les autres contractuels (38 %) travaillent principalement pour les services vétérinaires, parfois depuis des dizaines d’années, principalement dans les abattoirs industriels. Ils ont généralement un contrat à temps plein, le plus souvent en CDD. Au final, 24 % des vétérinaires d’abattoir exercent leur métier à temps complet et seuls 12,3 % le font avec un CDI [8].

13Pour les autorités, faire appel à des vacataires présente deux avantages : avoir une meilleure couverture géographique de l’inspection, d’une part, et garantir un service à coûts limités, d’autre part. Dans certaines localités éloignées des implantations des services vétérinaires, l’emploi d’un vacataire permet de valoriser une expertise présente sur place alors qu’il serait difficile de trouver des candidats prêts à s’installer (d’autant plus que les avancées de carrière des ISPV supposent des changements de postes tous les trois ou quatre ans). De plus, dans certaines zones rurales, il n’est pas rare qu’un abattoir n’ouvre qu’une ou deux journées par semaine, ou ne procède chaque jour qu’à l’abattage d’un petit nombre d’animaux, ce qui ne justifie pas l’emploi d’un vétérinaire à temps plein. Enfin, dans les abattoirs de fort tonnage, le système des vacations permet de pourvoir plus facilement les demi ou quart de poste nécessaires pour faire face aux horaires des établissements d’abattage ou aux remplacements pour congés, etc. L’État employeur trouve donc dans ce système beaucoup de souplesse d’organisation. Pour les vétérinaires qui conservent une activité de cabinet de médecine vétérinaire, comme praticien libéral ou comme salarié, le travail pour l’administration vétérinaire départementale constitue avant tout un complément de revenu, non négligeable. Ils participent également de cette façon à une activité concrète de préservation de la santé publique, pour laquelle ces vétérinaires expriment souvent un fort attachement, ainsi que de maintien de l’activité économique locale, dans laquelle l’existence d’un abattoir constitue un débouché indispensable pour la production des éleveurs qui sont aussi leurs clients.

14La situation est différente pour les vétérinaires contractuels qui ne conservent pas de pratique libérale. Les récits de vie d’une quinzaine d’entre eux mettent en scène plusieurs profils, qui ont en commun l’idée de rupture biographique. Pour un certain nombre d’entre eux, cette nouvelle activité intervient après des difficultés professionnelles dans l’exercice de l’activité libérale (lassitude, baisse de clientèle, blessures), des mésententes avec des associés, des problèmes financiers pour leur cabinet ou une longue période de chômage. Dans ce cas, la nomination comme vétérinaire en abattoir représente une solution, parfois envisagée comme temporaire, à un arrêt de la carrière considérée comme « normale », c’est-à-dire libérale. La reconversion peut également être consécutive à un changement dans la vie familiale, notamment pour les femmes vétérinaires (déménagement pour suivre un conjoint, souhait d’horaires plus réguliers avec l’arrivée des enfants), ou pour les vétérinaires les plus âgés (départ en retraite du conjoint ou perspective de sa propre retraite, par exemple). Il s’agit alors de repenser sa vie professionnelle en fonction de priorités de la vie personnelle. Enfin, on compte un certain nombre de vétérinaires étrangers, notamment issus du Maghreb, qui n’ont pas la possibilité de s’engager dans une pratique libérale tant qu’ils n’ont pas rempli les conditions d’équivalence.

15Au final, l’inspection en abattoir est une politique publique qui repose sur l’intervention de vétérinaires, fonctionnaires et praticiens. Au-delà des quelques centaines d’embauches de vétérinaires par l’État, elle joue un rôle non négligeable dans la régulation du groupe professionnel dans son ensemble, car elle permet d’offrir des positions d’activité temporaires, soit en début ou en fin de carrière (en attendant une orientation ou avant la retraite), soit au cours de la carrière (pour gérer des changements d’activité ou des accidents de la vie personnelle ou professionnelle). L’État employeur intervient ainsi à des moments délicats de la trajectoire professionnelle et contribue à l’emploi dans le groupe, sans que ce soit d’ailleurs l’objectif premier de ses embauches. La contribution de l’État à la régulation des carrières professionnelles est ainsi manifeste et elle s’exerce au travers d’une politique sanitaire, et non via la formation dans les écoles ou l’aide à l’insertion. On voit avec ce premier exemple que l’action publique vétérinaire ne se limite pas à ses objectifs sanitaires premiers mais participe bel et bien de la garantie du monopole et de la régulation de l’activité professionnelle.

Encadré 3 : La réorientation de carrière en faveur de l’activité de vétérinaire d’abattoir

– Comment j’ai fait ça ? Ben, avant j’étais libéral, comme tout le monde, et j’avais une clientèle à X. En fait, c’était une deuxième clientèle parce que j’avais déjà eu une première clientèle en région parisienne qui marchait très fort. Pour des raisons personnelles, j’ai quitté la région parisienne et je suis revenu dans ma région d’origine. Donc j’avais monté un cabinet, canin uniquement. C’était… Bon, il n’y avait pas une clientèle terrible et ça commençait à m’emmerder sérieusement. Juillet 2004, j’ai vendu ma clientèle, donc j’ai arrêté toute activité libérale. Parce que… en février, j’étais tranquillement dans mon cabinet, gentiment, comme ça, il y a quelqu’un qui rentre. Une jeune fille, dans vos âges. « Bonjour, je suis mademoiselle je-ne-sais-plus-comment. Je suis vétérinaire, je sors de l’école de pff, j’en sais plus rien, Lyon, Alfort, Toulouse, Nantes. Je viens vous voir, on est trois copines, il y a deux solutions : où vous nous vendez votre clientèle, ou on s’installe en face. » Sympathique. C’était au mois de février. Sympathique. Alors il y avait deux solutions : soit je m’accroche, mais de toute façon, je suis naze, je suis mort parce qu’à trois, elles vont faire des gardes 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. C’est nouveau. Donc dans deux ans, ma clientèle, elle est morte. C’était peut-etre pas vraiment en face, mais c’était quand même… Je me suis dit : « j’ai 55 ans, ça me fait suer de me battre pour des clients. » Donc je les ai fait poireauter un maximum de temps et puis je leur ai tout vendu, le matériel, le bâtiment, tout. Je leur ai tout donné pour rien, quasiment. Il valait mieux vendre là que de ne rien vendre après. Donc après, j’ai fait vétérinaire vacataire, 100 vacations par mois. Pas d’autres revenus (Vétérinaire homme en fin de carrière, met fin à son activité libérale avant l’âge de la retraite. Entretien réalisé en 2009).
– J’ai quand même fait vétérinaire, d’abord une spécialité rurale et ensuite comme j’ai dû changer d’orientation du fait de ces problèmes de dos, et comme mon époux lui, voulait faire de la rurale dans une région pleine d’obstétrique, que je ne pouvais pas assumer, j’ai bifurqué vers les industries et l’élevage industriel, aviculture. […] Donc j’ai travaillé en aviculture. Comme vétérinaire conseil, en suivi d’élevage. Jusqu’au jour où j’ai été rejetée pour enfant handicapé. J’ai été rejetée… Je voulais m’associer et ça n’a pas marché parce qu’on m’a dit : tu as un enfant handicapé, donc tu ne t’associes pas. […] Donc j’ai bifurqué. Comme j’étais mal payée, en tant que salariée, j’ai cherché à faire autre chose. J’ai eu des difficultés parce que j’étais liée par des clauses de non-concurrence, par le fait que j’étais installée dans la région, donc de fil en aiguille, je me suis dit : ben tiens, je vais postuler pour l’hygiène des aliments parce que je n’avais jamais vu l’aspect hygiène des aliments. Donc j’ai postulé pour un poste de vacataire en abattoir, que j’ai eu (Femme vétérinaire, trouve dans les services vétérinaires une solution à la conciliation vie professionnelle/vie familiale. Entretien réalisé en 2005).

Défendre la juridiction vétérinaire face aux contestations des éleveurs : le dispositif du mandat sanitaire

16La participation des vétérinaires à la gestion des épizooties constitue également l’un des piliers historiques de la relation entre l’État et la profession. Elle s’incarne notamment dans un dispositif né au début du xxe siècle, appelé mandat sanitaire [9], « un acte administratif par lequel l’État donne à un vétérinaire, dit “vétérinaire sanitaire”, le pouvoir de réaliser pour l’État et en son nom des opérations de police sanitaire, des actes de prophylaxie collective ou des missions d’épidémio-surveillance » (Antonova et al., 2010). L’État peut ainsi mettre des vétérinaires praticiens à son service, soit de façon régulière pour alimenter les réseaux d’épidémio-surveillance (qui ont ainsi accès à des données fines en raison de la proximité des vétérinaires avec les élevages), soit en cas de crise, pour diagnostiquer, alerter sur des maladies contagieuses ou mener des campagnes de vaccination. Le dispositif a été régulièrement activé après la Seconde Guerre mondiale, pour lutter contre les grands fléaux que constituaient alors la brucellose ou la fièvre aphteuse. Il a ainsi accompagné la modernisation de l’élevage souhaité par l’État, tout en renforçant la légitimité professionnelle des vétérinaires.

17A priori consensuelle, la mise en œuvre du dispositif au cours de la récente crise de la fièvre catarrhale ovine (FCO) a pourtant provoqué de nombreux conflits entre les autorités publiques, les représentants des éleveurs et ceux des vétérinaires, qui ont dénoncé une mise en cause de leur expertise (Ollivier, 2013b). On ne peut les analyser qu’en prenant en compte les enjeux professionnels à l’origine de ces conflits. La FCO, qui a touché la France entre 2006 et 2012, est une maladie virale, transmise par un moucheron, qui affecte les ovins et les bovins, et peut provoquer des pertes importantes dans les troupeaux. En 2008, devant l’avancée de la maladie, le ministère de l’Agriculture décide d’engager une campagne de vaccination, dont le coût est alors estimé à 150 millions d’euros (40 millions d’euros pour les vaccins et 110 millions pour le défraiement des vétérinaires). L’Union européenne s’engage à prendre en charge la totalité de l’achat du vaccin mais seulement la moitié de l’acte vaccinal, et l’État français, pris dans les contraintes budgétaires, décide qu’il laisse les sommes restantes à la charge des éleveurs (55 millions). Dans ce contexte, les éleveurs demandent à pratiquer eux-mêmes la vaccination, ce qui est cohérent avec leur pratique régulière d’administration des médicaments aux animaux de leurs élevages et leur permettrait de diminuer les coûts liés à l’opération. Par ailleurs, le contexte de crise plaide pour une vaccination dans des délais très courts, afin d’enrayer l’avancée de la maladie, et les représentants des éleveurs font valoir que ces derniers sont les mieux à même d’organiser la campagne. Pour les vétérinaires, il est hors de question d’accepter cette proposition qui est une remise en cause de la vaccination comme geste professionnel, nécessitant l’intervention d’un vétérinaire et instaurée depuis la loi de 1954 sur la prophylaxie de la tuberculose bovine. Le syndicat des praticiens rappelle que les aides européennes sont conditionnées à un protocole où seuls les vétérinaires vaccinent et que l’exportation des animaux n’est possible que si l’animal dispose d’un certificat signé par le vaccinateur, obligatoirement un vétérinaire. La défense du monopole d’exercice repose là aussi sur des textes réglementaires, qui financent l’intervention des vétérinaires ou autorisent la circulation des animaux, alors que la contestation s’incarne dans un geste, défini comme spécifique et d’expertise par les professionnels et comme trivial par leurs clients, celui d’injecter un vaccin. La situation devenant extrêmement tendue entre représentants des éleveurs et des vétérinaires, il revient à l’État de trancher cette querelle de juridiction.

Encadré 4 : Des positions irréconciliables ? Vétérinaires et éleveurs face au geste vaccinal
Communiqué de presse du syndicat des praticiens (SNVEL), 3 mars 2008
Seuls les vétérinaires, dont c’est le métier, concentrent les compétences nécessaires à l’optimisation de l’ensemble des points critiques de la mise en oeuvre de la vaccination. Ils sont les seuls professionnels responsables en mesure d’assurer un suivi cohérent de l’ensemble des éléments techniques de la vaccination ainsi que de sa traçabilité. La mise en oeuvre de la vaccination doit respecter les règles strictes de prescription : choix des animaux cibles, d’observance (respect des dates de rappel pour la primo vaccination), de la chaîne du froid pour la conservation et de la technique d’administration (matériel spécifique ou à usage unique). De nombreuses enquêtes sur le bon usage des vaccins ont montré que ces éléments ne sont que rarement respectés par la majorité des éleveurs (conservation, seringues, voie d’administration, calendrier, etc.).
La compétence professionnelle des vétérinaires sera donc indispensable à la réalisation d’une vaccination de masse efficace.
Lettre du président du GDS 71 aux vétérinaires de Saone-et-Loire
Nous souhaitons vous expliquer pourquoi un grand nombre d’éleveurs demandent la possibilité de vacciner eux-memes leurs cheptels pour cette première vaccination qui doit être réalisée au printemps et en début d’été. Il y a 3 raisons principales.
La faisabilité. Vous n’ignorez pas, qu’en mai et juin, les troupeaux sont au pré, que la vaccination va nécessiter de rentrer les animaux dans des parcs ou des stabulations lot par lot et que ces animaux ne pourront pas rester longtemps dans les parcs au risque d’accidents et de perte de temps. Il sera donc extrêmement difficile, voire impossible, aux vétérinaires d’être présents chez tous les éleveurs au temps T et à l’heure H. […]
La rapidité de mise en oeuvre de la vaccination. Comme vous le savez, nous avons une course de vitesse engagée avec la maladie. Plus le vaccin sera fait tôt, plus il sera efficace et moins il interférera avec la circulation du virus sauvage (confusion possible entre effets secondaires et maladie). C’est donc extrêmement important que la vaccination soit réalisée au plus vite. Tous les éleveurs nous affirment que, s’ils disposent du vaccin, ils pourront vacciner tous leurs animaux reproducteurs en une semaine à dix jours maximum. Etes-vous capables de réaliser la vaccination chez tous vos clients dans ce même délai ? Sincèrement, nous pensons que ce n’est pas possible. […]
Les aspects financiers. Comme nous l’avons dit plus haut, les éleveurs allaitants n’ont plus aucune trésorerie. Ils ne peuvent plus payer et
demandent à tout prix une limitation de leurs charges. Ils auront du mal à payer les factures de vaccin des broutards. N’alourdissez pas leurs
factures par une obligation de vaccination par leur vétérinaire qu’ils ne souhaitent pas et qui sera mal comprise.

18Les contestations de la spécificité vétérinaire de la vaccination ne sont pas nouvelles. Les éleveurs revendiquent de vacciner eux-mêmes dès les années 1950, lorsque les syndicats agricoles demandent la suppression du monopole des vétérinaires et la création d’un corps d’infirmiers sous le contrôle des organisations agricoles. Avec l’industrialisation de l’élevage, au cours des années 1980 et 1990, la vaccination des troupeaux par les éleveurs s’est banalisée (prévention des maladies endémiques pour lesquelles la vaccination n’est pas obligatoire), ce qui permet aux éleveurs d’en diminuer le coût et aux vétérinaires de se concentrer sur des activités plus valorisantes dans des élevages qui comptent désormais un nombre de bêtes beaucoup plus important. La crise de la FCO rend ainsi visible un « illégalisme » couvert par l’administration depuis de nombreuses années : l’éleveur qui vaccine s’expose théoriquement à une poursuite pénale pour « exercice illégal de la médecine vétérinaire [10] »… sauf qu’il le fait ordinairement avec l’accord de son vétérinaire ! Dans ce contexte, la crise de la FCO constitue pour les différents groupes d’acteurs une épreuve au cours de laquelle se (re)jouent les frontières de la division du travail. La sortie de crise intervient avec l’engagement du ministre, en juin 2008, de confier une mission au sénateur Charles Guéné [11], pour réfléchir à « l’acte vétérinaire ». Son rapport débouche sur plusieurs propositions de compromis vis-à-vis de la profession vétérinaire : même si le rapporteur souligne qu’il serait vain de tenter de colmater une « ligne Maginot » vétérinaire (Guéné, 2008, p. 52), il fait une vingtaine de propositions, dont la généralisation à l’ensemble des espèces d’une visite sanitaire d’élevage, rémunérée par l’État : « Ces visites doivent permettre de renforcer ou de créer des liens de confiance entre l’éleveur et son vétérinaire, celui-ci pouvant alors développer une mission de conseil justement rémunérée (traitements ou prestations). » Le rapport recommande ici de changer le modèle économique des cabinets vétérinaires, incités à faire payer l’expertise et les conseils plutôt que les actes de soin. Ainsi, l’État prend-il position pour la définition de l’avenir de la profession. Quelques mois plus tard, en février 2009, le ministre de l’Agriculture annonce, devant l’assemblée générale de la Fédération nationale bovine, qu’il envisage de « laisser aux éleveurs la possibilité de vacciner leurs animaux lorsque la vaccination est facultative et qu’elle ne nécessite pas de certification ».

19Dans cet affrontement, l’État tente de soutenir à la fois les éleveurs, en organisant une campagne de vaccination et en reconnaissant partiellement l’évolution des pratiques de soin aux animaux d’élevage, et les vétérinaires qui constituent les acteurs de la mise en œuvre de ses politiques sanitaires et son relai d’intervention dans les campagnes. Or, on voit que les intérêts de ces groupes d’acteurs ne coïncident pas. Alors que les autorités souhaitent une couverture vaccinale maximale, les éleveurs et les vétérinaires se disputent la réalisation concrète de la campagne de vaccination, avec des enjeux opposés : au moindre coût pour les éleveurs et au juste prix pour les vétérinaires. Il apparaît clairement que ce qui se joue au cours de cette crise et de l’ajustement de la politique publique qui s’en suit est la redéfinition d’une licence et d’un mandat (Hughes, 1996). En effet, il ne s’agit pas seulement de déterminer quel geste relève ou non d’un monopole professionnel, mais également de définir le type de relations qui peuvent s’établir entre plusieurs groupes professionnels autour de ce geste. En ce sens, les vétérinaires disposent bien non seulement d’une licence sur la vaccination en cas de maladies contagieuses réglementées, mais également d’un mandat qui leur permet de revendiquer « les comportements que devraient adopter les autres personnes à l’égard de tout ce qui touche à leur travail » (Hughes, 1996, p. 99). Finalement, cette crise du mandat sanitaire se déploie autour de la redéfinition du mandat professionnel, c’est-à-dire autour des formes d’autorité morale qui entourent les conditions d’exercice de la licence vétérinaire. Encore une fois, l’action publique vétérinaire ne se limite pas à la défense d’un monopôle professionnel mais tend bel et bien à réguler les modalités pratiques (aspects techniques et économiques) dans lesquelles celui-ci s’exerce.

Organiser la concurrence entre professionnels : la régulation du marché du médicament

20Pour l’historien Ronald Hubscher (1999), la loi no 75-409 relative à la pharmacie vétérinaire de 1975 constitue la dernière étape du processus de professionnalisation des vétérinaires dans la mesure où elle leur assure le monopole sur la gestion des médicaments, en excluant les derniers « empiriques » du marché du soin aux animaux. Cette interprétation n’épuise cependant pas l’analyse du tissu de relations complexes entre groupes professionnels que cette loi, et donc l’intervention de l’État, dessine.

21On peut décrire le marché du médicament vétérinaire défini par la loi de 1975 de la manière suivante. L’éleveur fait appel à son vétérinaire lorsque survient, au sein de son troupeau, un problème sanitaire qu’il n’est pas en mesure de régler lui-même, par exemple en modifiant l’alimentation de ses bêtes ou d’autres aspects de sa conduite d’élevage. Le vétérinaire intervient alors en établissant un diagnostic médical et en prescrivant un traitement thérapeutique approprié. Grâce à l’ordonnance qui lui est délivrée, l’éleveur est libre d’obtenir le médicament chez le fournisseur de son choix, qu’il s’agisse de son vétérinaire, d’un vétérinaire ou un pharmacien concurrent ou éventuellement de son groupement de producteurs (souvent une coopérative agricole). En effet, la loi de 1975 confère à cette dernière catégorie d’acteur le droit de détenir et de vendre les médicaments inscrits sur une « liste positive », soit des médicaments à visée préventive ou zootechnique, parmi lesquels les vaccins, les hormones ou encore les antiparasitaires. Néanmoins, si la délivrance des médicaments est en théorie répartie entre trois ayants-droit, les pharmaciens ne captent en réalité qu’une part infime du marché des produits pharmaceutiques vétérinaires soumis à prescription, contrairement aux vétérinaires eux-mêmes et aux nombreux groupements de producteurs agréés, en particulier dans les secteurs de la production aviaire et porcine (Delomenie et al., 2002).

22Cette situation est la conséquence des pratiques qui se sont déployées à la suite de la loi de 1975, qui a finalement vu se développer un marché « captif » au sein duquel le monopole de droit sur la prescription des médicaments a conféré aux vétérinaires un quasi-monopole de fait sur leur délivrance, autrement dit sur leur vente. En effet, les vétérinaires ont progressivement abandonné la facturation des actes et se sont tournés vers la délivrance du médicament pour capter leur clientèle. Si l’éleveur peut en théorie acheter le médicament où bon lui semble, il se le procure finalement presque toujours chez son vétérinaire prescripteur car celui-ci ne lui facturera en retour aucun de ses autres services (comme le diagnostic, le conseil ou la prescription elle-même). Alors que, jusqu’au début des années 1980 environ, les revenus de l’activité vétérinaire rurale libérale étaient relativement diversifiés – le déplacement ou certains actes chirurgicaux étaient facturés aux éleveurs (Buffetaut & Gourlet-Fleury, 2001) –, la vente des médicaments est aujourd’hui devenue la part principale de la structure des revenus des vétérinaires ruraux (60 % à 90 % du chiffre d’affaire) (Dahan et al., 2013). Alors que les pharmaciens se sont rapidement retrouvés exclus du marché du médicament vétérinaire, ce n’est pas le cas des coopératives agréées. Du fait de leur relation de proximité avec les éleveurs – en particulier via les techniciens de groupement avec qui ils ont des interactions bien plus fréquentes que les vétérinaires – et de leur possibilité de contraindre les éleveurs à se fournir chez eux grâce à des cahiers des charges spécifiques ou des accords parfois plus informels, les coopératives parviennent aussi à capter une part non négligeable du marché des médicaments vétérinaires, du moins ceux inscrits sur la « liste positive ». Cependant, jusqu’à une date récente, les coopératives sont aussi parvenues à s’arroger une partie de la vente des médicaments curatifs, en contournant la règlementation par la salarisation de vétérinaires dont ils récupéraient ainsi le droit de vente sur cette catégorie de produits pharmaceutiques (Dahan et al., 2013). Ainsi, dans les filières industrielles notamment, les coopératives et leurs vétérinaires salariés sont progressivement parvenus à former une alliance leur permettant de capter une très large part du marché du médicament, au détriment des « petits » cabinets de vétérinaires libéraux et des pharmaciens.

23Au cours des années 2000, les pharmaciens ainsi que les vétérinaires marginalisés sur le marché du médicament (notamment les vétérinaires non liés à des groupements qui voyaient leur clientèle décroître, ou les « petits » cabinets qui ne pouvaient pratiquer des prix concurrentiels sur les médicaments en raison d’un faible volume de vente) ont dénoncé les pratiques « affairistes » de leurs confrères. Là encore, l’État a dû intervenir, pour régler cette fois des relations intra-professionnelles et a proposé plusieurs aménagements de la loi de 1975. En 2007, l’arrêt Riaucourt [12] a rendu impossible le salariat d’un vétérinaire par un groupement de producteurs, mettant ainsi non seulement fin à une pratique illégale (vendre des médicaments hors liste positive) mais favorisant aussi en principe une concurrence plus équilibrée en empêchant la captation de clientèle (Guillemot & Vandaële, 2009). La même année, le décret « prescription/délivrance [13] » a autorisé, à certaines conditions, la prescription hors examen clinique, permettant de délivrer des médicaments sans se déplacer sur l’élevage. Revendiquée depuis plusieurs années par les vétérinaires comme les éleveurs, cette disposition qui, en définitive, avalise des pratiques qui s’étaient développées dans le sillage de la loi de 1975, tend à créditer les éleveurs d’une certaine autonomie dans la gestion sanitaire de leurs troupeaux. Elle dédouane ainsi les vétérinaires de tâches chronophages et non directement rémunératrices (du moins qui n’ont pas été construites économiquement comme telles) pour les ériger en conseillers sanitaires plutôt qu’en cliniciens à proprement parler. Plus récemment, des mesures adoptées dans le cadre du plan EcoAntibio [14] ont visé à encadrer la concurrence économique que les vétérinaires pouvaient se livrer entre eux à travers la délivrance d’antibiotiques (limitation des marges et obligation d’un prix fixe pour tous ses clients). D’autres mesures, comme l’obligation de réaliser des tests bactériologiques avant de prescrire certaines catégories d’antibiotiques, renforcent la posture de conseiller sanitaire des vétérinaires et favorisent la diversification non seulement de leur expertise professionnelle, mais aussi de leurs sources de revenus et donc du modèle économique de leur activité professionnelle (conseil et assistance technique, vente de produits préventifs) (Fortané, 2016).

Encadré 5 : Le développement d’un marché captif

Enquêteur : Pour vous, il n’y a pas de moments clés, une date clé, avec des changements de loi ou de réglementation qui ont permis ça ?
Vétérinaire : C’est en 1975, quand il y a eu la liste positive et que les groupements se sont mis à tout vendre. […] Ils sont devenus ayant-droit, soi-disant pour faire du sanitaire, mais c’est pas pour faire du sanitaire, c’est pour se faire du fric. Et le médicament, c’était pour payer les techniciens. Moi je travaille pour un groupement, j’ai travaillé pendant trente ans, le patron du groupement me l’a dit, il m’a dit : « nous, on a besoin de l’argent du médoc pour faire tourner la popote. » C’est financier. […] Donc, ils ont embauché des vétos – c’était une vision très jacobine, ils voulaient un marché captif des regroupements – donc ils ont embauché des vétos. […] Et après, ils se sont dit : « on a un véto, pourquoi on va rappeler un autre véto libéral pour le médicament. » Donc, ils ont tout regroupé et ils ont tout vendu.
Enquêteur : Et le revenu de la vente du médicament, c’était directement pour le groupement ? Le vétérinaire était salarié, mais il avait son officine et il ne tirait aucun bénéfice ?
Vétérinaire : Il n’avait même pas d’officine, le groupement vendait tout et c’est le groupement qui se mettait tout dans sa poche.
Enquêteur : Mais en utilisant le nom du vétérinaire pour tout ce qui n’était pas sur la liste positive ?
Vétérinaire : Oui, en fait, ils ont pris une extension d’ayant-droit. Ils étaient ayant-droit à la liste positive et ils se sont arrogés le droit d’ayant-droit à l’exercice total de la pharmacie.
Enquêteur : Et le vétérinaire, il touchait juste son salaire et même pour des antibiotiques, il touchait rien ?
Vétérinaire : Non, il n’était pas intéressé au bénéfice. Ils faisaient leurs heures et puis ils étaient contents. Ils préféraient être salariés, ces gens-la. Ils préféraient être salariés, avoir une retraite. Ils étaient assez bien payés. […] Et les libéraux ont souffert de ça (Entretien avec un vétérinaire retraité de la filière porcine, 2013).

24Ainsi, si ces politiques publiques ont principalement été mises en œuvre au nom des enjeux de santé publique (encadrer l’usage des produits qui constituent potentiellement un risque pour l’homme), c’est bien les relations entre les vétérinaires et leurs clients, d’une part, et des vétérinaires entre eux, d’autre part, qu’elles tendent finalement à définir. L’intervention de l’État à travers une politique publique sectorielle, ici en matière de régulation du marché du médicament vétérinaire, contribue une fois de plus à la régulation de l’activité professionnelle. Elle revêt même des formes de gouvernance par le marché, c’est-à-dire qui est à la fois induite par les demandes de la clientèle mais aussi par les relations de concurrence entre professionnels pour capter cette clientèle, dans la mesure où l’action publique vétérinaire permet d’encadrer ces dynamiques inter- et intra-professionnelles. Dans ce cas précis, comparable à ce qui a pu être observé par ailleurs en médecine humaine (Haug, 1988 ; Horowitz, 2013) c’est l’expertise professionnelle des vétérinaires qui tend à être redéfinie conjointement à celle de leurs clients, à qui l’État a garanti une plus grande autonomie dans la gestion de leurs troupeaux.

Encadré 6 : Vente de médicaments et évolution du modèle économique d’un cabinet vétérinaire

Depuis plusieurs années, nos bilans sanitaires, on les présente aux éleveurs ou aux organisations avec un camembert qui va répartir les produits de la diététique, de l’hygiène, les antibiotiques et les vaccins et antiparasitaires. Ensuite on regarde que les médicaments vétérinaires préventifs et curatifs. Moi, je fais un croissant bleu sur le préventif et un rouge sur les antibiotiques. Le but, c’est de diminuer le rouge et d’augmenter le bleu. On est une équipe à travailler ensemble, éleveurs, techniciens, organisations et vétérinaires, dans ce but-la. On le fait depuis pas mal d’années. Je pense que c’est assez payant dans pas mal d’endroits parce que si on augmente le bleu où on met de l’hygiène et de la diététique aussi, tout le monde est gagnant la-dedans. Après, quand je regarde au niveau du cabinet ce qu’on vend en vaccins par rapport aux antibiotiques, avec la clientèle qu’on a, je serais très embêté de voir la part du curatif monter et du préventif descendre. On est dans la tendance inverse depuis pas mal d’années. Moi, le modèle qui m’intéresse, c’est de réussir à gonfler de plus en plus la part du préventif et à diminuer la part du curatif de façon à ne pas dépendre de ces ventes d’antibiotiques. […] En revanche, économiquement, à une époque ça posait problème. Nous, notre site, on était dans un relative déséquilibre de rentabilité puisque les vaccins ont une marge beaucoup plus faible que n’avaient les antibiotiques et on était dans un ratio plutôt faible antibiotique et très fort en vaccin. Mais aujourd’hui la marge des antibiotiques est redevenue très faible et, nous, on est plutôt dans un ratio favorable avec beaucoup de vaccins où on va pouvoir renégocier un petit peu d’assistance technique (Entretien avec un vétérinaire spécialisé en production aviaire, 2015).

Conclusion

25Au sens classique du terme, le processus de professionnalisation des vétérinaires s’est déroulé sur plus de deux siècles, de la création de la première école vétérinaire à Lyon en 1762, qui marque le développement de savoirs et d’institutions professionnels spécifiques, jusqu’aux dernières lois (1954, 1975) qui sanctuarisent la juridiction vétérinaire face à certains groupes professionnels concurrents. L’État a joué un rôle central dans cette dynamique et continue à le faire, par le truchement de politiques publiques sanitaires visant à gérer un secteur donné (ici principalement la santé animale et la sécurité sanitaire des aliments). Les trois exemples que nous avons développés (mandat sanitaire, inspection en abattoir, marché du médicament) montrent comment l’action publique vétérinaire contribue à la régulation de l’activité professionnelle : cadrage de la concurrence inter- et intra-professionnelle, gestion des carrières et des formes de revenus, rapport à la clientèle, etc. L’intervention de l’État vis-à-vis de la profession vétérinaire revêt ainsi un caractère multiforme qui ne se limite pas à une gouvernance strictement administrative et se donne à voir sous (au moins) quatre dimensions.

26Tout d’abord, l’État continue de jouer un rôle dans la définition de la juridiction vétérinaire, à la fois par la défense des monopoles d’exercices existants (soutien de l’administration vétérinaire pour le maintien des vétérinaires dans les abattoirs contesté par les services du ministère du budget ou déclenchement du dispositif du mandat sanitaire dans les crises de santé animale), et par l’organisation de compromis, parfois difficilement arrachés, entre groupes professionnels concurrents (lors de la crise de la FCO, la réaffirmation de la prééminence vétérinaire sur l’acte vaccinal est ainsi la contrepartie d’une évolution de l’équilibre des relations entre éleveurs et vétérinaires pour les maladies non-réglementées). En second lieu, l’État soutient économiquement la profession, par différents mécanismes : le mandat sanitaire en constitue un exemple emblématique et, à l’issue de la crise, il est renforcé par une visite sanitaire d’élevage, obligatoire, qui vient garantir aux vétérinaires ruraux un revenu régulier, bien que modeste. La participation des vétérinaires à l’hygiène des abattoirs constitue une autre voie par laquelle l’État finance certains professionnels, qu’il s’agisse de praticiens libéraux qui y trouvent une rémunération complémentaire à leur activité rurale, ou de contractuels qui parviennent ainsi à réorienter leur carrière professionnelle. En troisième lieu, l’État intervient pour l’instauration de règles visant à encadrer des relations marchandes entre vétérinaires et éleveurs au sein du dispositif de mandat sanitaire, mais surtout, dans le cas du médicament, entre cabinets vétérinaires. En effet, les politiques de régulation du marché du médicament vétérinaire contribuent à l’organisation de trois niveaux de relations professionnelles : les rapports à la clientèle, tant sur un plan technique (qui accomplit quelle tâche ?) qu’économique (qui paye quoi ?) ; les concurrences avec d’autres groupes professionnels qui ont aussi le droit de vendre les médicaments, comme les pharmaciens ou les groupements de producteurs ; la concurrence des vétérinaires entre eux, via l’encadrement des marges ou du prix de vente des antibiotiques. En dernier lieu, à travers toutes ces interventions, l’État contribue à redéfinir le rôle du professionnel lui-même : en baissant les financements pour la gestion des maladies animales, en modifiant la place de l’abattoir dans la conception de la salubrité des viandes, en reconnaissant les compétences des éleveurs pour soigner leurs animaux en première intention, il dessine un nouveau modèle de vétérinaires et accompagne voire encourage les mutations de la profession en lien avec celles du marché des services vétérinaires et plus largement du secteur agro- alimentaire. Il ne s’agit plus seulement de soigner un animal, voire un lot d’animaux, mais de contribuer, par le conseil et l’organisation des soins, à la sécurité et à la salubrité de circuits d’animaux et à la commercialisation de leurs produits. Au total, on constate qu’au-delà des politiques traditionnelles de régulation professionnelle (la définition de règles pour le recrutement, la formation, l’existence d’instances ordinales, etc.) un ensemble de politiques publiques sectorielles fixe un cadre décisif dans lequel se joue en permanence un processus écologique de professionnalisation, c’est-à-dire la définition de l’activité d’un groupe professionnel en lien avec d’autres, en délimitant et orientant leurs tâches, leurs savoirs, leurs revenus et leurs modalités d’exercice présentes et à venir.

27En définitive, le cas de la régulation de l’activité vétérinaire par l’État montre bien comment les quatre formes de gouvernance identifiées par L. G. Svensson (2010) s’articulent et parfois se recoupent. La gouvernance administrative s’opère en effet aussi par le truchement de politiques publiques sectorielles qui ne visent pas seulement à maintenir l’autonomie et le monopole juridictionnel vétérinaire, mais également à encadrer les transformations de l’activité professionnelle induites par les évolutions du marché de la santé animale, en particulier le marché du médicament, et des organisations qui emploient certaines franges de la profession, notamment les abattoirs.

Notes

  • [1]
    Traduction des auteurs.
  • [2]
    On distingue notamment la « médecine rurale » de la « médecine canine », la première étant dédiée aux animaux d’élevage tandis que la seconde concerne le soin aux animaux de compagnie, quels qu’ils soient : chiens, chats, rongeurs, nouveaux animaux de compagnie… Néanmoins, les vétérinaires ruraux ont longtemps été les seules figures vétérinaires, la médecine canine ne se développant réellement en France qu’à partir des années 1960 (Vallat, 2013). Dans cet article, nous nous intéressons uniquement à la médecine vétérinaire rurale.
  • [3]
    Depuis les années 1990, il y a plus de femmes que d’hommes qui sont diplômés des écoles vétérinaires (Hubscher, 1999)
  • [4]
    Certains vétérinaires inscrits à l’Ordre peuvent également être titulaires d’un diplôme obtenu dans un autre pays européen, principalement la Belgique.
  • [5]
    En 2013, 80 % des ISPV travaillaient pour le ministère de l’Agriculture (dont 60 % dans les services déconcentrés), contre 6 % pour les autres ministères, 6 % dans des agences dont l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et le reste dans des institutions internationales ou à la Commission européenne (Gouello, 2013).
  • [6]
    L’école de Lyon est créée en 1762, celle d’Alfort en 1765, celle de Toulouse en 1828. La dernière école vétérinaire, celle de Nantes, est inaugurée en 1979 : il s’agit alors d’accompagner le développement agricole de l’ouest de la France.
  • [7]
    Une même dynamique professionnelle est d’ailleurs à l’œuvre dans la plupart des pays européens, à l’exception toutefois de la Grande-Bretagne,
    où la profession vétérinaire n’a jamais réussi à construire un marché fermé de même type (Waddington, 2006 ; Hardy, 2010).
  • [8]
    Source : ministère de l’Agriculture, DGAL, bureau des abattoirs.
  • [9]
    Instauré par la loi du 12 janvier 1909 ayant pour but de combattre les épizooties et les maladies contagieuses des animaux.
  • [10]
    Selon l’article L 243-1 du Code Rural alors en vigueur (repris depuis dans la loi du 27 juillet 2010 et l’Ordonnance no 2011-78 du 20 janvier 2011).
  • [11]
    Charles Guéné est un sénateur (LR) de la Haute-Marne qui est connu pour son intérêt pour les questions liées à la ruralité.
  • [12]
    Arrêt Riaucourt du Conseil d’État du 24 janvier 2007.
  • [13]
    Décret 2007-596 du 24 avril 2007.
  • [14]
    Politique publique mise en œuvre à partir de 2012 par le ministère de l’Agriculture dans le but de réduire l’utilisation des antibiotiques en élevage.
Français

Cet article se penche sur la dynamique des rapports entre l’État et un groupe professionnel, en analysant le cas des vétérinaires. Il montre que ces rapports ne se limitent pas à la construction et la défense d’une juridiction, mais concernent également la régulation de l’activité professionnelle, c’est-à-dire la définition des savoirs, des pratiques, des modalités d’exercice, des formes de revenus, etc. Après avoir examiné le processus de professionnalisation des vétérinaires depuis le xixe siècle, l’article s’attache à analyser la façon dont des politiques publiques sanitaires (notamment dans les domaines de l’inspection en abattoir, de la gestion sanitaire en élevage et de la régulation du médicament) contribuent à réguler l’activité des vétérinaires, dans leurs relations à la clientèle, à leurs concurrents professionnels ou entre eux.

Mots-clés

  • profession
  • action publique
  • vétérinaire
  • santé animale
  • régulation professionnelle
  • État

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Laure Bonnaud
Chargée de recherche, sociologue, INRA (IRISSO, PSL, CNRS, INRA, Université Paris Dauphine)
UMR IRISSO, Université Paris Dauphine, Place du Maréchal de Lattre de Tassigny, 75775 Paris cedex 16, France
laure.bonnaud@inra.fr
Nicolas Fortané
Chargé de recherche, sociologue, INRA (IRISSO, PSL, CNRS, INRA, Université Paris Dauphine)
UMR IRISSO, Université Paris Dauphine, Place du Maréchal de Lattre de Tassigny, 75775 Paris cedex 16, France
nicolas.fortane@inra.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/10/2018
https://doi.org/10.3917/socio.093.0253
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