CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les quelques remarques qui suivent ne retracent pas une histoire. Le séquençage (de Michelet à la micro-histoire) et l'espace (surtout français) qui ont été adoptés sont presque arbitraires, même si les propositions désignées peuvent se renvoyer l'une à l'autre et qu?elles occupent une place considérable dans l'épistémologie de la discipline. Elles dessinent des solutions au moyen desquelles des historiens tentèrent de concilier leur statut d?auteur avec celui d?homme de science, derrière lequel le « je » s?est progressivement effacé. Le xixe a, en effet, cette conception de la science, idéalement, comme le résultat d?un travail collectif et anonyme. Mais aucune des voies proposées par des auteurs ou par des éthiques professionnelles plus généralement partagées ne s?est définitivement imposée une fois pour toutes. Aucune même ne triomphe sur les autres au moment où elle se dégage. C?est l'un des effets d?optique les plus navrants parmi ceux que produit l'histoire de l'histoire que celui de laisser croire que les formules les plus en prise sur le débat, les plus denses intellectuellement, résument à elles seules toutes les pratiques historiographiques d?un moment. Ni Michelet, ni les Annales ou la « nouvelle histoire », ni même « l'histoire méthodique » qui put pourtant s?adosser à l'institution de poids qu?était l'Université de la fin du xixe siècle, ni enfin, aujourd?hui, les positions les plus émergées (micro-histoire, tournant linguistique ou tournant critique, histoire des réseaux, pour n?évoquer que quelques propositions fortes) ne peuvent passer pour seules représentatives d?un débat historiographique qui, le plus souvent, ne concerne que quelques rares historiens, sans rencontrer la part majoritaire de la profession ou, si l'on préfère, la plupart de ceux qui exercent le métier d?historien.

2Jules Michelet marque un premier moment. Non qu?il constitue à lui seul le premier chapitre d?une histoire que les suivants viendraient refouler les uns après les autres. Michelet nous propose plus simplement un rapport à l'histoire qu?on put ultérieurement ranimer sans jamais le retrouver dans toute sa pureté. « Ce livre est plus qu?un livre ; c?est moi-même » lance-t-il à Edgar Quinet, au seuil du Peuple[1]. Plus même : comme l'histoire crée l'historien, le livre en vient lui-même à créer son auteur [2]. Dans son Journal, l'analogie n?est plus seulement faite avec le support ou avec l'analyse mais avec la matière elle-même : « Moi-Histoire ». D?autres traces de cet accaparement extravagant se lisent dans toute l'?uvre de Michelet qui situe l'auteur à une place éminente. Les artifices littéraires (la place du « je » transpire explicitement ou implicitement du récit) ne sont pas les seuls à dire sa présence et son omnipotence. C?est tout le discours qui nous informe de l'embrassement qui mêle l'historien à l'histoire. Chez Michelet, il n?est donc pas d?histoire sans historien. Relisons cette page fulgurante décrivant les formes de la géographie européenne en lui donnant sens. Le travail auquel s?y livre Michelet n?est autre que celui qu?accomplit l'historien dans ses archives : il ordonne le chaos pour comprendre ce qu?est le moteur du monde. Survolant l'Europe, il en désigne les formes qui confèrent une signification symbolique à chacune de ses parties, comme l'on taille dans la masse documentaire que produit l'activité humaine : « Les péninsules que l'Europe projette au midi, sont des bras tendus vers l'Afrique ; tandis qu?au nord elle ceint ses reins, comme un athlète vigoureux, de la Scandinavie et de l'Angleterre. Sa tête est à la France, ses pieds plongent dans la féconde barbarie de l'Asie » [3].

3Jules Michelet n?a pas cessé de s?en prendre aux historiens qui défendaient une écriture d?où l'historien s?absentait : Guizot, Thierry et Barante affirment ainsi la coupure définitive entre le passé et le présent et en prennent leur parti quand le régime d?écriture adopté par Michelet, désolé par le caractère irrémédiable d?une telle coupure, travaille à la dépasser en se mettant tout entier dans son ?uvre. Michelet se place ainsi à l'exact opposé de Fustel de Coulanges : « Fustel s?emploie à ne pas être, s?absentant de lui-même pour connaître le passé ; l'autre construit un contrat avec l'absence et se fait le visiteur des morts. (?) Il y a là deux types d?absence, deux rapports au temps, deux stratégies de connaissance, deux modes d?écriture de l'histoire. Michelet est du côté de la mémoire, au sens où l'entendra Péguy, Fustel de celui de l'histoire » [4]. Ce qui ne signifie pas, on le sait, que Michelet ait accepté de basculer tout entier du côté de l'imagination puisqu?il eut soin de s?appuyer sur l'archive. Il ne manque pas d?ailleurs d?évoquer l'illumination que produit sur lui (sur lui et personne d?autre, serait-on tenter d?écrire) la contemplation des masses de papier régurgitées par le passé.

4Le mot de Michelet est fameux : quand Augustin Thierry parlait pour l'histoire de « narration » et Guizot « d?analyse », lui leur opposait la « résurrection ». Il l'exprime on ne peut mieux dans la préface de 1869 à l'Histoire de France, en affichant son programme de « résurrection de la vie intégrale » et en assemblant les verbes qui définissent sa démarche : « évoquer », « refaire », « ressusciter ». Ce projet qu?il juge lui-même extravagant, propre à lui-même, à son âge et à son tempérament, est né d?une expérience : le spectacle de « l'éclair de juillet ». Il n?en est pas moins un projet on ne peut plus réfléchi, appuyé qu?il est sur une critique raisonnée des styles historiographiques qui l'ont précédé, jugés trop partiels pour rendre son « âme » à la France. Il faut tenir tout ensemble pour que tout s?anime. On se fourvoierait en faisant de Michelet, comme on le lit parfois, un pur visionnaire, hanté par un projet littéraire, plus parent de ses contemporains écrivains que des Thierry, des Thiers ou des Mignet. Quand il revendique la singularité de son regard sur l'histoire, c?est comme une compétence propre, tout au plus une aptitude qui lui fut conférée par son histoire personnelle. La Science, qui ne s?est pas encore coupée du monde, ne bouscule pas le moi de l'observateur. Voilà bien de quoi éloigner Michelet, comme il en défend lui-même l'idée, et des romantiques, et des doctrinaires de son temps.

5Dans cette préface, qui dégage un protocole de travail et d?écriture dans lequel tous les rénovateurs trouveront de quoi rafraîchir leurs approches, on dispose aussi d?une brève réflexion sur les prétendus périls de la subjectivité. Michelet y énonce une loi qui concerne jusqu?aux plus réservés des historiens : « Nul portrait si exact, si conforme au modèle, que l'artiste n?y mette un peu de lui. Nos maîtres en histoire ne se sont pas soustraits à cette loi » [5]. Il n?y aurait selon lui aucun regret à avoir face à une si piètre condition. Celui qui échapperait à ce travers, soutient même Michelet, ne serait pas historien. Se laisser porter par les chroniqueurs, ou s?effacer derrière les sources, pourrait-on ajouter aujourd?hui, revient à renoncer à l'exercice même du métier. Celui-ci n?est-il pas de rendre lisible un désordre ? Cette tâche n?est devenue possible que grâce à ce « grand engin qui perce les mystères » : « La personnalité moderne, si puissante et tant agrandie » [6]. L?empathie, c?est-à-dire la relation personnelle, et donc absolument unique, que l'historien entretient avec son objet, est ainsi posée comme le socle nécessaire à toute élaboration de l'analyse historique. Pour avoir vécu neuf années durant aux portes du cimetière du Père-Lachaise, Michelet dit avoir pris le goût de la mort et y avoir acquis le don des larmes : « Don puissant, très fécond. Tous ceux que j?ai pleurés, peuples et dieux, revivaient » [7].

6L?art de l'historien, auquel Michelet semble accorder les deux sens (celui qui résulte de l'élan créateur et celui que produit l'habileté du métier), happé par l'ordre d?une subjectivité qui en fait tout le prix n?est pourtant pas soumis aux aléas de je ne sais quel relativisme. Il s?agit bien de découvrir des « montagnes de vérités » par les vertus d?un travail bien réglé. Michelet s?indigne bel et bien des qualités qui lui sont prêtées dans les milieux doctrinaires et catholiques et qui visent à mieux l'abattre : « écrivain », « poète », « homme d?imagination » : « la méthode historique, écrit-il, est souvent l'opposé de l'art proprement littéraire » [8]. Dans l'avis qui précède la seconde édition (1863) de La Sorcière, il tient à se démarquer de cette réputation : son livre « ne doit rien à la chronique légère ou passionnée. Il est sorti généralement des actes judiciaires » [9] ; et dans la préface de 1869 à l'Histoire de France, il revendique hautement d?avoir fait usage d?archives inédites. Son histoire est « sérieuse ». Elle est en mesure de rompre avec le témoignage délivré par les contemporains, contredit parfois par la lecture attentive d?autres documents plus enfouis.

7La professionnalisation de l'histoire à la fin du xixe siècle et le régime universitaire qui présida à son développement correspondent à un refoulement du sujet discourant. Le discours de l'historien est désormais celui du lointain, de l'absent, peut-être celui du mort, équivalant ainsi en dignité à ceux dont il parle, puisque, selon le mot de Michel de Certeau, son écriture « met en scène une population de morts » [10]. L?historien travaille ainsi à s?éloigner du présent. C?est là sa mission première qui navrait tant Péguy : « On obtient ainsi, et on lance dans la circulation de l'enseignement supérieur ces artificiels petits jeunes gens maigres, qui possèdent plus ou moins approximativement les instruments et les méthodes, mais qui ne possèdent aucun contenu. Comme si l'ignorance du présent était une condition indispensable pour accéder à la connaissance du passé » [11]. Encore pourra-t-on déceler, même en son temps, quelques exceptions majeures, des résistances et des nuances qui viennent cependant confirmer l'existence de pratiques intellectuelles dominantes.

8On n?a sans doute pas tout à fait tort de saisir, dans le cours nouveau pris par le discours de l'histoire à la fin du xixe siècle, les reflets d?une grisaille républicaine ayant porté haut les vertus de l'austérité et de l'humilité, fort bien relayées dans le monde universitaire. L?éthique scientifique se trouve au c?ur de l'homme républicain même si elle n?épuise pas tous les comportements intellectuels. D?abord parce que l'âme des laboratoires peut se conjuguer avec le culte des héros. Louis Pasteur en a profité sur une grande échelle. Ernest Lavisse, pour l'histoire, avec moins d?éclat sans doute, n?est pas loin du compte. La mutation d?un nom propre en nom commun signifie toujours l'association durable de l'?uvre à son auteur. Le « petit Lavisse » est à l'historien ce que la « pastorisation » est au biologiste. En son temps même, Ernest Lavisse dispose d?une influence importante dans les hautes sphères de l'Instruction publique. Son style historiographique n?est pas non plus sans accorder quelque place à une démarche d?auteur. Les ambitions de Lavisse ne sont pas « purement scientifiques » [12]. S?il renonce assez vite à sa formation première d?historien de l'Allemagne, c?est pour mieux comprendre le secret de la défaite de 1870 et tenter d?y remédier dans les plus brefs délais. Charles Seignobos fait preuve des mêmes préoccupations et est très orienté par ses perspectives politiques [13]. À des niveaux moins significatifs peut-être, il faut rappeler que l'Université républicaine sut cultiver le respect, souvent, le culte, parfois, des maîtres. Il y a ainsi bien moins de modestie et de retrait dans les écrits des grands historiens de la République qu?on le pense souvent. Les grands s?autorisent des licences que les débutants doivent proscrire. Les grands disent « je » bien davantage que les petits. Ceux-là ont plus affaire avec la révérence nécessaire dont on peut suivre la manifestation dans les notes de bas de pages qui renvoient toujours plus aux auteurs qu?aux ?uvres.

9L?histoire méthodique, associée au moment de professionnalisation de la discipline, se présente cependant d?abord comme une histoire sans auteur, même si certains de ceux qui l'illustrèrent le plus, à l'instar de Gabriel Monod, conservèrent à Jules Michelet une admiration jamais démentie et assignèrent à l'historien un rôle particulier dans la nation qui dépassait sa seule fonction scientifique. Celui-ci ne paraît que dans un espace social et langagier très contrôlé et dans un curieux mouvement contradictoire d?affirmation et de refoulement. Lavisse est partout, dans les couloirs des administrations et des ministères, chez les éditeurs et dans les amphithéâtres, dans les commissions et les cérémonies. Il est partout, sauf dans ses textes. Même lorsqu?il en vient à publier ses Souvenirs, alors même que la Sorbonne s?apprête à lui organiser une cérémonie éclatante qu?allait présider Poincaré, l'historien rougit presque d?avoir à tant parler de lui. Au seuil de son ouvrage, il livre ses pudeurs : « Si donc quelqu?un vient à penser que je suis induit par orgueil ou par vanité à croire que mes souvenirs méritent d?être révélés au public, il se trompera » [14]. Telle attitude a des conséquences sur l'?uvre qui se présente moins comme celle d?un auteur aux thèses singulières que comme l'expression d?un savoir universel, à peine contestable. Pierre Nora a raison de souligner que ni Lavisse, ni quelque autre historien de sa génération ou de son temps, ne peuvent passer pour les homologues des Ranke, Sybel, Treitschke ou Mommsen. L?historien républicain, lorsqu?il se dévoile, est un spécialiste : il n?est jamais un auteur.

10Autre grande figure de l'histoire républicaine, Charles Seignobos partage avec ses collègues le même dégoût pour le moi, toujours haïssable dans l'écriture savante. Il fait de l'ascèse une vertu scientifique. Même si c?est avec justice que Christophe Charle rappelle que Seignobos ne correspond pas à l'image d?historien érudit et livresque que plusieurs historiens liés aux Annales tentèrent de tracer de lui, son style historiographique correspond tout à fait au moment de refoulement de l'auteur décrit ici. L??uvre de Seignobos est composée pour une grande part de manuels d?enseignement supérieur ou secondaire. Le genre contredit la stratégie de l'auteur qui développe à lui seul son sujet pour en livrer sa lecture personnelle. Les historiens universitaires, tels qu?ils apparaissent dans les années 1880, s?apparentent au « savant qui dirige un laboratoire de recherche » [15] et coordonne un travail d?équipe. Ce modèle connut une longue fortune. Il unit en esprit, plus sans doute que dans la pratique, L?Histoire de la France contemporaine dirigée par Ernest Lavisse et les grandes enquêtes collectives des années 1950 et 1960. On aurait tort d?assimiler trop simplement le mandarinat universitaire, lié à ces pratiques historiographiques, au désir d?affirmation de soi de quelques individus avides de pouvoir et de gloire. Cette dimension psychologique, peut-être réelle, n?est pas ici la plus pertinente. L?emporte en revanche l'idée d?une science anonyme produite par un travail sans auteur. De même, dans « l'Avertissement » qui ouvre leur Introduction aux études historiques, Langlois et Seignobos ont soin de préciser comment ils s?étaient réparti le travail rédactionnel, mais pour préciser aussitôt que « les deux collaborateurs se sont constamment aidés, concertés et surveillés » [16]. Le nom du chef d?équipe n?est pas un nom d?auteur mais une marque de fabrique, un code utile à la profession ou une façon de nommer le laboratoire d?origine. Derrière le « petit Lavisse » ou le « Langlois-Seignobos », il n?y a rien d?autre que du texte, des faits, une méthode. Les auteurs ont disparu parce qu?ils pensent n?être qu?un maillon dans l'histoire impersonnelle du dévoilement d?un savoir dont ils ne sont pas les propriétaires. À l'instar d?une doxa républicaine méfiante face aux risques de l'incarnation des fonctions politiques, les universitaires font valoir une éthique du renoncement.

11Que dans les coulisses des vies professionnelles, comme elles apparaissent notamment dans les correspondances privées, les rivalités de pouvoir, les mesquineries qui trahissent des personnalités boursouflées, viennent opposer un cinglant démenti à cet ethos, ne change rien à la règle qui régit alors cette communauté. Il n?est que de lire les textes publiés pour s?en rendre compte. Pour tous, il s?agit de se démarquer de l'histoire littéraire qu?à leurs yeux incarne Michelet. L?historien ne doit être ni un écrivain, qu?emporteraient ses seules préoccupations de plume, ni un prophète que commanderait seulement le message à délivrer. Même si, à l'instar de Seignobos, et contre les sociologues, les historiens universitaires de la fin du siècle ne font pas de l'histoire une science amalgamée aux sciences de la nature, ils n?en travaillent pas moins à en régler strictement l'écriture.

12Et d?abord par une neutralisation du « je », tout au plus réservé aux premiers paragraphes des ouvrages ou à quelque impudique préface, comme celle que Seignobos place en tête de son premier grand manuel, l'Histoire politique de l'Europe contemporaine (1897), tout entière rédigée à la première personne [17]. Les formules n?ont d?ailleurs pas vieilli et se retrouvent toujours dans le plus pur style académique. Le « nous » l'emporte sur le « je », comme si le nombre assurait la puissance des majorités et la légitimité de l'institution à l'assertion, et, dans l'ensemble, toute tournure dépersonnalisée du « on » au « il », en passant par « l'historien » [18]. Il s?agit ni plus ni moins que de placer l'auteur dans une posture surplombante, d?abord par rapport à ses sources, dont il doit conduire la critique, ensuite par rapport à ses lecteurs auxquels il certifie ses dires par sa position éminente. Dès lors, tous les trucages et les détournements sont possibles grâce à ce procédé rhétorique fondamental et que s?empressent d?ailleurs de s?approprier les plus jeunes, soucieux qu?ils sont de se doter d?une légitimité professionnelle.

13Le tabou porté sur l'usage du « je » s?appuie sur une critique de la subjectivité de l'historien. Seignobos ne doute pas de son activité dans la construction du récit historien. Qui plus est, elle ne lui semble pas invalider le caractère scientifique qu?il s?échine à octroyer à sa discipline. Il éprouve cependant face à elle la plus grande méfiance. Si « l'historien » ne peut se délivrer pleinement de son emprise, il doit tout faire pour en limiter les brouillages. Il faut donc supposer qu?il existe une solution de continuité entre l'historien et sa documentation. À l'encontre des critiques contemporaines qui mêlent l'historien à ses sources, par l'intermédiaire du langage, Charles Seignobos et tous les historiens de sa trempe expulsent le matériau documentaire du monde actuel de l'historien qui le traite. Cette rupture, visant à dissiper toute espèce de familiarité entre l'historien et ce qu?il étudie, est le préalable indispensable à l'élaboration du discours historique au fondement même duquel elle se trouve.

14Cette lecture durcit pourtant par trop la critique de la subjectivité chez Seignobos. Inquiet de livrer à ses lecteurs et à ses étudiants une pragmatique, Seignobos n?ignore pas que l'expérience personnelle de celui qui étudie l'histoire intervient dans la construction de son récit. Le refoulement total du moi se présente chez Seignobos comme une idée régulatrice. Sa mise en ?uvre est hors d?atteinte et c?est l'embarras qui domine dans les quelques pages qu?il consacre à la question. Marc Bloch trancha plus nettement en assumant l'histoire personnelle de l'historien et son « raisonnement naturel » [19] : «consciemment ou non, écrit-il, c?est toujours à nos expériences quotidiennes que, pour les nuancer, là où il se doit, de teintes nouvelles, nous empruntons en dernière analyse les éléments qui nous servent à reconstituer le passé » [20]. Seignobos, une quarantaine d?années auparavant, avait fait le même constat : « La réalité passée nous ne l'observons pas, nous ne la connaissons que par sa ressemblance avec la réalité actuelle. Pour se représenter dans quelles conditions se sont produits les faits passés, il faut donc chercher, par l'observation de l'humanité présente, dans quelles conditions se produisent les faits analogues du présent » [21]. Mais lorsque Marc Bloch voit dans cette condition du travail historique une chance à saisir qui fera de l'historien, comme le soutenait Pirenne, bien autre chose qu?un « antiquaire », Seignobos se navre d?une infirmité rendant le travail de l'historien terriblement fragile et périssable : « Il faut lire les travaux des historiens avec les mêmes précautions critiques qu?on lit les documents » [22]. En dépit de tous les efforts déployés pour donner au métier les règles d?une méthode à même de certifier ses propositions, l'historien est dénoncé comme un « auteur » dont l'apport le plus solide, celui que l'on saura utiliser après lui, réside dans les matériaux qu?il aura publiés. Le reste finira par s?évanouir.

15Ces deux attitudes se retrouvent pourtant sur la base d?une conscience analogue de la condition intellectuelle du métier d?historien, l'une pour la combattre, l'autre pour l'assumer. Bloch, Febvre et plusieurs historiens des Annales vinrent donc contester le modèle méthodique aussi à ce niveau, plaçant la question de l'auteur et le statut de l'historien au c?ur de leur réflexion générale sur l'histoire. En tout premier lieu, Bloch et Febvre développèrent pour eux-mêmes des stratégies d?auteur sans rompre avec l'idéal de scientificité qu?avaient cultivé leurs prédécesseurs et maîtres. Bien au contraire. Ils surent proposer un nouveau contrat entre le savant et l'écrivain par la mise en cause des normes et des pratiques universitaires (rigidité des structures universitaires, absurdité des découpages chronologiques, routine et conformisme intellectuels) avec lesquelles ils négocièrent pourtant habilement dans l'élaboration de leur ?uvre et dans la conduite de leur carrière. Les Rois thaumaturges, livre auquel, sans doute, toute l'?uvre de Bloch ne peut se réduire, est un ouvrage qui tranche singulièrement dans le paysage historiographiques des années 1920 : non pas seulement par les alliances disciplinaires qu?il suppose et revendique mais aussi par un style d?intervention tout à fait singulier. Entre des développements qui s?apparentent à l'exposé traditionnel, s?insèrent des formules qui conférèrent au livre un ton si particulier et contribuèrent à heurter le monde académique. Quelque chose gênait qui n?était ni l'immense érudition déployée par Bloch et que chacun se trouvait dans l'obligation de louer, ni même le si ambitieux projet intellectuel. Les historiens (les réserves d?un sociologue comme Maurice Halbwachs sont d?un tout autre ordre) semblent déconcertés par l'indépendance de l'?uvre qui compose pourtant avec les règles les plus traditionnelles du métier [23]. Et avec quelle rigueur méthodique ! Mais tout se passe comme si, aux yeux de plusieurs critiques, la méthode avait été mise au service d?un auteur, de son projet, de son ?uvre, et non pas à celui du développement de la Science anonyme.

16L?idée d?historien comme auteur s?impose encore plus nettement chez Lucien Febvre, dans ses manières d?écrire comme dans ses façons de définir la pratique du métier. Ce que Georges Duby désignait comme le côté Franz Hals ou Gustave Courbet de Febvre [24], en l'opposant sans doute trop brutalement au style de Bloch, traduit cette revendication d?un statut d?auteur. Le sens de la formule et de la polémique la plus vive, le goût pour les maximes, l'interpellation et le questionnement couramment insérés dans le récit, l'interjection et le recours si fréquent au « je » forcent la présence de l'historien comme personne et non comme origine abstraite d?un discours tirant sa légitimité d?une science codifiée. « Quand j?étais petit garçon, il y a bien longtemps » est l'incipit de l'étude que Lucien Febvre consacre à l'Heptaméron de Marguerite de Navarre [25]. Combats pour l'histoire, qui rassemble certes des conférences et des textes élaborant une réflexion sur le métier d?historien, déborde de signes manifestant l'être-là d?un auteur qui ne veut pas qu?on l'oublie. Quand Febvre renoue avec Michelet dont il dit reprendre à sa manière l'héritage, c?est contre une histoire abstraite et professorale qui avait chassé toute subjectivité de la « science de l'histoire ». Cette dernière expression, Febvre n?en veut point. Non qu?il se résolve à faire de l'histoire un pur récit littéraire, échappant à toute procédure de contrôle collectif, mais parce qu?il défend l'histoire comme une « étude scientifiquement conduite » au sein de laquelle la subjectivité de l'auteur n?est pas nécessairement la plus mauvaise part. Plus même : l'histoire qui s?apparente à la science est celle qui sait poser des problèmes pour tenter d?y répondre par des hypothèses. Agissant ainsi, en rupture avec le psittacisme de la communauté historienne, l'historien se muait en auteur menaçant : « Deux opérations qu?aux hommes de mon âge on dénonçait déjà comme périlleuses entre toutes. Car poser des problèmes, ou formuler des hypothèses, c?était tout simplement trahir. Faire pénétrer dans la cité de l'objectivité le cheval de Troie de la subjectivité » [26]. La critique du « fait historique », qui faisait de celui-ci un donné construit par l'historien, contribuait aussi à renforcer sa position dans l'élaboration du discours.

17Cette longue séquence historiographique, qu?encadrent la naissance de la profession dans les années 1880 et l'émergence de la « nouvelle histoire », ne peut donc se réduire à l'histoire unanime d?une présentation de soi chez les historiens universitaires, dominée par le refoulement. Dans l'étrange volume que dirigea Charles Samaran, Henri-Irénée Marrou défend, pour le compte de l'historien, la qualité d?auteur, jusque dans son talent d?écriture : « l'histoire est inséparable de l'historien », soutient-il avant d?ajouter : « il est bien vrai que le grand historien ? disons Michelet ?, est celui qui, à force de sympathie et d?imagination, se montre capable de restituer la vie au document inerte » [27]. Marrou ne cesse d?y revenir, notamment par l'assimilation des plus grands parmi les historiens aux plus illustres « d?entre les poètes, les artistes, les savants, les penseurs » [28]. On a vu que même chez les plus ascétiques des historiens, le moi ne fut pas totalement absent de l'entreprise intellectuelle. Les Annales, pour le moins Bloch et Febvre, vinrent aussi bousculer ce jeu-là, précisément parce que leur projet ne se limitait pas à un simple changement de méthode [29]. Leurs propositions contenaient en elles-mêmes des appels à renverser des pratiques de travail, des relations professionnelles mais aussi des styles d?écriture et donc des modes d?intervention. Là réside peut-être la dimension politique et morale de la « révolution » des Annales. Les enquêtes collectives qui se firent après la Seconde Guerre mondiale dans le sillage de l'histoire économique et sociale ne mirent pas non plus fin au régime de l'auteur. Elles composèrent avec lui.

18Il faut conserver à l'esprit ces tensions pour aborder la troisième configuration historiographique correspondant à peu près au moment « nouvelle histoire ». Rien de ce qui précède n?a tout à fait disparu. Les éthiques et les pratiques décrites continuent d?être actives en dépit du déplacement qu?opèrent, dans les années 1960 et 1970, de nouveaux protocoles de recherche. Dans leur sillage apparaissent de nouveaux pactes de lecture.

19Un paradoxe frappe d?emblée du point de vue de la question qui nous occupe. Comment purent s?articuler des propositions proclamant la mort de l'auteur et dont s?emparèrent la plupart des sciences sociales, histoire comprise, avec l'affirmation démultipliée d?auteurs dans ses mêmes disciplines ? On sait que la période fut extraordinairement faste pour l'édition en ce secteur et qu?elle continue d?ailleurs à jouer chez certains un rôle de référence, comme un âge d?or à retrouver, alors même qu?elle fut l'exception dans l'histoire longue des sciences sociales. Même si les trois phénomènes caractéristiques du mouvement de renouvellement intellectuel décrits par Jacques Le Goff en 1978 (affirmation de sciences nouvelles, renouveaux de problématiques, interdisciplinarité) se situent dans un registre purement scientiste, on ne peut manquer de relever la place prise par la référence aux auteurs dans l'affirmation même de ce renouvellement [30]. On reconnaîtra là sans doute comme un écho de toutes les pratiques avant-gardistes soucieuses, même dans le monde scientifique, d?établir des généalogies légitimantes : Henri Berr d?abord, Vidal de la Blache, Jean Bruhnes et Albert Demangeon ensuite, Marc Bloch, Lucien Febvre et Fernand Braudel [31] enfin, dont le « chef d??uvre » [32] est La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II. Soit. Mais la personnalisation de l'histoire d?une science prend ici un tour paradoxal, récusé par les pratiques mêmes de cette science lorsqu?elle s?applique à d?autres objets qu?elle-même. Il y a encore d?ailleurs plus net dans le texte de Le Goff. Une section intitulée « Les pères de l'histoire nouvelle » rassemble des fondateurs plus inattendus, pour certains d?entre eux saisis hors les frontières communes de l'histoire : Voltaire, Chateaubriand (« Mais l'histoire ?moderne? de Chateaubriand en 1831, c?est bien déjà notre histoire nouvelle » [33]), Guizot et Michelet (« prophète de l'histoire nouvelle » [34]).

20On le constate : ceux qui définissent l'histoire nouvelle des années 1970 brisent moins avec la subjectivité qu?une certaine lecture rétrospective ne nous le laisse parfois entendre, trop imprégnée qu?elle est d?un désir d?imposer l'idée d?un structuralisme philosophique hégémonique et univoque [35]. Il faut d?ailleurs distinguer chez Michel Foucault lui-même un moment durant lequel il dénie toute référence à la subjectivité de l'auteur et un autre, dont l'entrée est marquée par la publication de L?Archéologie du savoir (1969), où il commence à prendre en compte une partie des contraintes qui contribuent à forger le discours d?une discipline. On se souvient que chez Paul Veyne l'ordre littéraire et le plaisir de l'historien commandent la construction du discours [36]. Dans La nouvelle histoire, Krzysztof Pomian soutient même que l'histoire des structures est aussi une histoire psychologique. Ainsi en va-t-il, par exemple, de l'étude historique des structures démographiques comme voie d?accès aux comportements intimes et aux psychologies individuelles. C?est un tel programme que met en ?uvre dans les mêmes années Jean-Louis Flandrin dans ses recherches autour du mariage et des pratiques sexuelles qui, loin de s?en tenir à une approche des seules normes édictées, tente d?investir « le lit conjugal » afin de déceler ce qui s?y passe. Cette avidité à découvrir le monde des subjectivités appelle un mode d?implication particulier des historiens. Sans toujours passer par le « je », le traitement oblique de sources que nécessite ce répertoire de questions, exigeant la construction d?hypothèses et le recours à des démarches plus interprétatives que descriptives, impose la présence de l'auteur à son lecteur.

21Le constructivisme, qui inspire la plupart des démarches se reconnaissant dans de telles propositions, encourage à établir la pleine puissance de l'historien non seulement dans l'élaboration des faits historiques eux-mêmes, comme le suggéraient Bloch et Febvre en leur temps, mais aussi dans de nombreuses pratiques professionnelles trop vite naturalisées. La chronologie résulte aussi du travail conscient des historiens, qui doivent la construire selon les nécessités de leur recherche : « l'historien d?aujourd?hui qui découvre l'historicité d?une question doit en inventer l'événementiel » [37]. Le mode d?écriture en reste pourtant le plus souvent au retrait de l'auteur. Le style flamboyant, et quelque peu narcissique, de Febvre n?a pas triomphé chez tous les auteurs de la « nouvelle histoire ». Il n?en reste pas moins vrai que certains s?affichent plus volontiers qu?on ne le faisait autrefois dans les sphères académiques.

22Il suffit de se tourner vers un autre ouvrage emblématique de la période, et l'un de ses collaborateurs les plus lus et commentés, pas toujours favorablement il est vrai, pour voir se confirmer la revendication du statut d?auteur parmi les « nouveaux historiens ». Dans Faire de l'histoire, Michel de Certeau annonce la disparition d?une histoire « objective » victime d?une prise de conscience ayant ouvert le « temps de la méfiance » : «On a montré que toute interprétation historique dépend d?un système de référence ; que ce système demeure une ?philosophie? implicite particulière ; que, s?infiltrant dans le travail d?analyse, l'organisant à son insu, il renvoie à la ?subjectivité? de l'auteur » [38]. Mais de Certeau ne s?arrête pas à un tel constat bien insuffisant. Il laisserait supposer, selon lui, que le seul dialogue qui traverse l'?uvre de l'historien est celui qui le lie à d?autres pensées et non pas au moment ni au lieu dans lesquels il s?insère. La radicalité de sa position est extrême : il n?est pas d?histoire possible qui ne s?interroge sur ses conditions matérielles et culturelles de production. Ce n?est pas à un éloge relativiste du sujet discourant que se livre de Certeau, mais à un travail d?élucidation de l'environnement ayant entouré la naissance d?un texte. La certification passe par là. Il ne s?agit de rien d?autre. Et surtout pas d?un désir narcissique auquel d?ailleurs sont loin d?échapper tous ceux qui institutionnalisent le discours de l'historien en plaidant en faveur de son impersonnalité.

23À l'encontre de la conception qui ne cesse de courir dans toute l'histoire de l'historiographie réduisant l'historien à l'état d?un spectateur passif, accumulant des faits toujours donnés pour en rendre compte, Michel de Certeau fait de celui-ci une espèce de démiurge : « Il travaille sur un matériau pour le transformer en histoire. Il entreprend là une manipulation qui, comme les autres, obéit à des règles » [39]. L?historien s?apparente, selon un registre de comparaison auquel de Certeau a lui-même recours, au musicien ou au poète, non pas en raison du caractère fragile de la vérité de ses énoncés, mais parce qu?à l'instar des artistes, il déplace les rapports entre culture et nature. Le voici donc bel et bien auteur, et dans une conception presque romantique de celui-ci. Mais ce romantisme-là est aussi la marque même de la scientificité de la démarche puisqu?il répond à la volonté d?opérer la transformation du milieu observé pour mieux le comprendre. Même si Michel de Certeau et Paul Veyne peuvent être rapprochés dans leur volonté politique de bousculer l'ordre intellectuel régnant, ils diffèrent largement sur ce point [40]. Pour le premier, l'auteur est un passage obligé dans un dispositif qui le dépasse et dans lequel la recherche de la vérité est en jeu, quand le second fait de l'auteur une fin.

24Cette définition du métier d?historien a les plus lourdes conséquences sur ce qu?il est possible de considérer comme « pratiques scientifiques ». De Certeau fait ainsi remarquer que celui qui se contenterait d?appuyer son analyse sur un fonds d?archives préconstitué (par exemple une série des Archives nationales ou un fonds privé familial) n?opérerait aucune transformation et donc ne participerait pas à la construction d?une histoire scientifique. Il s?aligne sur ce qui le précède. De même, me semble-t-il, et afin de poursuivre une défense analogue de l'auteur, ne peut être considéré comme historien celui qui ne pratiquerait pas de déplacement dans les catégories ou les concepts qu?il observe. Celui qui ne travaillerait pas à une « traduction » (c?est un terme que de Certeau utilise aussi pour désigner la démarche historienne) des notions qu?il repère dans le monde historique qu?il s?est donné pour objet d?étude ne livre aucun sens à ses lecteurs. Nous connaissons ces historiographies closes sur elles-mêmes qui enferment les auteurs dans un monde de mots dont la tradition les dépossède : ainsi en va-t-il de toutes les histoires internalistes des sciences, des arts ou de la littérature, mais aussi des histoires de la politique ou de la diplomatique, relayant immédiatement les terminologies propres aux acteurs ou aux institutions analysés.

25Il y a bien des rencontres possibles entre la « nouvelle histoire » et les fondateurs des Annales. La familiarité est certaine. Mais comme au sein des familles, il est aussi de grands écarts. Pour ce qui retient ici l'attention, la place de l'historien dans les pratiques discursives propres à l'histoire, il est des différences d?intensité dans l'analyse que pointe en particulier Michel de Certeau dans L?Écriture de l'histoire. Que, chez Febvre, l'historien soit un auteur à part entière est peu contestable. Que l'?uvre historique soit soumise « à la logique d?un lieu de production, et pas seulement à la ?mentalité? d?une époque », comme le pense de Certeau, contredit le sentiment de Febvre : chez ce dernier, l'historien reconstituait sans doute les sociétés et dialoguait avec les morts, mais disposait d?une place éminente qui l'autorisait à parler au nom de l'Homme [41]. En dépit de tout, Febvre comme Bloch écrivent sous un régime moniste quand Certeau défend une écriture plurielle de l'histoire au nom de la singularité de chaque analyse dont on saisit l'écho parmi les grandes ?uvres ayant marqué les années 1970. Ainsi, après quelques confidences installées au seuil de la publication de sa thèse (le seul espace que le monde académique tolère au « je » depuis toujours), Michelle Perrot en vient à évoquer la situation « inconfortable » de l'histoire : « discipline partagée, incertaine, écartelée entre plusieurs langages, sollicitée par diverses méthodes, harcelée par tant de questions, engagée dans la poursuite infernale d?un réel qui la hante et la fuit » [42].

26« Il est donc impossible d?analyser le discours historique indépendamment de l'institution en fonction de laquelle il est organisé en silence ; ou de songer à un renouveau de la discipline qui serait assuré par la seul modification de ses concepts, sans qu?intervienne une transformation des situations acquises » [43]. C?est en partant de cette dernière remarque faite par Michel de Certeau qu?il convient d?interroger les figures de la présentation de soi chez les historiens telles qu?elles se sont dessinées depuis les années 1980. Quelques mots suffiront à établir les points de repères nécessaires [44]. Le reflux significatif des enquêtes collectives et des approches quantitatives au profit d?approches plus individuelles accompagnèrent une massification de l'Université impliquant la mise à mal du système féodal d?autrefois au profit d?un régime de clientèles très émiettées. Le développement de ce nouveau système a favorisé, sans le commander, un souci de soi chez les historiens et un « éclatement de l'histoire », au sens où l'entendait Pierre Nora dans son avis d?éditeur de la « Bibliothèque des histoires » qu?il lança chez Gallimard. Les stratégies de citation apportent beaucoup à la connaissance de cette nouvelle donne. On peut dire à leur examen qu?à une « politique de grands auteurs » a succédé une « politique de petits auteurs » : la citation d?autrui prend une importance démesurée, légitime des groupes, manifeste des révérences, souligne des amitiés, trahit l'existence de clientèles. L?auto-citation, quant à elle, traduit tout à la fois la volonté d?affirmation de la singularité absolue d?une ?uvre et la recherche d?une auto-promotion.

27Que ces phénomènes ne soient pas entièrement nouveaux, nul ne le contestera. Il n?est que de parcourir les correspondances d?universitaires depuis le début du siècle pour s?en persuader. Il n?en reste pas moins qu?ils ont pris une dimension considérable résultant principalement des tensions agissant sur le marché de l'emploi universitaire ou éditorial et des possibilités nouvelles offertes par les médias. La multiplication des chaînes de radio et de télévision a permis à une offre plus nombreuse d?historiens de s?exprimer personnellement devant un public plus large que celui que constituent leurs pairs ou leurs élèves. Il est désormais possible de mettre une voix ou un visage sur un texte en principe austère. La place occupée par les historiens dans la politique de leur pays depuis le xixe siècle a contribué à fournir à certains une théorie ou une légitimité par la tradition : l'histoire en France ne comprend-elle pas une tradition civique justifiant l'intervention personnelle des historiens dans la société civile ?

28Sur ces données très générales s?articule un mouvement intellectuel propre à l'historiographie. En 1987, Pierre Nora, faisant le constat de l'effondrement d?une certaine forme d?objectivité historique (pour faire vite, me semble-t-il, le modèle lourd de l'histoire économique et sociale de type labroussien) et celui de « l'investissement du présent par le regard de l'historien », en appelait à la fondation d?un « genre » nouveau : « l'ego-histoire » [45]. La ligne générale de son bilan s?appuyait sur l'idée que la tradition scientifique qui avait dominé l'histoire depuis un siècle avait poussé les historiens « à s?effacer devant leur travail, à dissimuler leur personnalité derrière leur savoir, à se barricader derrière leurs fiches, à se fuir eux-mêmes dans une autre époque » [46]. Il s?agissait de venir rompre avec ce régime impersonnel, d?ailleurs déjà contesté, soutenait Nora, par quelques tentatives qui l'avait précédé [47] en demandant à une poignée d?historiens « de faire le portrait de l'artiste en historien » [48]. On sait que le livre fit date, et pas seulement comme une formule habile d?éditeur donnant naissance ultérieurement à diverses confessions d?historiens [49], caractérisée notamment par un titre sonore, mais parce qu?il sanctionna un courant qui enfla. Le paradoxe est qu?il n?est pas certain que tous ceux qui participèrent au projet de Nora répondirent à son attente. Quelques-uns semblent même traîner des pieds : « Je ne suis pas certain, écrit Georges Duby, que l'historien soit mieux placé que quiconque pour traiter des souvenirs qui le concernent. J?inclinerais à penser qu?il l'est moins bien que beaucoup » [50]. Tous les masques, en effet, ne tombèrent pas. Il y eut bien des fausses confidences, des pudeurs et des refus de se livrer à l'histoire du temps présent. Il y eut sans doute beaucoup trop d?histoire institutionnelle, pas assez d?histoire d?un moi pris dans mille réseaux de contraintes, trop d?illusio, pourrait-on dire, un manque flagrant de discontinuité, de ruptures, de contradictions et d?incohérences. Peut-être faut-il voir dans ce travers comme la faiblesse congénitale de l'histoire du temps présent, voire celle du contemporain à qui fait tant défaut l'assurance scientifique. Elle trouve dans la description et l'analyse des institutions toutes les vertus d?une prudente sagesse. Le moi lui répugne.

29Peu importe au reste ces limites à une entreprise pionnière dans sa systématicité. Elle ouvrit droit au discours sur soi pour nombre d?historiens qui y virent une occasion de se libérer de bien des pesanteurs intellectuelles et institutionnelles au moins autant que celle de jouir de la douceur de se livrer à un pur plaisir narcissique. C?était d?abord pour nombre d?entre eux sortir d?une contradiction qui, en théorie, déniait à l'auteur sa souveraineté tout en le portant au pinacle dans la pratique. C?était donner une âme aux sciences sociales, et déboucher sur des expériences nouvelles au sein desquelles le moi pouvait jouer tout son rôle. L?histoire ne fut sans doute pas alors imperméable à ce qui se menait du côté d?autres sciences sociales.

30On aurait quelque mal à ôter à une sociologie apparemment aussi objectiviste que celle de Pierre Bourdieu une dimension qui la rapproche d?une « sociologie d?auteur ». L?habitus n?épuise pas l'évaluation de la place du sujet dans les processus sociaux, telle qu?on peut l'apprécier dans la pensée de Bourdieu. Il faut s?arrêter sur des aspects plus périphériques, mais qui conservent ici toute leur importance. Le sociologue n?a pas cessé de s?interroger sur les conditions de possibilité de l'exercice de son métier lorsqu?il conduit, par exemple, une enquête sur son propre milieu professionnel. Les attendus qui précèdent la présentation des résultats d?une recherche concernant le milieu universitaire en sont une illustration : « En prenant pour objet un monde social dans lequel on est pris, on s?oblige à rencontrer, sous une forme que l'on peut dire dramatisée, un certain nombre de problèmes épistémologiques fondamentaux, tous liés à la question de la différence entre la connaissance pratique et la connaissance savante, et notamment à la difficulté particulière et de la rupture avec l'expérience indigène et de la restitution de la connaissance obtenue au prix de cette rupture » [51]. Tel est l'incipit de l'ouvrage.

31En suivant Pierre Bourdieu, on peut dire que le problème ici soulevé n?est pas seulement épistémologique, il relève aussi de la mise en ?uvre d?une écriture. Comment écrire sur ce que l'on connaît directement, voire sur soi, en renonçant à un style qui apparenterait l'analyse au simple récit d?une expérience personnelle, au mieux, à un règlement de compte, au pire ? Comment éviter des lectures « non scientifiques » qui tentent toujours de rapporter les « individus épistémiques » aux « individus empiriques » ? La banalisation menace toujours un tant soit peu les « découvertes » effectuées par les sciences sociales parfois trop proches des « vérités » que dégage le sens commun. L?histoire est aussi concernée. Bourdieu oppose les deux stratégies stylistiques adoptées pour briser la familiarité du lecteur avec les acquis présentés : les sociologues et les géographes adoptent une manière de neutralisme littéraire quand les historiens font preuve d?une beaucoup plus grande attention à la qualité de l'écriture. Que faut-il comprendre et comment interpréter cette dualité des comportements ? Il n?est pas impossible que derrière cette distinction surgisse l'idée que la subjectivité parvient à s?insinuer avec plus de naturel chez les historiens que dans d?autres sciences sociales et à y être peut-être plus facilement admise. Moins formalisée, plus aléatoire, moins rigoureuse, diront ceux qui ne l'aiment pas, l'écriture de l'histoire est aussi plus opportuniste, plus adaptable à la diversité de ses objets et abandonne davantage d?espace aux effets des auteurs.

32Reste qu?en la matière, on chercherait en vain une unité de styles. Les disciplines ne présentent pas toujours une unité de façade. La sociologie et l'ethnologie, congénitalement diversifiées, ont toujours conduit, presque naturellement, à une politique d?auteurs, en dépit des efforts hégémonistes de chacun de ses auteurs. Dans les années 1980, Richard Hoggart, professeur de littérature pétri d?une sensibilité de sociologue rare et fondateur du Center for Cultural Studies de Birmingham, prit même le risque d?aller plus loin en assumant jusqu?au bout ce régime subjectiviste. En 1988, il publia une autobiographie pour répondre d?une nouvelle façon, peut-être plus fouillée, aux questions que soulevaient, déjà depuis plusieurs années, ses enquêtes sur la culture populaire. La radicalité de son projet, son accomplissement dans une écriture à la première personne, ont fait de ce livre un cas intéressant pour toute réflexion centrée sur le rôle de l'auteur dans les sciences sociales. Le recours au moi n?est ici ni narcissique, ni excentrique. Il n?est pas une pose adoptée par un universitaire reconnu, lassé des contraintes du style académique et souhaitant s?en évader. Non. L?observation du moi et de ce qui l'entoure consacre une démarche de savant, proche sans doute de ce que sont les autoexpérimentations auxquels certains scientifiques issus des sciences expérimentales purent avoir recours : « Je m?efforce, dans ce livre, de partir d?une histoire personnelle et d?en tirer une signification qui dépasse le niveau de l'individu » [52]. Les micro-historiens ont vu à juste titre dans ce livre une aubaine. Ne montrait-il pas, et avec quelle force, que le récit d?une expérience personnelle, observée dans « tous ses détails » ne s?apparentait pas nécessairement à la narration littéraire, ni à l'autobiographie, ni aux souvenirs ou aux mémoires ? Il est vrai qu?il y a plus dans la démarche de Richard Hoggart que le souci de se soumettre à un protocole de recherche. Il y réside aussi la volonté de proposer aux intellectuels issus des classes populaires des clés de compréhension pour tenter de surmonter une « crise permanente d?identité » [53].

33L?histoire, elle, a une autre histoire. Elle put longtemps présenter toutes les apparences d?une science unifiée et certains la rêvent peut-être encore comme telle. Elle accumulait, une fois pour toutes, les acquis que s?appropriait une troupe d?historiens anonymes. Toute révision relevait de la dérision et ne répondait qu?au futile souci des modes qu?utilisaient les ambitieux pour mieux se distinguer. Ce credo était au fondement de l'histoire méthodique du début du siècle qui, comme histoire professionnalisée, délivrait aussi les certificats d?appartenance communautaire. Cette façon de voir ne facilitait guère l'expression des subjectivités en limitant les marges de man?uvre intellectuelle. Les hérétiques étaient souvent refoulés et il fallut bien de l'énergie aux grands hérésiarques pour tenter d?imposer un style nouveau. « L?éclatement de l'histoire » a atomisé la profession en dépit de la résistance opposée par quelques-uns repliés sur des logiques institutionnelles ou clientélaires. Fernand Braudel signalait déjà que l'histoire n?était point une : « Il n?y a pas une histoire, un métier d?historien, mais des métiers, des histoires » [54]. De plus en plus, le style fait l'?uvre, pour le meilleur et pour le pire. Les quelques règles ou pratiques qui restent communes (« aller aux archives », fréquenter les bibliothèques, certifier l'information fournie par un système de références contrôlables) cèdent devant la diversité des approches, des techniques et des sources qui exigent des historiens le déploiement d?imaginations propres. Ce régime subjectiviste, qui peut imposer le recours au « je », fait aujourd?hui toute la dynamique de la discipline. Il l'a d?ailleurs sans doute toujours fait. Il n?est pas nécessairement une manifestation d?un régime de « crise » [55].

34Au reste, cette subjectivité s?impose à chaque instant. Elle agit souvent obscurément. La mettre au jour est s?éviter bien des périls. Dans des recherches où l'analyse prend des aspects paroxystiques, les meilleurs des historiens dénoncent à l'avance ce qui les lie inévitablement à leur enquête. Les questionnaires anthropologiques qui ont surgi, dans les dernières années, au sein de l'historiographie de la Grande Guerre ont suscité de telles interrogations. À l'historien, lorsque celui-ci se lance dans l'étude minutieuse des violences de guerre : « Des questions comme la violence de guerre, la violence sexuelle en temps de guerre, et la violence idéologique que l'une et l'autre suscitent, comment seraient-elles dépourvues de résonances profondes pour celui qui les pose ? » [56] À l'archéologue aussi, désormais aux prises avec une archéologie du monde contemporain qui change fondamentalement la donne, son rapport avec ce qu?elle met au jour, comme les relations avec autrui. Ainsi en va-t-il de cette remarque faite à propos de la fouille de la sépulture d?Alain-Fournier à Saint-Rémy-la-Calonne : « On passe en quelque sorte du squelette au cadavre du soldat, de l'extrémité distale du membre antérieur droit à la main de l'écrivain » [57]. Ce constat nous engage sur la piste d?une réflexion qui appellerait à comprendre les stratégies d?auteur mises en ?uvre par les historiens en fonction des liens qu?ils entretiennent avec leur objet et donc, parfois mais pas toujours, selon la distance chronologique qui les sépare du temps qu?ils ont élu comme domaine privilégié d?enquête.

35Dans les années 1980, un autre mouvement a libéré les auteurs d?histoire des pesanteurs de la tradition. L?intérêt porté à l'histoire de l'histoire a tourné les regards vers des individus, doués de talents personnels, de projets indépendants, héritiers aussi d?itinéraires originaux. L?historien « est disposé à rentrer ?dans le rang historique? » [58]. Nous cessons de penser qu?il n?est que l'agent inconscient d?une science qui se déplierait en dehors de lui. Nous lui avons redonné son autonomie, même si celle-ci s?inscrit dans un paysage qui pèse sur lui. L?historien est désormais responsable de ses textes sans que nous ayons nécessairement à redouter les dérives d?une toute puissance dans laquelle se perdraient la raison et le travail d?intelligibilité [59].

36Ces quatre figures semblent dessiner une parabole qui, du « je » de Michelet, nous ramènerait à celui de quelques historiens contemporains. Il y a illusion dans cette analogie, même si Michelet put régulièrement retrouver une fraîcheur par des emprunts et des appropriations ultérieurs, règles désormais bien connues de la vie intellectuelle. Le « je » de Michelet et son statut d?auteur, sans en finir avec la « science » de l'histoire, manifeste l'intrication de celui qui analyse avec ce qui est analysé. Le « je » contemporain renvoie davantage à des pratiques expérimentales qui dissipent immédiatement toute relation intime entre l'histoire et celui qui l'écrit. Loin d?affaiblir le propos de l'historien, il responsabilise celui-ci et avertit ses lecteurs. Il renforce la scientificité du protocole d?exposition et assure un pacte de lecture (Paul Ric?ur parle dans Temps et Récit d?une « subjectivité positive » [60]). Il répond aussi sans doute, de façon plus générale, à cette présence éperdue du présent que traquent aujourd?hui tant d?historiens. Il manifeste notre présence à l'histoire et non dans l'histoire comme le faisait Michelet. Comment ne pas se montrer sensible aujourd?hui à ce que trahissent de plus intime mes objets de recherche, même chez les historiens qui s?en défendent et ne font pas mystère de leur allergie à l'égard de tout ce qui chahute la bienséance académique ? Il faut savoir lire dans les choix les plus apparemment austère les mobiles de l'auteur. Il faut aussi reconnaître dans les analyses tout ce qui renvoie à l'expérience propre de l'auteur. L?historiographie de la mémoire a sans doute pour sa part contribué à encourager toute sorte de mouvements identitaires qui ont rapporché les historiens de leurs objets, parfois même jusqu?à l'identification. Cette évolution, on le sait, est très visible aux États-Unis où les cultural studies arment parfois les revendications. Elle s?affirme en France avec une ampleur dépassant largement les prémices que purent constituer, dans les années 1960 et 1970, les travaux produits par l'histoire marxiste du mouvement ouvrier. C?est sur ce terrain identitaire que se développent aujourd?hui les historiographies des femmes, des minorités religieuses ou culturelles, mais aussi toutes celles qui renvoient plus obscurément à des analyses personnelles, plus enfouies et à peine moins conscientes. Si les historiens analysaient davantage leur propre relation au monde et nous en rendaient compte de temps à autre, peut-être nous donneraient-ils de celui-ci une image moins opaque. ?

Notes

  • [1]
    Jules Michelet, Le Peuple, Paris, Flammarion, 1974, p. 57 (« À M. Edgar Quinet » est écrit en janvier 1846).
  • [2]
    Cf. Hayden White, Metahistory. The Historical Imagination in the Nineteenth-Century Europe, Baltimore-London, The Johns Hopkins Press, 1973.
  • [3]
    Jules Michelet, Introduction à l'histoire universelle (1831), Paris, Armand Colin, 1962, p. 40.
  • [4]
    François Hartog, Le xixe siècle et l'histoire. Le cas Fustel de Coulanges (1988), Paris, Le Seuil, 2001, p. 9.
  • [5]
    Jules Michelet, préface à l'Histoire de France (1869), Paris, Armand Colin, 1962, p. 169.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid., p. 174.
  • [8]
    Ibid., p. 183.
  • [9]
    Jules Michelet, La Sorcière (1862), Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 309.
  • [10]
    Michel de Certeau, L?Écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 117.
  • [11]
    Charles Péguy, De la situation faite à l'histoire et à la sociologie dans les temps modernes, « Cahiers de la Quinzaine », troisième cahier de la deuxième série, oct. 1906, p. 17.
  • [12]
    Pierre Nora, « Lavisse, instituteur national » in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire (1984), Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, vol. 1 : La République, p. 43.
  • [13]
    Voir Christophe Charle, Paris fin de siècle. Culture et politique, Paris, Le Seuil, 1998, pp. 125-126.
  • [14]
    Ernest Lavisse, Souvenirs (1912), Paris, Calmann-Lévy, 1988, hors pagination.
  • [15]
    Christophe Charle, Paris fin de siècle, op. cit., p. 128.
  • [16]
    Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques (1898), Paris, Kimé, 1992. Avec une préface de Madeleine Rebérioux, p. 26
  • [17]
    Antoine Prost (Douze leçons sur l'histoire, Paris, Le Seuil, 1996, p. 266) le fait justement remarquer. Il est pourtant difficile de le suivre lorsqu?il tente d?invalider, sur la base de ce fait, l'idée du refoulement du moi chez la plupart des historiens méthodiques.
  • [18]
    Cf. Michel de Certeau, « L?opération historique », in Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l'histoire, vol. 1 : Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, 1974, p. 28 : « le nous de l'auteur renvoie à une convention (?). Dans le texte, il est la mise en scène d?un contrat social ?entre nous?. C?est un sujet pluriel qui ?tient? le discours. Un ?nous? s?approprie le langage par le fait d?y être posé comme le locuteur ». Sur ces questions, Michel de Certeau renvoie aux remarques d?Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
  • [19]
    Se reporter à Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique. L?espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.
  • [20]
    Marc Bloch, Apologie pour l'histoire ou métier d?historien (1949), Paris, Armand Colin, 1974. Avec une préface de Georges Duby, p. 48.
  • [21]
    Charles Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, op. cit., p. 184.
  • [22]
    Ibid., p. 189.
  • [23]
    Cf. Olivier Dumoulin, Marc Bloch, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, pp. 53-59 et la préface de Jacques Le Goff à la réédition des Rois thaumaturges, Paris, Gallimard, 1983 (première éd., 1924).
  • [24]
    Georges Duby, préface à Marc Bloch, Apologie pour l'histoire, op. cit., p. 9.
  • [25]
    Lucien Febvre, Amour sacré, amour profane. Autour de l'Heptaméron (1944), Paris, Gallimard, 1971.
  • [26]
    Lucien Febvre, Combats pour l'histoire (1953), Paris, Armand Colin, 1992, p. 22.
  • [27]
    Henri-Irénée Marrou, « Le métier d?historien », in Charles Samaran (dir.), L?Histoire et ses méthodes, Paris, Gallimard, 1961, p. 1468 et 1469. Ces remarques, que n?épuise pas le renvoi à l'humanisme chrétien de Marrrou, sont à rapprocher de celles faites quelques années auparavant dans De la Connaissance historique (Paris, Le Seuil, 1954) : « entre l'historien et son objet c?est une amitié qui doit se nouer » (p. 98).
  • [28]
    Ibid., p. 1501-1502.
  • [29]
    Jacques Revel, « Histoire et sciences sociales : le paradigme des Annales », Annales ESC, n° 34/6, 1979, pp. 1360-1376.
  • [30]
    Jacques Le Goff, « L?histoire nouvelle », in Jacques Le Goff (dir.), La nouvelle histoire (1978), Complexe, 1988, pp. 36-37.
  • [31]
    Par contraste avec les premières Annales, le « moment Braudel » marque un retrait de l'auteur et, en outre, un renforcement du scepticisme quant à l'approche biographique.
  • [32]
    Jacques Le Goff, « L?histoire nouvelle », loc. cit., p. 46.
  • [33]
    Ibid., p. 49.
  • [34]
    Ibid., p. 50.
  • [35]
    Philippe Carrard, Poetics of the New History. French Historical Discours from Braudel to Chartier, Baltimore-London, The Johns Hopkins University Press, 1992.
  • [36]
    Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, Paris, Le Seuil, 1971.
  • [37]
    Jean-Louis Flandrin, L?Église et le contrôle des naissances, Paris, Flammarion, 1970, p. 17.
  • [38]
    Michel de Certeau, « L?opération historique », loc. cit., pp. 21-22.
  • [39]
    Ibid., p. 39.
  • [40]
    Cf. Éric Maigret, « Les trois héritages de Michel de Certeau. Un projet éclaté d?analyse de la modernité », Annales HSS, mai-juin 2000, p. 517.
  • [41]
    Michel de Certeau, L?Écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, pp. 18-19.
  • [42]
    Michelle Perrot, Jeunesse de la grève. France, 1871-1890, Paris, Le Seuil, 1984, p. 20 (première éd. : 1974).
  • [43]
    Michel de Certeau, « L?opération historique », loc. cit., p. 27.
  • [44]
    Se reporter au bilan proposé par Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l'histoire, Paris, Belin, 1996, chap. 1 : « Le temps des doutes ».
  • [45]
    Pierre Nora, « Présentation », in Pierre Nora (prés.), Essais d?ego-histoire. Maurice Agulhon, Pierre Chaunu, Georges Duby, Raoul Girardet, Jacques Le Goff, Michelle Perrot, René Rémond, Paris, Gallimard, 1987, p. 5.
  • [46]
    Ibid.
  • [47]
    Outre les remarques personnelles de Michel Winock dans La République se meurt, Paris, Le Seuil, 1978, se reporter à Philippe Ariès, Un historien du dimanche, Paris, Le Seuil, 1980 ou Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris-Montpellier, PC-PSU, 1945-1963, Paris, Gallimard, 1982.
  • [48]
    Pierre Nora, « Conclusion », in Pierre Nora (prés.), Essais d?ego-histoire?, op. cit., p. 369.
  • [49]
    Une des dernières en date est celle d?Alain Corbin, Historien du sensible. Entretiens avec Gilles Heuré, Paris, La Découverte, 2000.
  • [50]
    Georges Duby, « Le plaisir de l'historien », in Essais d?ego-histoire?, op. cit., pp. 137-138.
  • [51]
    Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 11.
  • [52]
    Richard Hoggart, 33 Newport Street. Autobiographie d?un intellectuel issu des classes populaires anglaises (1988), Paris, Gallimard-Le Seuil, 1991, avec une présentation de Claude Grignon, p. 25.
  • [53]
    Claude Grignon, ibid., p. 8. Grignon ajoute : « on ne s?est guère soucié des blocages sociologiques que les écrivains d?origine populaire doivent surmonter pour pouvoir réellement parler d?eux à la première personne. Ce qui empêche, dans leur cas particulier, de dire ou plutôt d?écrire ?je? n?est pas seulement le respect des bienséances académiques qui leur a été inculqué au cours de leurs années d?école ; c?est bien davantage la peur de produire un ?moi? dont ils ont appris à leurs dépens à se méfier et à avoir honte, un ?moi? toujours insupportable et ?impossible? pour le monde social devant lequel ils ont ambitionné de paraître et dont ils ont voulu faire partie ; bref, le ?moi? caché, recouvert, qui les ferait rejeter et exclure si l'on savait que c?était ?eux?. Il est sans doute des intellectuels d?origine petite-bourgeoise ou populaire pour dire ?je?, et facilement, complaisamment même à ce qu?il semble ; mais ce ?je? là n?est pas celui de leur ?première personne? ; il désigne le personnage acceptable qu?ils ont appris à être, un ?je? châtié, hypercorrigé, déculturé, qui n?est pas moins académique, pas moins censuré, pas moins impersonnel, ou plutôt dépersonnalisé, que le ?nous? des dissertations et des thèses, et qui ne permet pas d?en dire plus, ni, surtout, de dire autre chose » (p. 9).
  • [54]
    Fernand Braudel, Écrits sur l'histoire, Paris, Flammarion, 1977, p. 97.
  • [55]
    Cf. Gérard Noiriel, Sur la crise de l'histoire, op. cit., chap. 3 : « Le retour de l'auteur ».
  • [56]
    Stéphane Audoin-Rouzeau, L?Enfant de l'ennemi, 1914-1918. Viol, avortement, infanticide pendant la Grande Guerre, Paris, Aubier, 1995, p. 11.
  • [57]
    Frédérique Boura, « Une tombe de soldats à Saint-Rémy-la-Calonne », 14-18 Aujourd?hui. Today. Heute, 2, 1999, p. 77.
  • [58]
    François Hartog, Le xixe siècle et l'histoire, op. cit., p. 12.
  • [59]
    Voir Philippe Boutry, « Assurances et errances de la raison historienne », in Jean Boutier et Dominique Julia (dir.), Passés recomposés. Champs et chantiers de l'histoire, Paris, Autrement, 1995, p. 67.
  • [60]
    Je me permets de renvoyer à la remarquable réflexion sur le sujet conduite par Gesa Bluhm (Université de Bielefeld) dans un mémoire présenté devant l'EHESS (juin 2001), La Vérité entre histoire et mémoire ? L?histoire face au négationisme, pp. 23-27.
Français

Résumé

De Michelet aux plus récents développements de l'historiographie contemporaine, plusieurs formules semblent avoir caractérisé les relations existant entre l'historien, son travail et son texte. Quatre moments peuvent être distingués qui, chacun, donnèrent des styles à la présentation de soi. Ces configurations intellectuelles peuvent se chevaucher l'une l'autre et ne sont pas seulement à considérer comme une succession. Le triomphe du moi chez Michelet se traduit dans une écriture où le « je » triomphe. L?historien de la Révolution française n?eut de cesse de combattre toute histoire d?où l'historien s?absentait. C?est contre cette présence assidue de l'auteur dans le texte d?histoire que s?éleva l'histoire méthodique et professionnalisée de la fin du xixe siècle. Le discours de l'histoire émane du lointain, de l'absent, peut-être du mort. Telle en tout cas sa prétention car l'historien de la Troisième République est bien le contraire d?un anonyme. La critique de Marc Bloch et celle de Lucien Febvre contre ce style historiographique s?appuyèrent sur une revendication d?auteur qui dénonçait ce prétendu vide. Et la « nouvelle histoire » des années 1970, à l'heure même où un certain climat intellectuel entretenait l'illusion de la mort de l'auteur, fit un trône au nouvel historien. L?histoire de la fin du xxe siècle est l'héritière de ces moments-là.

Christophe Prochasson
Christophe Prochasson : directeur d?études à l'EHESS, spécialiste de l'histoire culturelle et politique de la France contemporaine. Ses deux derniers livres sont : Paris 1900. Essai d?histoire culturelle (Calmann-Lévy, 1999) et Introduction à l'histoire de la France au xxe siècle (La Découverte, 2000).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2009
https://doi.org/10.3917/sr.013.0207
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