CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Si l’on veut délimiter, dans le domaine des écrits se rapportant au passé, un champ du témoignage, deux séries de questions se posent. La première concerne de façon générale la frontière entre une déposition certifiée et un simple écrit portant sur des événements passés : une attestation autobiographique suffit-elle à qualifier un texte comme témoignage oculaire ? Est-on en mesure d’apprécier dans le corps du récit la sincérité de l’intention de témoigner ? Y a-t-il des critères externes permettant de juger de l’exactitude de la relation, par exemple en la recoupant par d’autres informations ? Le formatage du récit aux exigences du témoignage judiciaire – énoncer les faits en fonction d’un point de vue singulier – ne fournit-il pas une norme décisive de ce que nous recevons comme témoignage ? À côté de ces questions déjà redoutables, l’évolution récente du témoignage en suggère une seconde série à propos d’un nouveau type d’écrits. Des témoignages ne prétendent pas seulement attester de situations vécues, mais énoncer un jugement plus global sur l’événement dont elles relèvent et inciter le lecteur à le faire ; ils tendent ainsi à fermer la possibilité d’une lecture au seul plan de l’enchaînement des faits. À côté des nombreux témoignages sur les atrocités des nazis utilisés par les juges de Nüremberg comme preuves à l’appui de l’accusation, des textes comme ceux d’Imre Ketersz (Être sans destin), de Primo Lévi (Si c’est un homme), d’Élie Wiesel (La Nuit), de Robert Antelme (L’Espèce humaine), tout en relatant le même genre d’expériences personnelles, sollicitent un autre type de jugement, débordant le cadre pénal d’un procès, fut-il exceptionnel.

2Le domaine du témoignage comprendrait ainsi l’ensemble des relations certifiées autobiographiquement, à l’intérieur duquel un sous-ensemble regrouperait un type particulier de témoignage, qualifié ici par l’adjectif « historique ». L’échelle de valeur qui sous-tend cette façon de voir apprécie les textes selon l’engagement de l’auteur dans le procès consécutif à l’événement et selon la mesure dans laquelle ils laissent leurs lecteurs libres de s’y impliquer. Le témoignage – ordinaire ou judiciaire – disposerait les faits en sorte qu’on puisse les qualifier à l’aune de normes morales communes, le témoignage historique en parlerait dans des termes qui, rendant inopérant cet encodage, convoqueraient une réflexion éthique. J’ai dit ailleurs que ces textes présentaient « une allergie à l’historiographie » [2], je voudrais démontrer que, tout en apportant à leurs lecteurs l’intransitivité de la factualité vécue, ils sollicitent de leur part un nouveau regard sur l’événement.

3De nouvelles questions surgissent alors, concernant la légitimité de tels témoignages oculaires et l’opérativité de leur prétention : un récit peut-il dépasser le strict constat des faits sans risquer d’être pris pour autre chose qu’un témoignage ? En s’expatriant de la réalité factuelle, le discours des témoins ne risquerait-il pas d’être entraîné vers des formes de discours contradictoires avec le témoignage ? Mais inversement n’est-ce pas en prenant de tels risques que le témoignage historique parviendrait à convaincre ses lecteurs de perpétuer la mémoire de ce qui était inimaginable et qui est pourtant arrivé ?

4C’est cette fragilité discursive aux limites, mais aussi cette faculté germinative des témoignages historiques que je vais explorer, en retravaillant la notion de monument et en l’appliquant aux témoignages historiques. L’opposition entre monument et document est classique en histoire. À partir du texte de Jacques Le Goff qui fait référence sur cette question, puis en m’appuyant sur un essai moins connu de Paul Zumthor, je tenterai de dégager une acception de la notion qui permette de spécifier les diverses particularités des quatre témoignages cités au premier paragraphe.

Monument et document

5L’article que Jacques Le Goff a rédigé pour l’encyclopédie italienne Einaudi montre comment l’opposition entre monument et document traverse l’histoire de la discipline historiographique [3]. La notion de monument s’impose dès l’antiquité ; elle est définie par une visée commémorative : à l’origine c’est quelque chose – un édifice commémoratif, une inscription funéraire, une apologie – que nous laisse en héritage une société pour faire mémoire. Étymologiquement Monumentum a la même origine que mens, l’esprit, ou memini, se souvenir. Le monument est ainsi lié à la capacité d’une société à témoigner d’elle-même et à anticiper le souvenir des générations à venir. Pour s’en tenir aux écrits, les monuments sont rédigés pour instruire moralement les contemporains, mais aussi les successeurs dont on anticipe la mémoire rétrospective. Le terme désignera encore au xixe siècle des collections importantes de textes, en reprenant un usage autrefois réservé aux compilations d’écrits fondateurs.

6Il importe de retenir que c’est à sa production que le monument se définit comme tel en manifestant l’intention qui a présidé à sa rédaction. À l’inverse, la notion de document renvoie à une posture dans le temps de la réception ; elle se définit par l’usage argumentatif d’objets distraits de leur finalité première. Selon Jacques Le Goff, le document est une invention de la démarche historiographique, qui reprend au langage judiciaire son concept de preuve. Pièce à conviction dans l’argumentation d’une thèse, c’est un texte ou un fragment que l’historien utilise en tenant compte du contexte de sa production et après en avoir éprouvé l’authenticité.

7Si le document s’est imposé au détriment du monument, c’est par son objectivité, ou plutôt par l’objectivation résultant de son utilisation argumentative et de son examen critique. Les éventuelles prétentions des auteurs – prétention à la vérité, à la transmission du sens, etc. – sont récusées au profit de celles de l’historiographie, laquelle se soumet ainsi à tout ce qui vient du passé. Reinhardt Kosellek [4] justifie la dévaluation du témoignage oculaire par un raisonnement épistémologique comparable à celui qui sous-tend le triomphe du document sur le monument. L’avènement d’une conception moderne de l’histoire s’est faite par rupture progressive avec la mémoire collective des événements. Les historiens du xviie siècle découvrent la nécessité d’ériger un point de vue distant, leur permettant d’introduire une démarche herméneutique : puisque l’historien étudie le passé dans une conjoncture différente, il peut d’une part poser à l’événement des questions dont ses contemporains n’avaient pas idée, d’autre part prendre en charge réflexivement les présupposés de son questionnement. Ainsi les historiens tiennent-ils traditionnellement que le témoin oculaire, si fidèle que soit sa relation, ne peut saisir le sens de ce qu’il voit ; ce sens ne peut être dévoilé que par un recadrage prenant en charge, entre autres éléments, les conséquences de l’événement.

8Jacques Le Goff énumère les étapes successives de l’usage des documents. La naissance de l’histoire positiviste est marquée par la révolution documentaire, conduisant à traiter comme document tout ce que nous lègue le passé, y compris ses prétendus monuments. La fondation de l’École des Annales fut contemporaine de la classification et du comptage des documents… Il faut attendre Michel Foucault pour que resurgisse la notion de monument, mais l’usage de cette notion dans L’archéologie du savoir s’élabore sur la critique de celle de document [5] : tout discours étant une représentation que la société se donne à elle-même pour voiler sa structure spécifique de pouvoir, l’historien doit se positionner face aux données comme un archéologue ; il doit collectionner les pièces et les répartir en classes, puis les regrouper en sorte qu’elles démontrent les conditions techno-politiques dans lesquelles elles ont été produites.

Une langue monumentaire

9On trouve pourtant dans l’article de l’encyclopédie Einaudi une proposition pour réhabiliter l’idée de monument, en respectant l’intention ayant présidé à la rédaction du texte. L’article de Paul Zumthor auquel il est fait référence part d’un constat effectué par ce médiéviste sur les textes les plus anciens en langue romane [6] : l’idée simpliste, selon laquelle les lettrés recourraient au latin pour solenniser leurs écrits, ne tient pas face à des textes où la langue vernaculaire atteste d’une élaboration stylistique. Pour répartir en classes homogènes les écrits ou fragments de la période d’émergence de la langue romane, l’auteur propose une distinction fonctionnelle traversant chaque langue, et fondée sur la dichotomie oral/écrit. La distinction entre monument et document est redéfinie linguistiquement, c’est-à-dire en prenant appui sur des marques repérables du discours :

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Je distinguerai une fonction primaire du langage, déterminée par les seuls besoins de l’intercommunication courante ; et une fonction secondaire, qui est proprement une fonction d’édification, au double sens de ce mot : élévation morale et construction d’un édifice. […] D’une part, le sujet parlant s’exprime dans sa subjectivité, dans l’immédiateté de son expérience (fonction primaire), d’autre part, il lui arrive de requérir de la langue une universalisation de celle-ci (fonction secondaire) (pp. 7-8, italiques dans le texte).

11Le passage de l’une à l’autre de ces deux fonctions se repère d’abord au plan philologique par des formes de l’expression traduisant un effort pour structurer la pensée, tendance à enrichir et à préciser le vocabulaire, à contrôler les tropes, etc. L’intention peut aussi se manifester à l’aide d’autres indices comme le graphisme de l’écriture ou la recherche de formules versifiées. D’ailleurs les premiers monuments sont souvent, selon Paul Zumthor, des formulaires, des compilations d’énoncés à produire face à des situations typiques : serments de fidélité, acte juridiques, etc. L’examen de la Loi Salique permet d’énumérer les tournures récurrentes qui attestent de la « volonté typique d’édifier en monument du langage cet objet qu’est la coutume juridique » (p. 11). Mais ce même texte peut aussi être regardé du point de vue de son hétérogénéité linguistique : les écarts lexicaux, grammaticaux ou stylistiques manifestent alors « une tension interne, intrinsèque au monument linguistique, et qui entre dans sa définition même ».

12À la fin de l’article, l’auteur rapproche ses intuitions d’une réflexion de Dante sur la nature du langage [7]. La manœuvre achève de remplacer l’opposition monument/document par une tension monumentaire, trace d’une polarisation du champ linguistique par une langue idéale que les réalisations concrètes visent asymptotiquement. Le poète part de la dispersion géographique et historique des langues après l’épisode de la Tour de Babel ; pour Dante, toujours d’après Paul Zumthor, le latin – plus exactement la grammatica – représente le seul système d’expression universel et immuable fabriqué par les hommes, et définit le pôle vers lequel tendra l’évolution de chaque langue dans sa fonction secondaire. « L’expression la plus haute, de lui-même et du monde, à quoi l’homme puisse prétendre, exige un instrument virtuellement éternel, dans le plan linguistique même. L’homme éprouve le besoin de dire certaines choses à l’aide d’une forme que ne puissent ruiner à la longue l’emprise du temps ni la dispersion dans l’espace » (p. 16).

13Je retiens de cet article l’idée d’une langue monumentaire qui ne caractériserait pas l’ensemble des énoncés d’un texte mais une tension interne manifestant, dans des modalités discursives plurielles, l’intention de transcender l’expérience de la réalité par la dotation d’un sens. La tendance de l’expression à « l’élévation » ou à « la verticalité » donne la mesure d’un effort de l’auteur pour prendre du champ par rapport à la factualité de la vie vécue, afin de transmettre sa signification proprement humaine. Car Zumthor conserve le sens étymologique de « monument », l’anticipation d’une commémoration, par leurs destinataires futurs, de textes dont l’économie exhibe un certain mode d’emploi à la lecture.

Respécification du témoignage historique

14Le témoignage oculaire définit un genre discursif structuré de façon contraignante, appelant normalement un usage documentaire. Le positionnement de l’auteur en témoin de ce qu’il rapporte restreint sa narration à son seul point de vue sur des événements, dont la succession doit être restituée dans un ordre approximativement chronologique : l’auteur ne décrit que des faits qu’il a vus et entendus, des souffrances qu’il a endurées, des agressions dont il a pâti, des actions individuelles qu’il a accomplies et des activités collectives auxquelles il a participé. La vérité dont est créditée sa narration se paie par le risque qu’elle soit utilisée comme chapelet de récits factuels, susceptibles d’être utilisés séparément et anonymement. Les limites d’un tel genre apparaissent surtout lorsqu’il est appliqué à des événements gigantesques comme le front de la Première Guerre mondiale, l’extermination des juifs par les nazis, les génocides du Cambodge et du Rwanda… Si le récit à la première personne reste la meilleure forme de factualisation – et d’accusation –, il ne peut prétendre signifier un événement dont le sens excède de toutes façons la somme des éventuels témoignages qu’on pourrait produire à son sujet.

15J’appelle monumentaire tout ce qui, dans un texte de témoignage, excède la relation des faits, ouvre à la signification de l’événement et interpelle le lecteur dans son rapport à ce qui s’est passé. Le témoin exprime la nécessité de dire plus que des faits, sa déposition se veut l’écho du traumatisme de l’événement, elle se double d’une réflexion transcendant les limites d’une expérience personnelle, prenant en charge la voix ou la mémoire des disparus. Au-delà d’une information sur les faits, le lecteur est alors interpellé sur sa compréhension de l’événement, au moins sur sa conscience de l’énormité de ce qui s’y est passé. Mais comment une telle prétention peut-elle s’inscrire dans une relation de témoin oculaire ? L’auteur peut-il, sans rompre le fil de sa narration et le cadre d’une déposition, se faire sociologue ou historien, philosophe ou poète ?

16Le témoignage historique est la solution donnée sous diverses modalités à cette contradiction. L’effort pour hisser la perspective au dessus de la fange de l’expérience vécue est limité par le risque de quitter le registre du discours témoignant. Une analyse en surplomb de l’événement, légitime chez d’autres écrivains, priverait les témoins de la force que revêt un récit de ne rapporter que des faits autobiographiques. Car nous ne connaissons pas d’expression plus virulente de l’événement que sa description « de l’intérieur », la relation vécue de sa factualité. Comment les écrits des témoins peuvent-ils signifier la transcendance de l’événement à leur point de vue situé, en restant dans les limites d’un témoignage ? C’est ce qu’il s’agit d’expliciter à propos de quelques textes.

Critique des récits de guerre

17Avant d’appliquer cette conjecture – la requalification du témoignage historique par sa dimension monumentaire – à des témoignages sur les camps nazis, je vais examiner comment elle éclaire l’entreprise critique de Jean Norton Cru [8]. Je rappelle que cet ancien combattant de la Grande Guerre, plutôt que de rédiger ses souvenirs, a réalisé un recensement critique de tout ce qui avait été écrit par les soldats au retour du front. Témoins répertorie quelque trois cents ouvrages, fournissant pour chacun d’eux une notice biographique de l’auteur, avec le détail de son itinéraire de combattant, puis une évaluation de l’œuvre. La méthodologie de cette critique, explicitée dans les chapitres d’introduction, retient deux critères d’évaluation. Le premier concerne la vérité des faits rapportés, compte tenu de ce qu’un fantassin peut avoir vu au cours des opérations auxquelles il a participé, compte tenu aussi de ce qui a pu arriver de façon plausible pendant cette guerre, du fait de la technologie des armes et de la nature des affrontements. Ceci, afin de dénoncer les prétendus faits d’armes reproduisant les rumeurs fantaisistes qui ont abondamment circulé à l’arrière du front.

18La seconde appréciation porte sur la restitution du vécu de la guerre par chaque auteur-combattant. Ce second critère, finalement décisif dans l’évaluation de l’authenticité des témoins, est légitimé par la nature du combat idéologique orientant cette entreprise de recension : son but est de lutter contre la guerre par la vérité, de dresser pour ce faire un tableau exact de sa réalité vécue. Jean Norton Cru stigmatise d’un côté l’esprit belliqueux qui a permis les enthousiasmes collectifs de 1914, de l’autre les descriptions outrancières qui, sous couvert de pacifisme, finissent par rendre irréelle la représentation du front chez les non-combattants.

19Pour cette mesure de la valeur descriptive des textes, seule compte l’expérience personnelle du critique. Ce qu’il se rappelle avoir vécu l’autorise à qualifier les vrais témoins, ceux qui ont conservé dans leur mémoire – et savent transcrire en mots – les souffrances endurées, la proximité de la mort et cette forme particulière de désespoir ressentie par les combattants face à une guerre interminable. Voici ce qu’il dit de Paul Lintier, un des auteurs qu’il place au premier rang :

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Lintier […] nous révèle quelque chose d’essentiel sur le soldat, non pas seulement celui de cette guerre, mais celui de toujours, quelque chose que personne n’a exprimé plus complètement, plus éloquemment que lui. L’appréhension du lendemain, la hantise de la mort, le désir éperdu de voir briller le soleil du jour suivant, du mois suivant, de l’année suivante, de l’époque glorieuse du retour. Cette aspiration à la vie fut le plus profond et le plus constant de nos sentiments, celui qui nous assimilait le mieux aux soldats de toutes les guerres et celui qui était le moins concevable aux civils et aux soldats abrités (p. 181).

21Si « Lintier nous révèle quelque chose d’essentiel », encore faut-il que Norton Cru nous l’ait révélé, en désignant cet arbre dans la forêt des textes se référant à l’expérience des tranchées, et en démontrant en quoi ce témoin est plus digne de foi que les autres. De même pour Maurice Genevoix, que nous reconnaissons encore aujourd’hui comme un grand écrivain, mais dont nous ignorons que la « mémoire auditive lui a permis de retrouver les mots typiques de chaque individu » et dont les dialogues donnent par conséquent une idée exacte de ce qu’étaient les échanges dans la cagna. On pourrait donc dire que Témoins qualifie comme « témoignages historiques » certains textes, leur confère le label d’authenticité que tous revendiquent, mais que peu méritent. Cette évaluation esthétique a pour objet à la fois la vérité de ce qui s’est passé, au sens objectif d’un ensemble de faits, et l’expérience que les hommes en ont eu, au sens également objectif de ce que tout individu normal a ressenti ou aurait pu ressentir face à une telle réalité. L’autorité de Jean Norton Cru est d’abord celle d’un témoin de la guerre parmi d’autres, mais s’y ajoute la compétence acquise par la comparaison méthodique des descriptions et leur appréciation au regard de l’expérience : dès son engagement au front, il a lu les premières publications de soldats – notamment Paul Lintier et Maurice Genevoix – et c’est dans les tranchées qu’il a pu les confronter à la réalité.

22Dans une orientation complémentaire, on peut tirer de cet épisode de l’après-guerre un autre enseignement : l’incapacité de la littérature en provenance des tranchées à communiquer la vérité sur la guerre. Le constat d’échec signe autant le faible retentissement de Témoins, que l’insuccès d’écrivains comme Lintier. En particulier, on peut déduire des critiques adressées par Norton Cru à la majeure partie des auteurs, leur difficulté à rendre la sorte de trauma que représentait la plongée d’un individu dans le premier conflit où les quantités et les performances du matériel comptait plus que celles les hommes. Cette impéritie fut sans doute liée aux défauts de mémoire de la plupart des témoins, mais tient sûrement aux clivages de l’espace public dans lequel furent reçus ces textes. Dès lors qu’ils voulaient restituer la signification de la guerre, les récits des témoins étaient menacés par l’attrait des deux genres littéraires prisés par la critique officielle et par l’attente du public, et pourfendus seulement par l’auteur de Témoins. D’un côté l’épopée militaire, développant les thèmes officiels de la vaillance, du sacrifice, de la gloire, etc. De l’autre, sous couvert de buts pacifistes, une peinture exagérément sanglante, grand-guignolesque, de la guerre. L’épisode signifie finalement l’impossibilité de desserrer le piège de cette bipartition pour imposer une représentation plus exacte des choses.

23De cette conclusion, on peut tirer l’idée que la dimension monumentaire des témoignages historiques tiendrait aussi dans leur capacité à affronter l’ignorance du public concernant la réalité des expériences relatées. Pour autant qu’ils représentent des mondes aussi terrifiants qu’inintelligibles, les narrateurs doivent aussi guider l’imagination de leurs lecteurs, les initier à une réalité difficilement concevable, déjouer les fausses images, et finalement leur démontrer leur ignorance. Ce qui vaut pour les tranchées de la Première Guerre vaut a fortiori pour les camps nazis.

L’anticipation de la réception

24Des quatre témoignages dont il va être question, celui de Primo Lévi est, en ce sens, le plus pédagogique [9]. Si c’est un homme est conçu comme une formation de l’intellect à une représentation idoine de situations limites pour lesquelles le lecteur n’a pas de références, ni même de base pour des constructions analogiques. Cette initiation progressive exploite d’abord la ressource narrative de l’arrivée dans les camps : l’explicitation des premières impressions à la vue des détenus, puis l’engrenage de la sélection, du transfert, du dépouillement, de la douche, du magasin, enfin la rencontre avec les anciens et l’apprentissage des routines du camp. Le témoin s’efforce d’expliquer les faits, y compris les dispositions ne présentant aucune rationalité évidente, à mesure qu’il raconte la découverte qu’il en a faite. Pour les détenus, l’impératif de comprendre renvoyait à la nécessité vitale de parvenir à s’orienter dans un monde où la moindre négligence pouvait devenir catastrophique. Pour nous, lecteurs, la compréhension d’Auschwitz est subordonnée à l’exigence de mémoire, laquelle serait trahie si nous nous contentions de représentations simplistes.

25Dans un ouvrage dont il sera question plus loin, Primo Lévi a réfléchi sur le caractère problématique de l’ajustement mutuel des esprits dans les situations de témoignage oral sur les camps. Le survivant sait que son expérience est unique, qu’il ne peut donc compter sur l’empathie de son destinataire. Il lui faut sans cesse lutter contre le figement des représentations, rappeler le caractère atypique du contexte, expliquer l’inexplicable, tout cela sans quitter la position du témoin. Dans Si c’est un homme, l’inflexion monumentaire se lit autant dans l’effort pédagogique que dans des passages évoquant le sens global de l’événement, tels que celui-ci :

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Son regard ne fut pas celui d’un homme à un autre homme ; et si je pouvais expliquer à fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d’un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j’aurais expliqué du même coup l’essence de la grande folie du Troisième Reich (p. 113).

27Sont également monumentaires les références et allusions à la Divine Comédie – sans parler de l’épisode où le témoin récite les vers de Dante à un codétenu. Pourtant la hantise de Primo Lévi au sujet de la mémoire des camps – qu’on se rappelle ici le « rêve du récit » où ses futurs auditeurs le quittent par ennui – impose de qualifier de monumentaires les fréquentes digressions qui rompent le fil de la narration, pour expliquer de la vie quotidienne d’Auschwitz ce qui pouvait l’être.

28Appliquée au témoignages sur la Shoah, l’idée de monument récupère aussi l’intuition de nombreux témoins que la description des scènes décisives nécessitait un geste poétique. L’effondrement du sens corrélatif de l’entreprise d’extermination fait obstacle à la tâche de témoigner en ce qu’il prive le témoin des outils de description. Il doit réinventer la langue pour la forcer à produire plus qu’elle ne le permet dans l’usage courant, pour la plier à l’effort de décrire comme réalité humaine un monde étrange et inhumain. Mais il faut de plus soutenir l’effort intellectuel du lecteur dans cette découverte. La tension monumentaire renvoie à la fois à la capacité poétique de faire surgir le sens dans l’expérience même de sa faillite, et à une forme implicite d’adresse au destinataire pour lui faire comprendre plus qu’il ne lit. Tandis que, grâce au point de vue du témoin il lui fournit, intransitive et non négociable, la vérité sur les camps, le narrateur attire la perspicacité du lecteur sur la difficulté de comprendre. Soit il lui fournit des clés d’intelligibilité et de signifiance pour lui permettre d’affronter l’inimaginable. Soit il lui fait sentir à quel point et pour quelles raisons il était – et restera en grande partie – ignorant de cette réalité.

Le décalage entre expérience et savoir

29Le récit d’Imre Kertesz, Être sans destin[10] est exemplaire de cette démonstration d’ignorance. L’auteur raconte Auschwitz par l’expérience d’un jeune juif hongrois, pris dans une rafle à Budapest en 1944. Le récit tient durant quelque trois cent cinquante pages la gageure du témoignage oculaire, en s’en tenant à ce que le témoin a vu, entendu, subi, fait et pensé dans la succession des instants qui suit la progression irréversible du temps. Car le temps est une dimension importante de l’ouvrage : la concision des évocations, la brièveté des commentaires, le rythme soutenu de la narration entraînent le lecteur d’un épisode à l’autre, comme s’il devait éprouver la force avec laquelle étaient poussées inexorablement les victimes de la mécanique de persécution. Mais le récit nous fait aussi témoin de notre ignorance, ou de notre pseudo savoir sur les camps, en démontrant en trois temps le décalage entre l’expérience du témoin et la connaissance du lecteur.

30Dans la première moitié du récit, la force du texte vient de son ironie dramatique : le narrateur nous fait découvrir la réalité concentrationnaire dans le point de vue d’un adolescent naïf, persuadé que les allemands ont besoin de ses jeunes forces pour leurs besoins d’armement. Comme il s’adresse à nous, qui connaissons à l’avance cette réalité – que la bonne volonté du jeune détenu ne parvient pas à saisir ou recouvre d’euphémismes –, il nous rend sensible le caractère inimaginable de ce qui est arrivé, au moment où c’est arrivé.

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Tout cela, je le voyais, mais pas comme je l’ai fait par la suite – après y avoir réfléchi, j’ai pu le résumer, le faire défiler en quelque sorte – mais petit à petit, en m’adaptant à chaque étape, et ainsi, en fait, je ne voyais rien (p. 212).

32Le caractère dramatique du jeu – entre l’expérience de l’auteur et le savoir rétrospectif du lecteur – prend peu à peu le pas sur l’ironie, lorsque le jeune homme est pris dans ce processus de destruction physique programmé par l’organisation concentrationnaire : le témoin raconte de l’intérieur ce que peut ressentir un détenu qui n’a pas pu prévoir les conséquences désastreuses d’une blessure, qui perd peu à peu ses possibilités de survie, qui ne dispose plus de la force de résister au destin d’une mort imminente, qui est transporté comme corps indéterminé, soit vers les chambres à gaz, soit directement vers les fours crématoires… Or, ce corps se trouve subitement arraché à ce destin et dirigé vers un hôpital pour enfants à Buchenwald, puis libéré, et ce retournement inattendu vient nous rappeler à l’ordre d’une réalité correspondant mal aux stéréotypes sur le système concentrationnaire. Nous n’avons aucune solution à l’énigme que pose le caractère miraculeux de ce sauvetage, et le principal intéressé non plus :

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Je dois le reconnaître : il y a des choses que je ne saurais expliquer, pas précisément ou même pas du tout, si je me place du point de vue de mon attente, du principe, de la raison – en somme de la vie, de l’ordre des choses, du moins pour autant que je le connaisse.

34Cette irruption de la solidarité – ou de la compassion, ou de la bonté… ? – là où on ne les attend pas subvertit nos représentations usuelles des camps de la mort. Le lecteur doit donc assumer, comme élément de sa méconnaissance, l’existence de cette « zone grise » dont Primo Lévi explique qu’elle met à mal la faculté de juger – justement parce qu’elle est très difficile à comprendre. Ketérsz entraîne son lecteur vers l’opacité de l’organisation concentrationnaire, regroupant les intermédiaires entre les nazis et leurs victimes, démontrant que, tandis qu’elle servait les buts destructeurs des bourreaux, elle pouvait aussi rendre possible l’inversion d’une destinée. Primo Lévi souligne que les glissements possibles à l’intérieur de cette région rendaient difficile de discriminer moralement les individus. Notre perplexité n’appelle donc pas la révélation de l’enchaînement des actions ayant abouti à un sauvetage, elle doit demeurer sans réponse, pour que le défaut d’explication incite la réflexion à creuser là où se dérobe le sol de la distinction entre le bien et le mal, là où l’agir ne dispose plus de repères, là où se révèle aussi quelque chose de la « nature humaine ».

35Le troisième temps est celui du retour à la vie normale et de l’affrontement du témoin aux difficultés qui empêchent les esprits de comprendre ce dont ils n’ont pas eu l’expérience. Nouvelle occasion de placer le lecteur face à ses idées toutes faites, et de lui démontrer les limites du langage. Les rencontres qui marquent son trajet de la gare à la maison paternelle mettent en scène la difficulté de témoigner. D’abord un homme qui tient à se convaincre de la non existence des chambres à gaz. Puis un journaliste qui s’efforce de nouer le dialogue autour de son expérience des camps :

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il reprend : « tu as dû traverser beaucoup d’horreurs ? » et je lui réponds que cela dépend de ce qu’il entend par horreur. J’avais dû, dit-il alors avec une expression qui semblait assez gênée, beaucoup souffrir de privations, de la faim, et j’avais vraisemblablement été battu, sans doute, et je lui dis : « Naturellement. » « Pourquoi, mon garçon, s’est-il écrié, mais je voyais qu’il commençait à perdre patience, dis-tu à tout bout de champ “naturellement” à propos de choses qui ne le sont pas du tout ? » Je lui dis : « Dans un camp de concentration, c’est naturel » (p. 340).

37Enfin les retrouvailles avec deux voisins qui lui donnent les premières nouvelles des siens, et qui lui font éprouver encore le problème de la communication avec ceux qui n’ont pas vécu son expérience : ce qu’on met sous les mots n’a plus, ne peut plus avoir, la même signification… Ces divers protagonistes dessinent autant de figures de l’incompréhension entourant les survivants au retour des camps. L’ouvrage se termine donc par ce premier inventaire des obstacles à la réception du témoignage, offert au lecteur comme un test de ses capacités. Bref, Être sans destin n’est pas seulement un témoignage, c’est un guide pour que ceux qui n’ont pas vécu la réalité des camps éprouvent leur ignorance et explorent les limites de ce qu’ils peuvent apprendre par le truchement des mots.

Témoignage et philosophie

38Il faut maintenant, selon le programme indiqué dans l’introduction, examiner les confins du témoignage historique et évaluer le risque que prend l’auteur, lorsqu’il quitte le registre de la narration pour réfléchir son expérience de l’événement. L’Espèce humaine, le témoignage de Robert Antelme [11], est l’ouvrage le plus idoine pour cette analyse, car les digressions réflexives y reprennent comme un leitmotiv la problématique dont le titre indique le contenu.

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Nous sommes au point de ressembler à tout ce qui ne se bat que pour manger et meurt de ne pas manger, au point de nous niveler sur une autre espèce, qui ne sera jamais nôtre et vers laquelle on tend ; mais celle-ci qui vit du moins selon sa loi authentique – les bêtes ne peuvent pas devenir plus bêtes – apparaît aussi somptueuse que la nôtre « véritable » dont la loi peut être aussi de nous conduire ici. Mais il n’y a pas d’ambiguïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes. […] Et cela peut signifier deux choses : d’abord que l’on fait l’épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité. Ensuite que la variété des rapports entre les hommes, leurs couleurs, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l’approche de nos limites : il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine (pp. 228-229).

40Cette citation, si l’on excepte les déictiques l’accrochant au récit, formule une thèse philosophique, c’est-à-dire que son contenu pourrait être discuté à l’écart de l’expérience empirique. Par ailleurs, plusieurs « expériences de pensée » (pp. 32, 99, 116, 199, etc.) démontrent combien les nazis sont loin d’être parvenus à constituer, comme ils en avaient le dessein, une catégorie de sous-hommes, exclue de humanité. S’il est possible de s’évader par imagination de sa position de détenu, d’éprouver celle du SS autant que celle des autres détenus, c’est que les êtres restent liés par une forme d’intersubjectivité, c’est que la solidarité fondamentale de l’espèce n’a pas été entamée. Tout ceci amène le propos bien près du discours philosophique, et le fait échapper corrélativement au cadre de contraintes imposées au témoignage oculaire.

41Pour le témoin ou le militant, le philosophe est loin de la vie, loin de la société historique, libre de s’y engager ou de rester en marge. Et cela, bien que ses choix intellectuels, délimitant sa position dans le cercle de ses pairs, aient des enjeux qui dépassent le registre de la pensée. Pour le philosophe, le témoin apparaît comme un être étrange, obsédé par une expérience individuelle qui, absorbant tout, ne laisse guère de place à la réflexion.

42

Dans le cas du témoignage et du témoin, l’être du sujet s’épuise littéralement dans l’être de ce qu’il dit. Le témoignage ne fait qu’un avec cet être […] C’est dans cette unité que s’affirme la profondeur du sujet, ce par quoi il transcende le monde des choses ou des étants […] C’est en ce sens que nous disons du témoin « c’est quelqu’un », dans la profondeur d’un soi qui récuse tout empire de l’étant en son universalité. Mais ce « quelqu’un » est aussi bien « personne ». Le nom qu’on lui donne importe peu (p. 229).

43Dans le récit de Robert Antelme, l’antagonisme entre témoignage et réflexion sur la réalité attestée sert le dessein d’une écriture monumentaire, intentionnellement affirmée et donc analysable. Le discours y manifeste, par des dénivellations récurrentes, la volonté de résister à la condition, faite par le système concentrationnaire à ses victimes, de ne pouvoir réfléchir leur destin. Nombre d’incidents reçoivent au fil de la narration une signification transcendant leur occurrence : dialogues imaginaires prolongeant la brutalité d’une interaction, incises accréditant la qualité d’être humain au milieu de la déchéance imposée, sensations démontrant la continuité de l’existence avec celle, normale, de ceux qui sont loin.

44

Au milieu du sommeil des autres, celui qui avait les yeux ouverts était seul, c’est-à-dire comme avec ceux de là-bas. À passer la main sur ses jambes, on redécouvrait cette propriété en commun avec ceux de là-bas d’avoir un corps à soi dont on pouvait disposer, grâce auquel on pouvait être une chose complète. Et, grâce à lui encore, retrouvé, dans la demi-torpeur il semblait qu’on allait pouvoir à nouveau, qu’on pourrait toujours accomplir un moment de destinée individuelle… (p. 32).

45L’attention à la vie est le point de rebroussement où la perspective émerge de l’humus du camp, mais cette affirmation de l’esprit reste collée à l’expérience, elle ne quitte pas le matériau existentiel qui l’a motivée. Elle rappelle, comme par tangence aux développements narratifs, que la liberté de penser, comme la possibilité de jouir de la satisfaction de besoins élémentaires, restaient hors d’atteinte de l’emprise concentrationnaire. Retrouver son humanité par les sensations, par les modifications de l’humeur, interroger à partir de là le rapport social qui subsiste entre les détenus, entre eux et les kapos, entre eux et les SS, évaluer ce qu’une situation exceptionnelle laisse exister en guise de commune appartenance à une espèce, telle est la ligne de cette réflexion interne au témoignage qui pose ce problème philosophique sans y répondre autrement que par l’expérience vécue.

Le silence comme monument

46Si l’interrogation philosophique, sous la forme discursive d’une reprise de l’expérience, offre une expression monumentaire de l’expérience des camps, le registre religieux n’est-il pas également disponible pour accueillir la quête d’un sens transcendant à l’événement de la Shoah ? Nombre de témoins incroyants ont avancé que la foi pouvait être secourable dans l’épreuve des camps, mais La Nuit, le témoignage d’un juif croyant, démontre qu’elle n’était pas toujours une ressource stable. Les trois ou quatre passages dans lesquels Élie Wiesel exprime quelque chose de la relation du jeune Eliezer avec Dieu attestent des contradictions de la pratique religieuse à Auschwitz. L’exploration de ce problème va fournir l’occasion de découvrir une nouvelle modalité du monumentaire.

47Pour un juif pratiquant, la réflexion sur l’épreuve des camps trouve naturellement son registre dans un questionnement religieux, parce qu’il y a osmose entre la révélation biblique et le témoignage humain : l’histoire des relations entre Dieu et Israël, depuis Abraham et Moïse jusqu’aux prophètes, est scandée par l’intervention de ses porte-parole. Ces intermédiaires ne sont pas des ministres dociles, ils s’appuient sur leur fonction pour négocier avec Dieu ses décisions. Après Abraham devant Sodome, Moïse, lors de l’épisode du veau d’or se réclame des promesses divines, et de son statut de représentant du Peuple de l’alliance, pour discuter les décisions de son partenaire. Ces dialogues fondent une forme particulière de relation à Dieu qui a été reprise par une tradition récente du judaïsme pour s’interroger sur le silence divin face à la destruction programmée du peuple juif [12].

48Parmi les figures bibliques qui permettent ainsi à un juif de s’orienter dans la catastrophe, celle de Job est explicitement revendiquée dans La Nuit :

49

Certains parlaient de Dieu, de ses voies mystérieuses, des péchés du peuple juif et de la délivrance future. Moi, j’avais cessé de prier. Comme j’étais avec Job ! Je n’avais pas renié Son existence mais je doutais de Sa justice absolue (p. 76).

50Job, c’est le croyant qui a tout perdu, propriétés, serviteurs, enfants, à qui ses proches conseillent de retourner son malheur en auto-accusation ou de renier sa foi, qui ne sait pas qu’il est l’enjeu d’un pari entre Dieu et Satan, et qui, malgré les preuves de l’abandon de Dieu, ne se résigne pas à le quitter… Wiesel a commenté ce texte dans Célébrations bibliques :

51

On comprend que, dans le Midrash, Job soit comparé au peuple juif. Israël aussi est seul ; ses meilleurs amis sont prêts à le plaindre dans le malheur, mais pas à l’en tirer. Israël aussi est accusé d’avoir agi contre Dieu, le contraignant à le châtier. Israël aussi poursuit un dialogue sans fin avec Dieu. Israël aussi est persécuté par les hommes qui le dénoncent ensuite pour vouloir transformer la souffrance subie en souffrance orgueilleuse, lucide [13].

52Or, il est bien problématique de continuer de parler de religion par référence à Job, car justement, son attitude rend caduques les modalités classiques de rapport à Dieu. Lorsque le jeune Eliezer entend ses frères prier, ou quand il se surprend à le faire, il est frappé du décalage entre les mots et la situation. Comme Job, il est tenté par la révolte et entame un procès contre Dieu ; comme lui, il finira par se taire. Si l’on est fondé à qualifier ce silence de mystique, il importe de comprendre qu’il ne représente nullement une réponse aux questions que pose la situation, mais signifie plutôt un engagement dans leur problématicité, selon la conclusion que Wiesel donne au texte biblique :

53

Je préfère penser que le vrai dénouement du Livre de Job ne nous est pas parvenu. Job est mort sans se repentir, sans se diminuer, il a succombé à son mal debout et entier (ibid., p. 196).

54Le mutisme en face de Dieu est l’attitude dont témoigne La Nuit. Ce silence s’impose objectivement au lecteur comme manque dans l’intrigue : le témoin raconte le destin de la communauté juive de sa ville, se présente lui-même comme religieux pratiquant, insiste sur le maintien des rituels et de l’étude malgré la condition de détenu des camps, et ne nous fait entrevoir sur sa croyance que le rejet de l’attitude traditionnelle. La rareté et la brièveté de ces indications rendent sensible une lacune dans le texte, un mutisme de son auteur répondant à l’absence de réaction de Dieu face à l’évidence de la destruction de son peuple. Cette éclipse caractérise l’expérience religieuse d’êtres qui ne conçoivent leur existence qu’en rapport avec la foi de leurs pères. Ajoutons que la défection de Dieu inclut le silence du monde – comme l’indique le titre du texte yiddish d’où a été tiré le texte français : Et le monde se taisait[14]. Indifférence des institutions religieuses, tant juives que chrétiennes, inaction des puissances alliées contre le nazisme, abstention massive de tous les collectifs qui auraient pu agir… Cette passivité générale participe de l’absence de Dieu, si l’on tient qu’une intervention divine aurait été, comme dans l’épisode d’Esther, médiatisée par un agir humain. De cette absence, le jeune Eliezer ne peut être témoin qu’en continuant à être juif, malgré toutes les raisons de déserter sa pratique. Comme Job, en refusant de renier sa foi ou de maudire le Dieu de ses pères, son silence défie celui du partenaire de l’alliance au Sinaï.

55Une telle lecture de la « religion » du témoin de La nuit permet de comprendre pourquoi le registre offert par une éducation juive offre moins de possibilités de signifier l’expérience qu’une réflexion agnostique. La foi, qui conduirait dans d’autres contextes – pour un chrétien par exemple – à trouver un sens à la violence injuste et inintelligible, débouche dans le contexte de la tradition juive, soit sur des réponses insultantes – la souffrance comme punition pour les péchés des pères – soit sur des contradictions – la puissance du Dieu créateur et rédempteur confrontée aux « petits visages des enfants dont j’avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet » (p. 60). Le silence sur la religion est marqué dans le témoignage de Wiesel par l’absence de réponse articulée au problème que pose le destin de cette petite communauté hassidique. Ce silence n’est pas rompu par les lamentations de la première nuit (p. 60), et moins encore par l’identification de Dieu avec le garçon pendu par les nazis (pp. 102-105). Car ces passages, loin de proposer une solution, proclament tragiquement l’absence divine et la forclusion du registre religieux. Mais ce silence est suffisamment manifeste à l’attente du lecteur pour qu’il soit légitime d’en parler comme dimension intentionnelle du texte et de le qualifier de monumentaire.

Le dispositif du témoin

56Mon dernier argument sera tiré de l’ouvrage laissé en héritage par Primo Lévi, Les Naufragés et les rescapés[15], qu’on peut lire comme un commentaire du témoignage de 1947, comme son mode d’emploi, ou, comme je vais le faire, comme un essai de métacommunication.

57Cette utilisation se justifie par l’aboutissement où je voudrais conduire cette traversée des textes par le concept forgé par Paul Zumthor : la tension monumentaire traduirait l’intention d’investir l’écriture par ce qui la légitime, la qualité de témoin oculaire, non seulement comme droit de raconter une expérience, mais aussi comme compétence à juger du monde présent. Dans une relation en face-à-face, l’autorité du témoin, soutenue par la gravité de son expression, impose le respect, coupe court aux commentaires oiseux, aux critiques et aux analyses. Qu’en est-il alors pour le lecteur seul avec un texte imprimé ? L’écriture monumentaire l’incite à ne pas s’en tenir au récit, à la succession des faits de la vie dans les camps, mais à se porter au-delà de la narration, pour accéder à ce plan de manifestation de la vérité qui est vertical par rapport à celui du récit. La monumentarisation regroupe tout ce qui, dans le discours, est en excès par rapport aux énoncés factuels, traduit l’énonciation témoignante dans l’écrit, manifeste le dire dans le dit.

58La préface du dernier ouvrage de Primo Lévi le présente comme un bilan du témoignage sur les camps : « il voudrait répondre à la question la plus urgente […] de ce monde concentrationnaire, quelle part est morte et ne reviendra plus… ? » (p. 20). Les développements reprennent certains traits de son activité personnelle de témoin et de celles d’autres rescapés pour réfléchir aux conditions du témoignage : qu’est ce qui entrave, du côté du locuteur ou de celui du destinataire, la communication ? Il s’agit de réfléchir le procès dans lequel cet acte s’inscrit et d’évaluer l’efficacité qu’on en peut attendre. Par rapport à la dimension monumentaire dont je tente de démontrer l’opérativité dans les témoignages de cette sorte, Les Naufragés et les rescapés franchit une étape, celle d’expliciter ce que les récits ne faisaient que montrer, le dispositif du témoigner qui accrédite la parole du témoin et contraint leur réception.

59Au centre de ce dispositif, la requalification du témoin comme représentant de ceux qui, seuls, ont éprouvé la réalité ultime :

60

Nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins […] nous sommes une minorité non seulement exiguë, mais anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, à l’habileté ou la chance, n’ont pas touché le fond. Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets, mais ce sont eux, les « musulmans », les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale. Eux sont la règle, nous l’exception (p. 82).

61Ce thème, plusieurs fois repris dans l’ouvrage et maintes fois cité par les commentateurs, circonscrit le pôle monumentaire qui tire le témoignage des survivants hors du registre de la factualité. Quelle est cette « règle », cette « signification générale » que les « témoins intégraux » auraient pu révéler, et par rapport à laquelle les récits publiés sur les camps ne représenteraient que des version amoindries ? À quoi sert de rappeler le fait que la plus grande partie des victimes, ou les victimes les plus meurtries, n’ont pu témoigner ? Une façon de répondre à ces questions consiste à dessiner un dispositif du témoignage qui structure la relation du témoin des camps avec ses lecteurs, et qui les incite à lire les textes au-delà de leur littéralité.

62La projection d’une source disparue de la parole témoignante a formellement quelque chose à voir avec l’axiome de Jean Norton Cru, postulant un tableau exact de la guerre vécue, par rapport auquel peut être évaluée la vérité des récits singuliers. Cependant l’idéal de la description n’est plus le sommet d’une échelle graduée, puisqu’une discontinuité sépare les meilleurs récits des récits vrais, la relation de l’expérience de ceux qui ont vécu jusqu’au bout la logique des camps, « car personne n’est revenu pour raconter sa propre mort » (p. 83). Surtout le schéma requalifie le survivant témoignant comme représentant, délivrant un discours « pour le compte de tiers », parlant à la place des engloutis et « par délégation ».

63Tout témoignage s’accomplit sur la base d’une absence ; celui des survivants ne peut décrire que de l’extérieur la disparition de ceux qui ne sont pas là pour raconter. Leurs souvenirs ne peuvent restituer – sauf l’exception d’Imre Ketérsz – l’expérience de dégradation physique et morale qui était l’aboutissement logique, normal, programmé, de l’organisation des camps. Les survivants ne parlent de l’événement que sur l’arrière-plan d’un manque, leur témoignage supplée une absence de témoignage, et cette négativité caractérise leurs récits. En définitive l’axe monumentaire de l’écriture inscrit dans le discours son origine énonciatrice collective, ce pôle idéal de signification qui ne saurait être que la mémoire totale de ce qui est arrivé, par rapport auquel chacun ne livre que des fragments.

64On a parfois comparé ces témoignages à des bouteilles jetées à la mer. L’image a au moins le mérite de signifier combien ces écrits stipulent une absence. Elle rappelle de plus au lecteur l’intensité de l’attente des victimes, que l’accomplissement de sa lecture vient remplir. Les survivants des camps n’ont pas seulement rédigé leurs souvenirs comme beaucoup de nos jours écrivent leurs mémoires. Au-delà des réminiscences individuelles, c’est la mémoire de l’extermination qu’il s’agit de transmettre et les excroissances de la narration imposent ce déplacement du niveau de la compréhension. Le monumentaire fait rappel à l’origine de l’écriture, il est ce qui dans le texte renvoie au registre de sens ultime, transcendant les péripéties d’un récit autobiographique. L’objectivité des faits est rapportée par une tension interne à l’origine de l’énonciation, laquelle se tient à l’aplomb du thématisé. Emmanuel Lévinas a trouvé les formules expressives d’une présence en absence du dire dans le dit.

65

Toute confession de vérité remonte à un dévoilement préalable de l’être, c’est à dire situe dans les limites de l’être toute pensée sensée, subordonne sens à être. Le langage, soit se réfère à cette découverte préalable, soit y contribue et reçoit, dans ce cas, un statut transcendantal ; mais en aucune façon il ne saurait signifier au-delà de l’être. Le témoignage – la confession d’un savoir ou d’une expérience par un sujet – ne se conçoit que par rapport à l’être dévoilé qui en reste la norme [16].

66Le lecteur est invité, par l’autorité particulière des narrateurs, à lire ces écrits au-delà de ce qu’une analyse du discours en tirerait. La torsion du récit au point où le « je » autobiographique s’infléchit en « nous » lui indique la voie d’une remontée vers l’origine – l’événement comme expérience de millions de victimes – pour laquelle le texte n’est qu’un jalon, une manière de faire signe. Les points de rebroussement du récit y sont comme les traces d’une altérité irreprésentable, comme une invite à se laisser prendre dans la trajectoire d’un message qui vient de très loin.

L’usage des témoignages historiques

67Le dispositif de l’énonciation que j’ai déduit de la citation de Les naufragés et les rescapés éclaire maintes réflexions de Primo Lévi sur sa vie de témoignant. Et notamment l’incompréhension et la surdité à laquelle il s’est heurté, exemplifiées par les questions des écoliers à ses interventions, les platitudes des réponses à son appel aux Allemands, la précipitation à expliquer ou à analyser – à psychanalyser – les dépositions.

68« On ne les a pas écoutés, et alors ils se sont tus ». Ce leitmotiv invite à spécifier en conclusion une réception adéquate du texte monumentaire, la posture ajustée à ce que tend à faire le témoin. Le récit des survivants n’est pas un matériau pour la construction de représentations des camps, encore moins des pièces à conviction pour des thèses sur Auschwitz. Il est certes toujours possible de traiter un monument comme un document. Il suffit de mettre en parenthèse l’adresse ou d’ignorer les marques textuelles par lesquelles il excède la simple relation. Une utilisation oblique revient à annuler ce qui le définit comme tel – une intention de communiquer au-delà d’un auditoire contemporain – ou d’éviter la trajectoire que cette intention dessine. La dimension monumentaire du témoignage a une opérativité perlocutoire sur son usage, au moins en bloquant la possibilité d’une lecture documentarisante.

69La prescription que porte le texte testimonial pourrait être exemplifiée par l’injonction parfois inscrite sur certaines pierres tombales : « passant, souviens-toi ». Si vous êtes ce passant, si vous lisez cette inscription, il vous est difficile de faire comme si cette mention ne vous était pas adressée, même si ce fait n’a aucune autre conséquence. Mettons que vous recueillez ce texte comme échantillon, en vue d’une monographie sur les inscriptions funéraires ; il vous est difficile, au moment de le faire, de ne pas ressentir comme une forme d’impolitesse cette esquive du fait d’être sur la trajectoire de la communication. Cette inconvenance représente le décalque scriptural d’une rupture du fil de l’échange avec un témoin témoignant en face-à-face.

70Comment devons-nous recevoir les témoignages historiques et les utiliser ? Les définitions successives du monumentaire, culminant dans le dispositif exposé précédemment, suggère que ce registre encadre la réception des récits par plusieurs prescriptions :

  • il barre la voie à une interprétation documentarisante, c’est-à-dire au rabattement de l’expérience sur la factualité ;
  • il oriente l’intellect du lecteur vers une compréhension déterminée de l’événement en l’impliquant dans le mouvement réflexif entamé par le témoin ;
  • il déborde le récit d’une expérience vécue de la réalité des camps, en dirigeant l’esprit, au delà des informations, vers la vérité ;
  • il fait prendre conscience de l’impossibilité d’une connaissance achevée de l’événement, à cause de l’élimination de la plupart des témoins, à cause des limites du témoignage des survivants, à cause du décalage entre leur expérience et ce qu’ils peuvent nous en transmettre.
Bref, le témoignage historique balise la lecture par un côté en empêchant qu’elle se limite au constat d’une seule expérience, par un autre côté en fournissant le point d’appui d’un affrontement personnel avec l’événement dans sa totalité signifiante. Car ce que transmet un témoin de la Shoah n’est pas de l’ordre d’un savoir, sa parole est investie de son rapport au monde présent, rapport marqué par l’expérience qui a été la sienne. L’impact d’un tel témoignage se traduit donc, non par l’acquisition de connaissances, mais par une modification potentielle du rapport que le récepteur entretient aussi avec ce monde, pour autant que l’événement dont il s’agit impose la révision drastique des schémas de la pensée, des valeurs du jugement et des principes de l’action. ?

Notes

  • [1]
    Je suis redevable des nombreuses remarques effectuées par Michaël Taugis sur une première version de ce texte. Les formulations n’engagent néanmoins que moi.
  • [2]
    Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éd. de l’EHESS, 1998, p. 219. Cette proposition a été épinglée par Paul Ricœur dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 224.
  • [3]
    Jacques Le Goff, « Documento/monumento » Encyclopédie italienne Einaudi, t. 1 pp. 38-48.
  • [4]
    Reinhardt Kosellek, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. française, Paris, Éd de l’EHESS, 1990, p. 161sq.
  • [5]
    Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, pp. 13-20.
  • [6]
    Paul Zumthor ; « Document et monument. À propos des textes les plus anciens en langue française », Revue des Sciences humaines, fasc. 97, 1960, pp. 5-19.
  • [7]
    Dante, De vulgari eloquentia, chap. VI à X.
  • [8]
    Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929, réédité en fac similé par les Presses Universitaires de Nancy en 1993.
  • [9]
    Primo Lévi, Si c’est un homme, trad. française, Paris, Julliard, 1987.
  • [10]
    Imre Ketérsz, Être sans destin, trad. française, Arles, Actes Sud, 1998. (Titre original : Sortalangsâg, Budapest, 1975).
  • [11]
    Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957.
  • [12]
    Cf. Irving Greenberg, La Nuée et le feu. Judaïsme, christianisme et modernité après l’Holocauste, Paris, Le Cerf, 2000.
  • [13]
    Élie Wiesel, Célébrations bibliques, Paris, Le Seuil, 1975. p. 191.
  • [14]
    Un di velt hot seshvign. Cf. Rachel Ertel, « Écrits en yiddish», in Michaël de Saint Chéron (dir.), Autour de Élie Wiesel. Une parole pour l’avenir, Paris, Odile Jacob, 1996.
  • [15]
    Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, trad. française, Paris, Gallimard, 1989.
  • [16]
    Emmanuel Lévinas, « Vérité du dévoilement et vérité du témoignage», in Enrico Castelli dir., Le Témoignage, Paris, Aubier, 1972, p. 103. (en italiques dans le texte).
Français

Résumé

L’article part du constat intuitif suivant : parmi les nombreux témoignages oculaires écrits lors des deux grandes catastrophes de l’histoire, il y a des « témoignages historiques ». On qualifie ainsi des textes (ceux de Primo Lévi, Robert Antelme...) qui, au travers du récit des faits vécus, tentent de réfléchir l’événement. L’analyse de ce genre spécifique de témoignages reprend la distinction, classique en historiographie, entre « monument » et « document ». La dimension « monumentaire » du témoignage des écrits exprimerait une intention d’interpeller le lecteur, pour lui transmettre un point de vue singulier sur la totalité signifiante de l’événement ; elle offrirait à ce lecteur la possibilité d’accéder, au-delà d’une connaissance factuelle, à une expérience seconde de ce qui s’est passé.

Renaud Dulong
Renaud Dulong : chercheur au Centre d’études des mouvements sociaux (CNRS-EHESS). Il a récemment publié Le Témoin oculaire. Les Conditions sociales de l’attestation personnelle, Éd. de l’EHESS, 1998.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2009
https://doi.org/10.3917/sr.013.0179
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