CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour entretenir le prestige et la valeur marchande des expertises pour lesquelles elles disposent d'une « licence » et d'un « mandat » (Hughes, 1997), les professions réputées « qualifiées », « intellectuelles » ou « prétentieuses » (Hughes ibid.) ont

2intérêt à entretenir la frontière matérielle et symbolique entre le professionnel et le profane. Produire cette frontière, c'est produire une « magie sociale », c'est-à-dire un ensemble d'opérations de légitimation et de consécration. Ces opérations qui participent à la formation d'un capital symbolique » (Henry, 1997, p. 155), parviennent « à transformer réellement les agents en faisant connaître et reconnaître de tous, et par là des intéressés eux-mêmes, une prévision de leur identité investie de toute l'autorité prophétique » (Bourdieu, 1981, p. 70) Parmi ces opérations, les pratiques corporelles, langagières et la mobilisation des émotions en situation d'interaction entre les professionnel·le·s et leur public ont été encore relativement peu étudiées. Des avancées théoriques et empiriques ont certes été opérées sur la question du corps et des émotions au travail. Le concept de « travail émotionnel » développé par Arlie Hochschild (1983) pour rendre compte d'un ensemble de « savoir-faire » mobilisés par le personnel de cabine des avions a ouvert la voie à un riche corpus (pour une synthèse voir Fortino, Jeantet et Tcholakova, 2015). S'ils montrent la complexité des situations et des savoirs mis en jeu dans les services considérés comme les plus subalternes et qui sont les plus féminisés, leur centration sur des métiers « de femmes » laisse de côté des professions nécessitant un fort capital scolaire, réputées techniques et rationnelles, qui sont encore souvent des bastions masculins. Quelques travaux ont cependant remis en cause cette asymétrie. Ils éclairent les enjeux performatifs et les ressorts genrés des pratiques corporelles qui donnent vie et consistance à une fonction dans des espaces professionnels élitaires, comme dans le cas des métiers de la politique (Achin, Bargel et Dulong, 2007). De tels travaux peuvent être rapprochés de l'étude des « savoir-faire discrets » (Molinier, 2003), notion initialement construite pour penser les éléments peu visibles du travail de care dans les métiers de soin, mais qui peut se révéler heuristique pour des professions en dehors de ce champ.

3Dans le cas particulier du conseil en management, espace professionnel se structurant au fil du XXe siècle (McKenna, 2007), les médiations corporelles mobilisées pour donner du crédit et « produire la confiance » (Boni-Le Goff, 2019) restent encore peu explorées. Pourtant le rôle joué par la voix et plus largement les pratiques associées au langage méritent d'être explorés, s'agissant d'un travail qui suppose de multiples activités interactionnelles et de co-production (Gadrey, 2003) avec le public, au sein des organisations clientes (Sorignet, 2012), et qui impose de maîtriser certaines pratiques dramaturgiques (Boni-Le Goff, 2015).

4Ouvrir la « boîte noire » des performances et « pratiques langagières » (Boutet, 2008) et de leurs contributions au travail des expert·e·s du management revêt un enjeu particulier pour appréhender les assemblages matériels et symboliques qui font advenir la « magie sociale » des services des consultant·e·s. En s'intéressant à ces pratiques, l'article se veut une contribution à la sociologie du travail expert, s'appuyant sur les études sociolinguistiques de la « vie verbale au travail » (Boutet, 2008) et sur celles de la socio-phonétique (Arnold, 2015 ; Arnold et Candéa, 2015).

5Ces apports sont mobilisés dans le cadre d'une recherche sur les régimes d'inégalités (Acker, 2006) au sein de l'espace du conseil en management. Mobilisant des méthodes qualitatives et quantitatives (encadré 1), cette recherche a porté une attention particulière aux situations de travail pour saisir l'ensemble des éléments pratiques et symboliques qui concourent à la construction de la légitimité et permettent le travail avec les clients. De l'analyse des matériaux qualitatifs, notamment les observations de situations de travail, a émergé le rôle central et complexe joué par les pratiques langagières dans lesquelles se combinent différentes dimensions cognitives, corporelles et émotionnelles.

Encadré 1 : Méthodologique d'enquête

Outre le volet quantitatif de la recherche (une enquête réalisée en 2008 par questionnaire sur les pratiques et représentations du métier auprès de 1 637 salarié·e·s de 23 sociétés de conseil), les travaux ont comporté un important volet qualitatif, en particulier :
  • ­ 72 entretiens dont 54 entretiens biographiques : 29 femmes et 25 hommes, âgés de 21 à 57 ans ont été rencontrés à l'occasion d'un ou plusieurs entretiens ;
  • ­ plusieurs observations de longue durée : exercice avec un statut salarié puis en sous-traitance free lance au sein de deux cabinets de conseil de 1999 à 2007, observations non participantes au sein de 4 cabinets et du syndicat professionnel patronal Syntec, en plusieurs séquences de 2007 à 2010. Les deux expériences en immersion professionnelle ont fait l'objet d'un recueil ethnographique spécifique, consistant à écrire selon une méthode réflexive le récit de souvenirs professionnels. Cet exercice s'est concentré sur deux types de situations vécues : les premiers mois d'apprentissage du métier et les expériences professionnelles associées à un sentiment de honte ou à une émotion désagréable ;
  • ­ le recueil de plusieurs matériaux concernant le cas détaillé d'un comité de pilotage et d'une mission conduits par un des cabinets de conseil observés (encadré 2) ;
  • ­ l'audition comparée de 47 enregistrements de consultant·e·s (encadré 3).

6L'article expose tout d'abord l'intérêt de la notion de « pratique langagière » et de celle de passing pour outiller la réflexion et comprendre comment est produite la magie sociale des interventions. Construit à partir d'un concept mobilisé à l'origine pour penser des passages de frontières raciales ou de genre (Garfinkel, 2007 ; Bosa, Pagis et Trépied, 2019), le « passing expert » renvoie aux opérations individuelles et collectives effectuées par des professionnel·le·s pour acquérir l'identité sociale et le statut d'expert·e légitime. Puis l'article montre que la maîtrise de ces savoir-faire discrets passe par des formes d'apprentissage intensif et de longue durée. Enfin il revient sur les asymétries qui se construisent entre consultantes et consultants dans le travail relationnel et les inégalités qu'elles alimentent.

Langage, voix, corps

7Des savoir-faire discrets pour produire la magie sociale

8Une partie conséquente du travail des consultant·e·s se déroule sur des scènes professionnelles dans les organisations clientes, qu'il s'agisse des « situations d'entretien » avec des clients, des « soutenances » de propositions commerciales (moments où se conclut symboliquement le contrat d'intervention) ou des réunions avec des membres des directions de l'organisation (comités de pilotage ­ copil ou réunions-projet ­) destinées à présenter l'avancement de la mission (Boni-Le Goff, 2012). Ces situations, particulièrement les soutenances et copils, comportent une dimension dramaturgique spécifique, parce qu'elles sont des « situations de conférence » (Goffman, 1987) plaçant les consultant·e·s dans la position de « fonctionnaires du pouvoir cognitif » (Goffman, 1992, p. 203), comme dans l'exemple de la réunion Autosilo (encadré 2).

Encadré 2 : Le comité projet Autosilo

En décembre 2009, le cabinet ConsultStrat réalise pour une entreprise spécialisée en équipements automatisés, la société Autosilo, une mission dont l'objectif est de réfléchir à la stratégie business : il s'agit de faire un état des lieux de l'organisation de l'entreprise, récemment rachetée par un groupe industriel, de fournir des éléments de comparaison dans d'autres secteurs économiques, et de proposer des recommandations : la société doit-elle conserver toutes ses activités, au sein d'un même structure ? Se séparer de certaines ? Quelques semaines après le lancement de la mission, l'équipe de consultants convoque le comité de pilotage pour lui fournir un « point d'étape » sur l'avancement de ses travaux.
Le tour de table du copil est constitué d'un effectif conséquent, exclusivement masculin : 6 consultants expérimentés (dont l'associé « responsable du compte » et le manager de la mission) face aux 4 membres de l'état-major de l'entreprise.
Dès l'ouverture de la séance, Pierre C., le manager dirigeant la mission, réalise des opérations qui témoignent d'une dramaturgie professionnelle spécifique : il justifie le nombre des participants par le caractère technique et les expertises spécifiques requises par les différents « métiers » de l'entreprise cliente. Le plan de table prend soin d'alterner consultants et clients. Avec le nombre des experts présents, cette disposition fait partie de la mise en scène de la situation. Elle contribue à signifier la collaboration étroite, l'esprit d'équipe qui réunit les consultants et l'entreprise. Un support écrit est disposé devant chaque siège sur la table de réunion. Le soin formel apporté à ce support, confirme les moyens déployés pour faire de la réunion avec le client une « scène » efficace. Par ailleurs, le ton du discours de Pierre C. est celui d'une conversation sérieuse, prononcée sans affect et à un rythme rapide. Cette prosodie [1] renvoie à un registre informel, proche de la confidence, mais la ligne mélodique (fins de phrases descendantes) rappelle et renforce le caractère grave du propos. L'orateur véhicule un double message : manifestation d'une aisance dans la parole et idée de technicité et de sérieux.

Pour une approche matérielle, corporelle et contextualisée des « façons de parler » des expert·e·s

9À partir des observations évoquées dans l'encadré 2, quel outillage théorique peut-on mobiliser pour saisir des « façons de parler » en expert ? Certaines approches contextualisées des activités langagières, notamment en socio-linguisitique, proposent une appréhension du langage et de la voix en contexte, soulignant « l'intrication entre langagier et non langagier » (Boutet, 1995, p. 248), en particulier lorsque l'on s'intéresse au langage mobilisé dans le cours du travail. Ce langage oral est « confronté à ce qui n'est pas langage à deux niveaux, il est en effet accompagné de manifestations sémiotiques non verbales (regard, mimiques, gestes, intonation) propres à l'oralité, tout en étant étroitement lié à l'activité de travail qu'il accompagne et /ou qu'il réalise » (Grosjean, 2005, p. 143). Des travaux récents de socio-phonétique font écho à cette perspective, tout en se penchant plus précisément sur les performances vocales stricto sensu. Ils montrent que ces performances sont le fruit d'une interaction permanente entre le physiologique et le social, l'appareil phonatoire se révélant capable de grandes modulations en fonctions des situations et environnements sociaux (Arnold, 2015).

10Pour la sociologie du travail expert, cette perspective offre un potentiel heuristique pour comprendre le travail effectué lors des situations de « co-présence » et de conférence qui forment une composante importante des activités de service. Elle invite à déplacer le regard et à s'intéresser à ce que le travail doit à des performances où activité cognitive, langage, corps sont sollicités ensemble pour matérialiser l'expertise.

11Ces approches demandent en effet à s'intéresser « à la synergie de trois sous-systèmes : verbal, vocal et gestuel » (Grosjean, 2005, p. 145), en intégrant par exemple la gestuelle et la prosodie, tout comme des « équipements », tels les supports écrits, dans la construction de « façons de parler », ces éléments hétérogènes prenant sens ensemble ; le langage, le corps (incluant la voix mais ne s'y limitant pas) et certains éléments extérieurs utilisés en support. Ces construits sont intimement liés à des situations sociales dont il s'agit de comprendre les contraintes et les effets de cadrage.

12À l'aune de ces approches, une pluralité d'éléments participe donc à la construction de « façons de parler » en expert et à la magie sociale de l'expertise. Elles invitent à saisir d'un côté la façon dont les pratiques langagières des expert·e·s ­ englobant discours, voix, corps ­ contribuent à la réalisation du travail, de l'autre quelles formes d'apprentissage supposent ces pratiques et les inégalités qui peuvent s'y produire.

Expert·e·s face au soupçon d'imposture

13Se pencher sur la production d'une « façon de parler » propre aux expert·e·s ­ et dans l'exemple pris ici, aux expert·e·s du management ­ suppose d'abord de s'interroger sur le contexte et les enjeux de la construction d'une « parole qui fait autorité ».

14Les « ingénieurs conseils en organisation » devenus au tournant des années 1980 les consultant·e·s en management voient leurs interventions prendre progressivement leur essor tout au long du XXe siècle. Leur territoire professionnel se caractérise toutefois par l'absence d'une « licence » et d'un « mandat » (Hughes, 1991) clairs et non disputés (Kipping, 2000 ; McKenna, 2007). Après des conflits au sein des instances qui s'emploient à « représenter » le métier (Henry, 2006), ces nouveaux experts vont abandonner le projet de la création d'un ordre des ingénieurs conseils pour s'inscrire définitivement après les années 1950 dans une logique de concurrence marchande non régulée. Cette concurrence entretient une instabilité des territoires professionnels qui se prolonge jusqu'à la période contemporaine. Malgré certains indices d'un processus de professionnalisation ­ avec l'émergence de formations spécialisées notamment (McKenna, 2007) ­ l'absence de clôture formelle maintient un soupçon d'imposture autour de cette jeune pratique professionnelle. À défaut d'une régulation étatique ou corporatiste, conforter le prestige et la réputation suppose dès lors des investissements symboliques importants ; les enseignes les plus anciennes, en particulier celles reconnues pour des interventions de grande ampleur auprès des entreprises et des États, bénéficient en la matière d'une position privilégiée et d'un capital symbolique utile dans ces luttes de reconnaissance (Kipping, 2000).

15Mais même pour ces entreprises de conseil très réputées, chaque intervention vendue en échange d'honoraires à une organisation cliente et à ses donneurs d'ordre ­ les « missions » ou les « projets » dans le jargon professionnel ­ fait l'objet d'un soin scrupuleux, porté à l'ensemble des éléments susceptibles de confirmer ou de rompre le climat de confiance et la « magie sociale ».

Dispositifs de passing

16Le « bien singulier » (Karpik, 2007) que constitue un conseil, prend en général une certaine matérialité « discursive et technique » (Boussard, 2009 : p. 105) grâce à des « instruments d'intervention » (Lascoumes et Le Galès, 2004 ; Boni-Le Goff, 2012) ­ des schémas d'organisation, des matrices analytiques, des recueils méthodologiques, prenant une forme écrite (rapports, présentations powerpoint...) ­ souvent inspirés de réalisations antérieures dans d'autres organisations. La production d'un conseil sollicite également d'autres éléments, comme l'active participation corporelle des consultant·e·s.

17Pour penser cette participation et les transactions opérées par un individu pour devenir aux yeux des commanditaires une figure d'expert légitime, la notion de passing offre un cadre heuristique. Défini comme « travail réalisé dans des conditions socialement organisées [pour] conquérir et asseoir le droit à vivre selon [un] statut » (Garfinkel, 2007, p. 205), le passing est construit par Harold Garfinkel pour saisir les efforts accomplis par les personnes trans' [2] pour réaliser une mobilité de genre. Mary Rogers (1992) en élargit la portée en proposant d'envisager comme passing les pratiques réflexives ou routinières accomplies par tout individu pour s'ajuster aux normes de genre. Cet élargissement est aussi un déplacement de perspectives : même dans le cas où elle y est d'emblée disposée par sa socialisation antérieure, toute personne prétendant au statut de « digne représentant d'un groupe social » (Garfinkel, 2007), doit déployer dans le cours des activités ordinaires certains efforts pour se conformer aux attentes et normes associées à ce groupe. C'est en s'appuyant sur cette conceptualisation élargie du passing que la notion de passing expert est ici proposée. Elle saisit ensemble les efforts et la réflexivité développés par les expert·e·s du conseil afin de construire leur crédibilité et d'être accepté·e·s comme dignes représentant·e·s de leur groupe professionnel. Ce passing a recours à différentes opérations et mises en signe, notamment les pratiques vestimentaires, les pratiques langagières incluant le registre sémantique, la tenue corporelle.

18Faisant le récit d'une mission de conseil dont il a été un des clients, Fabien [3] décrit le passing expert réussi d'un consultant, senior manager au sein du Boston Consulting Group, un cabinet de conseil en stratégie réputé. Alors qu'il est lui-même à cette époque chargé de mission rattaché au directeur général d'une grande entreprise, il souligne à quel point la parole de cet ancien camarade de promotion à Polytechnique « pas encore partner », fait autorité auprès de ses clients, le PDG et le directeur de la stratégie de l'entreprise.

19

Le patron de la strat' chez (nom de l'entreprise) il traitait avec BCG [...] en face de lui, chez BCG, il avait un manager qui était un copain de notre promo de l'X [...] qui a eu d'ailleurs un parcours fascinant [...] Et ce mec-là m'expliquait la vie ! Pourquoi ? Parce qu'il était le senior de chez BCG [...] une star du système. Il avait vraiment un gros pouvoir. Il m'a expliqué la vie, en gros il me parlait de manière paternaliste [...] il avait accès au PDG. Lui pouvait tirer les slides, personne gueulait.

20Certes, Fabien insiste sur le fait que cette autorité est pour partie construite par la notoriété du cabinet de conseil employant le consultant (il cite plusieurs fois le nom de ce cabinet fondé en 1963 et implanté dans de nombreux pays) mais il revient aussi sur la capacité de présentation orale de cet expert, qui, selon une formulation un peu obscure, « pouvait tirer les slides ». Pouvoir tirer les slides, selon Fabien, c'est disposer du crédit nécessaire pour présenter les éléments d'un diagnostic, indiquer les points faibles de l'organisation et formuler des critiques sans susciter ni protestation ni remise en cause.

21Christian [4] évoque lui aussi la dimension dramaturgique des interactions avec les clients lorsqu'il relate un entretien de prospection avec la direction d'un groupe aéronautique, entretien au cours duquel il accompagne Bernard X., senior partner. Le récit de Christian fait état de son inconfort mêlé de fascination devant l'attitude provocatrice assumée par ce senior partner pour obtenir l'écoute.

22

Bernard X. [le partner en charge de l'entretien] arrive en disant « Voilà, on a fait un diagnostic de votre boîte, et on pense que vous allez déposer le bilan dans 2 ans, c'est pour ça qu'on vient vous voir parce qu'il y a peut-être des choses à faire dans l'intervalle ! » [rires] et quand tu commences l'entretien comme ça, tu te dis « Quand même, moi, j'ai jamais fait ça ! Là, il y va fort ! » D'ailleurs, le type a failli... il a failli nous sortir du bureau ! [...] Et en fait il nous a pas sorti, et on a signé une mission de 15 millions ! [...] C'était à la fois ce côté... très rationnel, argumenté, professionnel ! Et un côté plus que provocateur ! Destructeur ! Vraiment, enfin, vraiment, quoi ! C'est-à-dire, il y a des questions qui font mal, on les pose ! Il y a un diagnostic à faire, on le pose !

23Ce faisant, il met au jour l'articulation d'un ensemble de savoir-faire et de ressources utilisés pour les besoins de l'interaction. Bernard X. met non seulement en jeu des pratiques langagières ­ un ton très assuré et ironique, appuyé par une attitude de bravade (un côté « grande gueule » selon les termes de Christian) ­ mais aussi une réputation personnelle construite lors d'une série d'interventions dans le secteur aéronautique. Il s'appuie également sur un travail préparatoire (recherche de données économiques et financières sur l'entreprise et le secteur) formalisé par un écrit, ainsi que sur la mise en scène d'un collectif (il ne vient pas seul mais accompagné d'un consultant junior et formule son point de vue avec le sujet « on », dans les propos rapportés par Christian).

24Les pratiques langagières auxquelles participent les corps des consultant·e·s s'insèrent ainsi dans un ensemble de mises en signes coordonnées, effectuées individuellement et collectivement, et soutenues par des équipements matériels, objets techniques, espaces aménagés, supports écrits. Le passing réalisé au moyen de l'ensemble de ces efforts permet de produire, dans les situations professionnelles qui le requièrent, une « façade institutionnelle » (Goffman, 1987) convaincante, ajustée à des attentes socialement construites.

Comment se pratique concrètement le passing expert ?

25Analyser un comité projet comme celui d'Autosilo ­ moment typique de la vie au travail des consultant·e·s ­ permet d'approfondir la construction d'une certaine façon de parler et d'une capacité à en imposer. L'étude en éclaire comment sont mises en jeu et coordonnées plusieurs ressources : des ressources vocales et expressives, des ressources sémantiques, et enfin des ressources matérielles. On constate tout d'abord le soutien d'une composante « corporelle et expressive » engageant les modulations vocales, la prosodie et l'ensemble des ressources expressives non verbales.

26Le consultant recourt également à un jargon professionnel abondant, empruntant à l'anglais des affaires, qui constitue une ressource lexicale et permet un certain cadrage cognitif.

27

On a travaillé avec l'ensemble des équipes pour faire une sorte de sizing [dimensionnement] des différents scénarios, alors, en termes d'approche, on a travaillé de façon transparente avec les équipes, donc on a récupéré les targets [cibles] que eux, prévoient...
Les fixed costs [coûts fixes] dont on parle ne sont pas les mêmes fixed costs que dans le domaine vraiment industriel, l'équipementier dans ce cas-là a un énorme incentive [prime] à aller chercher du volume...
« même si on fait un carve out[5] juridiquement carré, avec un LBO quel que soit le..., les relations avec la maison mère perdurent quand-même assez longuement, de façon formelle sur les contrats » (retranscription des prises de parole de Pierre C. pendant le comité Autosilo ; traduction des termes anglais par l'auteure).

28Surprenant dans le contexte d'un échange entre francophones, ce jargon possède une dimension référentielle puisqu'il rappelle que beaucoup de consultant·e·s chez ConsultStrat ont complété leurs études supérieures par un MBA (Master of Business Administration) à l'INSEAD ou dans une université américaine réputée, titre scolaire mobilisé pour donner du poids à l'expertise en management. Il fonctionne aussi comme un vocabulaire de substitution. En véhiculant l'idée que seul un langage spécifique est en mesure de révéler des réalités économiques cachées, il participe de l'exercice d'un pouvoir symbolique (Bourdieu, 1989), en signifiant aux interlocuteurs de l'entreprise leur besoin d'une aide extérieure.

29Outre ces ressources lexicales et expressives, la mobilisation de ressources matérielles et notamment de supports écrits contribue à la performance d'ensemble de cette représentation, Pierre C. utilisant ces supports pour garder le contrôle du déroulement de la réunion. En invitant ses interlocuteurs à s'arrêter sur certaines pages, il contrôle le cadre de l'interaction. Seule une dizaine de pages sur 75 sera commentée de façon détaillée lors de la séance, mais la quantité des tableaux, graphes et autres schémas, manifeste la technicité des experts.

30L'analyse de cette séquence informe ainsi sur le dispositif mis en jeu pour produire la magie sociale et sur la place qu'y tient le « parler expert », performance complexe, associant des composantes expressives, lexicales, corporelles et soutenue par des éléments matériels. L'assemblage réussi de ces procédés se joue à trois niveaux : le niveau cognitif ­ les procédés discursifs fabriquent de nouveaux référentiels qui orientent la façon de penser les questions d'organisation ; le niveau des relations sociales ­ la performance en situation établissant un rapport de connivence entre les consultants et leurs clients, tout en rappelant la distinction entre profanes et experts ; le niveau performatif (Austin, 1991) enfin, car le registre expressif de Pierre C. « en impose », donne de l'autorité aux recommandations qu'il présente et fait exister de nouvelles « réalités » économiques.

31Cet exemple empirique met donc en lumière le système formé par l'ensemble des « pratiques langagières » (Boutet, 2008) ­ registre sémantique, postures, gestuelles, prosodie des consultant·e·s ­ et la place centrale que ce système occupe dans les dispositifs de passing. Dans la suite de l'article, nous utiliserons les expressions de « pratique langagière » ou « façon de parler » comme des synonymes faisant référence l'une et l'autre à l'idée d'un ensemble coordonné de pratiques corporelles et discursives.

Le façonnage de la parole experte

32Comment ces pratiques langagières sont-elles apprises, ajustées et façonnées ? Jusqu'à quel point l'exercice professionnel met-il les « façons de parler » « au diapason » ? L'ethnographie des périodes de formation professionnelle des consultant·e·s permet d'identifier les efforts concertés réalisés par les entreprises de conseil pour transmettre ces pratiques.

Apprendre le travail dramaturgique

33Si les consultant·e·s manifestent une grande réflexivité à propos des opérations symboliques à accomplir « pour passer », cette réflexivité s'avère le produit d'une formation intensive et prolongée qui débute dès les premières semaines d'exercice pour les nouvelles recrues rapidement intégrées à des équipes en mission et socialisées au travail « chez le client » (encadré 3). Elle articule des pratiques de compagnonnage et des séquences collectives plus formelles où peuvent être mis en place des exercices s'inspirant de l'art dramatique.

Encadré 3 : Soigner le body language

(Extraits de notes ethnographiques à partir de souvenirs professionnels, 1999-2007)
Sur les soixante mois d'expérience professionnelle en tant que consultante, j'ai réalisé 58 comités de pilotage (les copils) au cours desquels j'ai mis en application des principes appris lors de mes premières missions. Dans le premier cabinet de conseil dans lequel commence ma socialisation professionnelle, je suis formée par l'équipe « Analysis and Design » (A & D), qui effectue des missions de courte durée. Souvent qualifiées de « missions commandos », les A & D sont réputées multiplier les comités de pilotage (copils) (un par semaine environ) afin de tenir en haleine les clients, fournir un nombre très important d'éléments de diagnostic sur l'entreprise, et proposer des projets de mise en œuvre qui donneront lieu à une seconde phase d'intervention.
Lors de ma formation, je suis « briefée » de façon personnalisée par le team manager, Damien, qui supervise la rédaction de mes premiers slides (« Il faut que tes slides racontent une histoire au client ») et surtout me donne un ensemble de consignes très précises sur les « bonnes attitudes à avoir » dans les interactions avec les clients. Les conseils de Damien portent principalement : sur l'attention à apporter à ce qu'il nomme le body language et sur la prise en compte des réactions parfois inattendues des clients, par exemple repérer les signes d'impatience ou encore les mouvements corporels signalant le retrait de la discussion. La position du corps, adoptée pendant la prise de paroles, est considérée comme un élément central, pour véhiculer une impression générale d'aisance, d'engagement et obtenir l'attention de l'auditoire : lors des copils de cette mission assez importante comprenant 12 consultant·e·s à temps plein pendant trois mois, face aux 5 à 7 principaux cadres dirigeants membres du comité exécutif de l'entreprise cliente, chacun·e est prié·e de s'exprimer face au public en étant debout à côté de l'écran sur lequel sont projetés les slides, légèrement penché·e en avant pour signifier son « engagement dans le projet du client ». Les premières minutes sont considérées comme un moment décisif.

34L'apprentissage de la bonne « posture » dans la relation avec « le client », c'est-à-dire avec différents donneurs d'ordre et salarié·e·s de l'organisation conseillée, est pilotée par les consultant·e·s plus « seniors », qui donnent quotidiennement aux consultant·e·s débutant·e·s des indications sur la façon de traiter au mieux différentes situations (encadré 3). Parmi les points les plus repris, vient tout d'abord un ensemble de principes et de normes régissant les interactions « chez le client ». L'interaction la plus anodine, qu'elle ait lieu dans un open space où les équipes de consultant·e·s effectuent le travail de production ou dans un autre endroit, qu'elle soit fortuite ou préparée (dans le cas de réunion ou d'entretien), doit être soignée et les manifestations émotionnelles maîtrisées : parmi les comportements proscrits, les consultant·e·s juniors sont souvent rappelé·e·s à l'ordre, sur tous les signes verbaux ou non verbaux d'agacement ou de nervosité. La discipline corporelle, y compris dans les salles de travail est requise et le contrôle social mutuel, sur la tenue vestimentaire, l'ordre du bureau, les documents confidentiels qui traînent, est permanent, passant souvent par l'humour et la dérision. Pour les consultant·e·s qui le requièrent, le cabinet ConsultStrat 3 met par ailleurs à disposition des séances de « coaching théâtre », auxquelles Alix [6] envoie régulièrement des consultant·e·s juniors dont elle est la mentor.

35Par son intensité, sa durée et l'articulation de techniques formalisées à un contrôle social diffus, l'apprentissage de ces « manières d'être » encourage donc l'acquisition d'une discipline. Elle offre la garantie d'une vigilance personnelle sur l'ensemble des pratiques langagières (englobant discours et pratiques corporelles) qui participent de la construction des façades collectives convaincantes des équipes en mission, et donc du dispositif de passing expert, tout en renforçant en retour l'engagement subjectif.

Une voix grave pour passer

36L'apprentissage et la socialisation professionnelle impriment-elles leur marque sur le placement de la voix, une des composantes des « façons de parler » ? Au fil des entretiens réalisés pendant l'enquête s'est installée l'impression d'une relative homogénéité de la prosodie.

37Les travaux socio-phonétiques mettent en évidence l'ampleur de la plasticité vocale et soulignent l'imbrication des facteurs anatomiques (liés notamment mais non exclusivement au sexe) et des facteurs sociaux dans cette plasticité (Arnold, 2015). Ainsi les fréquences vocales ­ en particulier la fréquence fondamentale (F0), c'est-à-dire la hauteur (grave/aigüe) ­ peuvent pour un même locuteur ou une même locutrice fortement varier selon les contextes de prise de parole. En comparant différentes communautés linguistiques, les fréquences fondamentales varient de façon significative, des écarts importants pouvant apparaître au sein d'une même classe de sexe (Arnold, 2015).

38En suivant les pistes ouvertes par ces recherches sur la plasticité et le façonnage social des voix, on a donc formulé l'hypothèse que les voix de consultant·e·s pouvaient porter la trace des apprentissages et de la socialisation professionnels. Un protocole exploratoire d'« écoute aveugle » de 47 extraits d'entretien (encadré 4) a ainsi offert la possibilité d'interroger une éventuelle orthophonie professionnelle. Ce protocole a également permis de questionner la dimension genrée de cette orthophonie, l'hypothèse étant que dans un métier de cols blancs formant initialement un bastion masculin, les voix devaient privilégier un placement dans des registres graves, socialement construits comme véhicules de l'autorité, ajustés aux normes de masculinité hégémonique (Connell, 2005).

Encadré 4 : Protocole d'audition comparée

Pour appréhender la dimension proprement sonore et musicale de la voix des professionnel·le·s, les enregistrements d'interviews ont fait l'objet d'un travail de réécoute et de classification.
Au total, 47 enregistrements ­ 20 femmes et 27 hommes ­ se sont vus appliquer le protocole d'étude suivant : après avoir constitué le corpus (en éliminant les enregistrements dont la qualité était trop médiocre ­ environnements très bruyants, bruits de fond importants), l'auteure a réécouté les premières minutes de chaque entretien, en évaluant la « tessiture » [7] de la voix entendue (de 1 à 7 : très aiguë à très grave) et son « débit » (1 à 7 : très lent à très rapide) ; une seconde écoute de ces enregistrements a été confiée à un auditeur sans connaissance du terrain, musicien instrumentiste ayant une pratique assidue de l'écoute musicale. L'auditeur « candide » a suivi le protocole suivant : écoute des mêmes parties d'entretien, les entretiens étant anonymisés, y compris pour le sexe de l'interviewé·e, puis évaluation des variables de tessiture et de débit. L'auditeur a ensuite attribué un sexe à chaque voix. Ainsi, pour chaque enregistrement anonymisé, le protocole a permis d'établir une double évaluation sur les deux variables « tessiture » et « débit » et de procéder ensuite à une comparaison.
Ce dispositif expérimental a donc pu aboutir à un premier niveau d'évaluation de la plus ou moins grande homogénéité des voix des expert·e·s. Il n'a pas été construit pour fournir une « preuve » irréfutable des proximités vocales mais pour alimenter la réflexion sur les registres vocaux et les façons de parler mobilisés dans les situations particulières que sont les entretiens.

39Les deux écoutes fournissent des résultats proches : 74 % des évaluations relatives à la tessiture et 72 % relatives au débit concordent ou n'ont qu'un point d'écart. Surtout, l'expérience permet de prêter attention aux proximités vocales et à une forme d'orthophonie professionnelle : ces professionnel·le·s du discours expert sont plutôt positionné·e·s sur des fréquences basses, avec des différences assez limitées pour la hauteur des voix masculines et féminines : la moitié des voix se situant à 4 et plus (évaluation de l'auteure) ou à 5 et plus (2e auditeur), donc dans des tessitures considérées comme graves, ce qui est également vrai pour la moitié des voix de femmes situées entre 4 et 7 (auteure et 2e auditeur). Pour les deux évaluations, cinq voix féminines sont situées entre 5 et 7, parmi les voix les plus graves. Pour l'auditeur candide, l'indétermination du sexe de l'expert·e intervient à deux reprises. S'il « genre » à l'écoute 45 des 47 voix entendues, il applique la qualification « indéterminée » à deux femmes, Diane [8] et Dominique [9], aux voix particulièrement graves.

40Tout en étant rudimentaire, ce dispositif d'écoute apporte des éléments qui soutiennent d'une part l'hypothèse d'une certaine orthophonie professionnelle, et d'autre part celle d'un placement particulier sur les tessitures graves des voix expertes. Le placement vocal en lui-même ne fait certes pas partie des éléments enseignés dans les séquences de formation à la prise de paroles organisées par les cabinets de conseil, mais l'on peut postuler que l'immersion professionnelle oriente de façon mimétique les voix, qui participent ainsi à la production de la magie sociale, entreprise à la fois individuelle et collective, discursive et corporelle, des consultant·e·s.

41Pour autant, en raison notamment des normes relatives à la sexuation des conduites corporelles (manières de se tenir, se mouvoir, registre expressif) (Octobre, 2010, Arnold et Candéa, 2015), les consultantes et les consultants ne déploient ni exactement les mêmes performances vocales, ni plus généralement les mêmes pratiques langagières. Après avoir souligné l'importance des apprentissages et du travail sur ces pratiques et l'engagement vocal et corporel qu'elles supposent, il s'agit d'explorer la (re)production des distinctions et hiérarchies auxquelles ces pratiques peuvent participer, en s'intéressant aux processus inégalitaires discrets qui s'y jouent.

Une fabrique discrète des inégalités

Des récits spécifiques

42Appréhender le rôle des pratiques langagières dans les dynamiques inégalitaires comporte des difficultés. Il s'agit de processus micro-sociaux qui peuvent passer inaperçus. Toutefois, de façon symptomatique, toutes les femmes interviewées, sans exception, évoquent spontanément un ou plusieurs « épisodes » professionnels où elles ont éprouvé, soit une difficulté à obtenir l'attention de leur auditoire, soit un sentiment diffus de ne pas être ajustées ou d'être mal à l'aise au cours d'interactions. De tels épisodes ne sont pas mentionnés en entretien par les hommes consultants. Pourtant, les femmes interviewées partagent des trajectoires scolaires analogues à celles des hommes [10]. Elles sont très majoritaires à être passées par les grandes écoles (en particulier de commerce) où la formation à la prise de parole en public fait partie des curricula. Le récit des embarras interactionnels par les consultantes est souvent allusif et tend à employer un registre qui banalise et minimise des pratiques présentées comme des règles du jeu dont il faut s'accommoder. Les échanges avec une consultante très expérimentée comme Marie [11] montrent ainsi la difficulté à objectiver et qualifier certaines interactions et pratiques langagières et leurs effets. Mais à travers l'embarras pour partager de telles expériences, ces échanges révèlent la banalité de pratiques d'intimidation et de certaines formes de sexisme (encadré 5).

Encadré 5 : « Un goût prononcé pour l'affrontement et le conflit »

Je fais la connaissance de Marie en novembre 2013 lors d'une réunion sur les « questions de diversité » organisée par plusieurs associés d'un cabinet de conseil réputé et à laquelle j'ai été conviée pour présenter mes recherches. Élue partner en 2004, cette quinquagénaire est une associée senior dotée d'une présentation d'une grande sobriété ­ robe unie de coupe classique, veste de tailleur claire, coupe de cheveux courte. Elle s'exprime peu et de manière posée. Comparée aux deux hommes partners également présents, elle intervient peu, posant quelques questions, d'un ton assuré mais avec une voix de faible volume. Je note dans mon journal de terrain qu'elle semble « effacée », « toute en retenue ».
Son apparence générale témoigne pourtant d'un capital et d'un travail esthétiques (Mears, 2011, Haynes, 2012) et d'un souci de prestance : elle est mince, a un visage aux traits réguliers, légèrement maquillé ; de petite taille (environ 1,60 m), elle porte de hauts talons et se tient très droite. En m'accordant un entretien biographique quelques mois après notre première rencontre, elle revient d'ailleurs spontanément sur l'importance de « s'entretenir », de « prendre soin de son corps ». Elle prend des cours de gymnastique de type « pilates » et pratique également l'équitation (une « passion » qui la fait se lever tôt tous les samedis pour monter à cheval). À propos de son expérience professionnelle, elle explique s'être habituée à « un environnement qui favorise certaines façons de parler ».
C'est un environnement qui favorise certaines façons de parler. Dès le début [de ma carrière], beaucoup de confrontations d'egos et un goût prononcé pour l'affrontement et le conflit comme étant le mode dominant... Après tout le monde n'était pas comme ça, donc j'ai réussi à survivre et à évoluer dans ce contexte. C'était lié à quelques personnalités qui sont parties, c'est redevenu beaucoup plus normalisé [sic] mais on reste quand même depuis une dizaine d'années dans une culture extrêmement masculine c'est noté par tout le monde et en particulier par les femmes... Les hommes ne s'en rendent pas compte... les femmes s'en rendent compte et elles en souffrent. Alors plus ou moins... mais même les jeunes, ce qui est une différence par rapport à ce que j'ai vécu... Moi j'ai pas du tout vécu ça et elles, elles vivent une culture très masculine. Dans la façon de parler, dans la façon d'interagir dans les réunions, dans les remarques même très, très machos qui peuvent être faites à certains moments, c'est incroyable, c'est fou. Dans ce qui est valorisé, dans ce qui l'est moins, elles le mentionnent beaucoup. Et maintenant qu'elles le mentionnent je m'en rends compte, chose que moi, je n'ai absolument pas vécu.
La façon dont Marie évoque la question des « modes dominants » d'expression et de communication chez ConsultStrat, est traversée par plusieurs contradictions :
premièrement, elle hésite à situer historiquement des pratiques qualifiées de « très masculines » ­ d'un côté elles sont présentées comme archaïques, et renvoyées à une époque révolue, de l'autre, Marie les suppose en développement et accentuées sur la période récente ; deuxièmement, ces pratiques sont présentées tantôt comme limitées à « quelques personnalités », tantôt il s'agit d'une « culture extrêmement masculine » ; enfin, elle commence par expliquer qu'elle-même a réussi à « survivre » en dépit de cette culture à laquelle elle n'était pas ajustée ­ suggérant de façon elliptique le caractère pesant de son contexte professionnel ­ mais poursuit en disant qu'elle n'a « absolument pas vécu » les difficultés de ses plus jeunes cons urs. Par ailleurs, tout en évoquant un ensemble de pratiques et d'interactions « très machos », elle montre des réticences pour les illustrer par des exemples détaillés, lorsque je la relance sur ce point.

43Même description prudente de la part de Bénédicte [12] : cette dernière évoque l'injonction à savoir « parler de soi » dans un « environnement d'égos », mais elle s'empresse de modérer son propos : elles seraient une forme de réflexe professionnel (« pour réussir, il faut parler de soi ») et resteraient loin « des caricatures de méchanceté ».

44

Ce qui est sûr, c'est que c'est un environnement d'égos, il y a des égos très forts ! Sans que ce soit... enfin, sans qu'on soit dans des caricatures de méchanceté, ni quoi que ce soit ! C'est vrai que pour réussir, il faut quand même... parce qu'il faut parler de soi en clientèle, et donc ça génère aussi un certain tempérament ! [...] Donc, on parle de l'écoute, on parle machin, mais c'est pas forcément ça, quand même ! Donc on a certains... certains types de comportements qui sont plus affirmés dans ce monde que dans d'autres !

45Les façons de parler attendues dans l'espace professionnel placent de façon fréquente les consultantes en porte-à-faux entre normes professionnelles et normes sociales genrées relatives à la prise de paroles (Guillaumin, 1992 ; Zaïdman, 1996). Encadrant des équipes mixtes, Alix [13] décèle chez elle comme chez ses collègues femmes, « en général, une tendance à être moins affirmatives ». Elle souligne les conséquences néfastes de ce manque d'assurance sur les jugements qui circulent et construisent une réputation.

46

J'ai déjà eu dans mon équipe des femmes dont on m'a dit : « Désolé, tu as machine dans ton équipe, elle est pas très bonne, c'est la seule qu'on a pu trouver ». Et de fait, la jeune femme en question est très bonne, même excellente. Simplement, elle était très timide.

47Considérant ces jugements hâtifs comme inévitables, Alix décrit toutes les tactiques pour surmonter ou contourner cet obstacle. Elle se remémore aussi qu'il lui a fallu apprendre à hausser le ton, « à réclamer et à prendre une grosse voix », c'est-à-dire acquérir des dispositions à s'affirmer, notamment pour obtenir les mêmes primes que des collègues masculins.

48Toutefois les consultantes ne se contentent pas d'incriminer une socialisation de genre qui les pénaliserait en les privant de certaines dispositions utiles au passing expert, elles reviennent aussi sur une succession « d'incidents ». Ces incidents soulignent combien le sentiment de désajustement se construit en situation à travers des processus de disqualification à la fois répétés et discrets. Ces processus se déploient au cours d'interactions où des interlocuteurs ­ hommes ou femmes ­ manifestent un refus plus ou moins frontal de considérer les femmes consultantes comme des représentantes à part entière du groupe professionnel. Le genre comme schème d'intelligibilité du monde et comme rapport social qui cadre les interactions (West et Zimmerman, 1987, Ridgeway, 2011) fait régulièrement irruption dans les échanges et perturbe structurellement le passing expert des femmes.

49Parmi les « incidents » qui émaillent les récits des consultantes, déstabilisent le cadre de l'interaction et ont pour effet de rompre la magie sociale recherchée, on note, entre autres, la marque d'une distance spécifique ­ le directeur de département incapable de tutoyer une consultante alors qu'il le fait pour toute l'équipe, comme le relate Claire [14] ; les formes de sexualisation de la relation ou de harcèlement sexuel ­ un client qui « drague » une consultante, lui offre des petits cadeaux ou qui cherche à la raccompagner chez elle, pour Céline [15] ou Dorothée [16] ; des propos irrespectueux ­ un chef de service qui parle à une cheffe de projet « comme il parle à ses assistantes », avec condescendance, pour Sylvia [17] ; des comportements et propos paternalistes relevés par Claudie [18]. Ces incidents témoignent de l'étiquetage social des femmes en situation de pouvoir (Kanter, 1977) et d'une succession de « pièges informels de rôle » (informal role traps, Wajcman, 1998) qui renvoient à des stéréotypes et convoquent et rappellent la « vraie nature » des femmes (la mère, la séductrice) ou le caractère excessif de l'incarnation féminine du pouvoir (la femme de fer).

Techniques de normalisation

50Parler en expert ou en experte s'avère donc rarement équivalent, avec des interactions émaillées de difficultés spécifiques qui compliquent le passing des professionnelles. Confrontées à ces embarras, les consultantes témoignent d'une réflexivité particulière et d'efforts spécifiques conduits pour conserver le contrôle des interactions. Ces efforts pour prendre en charge la déstabilisation de la dramaturgie professionnelle habituelle constituent un travail supplémentaire : ce travail se situe en tension entre la nécessité de banaliser les perturbations ­ pour maintenir le cours de l'échange professionnel ­ et celle de réaffirmer son autorité. Alix résume ainsi cette tension :

51

Et donc, dans un métier où de fait, on théâtralise beaucoup [...] il ne faut pas faire exactement la même chose, parce que, dans ce cas-là... c'est ça qui est compliqué, hein ? Parce qu'on dit ça c'est une femme qui se comporte comme un homme et ça, c'est perçu négativement. Mais une femme trop effacée, trop timide, c'est perçu comme une nobody.

52Ce travail supplémentaire pour normaliser les interactions affecte les pratiques langagières des consultantes : elles portent une attention particulière à l'ensemble des éléments ­ ton adopté, lexique, et mise en scène de l'interaction ­ pour, comme le dit Alix, « ne pas faire exactement la même chose » que les confrères.

53Cette tentative d'ajustement des pratiques langagières pour résoudre au mieux le conflit entre normes professionnelles et normes de genre, m'apparaît de façon flagrante lors d'un entretien avec Béatrice. L'entretien se trouve de fait interrompu par une conversation téléphonique avec un des associés de son cabinet de conseil, pendant laquelle survient une nette rupture dans le ton, le placement de la voix, la prosodie et jusqu'à la posture de la consultante ­ Béatrice se redresse sur sa chaise ­ et j'assiste à la mise en place en situation d'une certaine « façon de parler » en consultante.

54

­ Béatrice : [le téléphone sonne] Oups, pardon, je suis désolée !
­ IB : Je vous en prie, allez-y !
­ Béatrice : [début de la conversation téléphonique] Oui, Fabien ? Ça va ? Ne me... Pas du tout ! Pas du tout !... D'accord... Oui, je suis censée le faire tout à l'heure, alors tu vas avoir plus d'infos, tu vas... oui ! Super !... Oui... Oui. Génial, génial !... Bon, ben écoute, super !... Pardon, excuse-moi ?... Écoute, il vient pour l'heure du déjeuner et donc il partira avec nous après ! ... ... ... ... ... ... Oui, j'avais vu ça, oui ! J'ai pas osé le corriger, mais j'avais vu, effectivement ! Bon, ouais, ouais... Bon, OK. Qui montre bien l'aspect métier en fait, ouais. Ouais, ouais... Qui montre bien l'aspect métier et pas simplement informatique !... Mmumm... Mmumm. Ouais, très bien, ouais, ouais, super ! Bon, ben écoute, ben je te tiens au courant à un moment ou à un autre. De toute façon on se fait un point en début de matinée, d'accord ?... Super ! Et ben en écoute, ça marche, à tout à l'heure ! Bye bye ! [fin de la conversation et reprise de l'entretien].
Voilà, parce qu'on a une énorme... en fait, il se trouve que j'ai pas vendu grand-chose ! C'est le gag de l'histoire ! [rires] J'ai pas vendu grand-chose, j'ai rencontré beaucoup de monde, justement avec ces problématiques de coach, justement, et c'est en train de tomber ! [elle a réussi à signer des contrats].
­ IB : Ah ! ! !
­ Béatrice : C'est en train de tomber, c'est un peu le gag, parce que c'est en train de tomber juste au moment où ça y est, moi je veux plus être dans le conseil ! 

55Alors même qu'elle vient de me confier sa fatigue professionnelle et son sentiment d'échec, Béatrice remet en place instantanément un ensemble de pratiques langagières pour répondre à cet associé avec lequel elle collabore. Elle signale sa motivation par l'énergie de ses interjections (« super », « super, très bien » « génial »...), marque son professionnalisme par l'économie du discours (phrases courtes), renforcé par la gravité de sa tessiture. Mais elle combine et associe des éléments qui sont plutôt associés aux stéréotypes sexués attribués à la féminité (très nombreux murmures d'assentiment, tonalité particulièrement enjouée et empathique).

56Comme d'autres observations l'ont également souligné, cette courte interaction est l'occasion de saisir comment les consultantes composent en permanence avec le « double standard » : adopter les pratiques langagières de l'expert ­ phrases courtes, factuelles, placement vocal grave, maîtrise émotionnelle ­ et « rester féminine » ­ ce qui dans les représentations, renvoie à une forme de sexualisation et de séduction.

Conséquences sur les carrières

57Ce travail additionnel ne prémunit toutefois pas les consultantes de conséquences discriminatoires en termes de carrières. Les résultats de l'enquête par questionnaire offrent un éclairage des inégalités qui se construisent dans l'activité interactionnelle. On constate ainsi que la participation des femmes et des hommes aux interactions avec les clients, se différencie sensiblement au fil de la carrière, au détriment des femmes.

58Ces inégalités concernent en particulier l'écart, croissant, dans la façon dont les femmes et les hommes sont associés aux contacts commerciaux à fort enjeu, et en particulier ceux considérés comme décisifs tels que les soutenances de proposition commerciale ou les rencontres avec des clients potentiels. La comparaison du contenu des activités des femmes et des hommes occupant des grades équivalents permet ainsi de remarquer que les femmes de grades intermédiaires (consultante senior ou manager) tendent à être proportionnellement moins sollicitées que leurs confrères de même maturité professionnelle sur les entretiens de prospection ou les soutenances commerciales. Par exemple, si les consultantes juniors sont sensiblement plus nombreuses que leurs confrères hommes à être associées à des entretiens de prospection (13,4 % des femmes juniors interrogées contre 6,9 % des hommes juniors), elles deviennent en revanche largement moins présentes sur ce type d'activité au grade de manager (35,5 % contre 53,3 %) [19]. Constat similaire pour les soutenances de proposition commerciale : un peu plus de consultantes au grade de junior (12,1 % contre 10,1 %) mais beaucoup moins au grade de manager (51,1 % contre 69,7 %) [20].

59Le matériau qualitatif recueilli souligne que cette tendance au retrait des femmes des interactions commerciales résulte de plusieurs processus qui peuvent s'alimenter mutuellement ; tout d'abord, les dispositions et qualités supposées nécessaires pour les interactions de nature commerciale sont socialement construites comme masculines (associées à l'agressivité, au « culot »...). Les femmes consultantes vont plus fréquemment que les hommes se déclarer peu aptes ou mal « à l'aise » dans ce type d'activités. Cela alimente dans certains cas une « prophétie autoréalisatrice » (Merton, 1997), avec une moindre sollicitation adressée aux femmes sur ces activités et partant une moindre acquisition des dispositions nécessaires pour ce type de travail. Par ailleurs, le fait d'être sollicité pour des tâches commerciales dépend souvent de la relation intuitu personae développée avec un (ou plus rarement une) associé·e ou partner. Or, cette relation se développe souvent dans le contexte de pratiques socialisatrices qui ont lieu en marge du travail, en général en fin de journée : pots au bureau ou à l'extérieur, activités ludiques. Dans certains cabinets, ces activités qui incluent fréquemment une consommation d'alcool, promeuvent une forme d'homo-sociabilité masculine et d'exclusion des femmes (compte tenu du double standard attaché à ces activités qui peuvent améliorer la réputation professionnelle des hommes et ternir celle des femmes) (Bird, 1992). Comme l'évoque Luc [21] à propos du cabinet de conseil où il a exercé quelques années : « Si on n'était pas le soir, au moment de l'apéro, si on n'était pas là, ben on perdait plein d'informations ».

60La moindre insertion des femmes à la fois dans des activités socialisatrices au sein des entreprises de conseil et dans des interactions ayant des enjeux commerciaux ont des conséquences concrètes. Elle est un obstacle important dans un secteur marqué par le système de promotion up or out[22] et alimente les inégalités dans les carrières. De fait, au grade de consultant senior et de manager, les consultant·e·s sont placé·e·s devant une injonction croissante à construire leur réputation au sein de leur entreprise et à s'inscrire dans une course à la distinction. Or, cette course qui passe par la mise en visibilité et la mise en valeur des réussites et qui joue un rôle-clé dans les cooptations pour les fonctions les plus élevées (de senior manager, directeur, partner) est de plus en plus indexée, au fil de la progression dans les grades, sur les succès commerciaux que l'on peut revendiquer. Même si l'on a participé « dans l'ombre » à la rédaction d'une proposition commerciale gagnante, on ne peut tirer tous les bénéfices personnels de cette contribution qu'à condition d'être présent·e lors du rendez-vous décisif. Le fait d'être moins présentes sur des interactions ayant un enjeu commercial, au moment même où cette présence comporte des conséquences immédiates et importantes sur l'appréciation du « potentiel » et de l'avenir professionnels, produit donc un très sérieux désavantage pour les femmes.

61Le cas des consultant·e·s en management donne à voir ce que la légitimité d'une expertise, la confiance inspirée par un conseil doivent aux pratiques langagières mises en jeu dans des « dispositifs de passing ». Ces pratiques complexes associent des performances vocales et corporelles à des éléments discursifs, en particulier un jargon technique, et des éléments matériels concrétisant et mettant en visibilité l'expertise. Le travail qui permet d'acquérir des façons de parler en expert·e ajustées est activement encouragé et institutionnalisé par les entreprises de conseil, à travers des apprentissages soutenus qui équipent les consultant·e·s d'un ensemble de technologies discursives. À certains égards, l'enquête apporte quelques éléments pour confirmer l'existence d'une orthophonie contribuant à l'homogénéité du placement des voix dans un registre grave. Elle confirme la profondeur et la portée de l'engagement corporel qui participe à produire sur les scènes professionnelles une certaine « façon de parler » experte homogène.

62Les consultantes rencontrent des obstacles spécifiques pour réussir leur passing. S'intéresser à ces passings problématiques permet de comprendre certains leviers discrets de reproduction des inégalités et du genre dans le cours d'activités productives qui se donnent à voir comme techniques et rationnelles.

63Finalement, se pencher sur les asymétries qui se construisent dans le travail interactionnel entre consultantes et consultants est heuristique à deux égards. D'une part, l'éclairage de processus subtils de disqualification permet de comprendre des mécanismes de production des inégalités passant souvent inaperçus ; d'autre part, la réflexivité particulière des consultantes, développée face aux conditions souvent problématiques de leur passing pour normaliser les interactions, aide à saisir les procédés complexes en jeu dans les pratiques langagières et l'activité dramaturgique et l'intensité de la discipline émotionnelle et corporelle demandés aux professionnel·le·s.

64En montrant que la voix, le corps, inscrits dans un ensemble de performances interactionnelles sont parties prenantes des dispositions « à faire autorité », on peut ainsi approfondir l'étude des professions dites « intellectuelles » et l'expérience sociale totale qu'elles supposent pour leurs praticien·ne·s.

Notes

  • [1]
    « La prosodie comprend : les variations temporelles de la hauteur [...] les variations d'intensité ; les variations de structuration temporelle de la parole [...] les vocalisations [...] les faits accentuels » (Grosjean, 2005, p. 145).
  • [2]
    Terme retenu dans le domaine des études de genre pour toute personne inscrite dans toute forme de transition de genre (Beaubatie, 2019).
  • [3]
    40 ans, Polytechnique, MBA Harvard, PhD INSEAD, ancien junior ConsultStrat 1. Chaque personne interviewée est située dans la structure des emplois d'un cabinet de conseil qui renvoie à une division du travail : les grades les moins élevés (consultant·e·s juniors et seniors) réalisent les tâches de production nécessaires à la réalisation des missions (recueil et analyse de données, production des documents, etc.) ; les grades les plus élevés (managers, principal ou senior managers, associé·e·s ou partners) prennent en charge l'encadrement des équipes et des missions et le travail commercial. D'autre part, l'entreprise de l'interviewé·e est située dans la hiérarchie indigène avec un plus grand capital symbolique détenu par les entreprises de conseil en stratégie (Consultstrat), puis de conseil en organisation et management (ConsultOrg), les entreprises issues du monde de l'audit comptable (ConsultAudit), du conseil en informatique (ConsultInfo) ou spécialisées en ressources humaines (Consult RH), composant les fractions les moins valorisées et rémunérées. Chaque entreprise est identifiée par sa catégorie à laquelle est accolé un numéro, par exemple ConsultStrat 1.
  • [4]
    40 ans, école de commerce, DESS Finance, ancien consultant senior ConsultStrat 2 et ConsultInfo 1, chef de projet dans une grande entreprise du tertiaire, célibataire.
  • [5]
    Littéralement « sculpter », ou « tailler ». Dans le contexte ici : le fait de « découper » à l'intérieur d'une même société et de séparer juridiquement des entités appartenant à la même société.
  • [6]
    35 ans, école de commerce parisienne, manager, ConsultStrat 3, mariée, deux enfants, enceinte du troisième.
  • [7]
    La notion de tessiture est proche de la notion de fréquence fondamentale utilisée en phonétique et socio-phonétique. L'échelle de tessiture utilisée pour l'expérience de double écoute s'inspire de la gradation de classification des voix utilisées en art lyrique : soprano, mezzo-soprano, alto, contralto, baryton, ténor, basse. Elle a par ailleurs le mérite de ne pas permettre l'attribution d'une note « moyenne » et offre un certain degré de finesse dans l'opération de classement empirique.
  • [8]
    35 ans, Science Po, principal (1er entretien 2009), associée (2e entretien 2012), ConsultOrg 2, mariée, un enfant.
  • [9]
    44 ans, école de commerce parisienne, doctorat en gestion, professeure en école de commerce, ancienne consultante junior, ConsultStrat 5, mariée, trois enfants.
  • [10]
    Ainsi on retrouve ainsi dans le corpus l'importance des capitaux scolaires, avec une prédominance évidente des écoles de commerce pour les femmes (58 %) comme pour les hommes (60 %) (17 femmes, 15 hommes). La socialisation en classe préparatoire (commerciale, littéraire, scientifique) est une expérience partagée par les deux tiers des interviewé·e·s (34 personnes soit 63 %), un peu plus marquée pour les femmes (66 %) que pour les hommes (60 %).
  • [11]
    51 ans, école de commerce parisienne, partner, ConsultStrat 7, mariée, deux enfants.
  • [12]
    47 ans, école de commerce parisienne, senior manager, ConsultAudit 1, mariée, deux enfants.
  • [13]
    35 ans, école de commerce parisienne, manager, ConsultStrat 3.
  • [14]
    36 ans, école d'ingénieur catégorie A, senior manager, ConsultInfo 2, mariée, deux enfants.
  • [15]
    26 ans, école de commerce parisienne, consultante junior, ConsultInfo 2, célibataire, sans enfant.
  • [16]
    25 ans, maîtrise de philosophie, école de commerce parisienne, consultante junior, ConsultOrg 3, célibataire, sans enfant.
  • [17]
    43 ans, normalienne, doctorat de biologie, ingénieur eaux et forêts, ancienne directrice associée ConsultInfo 2, directrice de l'organisation dans une grande entreprise industrielle, mariée, quatre enfants.
  • [18]
    39 ans, école d'ingénieur catégorie A, DEA d'organisation industrielle, associée, ConsultStrat 4, mariée, sans enfant.
  • [19]
    À partir de la question : « Si vous avez participé à des activités de business development, avez-vous participé à au moins un entretien de prospection au cours des six derniers mois ? »
  • [20]
    À partir de la question : « Si vous avez participé à des activités de business development, avez-vous participé à au moins une soutenance de proposition commerciale au cours des six derniers mois ? »
  • [21]
    45 ans, école de commerce parisienne, ancien consultant puis manager, ConsultAudit 2 et ConsultStrat 5, directeur de la diversité dans une grande entreprise, marié, un enfant.
  • [22]
    Le système up or out impose des normes de progression régulière (up) dans la hiérarchie des positions et des emplois. Faute de progression, le consultant voit s'exercer sur lui des pressions plus ou moins amicales qui l'encouragent à sortir (out) (Boni-le Goff, 2012).
Français

Le cas des consultant·e·s en management donne à voir ce que la légitimité d'une expertise doit aux pratiques complexes associant des performances vocales et corporelles à des éléments discursifs. Envisagées dans leurs différentes dimensions, ces pratiques langagières concrétisent et mettent en visibilité l'expertise et permettent le passing expert. Le travail qui permet d'acquérir ces façons de parler en expert·e est activement encouragé et institutionnalisé par les entreprises de conseil. Mais, si chaque consultant·e est invité·e à se conformer à des normes professionnelles spécifiques pour « parler en expert·e », cette dimension du métier expose les consultantes à des difficultés spécifiques et à des expériences régulières de disqualification genrées.

Mots-clés

  • Voix
  • Expertise
  • Passing ­ Travail dramaturgique
  • Genre
  • Achin C., Bargel L., Dulong D., 2007 Sexe, genre et politique, Paris : Economica.
  • En ligneAcker J., 2006 « Inequality Regimes : Gender, Class, and Race in Organizations », Gender and Society, 20 (4), p. 441-464.
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Isabel Boni-Le Goff
Université de Lausanne
isabel.boni-legoff@unil.ch
Camille Noûs
Laboratoire Cogitamus
camille.nous@cogitamus.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/09/2020
https://doi.org/10.3917/soco.117.0073
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