CAIRN.INFO : Matières à réflexion
«Je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus de connaître le tout sans connaître les parties…» (Pascal; ce principe est aussi, pour Edgar Morin, l’un des paradigmes de la méthode de la complexité.)
«Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition.»
(Montaigne).

1 La sociologie d’Edgar Morin est, dans mes recherches, une référence omniprésente. Ainsi, la transdisciplinarité n’a cessé d’être, chez moi, une tentation : n’est-il pas temps, en effet, de réconcilier les savoirs et jeter des ponts, d’établir des correspondances entre des disciplines qui jusqu’ici refusaient de communiquer entre elles ? Il reste, sans doute, que la pensée complexe est moins la clé du monde – ou une recette – qu’un défi à affronter.

2 Ce faisant, qu’est-ce que l’approche systémique ? Une question lancinante, souvent associée à un sentiment de curiosité mêlée d’irritation devant son caractère complexe, flou et fuyant. Tentons tout de même d’en tracer les traits essentiels, après quelques remarques générales.

3 Au sens courant, réducteur et inexact de complication, le terme « complexité » servait d’excuse au manque de théorie et d’explication. De justification, il est devenu problème, lui-même objet d’étude. La complexité a évolué dans le contexte scientifique et épistémologique contemporain et a pris, dans les sciences sociales, une ampleur considérable.

4 Avant de tenter de présenter la conception d’Edgar Morin [1], il faut noter les mises en garde contre la tentation d’appliquer aux sciences sociales les idées utilisées dans les théories scientifiques modernes en oubliant les caractères particuliers des faits sociaux (les valeurs) et leurs propres traditions.

5 L’objet de cet article est de présenter :

  1. la figure de la complexité (en sociologie);
  2. la méthode, la pensée scientifique et humaniste, et la réforme de la connaissance proposées par un auteur, Edgar Morin ;
  3. quelques réflexions sur l’Europe comme « unité multiple et complexe unissant les contraires de façon inséparable ». Les principes seront d’abord exposés, de manière accessible, puis illustrés, très brièvement, par une recherche que je mène actuellement sur l’Europe, comme « utopie communautaire ».

6 Autrement dit, mon propos se présente comme une pièce de théâtre classique, en trois actes et plusieurs tableaux. Pour comprendre l’articulation des étapes, il nous faut tout d’abord dire quelques mots des principes de la « complexité » que la pensée d’Edgar Morin propose et de la logique qui les unit.

1 Penser la complexité du réel

7 Le mot « complexe » – du latin complectere: embrasser – est le contraire de simple, puisqu’il renvoie à l’idée d’éléments divers. Le complexe, c’est aussi, dans le langage courant, un sentiment d’infériorité, que la cure psychanalytique aurait pour but d’éliminer. La notion a perdu son sens d’étape de la personnalité pour s’appliquer à une multitude de cas particuliers. Pour le économistes, il s’agit de grands ensembles industriels groupés sur un territoire restreint (complexe sidérurgique de la Ruhr, par exemple).

8 Les sciences humaines et sociales utilisent, de plus en plus couramment, la notion de « complexité ». Cependant, la signification est loin d’être claire et donne lieu, le plus souvent, à de faux problèmes. L’importance prise par cette notion est un symptôme intéressant des changements qui affectent la connaissance scientifique de la culture et de la nature. Il est devenu vital de sauver la diversité biologique, mais aussi la démocratie, dans le respect de la pluralité y compris des idées et opinions minoritaires, voire marginales. À notre époque centrée sur l’information, la communication et la réalité virtuelle, la pensée complexe doit enseigner aussi, sans aucun doute, la critique des images (sémiologie). Sous l’appellation de « mouvement systémique », on regroupe, en fait, un ensemble d’activités de recherche scientifique concernant la dynamique des systèmes naturels et culturels. Ces activités, théoriques et pratiques, reposent sur un certain nombre de présupposés dont les plus importants sont les suivants :

  • Il existe des lois générales communes, transdisciplinaires, régissant les systèmes complexes et fortement interactifs, qu’ils soient physico-chimiques, biologiques, écologiques, économiques, sociaux, cognitifs, naturels…
  • Ces lois sont essentiellement de nature relationnelle (ou cybernétique : interactions internes ou externes).
  • Certaines propriétés sont de caractère « holistique », dans le sens qu’elles concernent l’ensemble du système comme une entité unitaire. Certaines propriétés émergentes n’ont d’existence et de sens qu’au niveau du système comme totalité indivisible ; le degré d’autonomie dépend de la structure dans l’espace et le temps et de l’organisation logique de l’ensemble du système impliqué.

9 Finalement, l’existence de lois générales et d’invariants transdisciplinaires n’implique pas que les systèmes soient déterministes et prédictibles. Bien au contraire, les systèmes sont très sensibles au jeu entre contingence locale et nécessité relationnelle. L’approche systémique est, ainsi, une grille qui prépare au changement de paradigme. Même si certaines disciplines s’occupant de systèmes complexes, la biologie ou l’économie par exemple, ont développé chacune des outils conceptuels adaptés à leur propre champ de préoccupation, il manquait encore une épistémologie commune, générale, bien adaptée à rendre intelligibles tous les systèmes naturels et culturels.

10 Edgar Morin, sociologue et philosophe des sciences (C.N.R.S.) a, ainsi, prolongé les efforts de N. Wiener (cybernétique) et du biologiste L. von Bertalanffy, qui avaient marqué les débuts de la « science des systèmes ». Familier des physiciens, biologistes et cybernéticiens, le concept de « système » est utilisé en socio-logie pour insister sur l’unité de la société et l’interdépendance des éléments (les sous-systèmes) qui la composent. Talcott Parsons est sans doute le sociologue qui a fait l’usage le plus approfondi de ce concept. Il conçoit la société comme l’imbrication d’un système culturel et d’un système social. Ces deux systèmes s’institutionnalisent dans une structure qui confère à la société une grande stabilité.

1) Le concept de « système » appliqué aux sociétés

11 Le système culturel et le système social sont les deux composantes de la société ; un système est une combinaison d’éléments dont la réunion forme un ensemble. Appliqué à la société – au niveau de l’État-nation ou de l’Union européenne (U.E.) –, ce concept met l’accent sur l’unité du social et l’interdépendance des éléments (les sous-systèmes) qui la composent. Une analyse en termes de système part de l’hypothèse selon laquelle la totalité (ici la société) possède un degré de complexité supérieur à celui de sous-systèmes qui la composent. Autrement dit, la société présente des caractéristiques qui lui sont propres et que l’on ne retrouve pas dans chacun des domaines sociaux ni, bien sûr, dans les individus. On peut distinguer, ainsi, le sous-système culturel du sous-système social:

  • le sous-système culturel est composé des valeurs auxquelles il faut ajouter les connaissances et les idéologies propres à une société. C’est donc un vaste ensemble de symboles qui donne sens à l’action des individus ;
  • les normes et les rôles sont parmi les principales composantes du sous~système social qui régit les interactions entre les individus. Ces normes et ces rôles sont la traduction concrète des valeurs qui ont toujours un caractère très général. Elles forment une « structure » car elles ont une relative permanence et expliquent, en partie, la stabilité des comportements sociaux.

12 La société est, pour T. Parsons, formée de l’imbrication des sous-systèmes culturels et sociaux. Les normes et les rôles résultant des valeurs, l’auteur accorde au sous-système culturel la place la plus haute dans la hiérarchie des sous-systèmes. Une société est, pour lui, d’abord caractérisée par son système de valeurs. L’idée est ici que Morin dépasse l’opposition entre « fonctionnalisme » et « structuralisme » ; en effet, le marxisme peut, également, utiliser le concept de « système ». Par bien des égards, on le sait, le fonctionnalisme est en opposition avec le marxisme. Alors que Marx insiste sur le rôle prépondérant de l’économie dans la société, les fonctionnalistes accordent la priorité à la culture. Ils décrivent une société stable, cohérente, dans laquelle les individus s’intègrent. Marx insiste au contraire sur les contradictions du social et sur la lutte des classes. Il est pourtant possible d’intégrer le concept de « système » dans une analyse marxiste en définissant la société comme un ensemble cohérent de rapports sociaux organisés autour de l’exploitation d’une classe par une autre. On parlera alors de « système capitaliste » pour insister sur l’interdépendance entre l’infrastructure économique et la superstructure culturelle, juridique, politique, religieuse, etc. [2] En fait, il ne s’agit ni de surestimer une vision « hyper-socialisée » de l’individu, ni de sous-estimer les transformations sociales : la société change et, à la fois, se reproduit ! De nombreux courants de pensée ont ainsi abandonné le concept de système, en opposition au fonctionnalisme. On peut dire que Morin lui a rendu une certaine actualité.

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Figure 1

« La place du système »

Figure 1
Figure 1 : « La place du système » Fonctionnalisme et culturalismeCulture (superstructure)CoopérationSociété stable et cohérenteStructuralisme et marxisme Économie (infrastructure) Conflit Contradiction du social

« La place du système »

14 Des remarques précédentes, découle au moins une conséquence pratique essentielle : il est indispensable de disposer de descriptions aussi fidèles que possible du comportement des acteurs sociaux et, de ce point de vue, l’analyse systémique se révèle essentielle. Cependant, la façon d’étudier les actions (les normes, la régulation, la construction des identités et des cultures…) se révèle essentielle :

  1. une délimitation plus ou moins restrictive et une définition d’un objet d’étude ;
  2. un modèle (trop souvent implicite) théorique du comportement. Ce modèle va dicter le recueil des données (méthodologie : observations, entretiens…) et définir le cadre interprétatif des résultats de l’enquête.

15 Un tel modèle a conduit logiquement l’auteur à ne pas ignorer – comme le font trop souvent les sciences humaines (sociologie, anthropologie, philosophie, etc.) – les sciences de la vie, telles que la biologie ou la physique [3] ; réciproquement, ces sciences « exactes » sont trop souvent attachées à leur objet pour pouvoir accueillir une réflexion philosophique qui pourrait portant éclairer leurs principes et leur méthode. Or, il devient urgent, affirme E. Morin, dans Science avec conscience (Fayard, 1982) [4], que la communauté scientifique admette le caractère éminemment transdisciplinaire de la connaissance. Seule une raison ouverte, capable de travailler avec l’irrationnel, saura relever « le défi de la complexité ». En effet, toutes les sciences, sans exception, sont confrontées à la complexité du réel. La nécessité de relier l’objet au sujet et à son environnement, de traiter l’objet non plus comme objet inerte et privé de forme, mais comme un système doué d’organisation, de faire dialoguer la théorie avec l’incertitude et le contradictoire oblige aujourd’hui l’homme de science à respecter la « multidimensionnalité » des êtres et des choses. Seule une connaissance qui tentera de se connaître elle-même, seule une « science avec conscience » ne sera, à ce titre, ni mutilée, ni mutilante. L’auteur élabore ici un nouvel humanisme, fondé sur trois qualités essentielles, pour dépasser l’imperfection et l’« incomplétude » de l’ignorant, et pour agir en homme libre : raison, imagination et sens. Influencé par divers auteurs, en particulier Saint Augustin, et par les humanistes, Edgar Morin a élaboré une théorie originale, rehaussée par un style imagé et un ton inattendu.

16 Après la description de mythes et de la « culture de masse », l’auteur s’interroge, à l’instar de Max Weber, célèbre sociologue allemand, sur la vocation scientifique, mais plus encore, sur la valeur de la science relativement à l’ensemble de la vie humaine.

17 Le sens de la science a historiquement changé ; celle-ci n’apparaît plus, aujourd’hui, comme le chemin qui conduit à l’être véritable, à l’art vrai, à la vraie nature, au vrai Dieu ou au vrai bonheur. En réalité, la science n’apporte aucune réponse à la question : « Comment devons-nous vivre ? » À proprement parler, la science, indissociable de l’idée de progrès indéfini, s’inscrit dans un mouvement général de rationalisation et d’intellectualisation [5], mouvement qui revient fondamentalement à « désenchanter » le monde. Ce n’est pas que la science puisse dire tout de tout ; elle s’appuie elle-même sur des présupposés qui échappent à toute démonstration par des moyens scientifiques. Mais ce qui est certain, c’est qu’elle ne peut rien dire sur les questions « axiologiques » : ni sur la valeur de la culture, ni sur la manière dont il faut agir dans la cité ou au sein des groupements politiques. Le savant – et en particulier, le sociologue – ne doit se comporter ni en démagogue ni en prophète, car, comme l’a dit Weber, « dans un amphithéâtre, aucune vertu n’a plus de valeur que celle de la probité intellectuelle [6] ». On reprendra, ici, la distinction qu’il a rendue classique entre l’éthique de la responsabilité (où l’on doit répondre de ses actes, comme dans l’action rationnelle en vue d’une fin où s’articulent les moyens et les fins) et l’éthique de la conviction (où, orientant son action vers des valeurs, on a simplement à cœur « de veiller sur la flamme de la pure doctrine »). Certes opposées, ces deux éthiques se complètent pourtant ; mieux, selon Weber, elles constituent ensemble « l’homme authentique », c’est-à-dire un homme qui peut prétendre à la « vocation politique ». Dans une série d’articles et d’ouvrages consacrés à l’étude de la démocratie, Edgar Morin observe, avec Claude Lefort, que, contrairement aux sociétés totalitaires, qui affirment sans difficulté leur identité, la société démocratique s’appuie sur une hétérogénéité des comportements sociaux et sur la conviction qu’il n’y a pas plus de fondement dernier dans le domaine du pouvoir politique que dans celui de la connaissance [7].

2) La méthode (1977-2004)

18 La méthode cartésienne devait permettre à l’homme de « bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » ; Edgar Morin, en entreprenant la rédaction de cette monumentale Méthode (5 tomes), n’avait pas d’autre ambition. Sauf que la vérité que poursuit Morin ne se cantonne pas dans les « idées claires et distinctes ». La Méthode qu’il élabore ici ne craint pas, en effet, d’appréhender la complexité du réel: le fait que :

  • l’homme est tout à la fois un individu biologique et un acteur social;
  • dans la nature, l’ordre peut naître du désordre, et réciproquement ;
  • ce qui limite la connaissance – comme l’avait bien vu Kant – porte la marque du sujet qui le connaît et, qu’inversement, tout sujet connaissant porte l’empreinte du monde extérieur.

19 Un tel dessein, on l’aura compris, ne s’accommode guère d’une méthode réductrice et simplificatrice, d’une méthode qui entend isoler les phénomènes de leur environnement, éliminer l’observateur de l’observation, exclure de la science tout ce qui n’entre pas dans le schéma linéaire pris pour modèle par Descartes : l’aléatoire, l’incertain, l’anormal, le compliqué. Il s’agit, au contraire, d’adopter le paradigme de complexité qui permette de concevoir comme lié ce qui, jusqu’ici, était considéré comme disjoint. Et l’auteur de battre en brèche les cloisonnements et alternatives dont l’histoire de la philosophie a fait de véritables dogmes : dualisme de l’homme et de la nature, de la matière et de l’esprit, du sujet et de l’objet, de la cause et de l’effet, du sentiment et de la raison, de l’un et du multiple…

20 La méthode adoptée par l’auteur repose sur un certain nombre de principes, qui sont eux-mêmes en interaction les uns les autres : le principe « dialogique », le principe « récursif » et le principe « hologrammique ». Pour Edgar Morin, il s’agit de rendre les théories plus ouvertes, complexes et autocritiques, et aptes à dialoguer les unes avec les autres, en dehors de tout dogmatisme ou endoctrinement. L’information, la connaissance et la pensée sont, à cet égard, des capitaux précieux pour l’individu et la société. Ainsi, le cheminement d’Edgar Morin à partir des années 1990 le conduit vers l’éducation [8]. Concernant l’éducation, l’auteur préconise, dans «La tête bien faite » (Seuil, 1999), de « réformer la pensée pour réformer l’enseignement et de réformer l’enseignement pour réformer la pensée » ; dans le sens de cette réforme de la pensée, il propose les principes qui permettraient de suivre l’indication donnée par Pascal: « Je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître les parties… » Ainsi, en voyant des globalités, il s’agit de ne perdre le contact avec le particulier, le singulier et le concret. La science, dans cette perspective, n’a pas seulement à organiser la connaissance, mais à « initier à vivre, affronter l’incertitude, apprendre à devenir citoyen ».

21 Pour en revenir à la « complexité », on notera que loin d’être un « remède à tous les maux de l’esprit » ou encore une « potion magique », elle est, pour Edgar Morin – et pour nous tous – un défi; encore fallait-il proposer de le relever ! Tous ceux qui ont lu Edgar Morin savent – parce qu’ils ne le jugent pas selon les « ragots du microcosme » – que les défis sont nombreux et que la réalité est complexe. Aujourd’hui, les problèmes sont de plus en plus transversaux, multidimensionnels, transnationaux, globaux, planétaires. Or les problèmes particuliers ne peuvent être posés et pensés correctement que dans leur contexte. En fait, le défi de la globalité est, en même temps, un défi de la complexité ; en effet, il y a bien complexité lorsque sont inséparables les composants différents constituant un tout (comme l’économique, le politique, le culturel, etc.). Une pensée incapable d’envisager le contexte et le complexe planétaire rend aveugle et irresponsable ; l’intelligence doit non seulement découper, cloisonner et isoler, mais aussi relier et recomposer.

22 On peut dire que la connaissance progresse principalement par capacité à contextualiser et à globaliser. Concernant l’enseignement et l’éducation, le défi est, pour Edgar Morin, triple :

  • culturel: il faut relier la culture humaniste et la culture scientifique, la nature et la culture ;
  • sociologique: l’information est une « matière première » que la connaissance doit maîtriser et intégrer » ;
  • civique: plus la politique devient technique, plus la compétence démocratique régresse, et le citoyen perd le droit au savoir et à la parole.

23 Quelle est la finalité de l’enseignement ? Montaigne l’avait très bien formulée : « Mieux vaut une tête bien faite que bien pleine. » [9] Comme le suggère E. Morin, plutôt que d’accumuler des savoirs, il est beaucoup plus important de disposer à la fois :

  • d’une aptitude générale à poser et traiter des problèmes,
  • de principes organisateurs qui permettent de relier les savoirs et de leur donner sens [10].

24 Autrement dit, la connaissance comporte à la fois analyse et synthèse ; mais, comme l’enseignement conventionnel disjoint les objets – et les disciplines – entre eux, il nous faut concevoir ce qui les relie ! Une telle pensée devient inséparablement pensée du complexe, car il ne suffit pas d’inscrire toute chose et événement dans un « cadre ». Il s’agit de rechercher les relations entre tout phénomène et son contexte, les relations réciproques « tout/parties » : comment un changement local se répercute sur le tout et comment une modification du tout se répercute sur les parties. Il s’agit, en même temps, de reconnaître l’unité au sein du divers, le divers au sein de l’unité, de reconnaître par exemple l’unité humaine (à l’échelle de l’Europe, par exemple, voire de la planète) à travers les diversités individuelles et culturelles (les territoires locaux, les régions et les nations), les diversités individuelles et culturelles à travers l’unité humaine.

25 Peut-être convient-il, ici, de préciser l’idée systémiste, qu’il faudrait réintroduire dans nos analyses et réflexions, et qui a commencé progressivement depuis les années 1950, à saper la validité d’une connaissance réductionniste. Formulée par von Bertalanffy, la théorie générale des systèmes, partant du fait que la plupart des objets de la physique, de l’astronomie, de la biologie, de la sociologie, atomes, molécules, cellules, organismes, sociétés, astres… formeraient des systèmes, c’est-à-dire des ensembles de parties diverses constituant un tout organisé, retrouva l’idée qu’« un tout est plus que l’ensemble des parties qui le composent ». À la même époque, la cybernétique établissait les premiers principes concernant les structures de communication, dont la connaissance ne pouvait se réduire à celle de leurs parties constitutives. Comme l’a dégagé E. Morin – La méthode, t. 1 / La Nature de la nature, Éd. du Seuil, « Points Essais », n°123, pp. 101-116 –, l’organisation en système produit des qualités ou propriétés inconnues des parties conçues isolément : les émergences. Les propriétés inconnues à l’échelle des constituants émergent dans et par cette organisation [11]. Ainsi, toutes les disciplines scientifiques – des sciences de la terre aux sciences sociales – sont, selon Edgar Morin, poly- ou transdisciplinaires : elles ont pour objet non des secteurs, mais un système complexe formant un tout organisateur. On peut parler de sciences « systémiques » à travers quelques exemples :

  1. L’écologie: l’idée de système s’est imposée rapidement sous la forme de la notion d’écosystème dans une science fondée à la fin du XXe siècle – qui signifie que l’ensemble des interactions entre populations vivant au sein d’une unité géophysique déterminable constitue une unité complexe de caractère organisateur. À noter que, pour concevoir le « biotope », les disciplines physiques (zoologie, botanique, microbiologie) font de plus en plus appel aux sciences humaines pour considérer les interactions entre le monde humain et la biosphère.
  2. La géographie: l’essor de l’écologie a revitalisé la géographie qui, marginalisée dans les sciences sociales, a retrouvé ses perspectives multidimensionnelles, complexes et globalisantes [12]. « Nous sommes nécessairement des généralistes » écrit Jean-Pierre Allix, transformant la géographie en « science de la Terre des hommes » pour reprendre la formule d’Edgar Morin.
  3. La psychologie: dans la psychothérapie systémique, on sait que les progrès ont été importants ; il n’y a pas un malade, plus un autre malade, c’est un groupe donné qui est psychiquement malade et, dans ce groupe (familial), tel individu ou tel autre va fixer la maladie du groupe [13]. Du même coup, cela permet une évolution par rapport à l’individualisme de la psychologie, y compris chez Freud ; il y a une réalité continue individu/groupe et non seulement on ne peut plus penser l’individu comme isolé, mais on doit associer deux notions, on l’a dit, antagonistes : l’autonomie et la dépendance. Par là, on évite l’inconvénient majeur des pensées conventionnelles qui tombent dans le piège de la réification de l’individu, de la société, de l’identité ou de la culture.
  4. Ainsi, pour Hubert Reeves, astrophysicien célèbre qui fait sienne cette phrase de Lacan, « La nature est structurée comme un langage », les différents éléments qui forment l’univers constituent des « alphabets superposés » [14], dans une pyramide dite de la complexité depuis les particules élémentaires jusqu’aux êtres vivants. Les étoiles naissent, vivent et meurent ; pourtant, le destin des étoiles ne s’arrête pas à leur mort, puisque, grâce à leur chaleur interne, elles ont recréé des conditions qui n’existaient plus dans l’espace pour permettre l’apparition de nouveaux noyaux, plus complexes.

26 On aurait pu évoquer d’autres disciplines : André Burguière parle, par exemple, du passage de l’« histoire évolutionniste » à l’« histoire complexe » [15]. Si l’histoire tend à devenir une science de la complexité humaine, les autres disciplines des sciences proprement humaines restent souvent compartimentées : sociologie, économie et psychologie, en particulier, ne communiquent que chez certains chercheurs marginaux.

27 La pensée complexe a bien une valeur heuristique, mais elle ne saurait être qu’une nouvelle pensée démystifiante et élucidante ou encore, un outil critique. En effet, au-delà de la rationalité critique – y compris de la critique de la critique [16] –, Edgar Morin souligne, à juste titre, son accord pour une pensée critique capable de se critiquer elle-même. Le produit de la rationalité occidentale, c’est en effet la rationalité critique et autocritique ; dénuée d’autocritique, la rationalité risque de se dogmatiser.

2 De Gaston Bachelard à Edgar Morin : un nouvel esprit scientifique

28 Rappelons, d’abord, les traits essentiels de la mission enseignante et scientifique, selon Edgar Morin :

  • fournir une culture qui permette de distinguer, globaliser, contextualiser et aborder les problèmes fondamentaux ;
  • préparer les esprits, d’une part, à répondre aux défis que pose, à la connaissance humaine, la complexité croissante des problèmes, d’autre part, à affronter les incertitudes ;
  • éduquer pour la compréhension entre les citoyens et les groupes ;
  • enseigner l’affiliation à l’État-nation, à son histoire et à sa culture, mais aussi introduire l’affiliation à l’Europe et à la « citoyenneté terrestre ».

29 Il nous faut donc nous réarmer intellectuellement en apprenant à penser la complexité, afin d’affronter les défis sociaux et de freiner le dépérissement démocratique que suscite, dans tous les champs de la politique, l’expansion de l’autorité des experts et spécialistes de tous ordres, qui rétrécit progressivement la compétence des citoyens. Comme disait Pierre Bourdieu, « le monde me comprend et je comprends le monde » ; en reprenant la phraséologie d’Edgar Morin, « nous sommes à la fois dans et hors de la nature » [17]. La pensée, qui nous fait connaître le monde physique, nous en éloigne autant.

30 Cette nouvelle culture scientifique, de G. Bachelard à E. Morin, pose le même problème, déjà évoqué par Montaigne ou Camus, celui de la « condition humaine » : l’être humain, à la fois naturel et sur-naturel, doit être situé dans la nature vivante et physique, mais « il en émerge et s’en distingue par la culture, par la pensée et la conscience ». Tout cela nous met en face, encore une fois, du caractère double et complexe de ce qui est humain : l’humanité (culture) et l’animalité (nature) ; l’être humain nous apparaît dans sa complexité, à la fois totalement biologique et totalement culturel. Comme l’a montré Marcel Mauss, anthropologue, nos activités biologiques élémentaires (boire, manger, déféquer) sont étroitement liées à des normes, à des interdits, des rites et des symboles, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus spécifiquement culturel. La « culture scientifique » et la « culture humaniste » peuvent révéler, ensemble, la situation de l’être humain dans le monde, « minuscule partie du tout mais portant la présence du tout dans cette minuscule partie ».

31 Ainsi, l’initiation aux sciences nouvelles devient en même temps initiation, par ces sciences de la complexité, à notre condition humaine. Paradoxalement, les sciences humaines n’apportent qu’une faible contribution à l’étude de la condition humaine : la pensée structurale de Claude Lévi-Strauss, par exemple, tend à « dissoudre » l’homme dans des structures (la parenté, en particulier) au lieu de le révéler. L’anthropologie, l’ethnologie et la sociologie pourraient, plutôt, envisager l’humanité dans son unité et ses diversités individuelles et culturelles.

32 En définitive, le concept d’« homme », comme l’indique Edgar Morin, « a double entrée : une entrée bio-physique, une entrée psycho-socio-culturelle, les deux entrées se renvoyant l’une à l’autre » [18] ; en dépit de l’absence d’une science de l’homme qui coordonne et relie les sciences de l’homme (ou plutôt en dépit de l’ignorance des travaux effectués dans ce sens [19]), l’enseignement de la complexité pourrait plus efficacement tenter de faire converger les sciences de la nature et les sciences humaines sur l’étude de la condition humaine. Il pourrait, dès lors, déboucher sur une prise de conscience de la communauté de destin propre à notre ère planétaire où tous les humains sont confrontés aux mêmes problèmes vitaux et mortels [20]. Qu’on me permette, ici, de dire que la pensée d’Edgar Morin a beaucoup stimulé mes analyses (critiques) de la « citoyenneté européenne », et encouragé à la compréhension de l’identité et de la culture ; en montrant que l’histoire nationale française ne peut se comprendre isolée ni de la provincialisation des ethnies au départ très hétérogènes, ni de l’histoire européenne, l’auteur m’a suggéré une approche systémique et organisationnelle, mais aussi des principes complémentaires et interdépendants (le principe hologrammique, celui de la boucle rétroactive et récursive, et dialogique).

33 Rompant avec le morcellement de l’humain, Edgar Morin – porteur résolu de l’insolence et pourfendeur des préjugés [21] – s’interroge : « Qui sommes-nous ? » Plutôt que de juxtaposer les connaissances dispersées dans les sciences et les humanités, L’identité humaine (Seuil, 2001) se donne pour vocation de les relier et de les articuler, afin de penser, encore une fois, la complexité humaine, dénominateur commun à tant de travaux divers qui ont semblé à beaucoup dispersés. L’identité humaine (à la fois biologique, subjective et sociale) ne se joue-t-elle pas dans la crise planétaire en cours ?

3 États-nations et Europe : apprentissage citoyen et poly-identité

34 Avant de rappeler, brièvement, quelques « principes guides » pour une pensée qui relie (et ne privilégie uniquement les spécificités), on rappellera que l’unité de l’Europe n’est qu’une idée, récente quoi qu’on en dise, non une réalité. L’Europe n’a jamais été unie, dans aucune époque du passé. La réalité de l’Europe est plutôt faite de divisions multiples qui se sont accumulées, superposées, entrecroisées au cours de l’histoire : divisions politiques, linguistiques, économiques, culturelles. Toutes ont laissé des traces – particulièrement entre l’Est et l’Ouest – qui continuent d’influencer la vie du continent. L’idée d’unité de l’Europe est fondée sur la volonté de surmonter ces divisions ; elle est avant tout un projet politique : une « utopie ». L’objet de l’essai d’Edgar Morin – du livre intitulé «Penser l’Europe» (1987) – est d’analyser et de confronter ces deux thèmes : l’Europe, prise dans sa complexité spatiale et temporelle depuis l’Antiquité, et la construction européenne, telle qu’elle s’est engagée depuis quelques décennies. L’histoire et la culture constituent les axes centraux de l’ouvrage en même temps qu’ils représentent des principes explicatifs privilégiés dans l’étude de l’Europe, comme « unité multiple et complexe », unissant, comme le dit encore l’auteur, « les contraires de façon inséparable ».

35 Pour la sociologie (et l’anthropologie), l’Europe a toujours été objet de réflexion et de débats, vu la complexité des rapports existant entre citoyenneté et culture. Dans un moment de son histoire où l’anthropologie a pour objet d’études, le plus souvent, sa propre culture, il est nécessaire d’élaborer, à partir de nouveaux paradigmes, de nouvelles méthodes capables de tenir compte de la complexité et du dynamisme propres à la société occidentale contemporaine. L’Europe, caractérisée en partie par la fragmentation, la dynamique, les nouvelles formes de sociabilité, exige des méthodes d’approche passant par le symbole, dans la mesure où celui-ci contient les diverses dimensions (affective, mythique…) du vécu social.

36 Edgar Morin invitant à « abandonner les discours rhétoriques et les idées fragmentaires », fournit les bases de développement de nombreuses analyses du symbolisme et de la complexité, constituant une méthode originale qui se caractérise par sa capacité d’adaptation à chaque objet d’étude sociologique. Cette systématisation, proposée par le sociologue Edgar Morin, part des principes que l’Europe est « une unité multiple et complexe, unissant les contraires de façon inséparable », et que la sociologie, comme discours théorique, est une science de l’homme, du singulier, de la différence, de la nuance. Il s’est, ainsi, attaché à la recherche d’une méthode de connaissance apte à saisir la complexité du réel. Pour cette contribution, le processus d’analyse se déroule en fait en deux temps et par étapes successives : il s’agissait d’abord de situer l’auteur, directeur de recherche au C.N.R.S., mais aussi acteur et témoin de la vie politique, « penseur de l’Europe » ; ce sont les données biographiques, placées dans une réalité socioculturelle et historique spécifique, qui devront éclairer la démarche. Edgar Morin est bien un chercheur transdisciplinaire, un penseur de la complexité et un spécialiste des problèmes de civilisation [22]. Ensuite, on a évoqué l’analyse systémique : le premier pas est la détermination des concepts qui sous-tendent l’œuvre d’Edgar Morin, de façon à pouvoir interpréter correctement la complexité de la réalité culturelle, de la construction des identités et de l’invention des territoires ; le deuxième est maintenant d’observer avec quels éléments et avec quelle méthode l’auteur exprime sa singularité.

37 Une fois les diverses analyses présentées et effectuées, il sera nécessaire de déterminer les « tensions » culturelles, en observant s’il existe des concordances entre la « culture européenne » et la « civilisation européenne ». On sait que la pensée allemande a longtemps valorisé le terme de culture (« génie spécifique d’un peuple ») et la pensée française celui de civilisation (« universalité de la raison »).

38 La conscience de la complexité des relations entre ces deux notions, et la nature même de mes recherches actuelles sur l’Europe comme « utopie communautaire », m’amènent à ne pas m’attarder, comme l’avait d’ailleurs suggéré Edgar Morin, sur leurs oppositions et, surtout, leurs démarcations. Par contre, on maintiendra le terme de culture pour ce qui appartient en propre aux ethnies, aux régions (provinces), aux nations. C’est ce qui devrait nous aider à comprendre, au terme du voyage dans la pensée d’Edgar Morin, que si la culture européenne est devenue civilisation, les nations européennes sont restées des cultures désormais menacées par la civilisation même issue de l’Europe !

39 Entre le mouvement de la société et les institutions, entre la construction de l’Europe et une mondialisation économique, des espaces de pensée sont, bien sûr, nécessaires. Quand Edgar Morin [23] évoque la « société civile mondiale » en gestation depuis Seattle jusqu’à Porto Alegre, et l’émergence d’une pensée universaliste, a-t-on affaire à un « doux rêveur » ou anticipe-t-il le monde qui vient ? Pour proposer un exemple concret de la méthode d’Edgar Morin, nous avons donc choisi, parmi les multiples applications que lui-même en propose, son livre Penser l’Europe. Abordant la géopolitique, l’auteur place tout de suite la notion d’« imaginaire » au centre de l’enjeu : l’Europe est une entité qui est trop complexe pour être cernée par des analyses historiques, statistiques, sociologiques, etc. qui se voudraient exhaustives et totalement rigoureuses. Elle est condamnée à se donner à voir, à elle-même et aux autres, à travers la représentation d’un imaginaire de l’Europe en train de se constituer. Les instances qui le composent retrouvent, dans leurs grandes lignes de force, la notion de complexité (comme organisation entre des antagonismes constitutifs), fondant ainsi l’Europe comme organisme collectif complexe intégré dans les lois qui président à la structure du vivant. Car, jusqu’au début du XXe siècle, l’Europe n’a qu’une existence virtuelle, à travers les divisions, antagonismes et conflits entre les nations, qui mettent en évidence, d’une certaine façon, une forme de réalité. C’est ainsi, négativement, qu’elle se définit. Il faut donc « réfuter toute idée d’une essence ou d’une substance européenne première » [24].

40 Donc, pour « penser l’Europe », il nous faudra renoncer au monde classique de pensée, « jacobine » et centripète, où l’idée d’unité dilue celle de la multiplicité et du changement, et en venir à ces paramètres de la complexité, qu’Edgar Morin avait déjà définis, et qu’il retrouve, ici, appliqués à la géopolitique. Développons, à travers l’européanité, deux principes importants, parmi d’autres, de la pensée complexe : le principe dialogique et le principe de récursion.

1) Le principe dialogique

41 Le néologisme se justifie, en fait, car le terme de dialogue est insuffisant pour exprimer la conflictualité entre les instances constitutives, et le terme de dialectique ne rend pas compte de la persistance de l’opposition dualiste au sein de l’unité : le « métissage » de Morin n’est pas le mélange. La dialogique rendra compte du fait que deux ou plusieurs logiques différentes sont liées en une unité de façon complexe, sans que la dualité se perde dans l’unité : unitas multiplex… Pour prendre un exemple, ce qui fait l’unité de la culture européenne, ce n’est pas la synthèse « judéo-christiano-romaine », c’est le jeu non seulement complémentaire, mais aussi concurrent et antagoniste, entre ses instances, qui ont chacune leur propre logique, qui ne la perdent pas, mais qui sont reliées par une structure organisationnelle et une praxis qui en est le creuset. Donc, l’« utopie communautaire » qu’est l’Europe n’est pas ici ou là (comme le dit Maître Eckhart à propos de l’«esprit de Dieu… »); elle est dans la relation entre ses instances constitutives.

2) Le principe de récursion [25]

42 Il nous faut concevoir les processus générateurs comme des boucles productives ininterrompues, où chaque moment, composante ou instance de processus, est à la fois produit et producteur des autres moments. Cela revient à dire qu’une civilisation est vivante tant qu’elle maintient une relation en « feed-back », en aller et retour, entre ses mythes fondateurs et son histoire, entre sa mémoire et sa chair. Vienne cette circulation à s’interrompre et la structure s’autonomise, c’est-à-dire qu’elle se coupe de ce circuit auto-régénérateur, et qu’elle meurt, privée des représentations fondatrices auxquelles elle se reliait. D’autre part, nous avons là, lorsque la boucle n’est pas interrompue, une structure holiste (ou holistique), c’est-à-dire que chaque événement, chaque élément de la structure est un résumé qui contient potentiellement, à lui seul, toute la structure, suivant un principe assez proche des monades de Leibniz, mais qui est encore mieux « métaphorisé » par la très belle image hindoue, mentionnée par E. Morin, du collier d’Indra, où « chaque perle reflète l’ensemble du collier ». L’Europe apparaît, ainsi, comme un système qui émerge des ruptures et du désordre ; elle en naît et s’en nourrit, et ses luttes se transforment en alliances fécondes [26]. En effet, l’Europe émergera comme entité à la fois virtuelle mais devenant réelle par la présence de plus en plus prégnante d’un imaginaire européen, puisqu’elle trouvera, dès les années 1950, une forme de dynamisme organisateur pour se prolonger : elle se forme, selon Morin, de l’éclatement, par l’éclatement [27].

43 Dans cette construction, ce que l’Europe a donc le plus à redouter, c’est bien elle-même, car chacune de ses instances constitutives – les États membres – est ambiguë ; pour l’auteur, « c’est en elle qu’elle peut être détruite, non par une barbarie extérieure, mais par sa propre barbarie, désordre extrême qui l’autodétruira après avoir servi à son auto-organisation ». On retrouve l’idée que toute existence vit de ce qui la ronge et peut mourir de ce qui la nourrit. Cependant, nous pensons, ici, que l’Europe n’est pas devenue, simplement, « une grosse Suisse à l’échelle de l’ère planétaire ».

44 Nous ne rendrons compte, ici, que de quelques aspects de la théorie de Morin dans son approche de la « complexité » et de la construction des identités individuelles et collectives, le but, en effet, n’étant pas d’en dresser un bilan complet et systématique – ce qui dépasserait les limites d’un article – mais de donner un aperçu sur l’originalité et la pertinence de son approche. On retiendra l’approche systémique proprement dite, qui repose sur le concept de « système », ainsi défini : « C’est un ensemble d’éléments interdépendants, c’est-à-dire liés entre eux par des relations telles que, si l’un est modifié, les autres le sont aussi et que, par conséquent, tout un ensemble est transformé. » (von Bertalanffy) [28] On peut rappeler que les systèmes vivants sont généralement des systèmes ouverts, c’est-à-dire en relation d’échanges avec un environnement.

45 Un système peut être décomposé en sous-systèmes et appartenir lui-même à un système. La théorie générale, notamment celle d’E. Morin, a énoncé les diverses propriétés des systèmes ouverts. Nous ne retiendrons ici que la transposition de ces propriétés aux fonctionnements de l’Union européenne :

  • l’Europe est un système dans la mesure où elle est un ensemble qui est autre chose que la somme de ses États-membres (i.e.: les 25 membres de l’U.E., depuis mai 2004) et où ceux-ci sont en interrelations constantes ;
  • ces interrelations sont orientées vers le maintien de l’équilibre du système politique, économique et culturel;
  • elles sont propres à chaque nation et sont liées à leur histoire, à leurs mythes, mais aussi à leur culture ;
  • enfin, les informations qui sollicitent chacun des Européens sont sous-ten-dues par des affects, des désirs, des jeux de pouvoir, qui organisent des relations plus ou moins souples entre les membres (individuels et collectifs) et entre le système et son environnement (sur-système « mondial»); ces relations sont donc relatives à la perméabilité des frontières du système et à leur flexibilité.

46 La théorie de la complexité, et notamment celle d’Edgar Morin, a ainsi permis de théoriser plus spécialement la culture, voire la citoyenneté, européenne. Parmi les monographies et études de cas, qui peuvent être exploratoires ou descriptives, et servir de support à des analyses plus globales, signalons ici sous cet angle – outre les recherches pionnières de Frédéric Le Play, du docteur Louis-René Villermé ou de Maurice Halbwachs – l’apport et la contribution d’Edgar Morin ayant trait à la métamorphose de Plodémet (Plozévet, 1967) ou à la rumeur d’Orléans (1969). Le réel, on l’aura saisi, ne se donne pas comme un spectacle : il ne se révèle que dans le contexte de l’action, par la manière dont il doit réagir aux opérations à travers lesquelles il est approché. Sa structuration, comme l’a écrit Jean Ladrière, ne peut viser ce qui est éprouvé dans l’expérience que « par un immense détour, par le biais de constructions de plus en plus abstraites, par un effort ininterrompu de logos, dont l’accord avec la physis demeure toujours incertain et fragmentaire ». Les conclusions auxquelles on aboutit sont, dès lors, susceptibles d’apporter des démentis aux incertitudes les mieux établies, de confirmer – à l’opposé – les intuitions initiales, voire de renouveler nos approches ou nos problématiques. Rappelons ici que toute découverte est aussi un énoncé et qu’elle doit convaincre et remporter l’adhésion des esprits pour gagner l’assentiment de la communauté (scientifique) et acquérir le statut envié de paradigme.

47 Enfin, pour conclure, un mot sur un macro-concept complexe : l’identité [29] est bien un processus actif, affectif et cognitif, de représentation de soi dans son entourage, associé à un sentiment subjectif de sa permanence. Ce qui permet de percevoir sa vie comme une expérience qui a continuité et une unité et d’agir en conséquence ; l’identité prend place dans une lignée et inscrit les legs du passé dans la construction d’un horizon temporel. L’identité personnelle est sexuée ; la façon d’habiter son corps et d’assumer son identité de gendre dépend de l’incorporation des objets libidinaux mais aussi des effets d’attribution socioculturels des rôles masculins et féminins [30]. Enfin, l’identité sociale résulte d’un processus d’attribution, d’intervention et de positionnement dans l’environnement ; elle s’exprime au travers de la participation à des groupes ou à des institutions… locales, nationales et/ou européennes !

Notes

  • [*]
    Docteur de l’E.H.E.S.S., Maître de Conférences de Sociologie – H.D.R. (Ladec-Las, U.F.R. « Sciences Humaines », Université de Rennes 2 – Haute-Bretagne), contact : 19, Rue de Crozon, F-35760 – Saint-Grégoire – (33) 02 99 36 98 80. À l’Université (Rennes 2): 6, Avenue G. Berger, F-35043 – Rennes-Cédex – Fax : (33) 02 99 14 19 05. e-mail: aali. aitabdelmalek@ uhb. frou ali. ait-abdelmalek@ wanadoo. fr
  • [1]
    Edgar NAHOUM, sociologue et philosophe français (Paris, 1921). Observateur de la réalité sociale, il a principalement axé ses recherches sur l’analyse des phénomènes de désordre socioculturel (l’irrégulier, l’aléatoire, l’indéterminé, l’incertain, le déviant) et sur la connaissance de l’organisation même des choses ; son œuvre comprend des ouvrages d’anthropologie fondamentale, des études de sociologie contemporaine, des récits politiques et autobiographiques. Sa collaboration avec Jean Rouch a même donné le coup d’envoi du cinéma-vérité (Chronique d’un été, 1960). Dans ses tra- vaux empiriques, comme par exemple l’enquête sur Plozévet, commune en France (la métamorphose de Plodémet) ou la rumeur d’Orléans, le sociologue (et philosophe) a pu observer le paradoxe de l’universel qui est dans le singulier, en montrant « comment le singulier porte le tout ».
  • [2]
    Cf. infra., figure 1.
  • [3]
    Peut-on évoquer les « sciences exactes » ou les « sciences dures » ?
  • [4]
    Cf. nouvelle publication : Seuil, coll. « Points », 1990.
  • [5]
    Nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision.
  • [6]
    M. WEBER, Wissenschaft als Beruf (la « vocation de savant »), conférence prononcée durant l’hiver 1918 à l’Université de Munich.
  • [7]
    À ce sujet, C. LEFORT, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.
  • [8]
    Voir en particulier l’ouvrage : La tête bien faite, Paris, Seuil, 1999 et la revue Pratiques de formation – Analyses, numéro spécial « Réforme de la pensée, pensée de la réforme » (Entretiens avec Edgar Morin sur l’éducation), Formation Permanente de l’Université de Paris VIII, 2000, 120 p.
  • [9]
    Cité par E. MORIN, La tête bien faite, op. cit., p. 23.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Comme Edgar Morin l’a indiqué aussi dans l’ouvrage cité plus haut, les notions de système et d’organisation se renvoient l’une à l’autre (La tête bien faite, op. cit., pp. 94-106).
  • [12]
    Cf. Michel ROUX, Géographie et complexité, Paris, L’Harmattan, 1999 et Yves LACOSTE, Dictionnaire de géopolitique, Paris, Flammarion, 1995.
  • [13]
    À ce sujet, cf. travaux de Jean-Paul Gaillard, psychologue et systémicien (Université de Besançon, puis Maître de conférences H.D.R. en psychologie, Université de Haute-Savoie, Chambéry), et la revue Vortex, Cahiers du Centre interfacultaire d’études systémiques (C.I.E.S.), n°1, Printemps 1994, 82 p.
  • [14]
    Cf. Vortex, Cahiers du Centre interfacultaire d’études systémiques (C.I.E.S.), n°1.
  • [15]
    Cité dans : Relier les connaissances, Paris, Seuil, 1999.
  • [16]
    On pense, ici, à la Critique de la raison pure, à la critique marxiste, etc.
  • [17]
    E. MORIN, La tête bien faite, op. cit., p. 40.
  • [18]
    Cf. E. MORIN, La tête bien faite, op. cit.
  • [19]
    E. MORIN et M. PIATELLI-PALMARINI, L’Unité de l’homme, 3 vol., Paris, Seuil, 1994, coll. « Points Essais », n°91, 92 et 93.
  • [20]
    Au sujet de la guerre, on lira utilement B.-H. LEVY, Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, Paris, Grasset, 2001, 406 p.
  • [21]
    L’insolence sociologique a, semble-t-il, des vertus particulières, et a sa place dans la production sociologique contemporaine (cf. à ce propos, la contribution de P. ANSART, « Le sociologue, entre contrôle et insolence », Sociétés, 40, 1993, pp. 131-138).
  • [22]
    Cf. pour prendre connaissance de son œuvre abondante, les ouvrages suivants : Le vif du sujet, Paris, Seuil, 1969 ; Penser l’Europe, Paris, Gallimard, 1987 ; Terre-Patrie, Paris, Seuil, coll. « Points-essais », 1993 ; Mes démons, Paris, Stock, 1994, ou encore, La Méthode (5 tomes), Paris, Seuil, 1977 (t. 1), 1980 (t. 2), 1986 (t. 3), 1991 (t. 4) et 1995 (t. 5).
  • [23]
    Cf. Ouvrage collectif Penser la mutation, Paris, Éd. Cultures en mouvement, 2001.
  • [24]
    Cf. Penser l’Europe, op. cit., p. 27. Comme Jung, Edgar Morin est, avant tout, un phénoménologue…
  • [25]
    Ou bootstrap (« lacet de chaussure », bouclé sur lui-même)!
  • [26]
    Par exemple, l’Europe se définit contre l’Islam, d’abord en s’unissant pour le faire refluer à Poitiers, en 732, puis en s’isolant et se refermant sur lui-même dans la partie occidentale du bassin méditerranéen : mer des communications du monde antique, la Méditerranée devient pour longtemps une barrière liquide, la frontière « introvertit » l’Europe sur sa masse continentale. Sur ces questions, je renvoie aussi à H. MENDRAS et D. SCHNAPPER, Six manières d’être européen, Paris, Gallimard, 1990 ; D. SCHNAPPER, La communauté des citoyens, Paris, Gallimard, 1994, p. 13.
  • [27]
    Cf. E. MORIN, Penser l’Europe, op. cit.
  • [28]
    Cf. l’ouvrage : Théorie générale des systèmes, trad. française (1973). Concernantles questions de méthodes posées par les sciences sociales, on lira utilement les contributions de Edgar Morin, Michel Maffesoli et Martine Xiberras, « Approches méthodologiques », Sociétés, 42, 1993, p. 335 et suiv.
  • [29]
    Cf. à ce sujet (mot « identité »), la définition de R. DORON et F. PAROT, Dictionnaire de psychologie, Paris, Larousse, 1991, pp. 345-346.
  • [30]
    Cf. à ce sujet, concernant l’approche (ethno-sociologique) du « quotidien » des usages culturels : J. DENIOT, Ethnologie du décor ouvrier. Le Bel Ordinaire (préface de Michel Verret), Paris, L’Harmattan, 1995.
Français

Résumé

Je tiens Edgar Morin pour une des personnalités les plus marquantes, les plus surprenantes et les plus accomplies de sa génération sociologique et philosophique. Dans son extrême complexité d’Européen, il apparaît sur notre « front » occidental comme le plus représentatif – avec Denis de Rougemont, dans le champ littéraire – de ce que pourrait être, au regard de l’Histoire, une figuration scientifique de « l’homo-europeanus ». Écrivain remarquable, dans un style très pur et des plus exigeants, de parfaite élégance, E. Morin est un homme de pensée ; son inlassable curiosité et son agilité d’esprit, son avidité même, à vouloir tout saisir, tout embrasser et tout entendre, dans son amont et dans son aval, sont toujours pour de nombreux étudiants le sel de discussions et d’échanges. As~soiffé de futur, sans rien céder à l’abstraction, cet implacable et souriant « inquisiteur » de haute sécurité (au C.N.R.S.) a toujours su garder son humanisme à hauteur de son huma~nité. Puisse sa théorie de la complexité nous tenir en éveil sur les rives menacées de la démocratie.

Références bibliographiques

  • Quelques ouvrages d’Edgar MORIN
  • Commune en France (la métamorphose de Plodémet), Paris, Fayard, 1967.
  • La rumeur d’Orléans, Paris, Seuil, 1969.
  • Le vif du sujet, Paris, Seuil, 1969.
  • Science et conscience de la complexité (textes rassemblés et présentés par Christian Attias et Jean-Louis Le Moigne), Aix-en-Provence, Lirairie de l’Université, 1984.
  • Penser l’Europe, Paris, Gallimard, 1987.
  • La Méthode (6 tomes), Paris, Seuil, 1977 (t. 1), 1980 (t. 2), 1986 (t.3), 1991 (t. 4), 2001 (t. 5) et 2004 (t.6).
  • Science avec conscience, Paris, Fayard, 1992.
  • Introduction à la pensée complexe, Paris, E.S.F., 1990.
  • Avec PIATELLI-PALMARINI M., L’Unité de l’homme, 3 vol., Paris, Seuil (coll. « Points Essais », n° 91, 92 et 93), 1994.
  • Terre-Patrie, Paris, Seuil, 1993.
  • Mes démons, Paris, Stock, 1994.
  • Relier les connaissances, Paris, Seuil, 1999.
  • L’intelligence de la complexité (avec Jean-Louis Le Moigne), Paris, L’Harmattan, 1999.
  • La tête bien faite, Paris, Seuil, 1999.
  • Revue : Pratiques de formation – Analyses, Numéro spécial « Réforme de la pensée, pensée de la réforme » (Entretiens avec Edgar Morin sur l’éducation), Formation Permanente de l’Université de Paris VIII, 2000, 120 p. Autres références
  • AÏT ABDELMALEK A., L’Europe communautaire, l’État-nation et la société rurale…, Paris, L’Harmattan, 1996 (rééd., 2001).
  • LACOSTE Y., Dictionnaire de géopolitique, Paris, Flammarion, 1995.
  • LEFORT C., L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.
  • MAFFESOLI M., La connaissance ordinaire. Précis de sociologie compréhensive, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1985 (rééd., Paris, Livre de Poche, 1991).
  • MENDRAS H. et SCHNAPPER D., Six manières d’être européen, Paris, Gallimard, 1990.
  • Ouvrage collectif, Penser la mutation, Paris, Éd. Cultures en mouvement, 2001.
  • PARSONS T., Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 1973 (trad. française).
  • ROUX M., Géographie et complexité, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • SCHNAPPER D., La communauté des citoyens, Paris, Gallimard, 1994.
  • Sociétés, 42, 1993.
  • Vortex, Cahiers du Centre interfacultaire d’études systémiques (C.I.E.S.), n° 1, Printemps 1994.
Ali AÏT ABDELMALEK [*]
  • [*]
    Docteur de l’E.H.E.S.S., Maître de Conférences de Sociologie – H.D.R. (Ladec-Las, U.F.R. « Sciences Humaines », Université de Rennes 2 – Haute-Bretagne), contact : 19, Rue de Crozon, F-35760 – Saint-Grégoire – (33) 02 99 36 98 80. À l’Université (Rennes 2): 6, Avenue G. Berger, F-35043 – Rennes-Cédex – Fax : (33) 02 99 14 19 05. e-mail: aali. aitabdelmalek@ uhb. frou ali. ait-abdelmalek@ wanadoo. fr
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