CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Je n’arriverai jamais à comprendre ce qu’ils entendent par idéal. J’ai un métier et je ne tiens pas à m’occuper d’autre chose ». Cette réflexion d’un jeune homme, au commencement du roman d’André Dhôtel intitulé L’Azur, pourrait servir d’exergue à tous les livres de l’auteur, appliqué à toujours tirer les fils d’une même pelote, celle d’un personnage à l’entrée d’une vie qu’il ne sait comment mener.

2Ou bien plutôt qu’il ne veut pas mener. Car c’est lui qui se laisse conduire, trop paresseux pour vouloir. Un de ces romans s’intitule du reste Bernard le paresseux. Non que ces jeunes gens ne fassent rien. Cela ne les gêne pas, de ne rien faire, mais ils ne refusent pas non plus de travailler. À des tâches obscures, ou du moins tenues comme telles dans la vie comme dans les romans : commis dans une épicerie, employé dans un bureau ou, un peu plus noble, chef de culture dans une grande exploitation agricole. Mais encore, dans ce cas précis, c’est le patron qui l’a voulu, pour son futur gendre. Dans Le Pays où l’on n’arrive jamais, la tante de Gaspard n’a pas jugé utile de lui faire faire des études et elle l’occupe à cirer les parquets et à balayer la cour de l’hôtel, tâches qu’il accomplit sans dédain. Il ne demande qu’à passer inaperçu. Dans Nulle part, à Béthune, Jacques, qui peut être vu comme une réplique de Gaspard, possède une part de l’Hôtel Central, dont il abandonne tout à fait la direction à sa tante, et il met toute son ardeur à cirer les chaussures.

3On est donc à l’envers du roman de formation, et plus loin encore du roman balzacien, qui a souvent servi de modèle à des récits où le jeune homme monte à Paris et plus largement cherche à « grimper » dans tous les sens du terme. Dans ce type de roman, même l’échec, l’illusion perdue, continuent de porter cette idée d’ambition. Ici, l’opposition Paris-province se perpétue, mais indolemment. Dans L’Azur, Émilien est au Quartier Latin, il vient de réussir ses certificats ; on le voit au jardin du Luxembourg, boulevard Saint-Michel, lieux qui viennent de connaître une brûlante actualité : le livre paraît en 1968, il est imprimé à la fin de l’année, en décembre, quelques mois seulement après des « événements » qui ont eu la prétention de s’inscrire dans la grande Histoire. Ces événements avaient pris l’allure d’une révolution, dans le sillage de 1830 ou 1848, d’autres révolutions auxquelles les étudiants s’étaient identifiés et qui ont nourri la littérature. Éducation politique et Éducation sentimentale, comme aurait dit Flaubert. Mais c’est comme si tout cela n’avait pas existé, Émilien quitte Paris sans regret, ou plutôt comme s’il ne savait même pas que le regret puisse exister.

4De même, dans Nulle part, on songe à marier Jacques avec Armande Brostier, une jeune fille fortunée. Le père d’Armande lui expose clairement le projet, sans chercher à invoquer une dimension sentimentale : « Armande est une fille sans prétentions et qui t’aime bien ». Ensuite, les deux jeunes gens en parlent entre eux : « Qu’est-ce que tu en penses ? – Absolument rien pour le moment ». Puis : « De quelle façon désires-tu que je fasse ma cour ? – Nous avons le temps d’y songer ». Dans le roman réaliste de la seconde moitié du xixe siècle, et durant encore quelques décennies du xxe, la stratégie matrimoniale joue un rôle central qui soutient l’intrigue, et cette question d’argent et de position sociale devient une question éminemment romanesque. Ici, la dédramatisation pince-sans-rire affecte moins cette politique d’alliance familiale, dont chacun reconnaît la sagesse, que la prétention à en faire tout un plat. On est entre gens aimables. Certes, le désordre surgira avec la rencontre d’une jeune fille un peu sauvage, une bohémienne, mais il n’y aura pas eu d’éclat. Dans ce roman, les personnages vont devenir des forains, qui acceptent de vivre de peu. Dans un entretien avec Laurence Paton, Dhôtel déclare : « Les ambulants m’attirent parce qu’ils sont forcés de se débrouiller au jour le jour […] Ce n’est pas le vagabondage qui a en soi une valeur, mais le sens toujours renouvelé de la vie et des relations humaines ». Et il parle de leur aptitude au « débrouillage », qu’il oppose à la « fonction » [1].

5On a vu beaucoup de poésie chez André Dhôtel, et même de l’émerveillement. Il faut alors faire la différence entre le lecteur, qui en général ne demande qu’à ressentir des émotions, et les personnages, qui se caractérisent par une sorte de neutralité, comme s’ils n’étaient pas tout à fait concernés par ce qui leur arrive. C’est par ce caractère que se définit lui-même Jacques dans Nulle part. Et dans L’Azur, deux étudiants à l’aube de la vie « active », Émilien et Fabienne, commencent par se refuser à l’idylle, voire même au flirt, et se détournent du rêve : « C’était sûr qu’ils ne tenaient pas à s’éblouir. La vie consistait pour eux à ne pas s’éblouir. Cela ne signifiait pas qu’elle n’était pas intéressante, au contraire. Plus elle semblerait vide, plus elle semblerait intéressante ».

6Dans Terres de mémoire, un livre qui mêle réflexions de l’auteur, interviews et témoignages, une section s’intitule « Paresse » : une fois gagné son pain à la sueur de son front, écrit Dhôtel, qu’y a-t-il à redire si on se refuse à tout semblant de travail, même distrayant ? Si on veut tout simplement traîner. Traîner, ce n’est pas voyager, comme le touriste qui a un objectif, qui reste affairé à une sorte de recherche et qui veut trouver de l’historique ou du pittoresque ; ce n’est même pas se promener, car la promenade « garde un caractère hygiénique ou implique l’idée de faire un tour, comme il arrive pour ces sentiers numérotés des stations touristiques » [2]. « Traîner » se définit donc par défaut, en dehors de toute intention précise. C’est un mot ordinairement peu flatteur qui prend ici une dimension provocatrice, que du reste les personnages n’expriment pas, se contentant d’une forme d’inertie.

7Cette réflexion a manifestement séduit les critiques, et plus encore les poètes, qui y voient les éléments d’une philosophie célébrant un accueil à la simplicité du monde, un refus des lois de la société moderne, suractive, mais aussi de sa contestation tout aussi active, et même bien plus puisque l’on parle d’« activisme ». On s’est donc plu à voir Dhôtel lui-même comme un « traîneux », en usant d’un mot qui fait à la fois ancien et régional, le suffixe -eux ayant été le plus souvent remplacé par -eur. Mais « traîneux » se distingue évidemment de « traînard », explicitement péjoratif.

8Dhôtel, de son côté, s’est amusé à multiplier les occurrences du verbe « traîner » : « Je lui ai répondu qu’il pourrait venir traîner avec moi quand il aurait achevé son travail » (La tribu Bécaille) ; « les jours qui suivirent, Émilien traîna dans Reims » (L’Azur) ; « je suis allé traîner sur les voies » (Le train du matin), « Encore à traîner, toujours à traîner » (L’Île de la Croix d’or), etc., etc. Lire Dhôtel, c’est traîner avec lui, discuter de rien, regarder le ciel mais aussi le minuscule, les insectes, les champignons, les fleurs, surtout celles qui poussent dans les lieux les plus déshérités, encore que le mot « déshérité » se révèle impropre puisqu’il suggérerait un jugement dévaluatif. Il n’y a pas réellement de pays déshérité chez Dhôtel, même s’il a écrit Ce lieu déshérité, et sans doute même pas de lieu véritablement désigné comme humble. Car se dire humble c’est exprimer le sentiment d’un abaissement volontaire qui, du coup, est contradictoire avec la véritable humilité, vécue sans intention délibérée, de même que pour Vladimir Jankélévitch la véritable innocence est celle qui s’ignore comme telle. C’est ce qu’il nomme « l’innocence citérieure », c’est-à-dire l’innocence en deçà de la conscience, celle du jeune enfant qui n’a pas encore commis de faute et qui ne sait pas que la faute peut exister. L’innocence ressort alors d’un « homogène indifférencié », elle « agit comme un centre de basse pression qui fait appel d’air et qui sollicite énergiquement les perturbations, la nouveauté s’engouffre dans le vide, aspirée par ce zéro attirant » [3]. On croirait ces phrases écrites pour définir l’être dhôtellien, dont la nullité fait appel, sollicite le vouloir des autres à le modeler et à le grandir.

9« Je suis allé traîner sur les voies » : les personnages éprouvent une véritable attirance pour les voies de chemin de fer. Ce qui peut sembler étonnant dans un monde apparemment tenté par l’archaïsme. Mais chez Dhôtel les choses sont toujours plus équivoques, et plus d’un de ces jeunes gens travaille dans une ferme modèle, voire même cherche la recette d’engrais plus efficaces, sans exprimer de désapprobation face aux nouvelles méthodes, comme si c’était égal. Des éléments de modernité sont reçus avec une sorte d’indifférence, leurs effets sont en quelque sorte désamorcés. Ainsi le train, symbole de l’industrie et de la vitesse, voit son sens toujours détourné, soit qu’on découvre des voies désaffectées ou qui n’ont peut-être jamais servi, soit qu’on cueille des fleurs inattendues sur les ballasts caillouteux. Comme le chemin de halage, cette ligne droite se révèle paradoxalement complice de sinuosités indolentes. Et le train finit par ressortir d’un monde ancien, d’une désuétude, d’une archéologie, sans compter avec un jeu de mots peut-être involontaire qui rapproche « train » et « traîner ». Le train ne tranche pas avec la péniche qui semble traîner sur l’eau ou avec la roulotte dont le nom lui-même témoigne d’une certaine nonchalance. Dhôtel va jusqu’à écrire de façon un peu surprenante : « Il semble parfois que les circonstances sont attachées les unes aux autres comme les wagons d’un grand train de marchandises chargés de fleurs, de bêtes, de minéraux, de glace, d’ennuis, de joie et de rêves, et aussi, de loin en loin, parfaitement vides » [4].

Déserts

10L’œuvre la plus connue de Dhôtel, Le Pays où l’on n’arrive jamais, donne l’idée d’un monde sauvage, peuplé de forêts immenses, ces Ardennes mystérieuses dans lesquelles se perd Gaspard. Mais la plupart des autres romans nous font voir des plaines cultivées, des landes, des taillis et des ronciers sans grâce particulière. Il ne s’agit pas d’aimer la nature, qui se présente souvent hirsute ou pelée. Mais il ne s’agit pas davantage de ne pas l’aimer. Le lieu emblématique de ce pays que certains nomment le Dhôtelland, – nom forgé par Maurice Nadeau [5] –, c’est le plateau de Mazagran, à la limite de l’Ardenne pouilleuse et de la Champagne, un carrefour immense et vide, un désert « nul et irremplaçable ». Ce plateau de Mazagran donne en 1947 le titre d’un récit de Dhôtel évoquant une bataille qui s’y serait déroulée pendant la première guerre mondiale. Il faut voir, dans Terres de mémoire, cette photo du plateau sur deux pleines plages, prise par Gyula Zarand, un artiste hongrois qui rend de façon saisissante cette impression de nudité : un rond-point, des routes en étoile, ni buissons, ni bosquets, une herbe rase, au fond quelques arbres et l’auberge. Un vide troublant à force d’être insignifiant. Le piquant de cette affaire est que Mazagran est un nom exotique que des soldats revenus de la conquête de l’Algérie ont donné à certains hameaux ou lieux-dits, en souvenir d’une bataille. Celui-ci est situé dans la commune de Tourcelles-Chaumont, et le nom Chaumont signifie originellement « le mont chauve ». On peut penser que Rimbaud, dont le père fit cette guerre d’Algérie, y pense lorsqu’il écrit dans Illuminations : « les mazagrans fumèrent dans les estaminets », car le nom que porte cette sorte de tasse a la même origine.

11Il y a toujours comme un désert en puissance dans cette œuvre, et comme souvent chez Dhôtel le titre d’un de ses romans affiche cet élément de son programme : dans Le Soleil du désert, Jonas Souchalant – qui semble bien nommé, entre la souche et la nonchalance – se réveille dans une carcasse de voiture abandonnée au milieu d’un désert. Auparavant, il s’était endormi dans un train, était descendu dans un village et avait traîné dans une fête foraine. Ce désert n’est autre que la Champagne pouilleuse. Dans L’Azur, Émilien et Fabienne vont voir au cinéma un film qui se passe au Mexique, dans le désert, et il y a des cactus, mais aussi une jeune fille qui porte un chapeau à large bord, en paille grossière, « ce même chapeau champenois toujours ». Ce n’est pas la Champagne qui se voit investie de traits mexicains, c’est bien plutôt le Mexique qui, dépouillé de tout romanesque exotique, nous ramène en Champagne.

12Est-ce là le Dhôtelland ? Nous n’adhérons pas tout à fait à cette idée d’un Dhôtelland, reprise par Alberto Manguel dans son Dictionnaire des lieux imaginaires, et même s’il nous dit que le poète Jean Queval l’a parcouru à vélo [6]. Car donner un nom à ce pays où l’on n’arrive jamais c’est, qu’on le veuille ou non, lui conférer une matérialité, lui fixer un territoire mais aussi des limites, une frontière. Or c’est l’absence qui donne le rapport au monde, un monde où l’on est sans s’y rendre, de même que dans la mystique de Dhôtel il y a des vierges et des saintes, des extatiques de la vie ordinaire, des apparitions qui se font dans la banalité et qui n’ont qu’à y rester.

13Le désert est partout, un champ et même une ville appellent facilement un désert, mais un désert banal, un vide tout simplement. Dans L’Azur toujours, à Reims, Émilien suit une rue déserte, avec d’immenses trottoirs. Ce sont là les monuments de Reims, loin de toute cathédrale. Quelques mois plus tôt, il quittait Paris, et dans le train vers Reims, du côté de Lagny, après le pont de la Marne, il revoyait « des étendues vides qui vous étonnent toujours ». Ce vide lui semble s’agrandir, et comment le vide peut-il s’agrandir ? « Bien sûr, on est occupé dans la vie, mais on trouve des temps morts à chaque instant, et pourquoi est-ce beau les temps morts ? » Au dénuement des paysages et des landes correspond donc l’arrêt du temps, l’attente, un creux dans la vie.

14Cet ordinaire de la vie refuse le pittoresque, même si les filles sont belles et désirables. Mais leur charme se détache sur un fond médiocre. Chez Dhôtel la campagne stérile est au fond peu différente d’un quartier de banlieue. « D’un seul regard le premier venu aurait pu s’assurer de l’aridité du quartier », lit-on dans Le Ciel du faubourg. Aucun jugement dans cette remarque, et au contraire presque une forme de satisfaction à considérer que les choses sont ce qu’elles sont. Les dialogues, chez Dhôtel, sont souvent des constats : « Il y a des fleurs dans les jardins, dit Timard ». Le présentatif « il y a », déconseillé dans les manuels de style, revient volontiers, sans qu’il se teinte d’un sentiment d’absurdité lié à un « être-là » radicalement coupé de la conscience humaine. Comme dans La Nausée de Sartre, les personnages considèrent l’étrangeté d’un galet ou d’une feuille de papier, mais avec une sorte de sympathie mêlée d’un peu de distance. Si le jeune homme est à bien des égards un homme seul, il n’est pas jeté dans le monde, il y traîne tout simplement comme les nuages qui s’attardent dans le ciel, ce qu’on appelle le ciel de traîne, ou comme la robe d’une apparition dans le ciel. Dans Le Ciel du faubourg, le regard porté sur les maisonnettes de la rue des Freux, baraquements sommaires et villas en miniature d’un côté, immense entrepôt et blocs de neuf étages de l’autre, n’est ni désapprobateur ni misérabiliste. Dhôtel lui-même passe ses vacances dans un « baraquement SNCF » à Attigny, son village natal. Baraquement qui est une sorte de train qui ne se déplace même pas.

15De même les gestes du travail ne relèvent pas d’un absurde quotidien obligeant à jouer son rôle. Dans Nulle part, Jacques profite d’une indisposition de sa tante « pour se dépenser en activités ménagères ». Après avoir ciré quelques souliers, il descend au restaurant, prend en une seule pile les tasses et les soucoupes, ajoute les cuillers et distribue tout cela sur les tables avec des gestes d’une précision presque mécanique. Les choses se font comme elles se font, loin encore des analyses d’un Jean-Paul Sartre commentant dans L’Être et le Néant la gestuelle d’un garçon de café, qui « joue avec sa condition pour la réaliser » parce qu’il ne peut être « immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre ». Et « cette obligation, écrit-il, ne diffère pas de celle qui s’impose à tous les commerçants ; leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d’eux qu’ils la réalisent comme une cérémonie » [7].

16L’être dhôtellien ne se soucie d’aucun public, il est celui qui accepte les choses, qui ne se révolte pas, même si sa nonchalance constitue souvent un échappatoire efficace. Dans Le Pays où l’on n’arrive jamais, Gaspard est aux prises avec des incidents, mais toujours malgré lui, imposés par les circonstances, et chaque fois il peut dire : « je ne l’ai pas fait exprès ». Il va être entraîné dans une aventure par un cheval dont il n’est pas maître. Mais dans Le Mont-Damion, c’est le vélo – avatar mécanique, on le sait, du cheval – qui conduit Damien. Le vélo apparaît comme un objet particulier dans cet univers. Lui aussi moderne et démodé, rapide et lent selon le regard qu’on lui porte, objet manufacturé doté d’une certaine vie et qui s’identifie à son cavalier. Le vélo est comme l’outil de la paresse, du hasard et de l’impulsion, qui peut nous conduire dans quelque domaine enchanté [8]. On pense au Grand Meaulnes, – comparaison que ne goûtait pas Dhôtel – mais ce qui advient ici, ce n’est pas vraiment l’enchantement, rarement l’aventure, encore que chez Alain-Fournier cette aventure se révèle également illusoire. Mais la conscience de cette illusion n’entraîne chez Dhôtel aucune mélancolie, car la mélancolie serait déjà presque une action.

17Tout ceci, évidemment, est bien paradoxal puisque cet auteur s’est montré plutôt prolifique, et plutôt entreprenant dans ses débuts. À vingt ans, ami de Georges Limbour, de Roger Vitrac et de Marcel Arland, puis professeur à l’institut supérieur d’études françaises à Athènes, il n’est pas dans l’effacement. Il fonde une revue qui s’appelle Aventure, il est dans la lumière. Mais il va ensuite être déçu dans ses ambitions, ne pas se satisfaire de sa condition de professeur dans des villes qu’il n’a pas demandées, et sombrer quelque temps dans la dépression.

18Est-ce pour cette raison qu’il s’est inventé ce personnage qui ne cherche même pas à n’être rien et qui se refuse en quelque sorte de se poser la question, acceptant comme Émilien dans L’Azur d’être un rouage, non pas de n’être qu’un rouage, mais bien d’être un rouage. Car le « ne… que » témoignerait déjà d’une volonté de dépouillement. La première page d’un de ses romans paru en 1962, Je ne suis pas d’ici, expose cette ligne de conduite : « Il se soumettait à tout et à tous. Il ne manquait pas de discuter comme chacun, mais finalement se plaisait à céder aux exigences de ses camarades ». Et ce n’est même pas pour se montrer agréable : « C’était son destin de se conformer à une autre volonté que la sienne ». C’est aussi son destin que d’être « nul » : « Le professeur de maths lui ayant déclaré qu’il était nul, à l’occasion d’un premier devoir bâclé, il avait consciencieusement joué son rôle de cancre en la matière ». « Ce n’est pas qu’il se considérât comme rien. En fait, il ne se considérait pas du tout ». Il est curieux de constater que ce garçon porte le prénom de Damien, qui est d’origine grecque. Ceci ne pouvait échapper à Dhôtel, très marqué par son séjour à Athènes où il apprit le grec, mais le grec moderne car il est du côté de la vie humble de l’aujourd’hui et non de la gloire des humanités classiques [9]. Ainsi a-t-il écrit Ce pays déshérité, qui se passe à Koufonissi, un lieu ingrat, stérile. Nous avons vu qu’il a intitulé un de ses romans Le Mont Damion. Le prénom Fabien, qui étymologiquement désigne le conquérant, le vainqueur, ne peut manquer d’apparaître comme ironique, à moins justement que le vrai vainqueur ne soit celui qui n’entreprend pas de combattre, qui est en retrait, comme le montre le titre Je ne suis pas d’ici : à l’homme qui lui demande le chemin pour se rendre à Jobourg, Damien répond : « Je ne peux pas vous renseigner, je ne suis pas d’ici ».

19Cette nudité peut recevoir une interprétation tragique. Selon Christian Bobin, Dhôtel écrit sur des ruines [10]. De fait Attigny, son village natal, fut détruit durant la guerre 14-18, et cette destruction reste en filigrane, notamment dans La Tribu Bécaille, où les habitants d’Aigly, c’est-à-dire Attigny, évoluent sur plusieurs strates d’époques et d’objets enfouis. Mais elle est aussi l’expression d’une ascèse qui ne s’avance pas comme telle dans les romans, moins explicites que l’ouvrage consacré à Saint Benoît Labre : « Ne pas exister, n’avoir aucune idée, et tout de même prendre le chemin de l’église, pousser la porte, s’agenouiller devant l’autel et prononcer les mots qui marquent l’absence de la vie et glorifient la vie. Quelle vie ? » [11]. Curieusement, dans la mort Dhôtel semble tenir le même discours, ou la même absence de discours : sa tombe, dans le cimetière de Provins, est splendide, nue. Son nom et celui de sa femme, et rien d’autre. « Rien. Pas même une croix. Un désert à l’image de féeries d’André Dhôtel… Il est possible que le sommet soit le quasi anonymat de la tombe d’André Dhôtel. – à peine le nom. C’est presque orgueilleux une humilité à ce point-là » [12].

Notes

  • [1]
    Cette interview sert de préface à la réédition de Nulle part dans la « Bibliothèque du temps présent », Rombaldi, 1979.
  • [2]
    André Dhôtel, Patrick Reumaux, Gyula Zarand, Terres de mémoire, Jean-Pierre Delarge, 1979.
  • [3]
    Le Traité des vertus. L’innocence et la méchanceté, Champs-Flammarion, 1986, p. 184-196.
  • [4]
    André Dhôtel, Le Plateau de Mazagran, Éditions de Minuit, 1947.
  • [5]
    Maurice Nadeau, « La méthode d’André Dhôtel », Littérature présente, Corréa, 1952.
  • [6]
    « Contrée située entre Aisne et Meuse, découverte par l’explorateur Maurice Nadeau. Pays de rivières, de canaux, de bois, de vaux étranges, le Dhôtelland a une géographie confuse, qui déroute les visiteurs » (Alberto Manguel, Dictionnaire des lieux imaginaires, Actes Sud, 2001).
  • [7]
    Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, [1943], Gallimard, « Tel », 1976, p. 94-95.
  • [8]
    Notons cette curieuse « impression de promeneur » : « Je me promenais à vélo dans les Ardennes, et j’ai eu la sensation, en m’arrêtant à un endroit précis, que Rimbaud était là, tout près » (Philippe Blanc, Dhôtel. À tort et à travers, Charleville-Mézières, Bibliothèque municipale, 2000, p. 127).
  • [9]
    Voir Danièle Leclair, « La Grèce d’André Dhôtel : de l’imaginaire de l’Ailleurs à la rencontre de l’Autre », dans André Dhôtel, entre archaïsme et modernité, sous la direction de Christine Dupouy, Rodopi, Amsterdam-New York, 2012.
  • [10]
    Christian Bobin, La Lumière du monde, Gallimard, 2001, p. 61.
  • [11]
    André Dhôtel, Saint-Benoît Labre, Plon, « Hommes de Dieu », 1957.
  • [12]
    Damien Leguay, Jean-Philippe de Tonnac, Les Morts de notre vie, Albin Michel, 2015.
Français

« Je n’arriverai jamais à comprendre ce qu’ils entendent par idéal. J’ai un métier et je ne tiens pas à m’occuper d’autre chose ». Cette réflexion d’un jeune homme, au commencement du roman d’André Dhôtel intitulé L’Azur, pourrait servir d’exergue à tous les livres de l’auteur, appliqué à toujours tirer les fils d’une même pelote, celle d’un personnage à l’entrée d’une vie qu’il ne sait comment mener…

  1. Déserts
Francis Marcoin
Président de l’Université d’Artois, professeur de littérature française, directeur du centre de recherches Textes et Cultures et de la maison de la recherche SHS de l’université d’Artois.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/09/2018
https://doi.org/10.3917/sdes.022.0089
Pour citer cet article
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