CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le 11 septembre 2010 sept otages étaient enlevés à Arlit par AQMI (Al Qaïda au Maghreb Islamique). Depuis cet évènement fort médiatisé, AQMI est dans tous les esprits. Pourtant, les intérêts français ont toujours été une cible privilégiée des jihadistes algériens qui constituent le noyau dur de l’organisation. Une orientation qui n’a pas dû s’infléchir depuis le rapprochement de la France avec la Mauritanie et la récente attaque franco-mauritanienne en territoire malien pour libérer Michel Germaneau. Faut-il dès lors s’attendre à une recrudescence des attaques contre les intérêts français, voire sur le territoire français ? Afin de répondre à cette question, il convient de revenir aux origines de la menace et d’analyser ce qui se cache derrière l’acronyme AQMI. Quel est le contexte et l’histoire de leur zone d’opération ? S’agit-il d’un groupe jihadiste isolé ou bénéficie-t-il de complicités sahéliennes ? Quel est son noyau dur et quelle est son histoire ? Dans une région à majorité musulmane, faut-il craindre une radicalisation de l’islam en Afrique de l’ouest ?

Comprendre l’imbrication d’AQMI dans le maillage sahélien

Démêler l’écheveau des intérêts croisés au Sahel

2Le Sahel n’a pas de définition universelle, selon que l’on étudie la zone d’un point de vue géographique, climatique, économique ou politique. Cette bande de terre constitue la marge sud du Sahara, comprise entre le Maghreb et le « Bilad es Sudan » (pays des noirs) et qui s’est construite au travers de ses relations avec ces deux régions. Notre étude nécessite d’adopter une vision géopolitique du Sahel, et par extension de la zone sahélo-saharienne, qui comprend un arc de crise extensif reliant le Soudan à la Mauritanie et incluant le Tchad, le Niger, le Mali, le Burkina-Faso, la Libye, l’Algérie, et son prolongement marocain jusqu’à l’Atlantique.

3« Quatre pays (Mali, Niger, Mauritanie, Tchad) ont une configuration semblable de peuplement avec de très faibles densités dans toutes leurs régions septentrionales et une capitale politique, tout autant capitale démographique, dans le sud-ouest du pays » (Dumont, 2010). Le contrôle du territoire pâtit lourdement de ce déséquilibre territorial alors que des politiques inégalitaires, concentrées sur les zones peuplées et urbanisées, génèrent des frustrations et la naissance de mouvements irrédentistes. Un irrédentisme en outre alimenté par des rivalités traditionnelles entre éleveurs nomades (que le régime des pluies conduit au nomadisme pastoral) et paysans sédentaires du sud, ces derniers ayant pris le pouvoir lors des indépendances. Ces éleveurs ont développé un profond ressentiment à l’égard du pouvoir central : Touaregs au Mali et au Niger, Toubous au Tchad… En Mauritanie, la relation est inversée : les paysanneries du sud contestent la centralisation du pouvoir par les Maures.

4La région a été (et continuera vraisemblablement à être) secouée par des rébellions touarègues au Mali et au Niger qui ont été jusqu’en 2007 le principal sujet de préoccupation des gouvernants locaux comme des puissances occidentales, avant qu’une trêve ne soit négociée avec les régimes de ces deux États. Toutefois, l’accalmie de ces rébellions ne doit pas occulter la persistance de nombreuses menaces qui se développent à cause des fragilités sahéliennes : zone grise incontrôlée et sous-administrée (en matière de police, douanes, armée, services publics), où les frontières héritées de la colonisation ne se sont jamais imposées et sont vécues comme une contrainte pour des populations majoritairement nomades et vivant du commerce caravanier, le Sahel est le théâtre d’opération d’une multitude d’acteurs qui ont pour point commun de profiter du manque d’autorité dans la zone. Abu Azzam al-Ansari, stratège islamiste et responsable de la revue Sadâ Al-Jihad[1], ne dit guère autre chose lorsqu’il explique le caractère stratégique de l’Afrique pour Al Qaïda. Il cite parmi les facteurs favorables à l’implantation du jihad « la faiblesse générale des gouvernements, les luttes intérieures et la corruption des régimes en place », « des cas de lutte tribale (qui ont) renforcé les scissions internes », « la pauvreté et la misère (qui permettent) d’acheter certains chefs, de retourner facilement certains responsables » (al-Ansari, 2006). Cette configuration favorise donc l’établissement d’alliances à géométrie variable avec différents acteurs. Bien qu’étant fragiles car ne reposant sur aucun substrat idéologique, ces alliances de nature commerciale tiennent dès lors qu’elles profitent à l’ensemble des acteurs, qu’il s’agisse des marchands informels, des trafiquants, des bandits de grands chemins, des Touaregs, ou des groupuscules terroristes, dont certains se réclament ou appartiennent à AQMI. L’organisation peut également compter sur la complicité d’hommes placés dans les appareils des États régionaux ou de militaires présents dans les zones frontalières du Sahel. La menace représentée par AQMI ne doit donc pas cacher la complexité des liens qui se jouent dans cette zone et que cet article se propose d’étudier plus en détail.

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Source : La Croix

L’inscription des trafics dans la continuité historique sahélienne

5Le Sahel est une zone improductive où les faiblesses de ressources en eau ont toujours été un facteur dirimant pour les cultures. De ce fait, elle est historiquement vouée à commercer avec son voisinage. Dès le Xème siècle, au bénéfice de l’arrivée des Arabes dans la zone et de la généralisation du dromadaire, le Sahara se mua de mur de sable et d’eau (lac Tchad) en zone de transit commercial entre l’Afrique subsaharienne et le Maghreb. Des routes commerciales seront rapidement établies, et des cités commerciales (et religieuses) se développeront le long des rivages du désert. Parmi celles-ci, Chinguetti, Ouadane, Tichitt, Oualata (en Mauritanie), Tombouctou, Gao (Mali) ou Agadez (Niger). Les tribus nomades contrôlaient les itinéraires et servaient d’intermédiaires dans ces échanges transsahariens. A l’exception d’Agadez, devenue carrefour routier, la plupart de ces villes ont perdu de leur superbe à mesure que les routes transsahariennes furent abandonnées au profit du commerce maritime via le Golfe de Guinée grâce aux découvertes portuaires par le Portugal au XVème siècle. Le déclin des échanges se poursuit jusqu’à aujourd’hui, tandis que les Touaregs et les trafiquants jusqu’ici maîtres du désert, sont peu à peu écartés des réseaux densifiés par la motorisation des moyens de transport, la croissance des échanges et la consécration des frontières nationales héritées de l’indépendance. Ces frontières remirent en cause l’espace économique transnational des Touaregs au profit de riches négociants liés aux pouvoirs centraux de la région, ce qui nourrit encore aujourd’hui une profonde rancœur de leur part.

6Les fondements de l’économie caravanière ne sont pas si différents de ceux d’aujourd’hui. Première similitude : l’économie de convoyage. A l’instar de ce qui prévalait à l’époque, les commerçants, soucieux de leur sécurité, se doivent de rémunérer ceux qui se revendiquent propriétaires (par la force) de la route empruntée. Une même route peut être contrôlée selon les portions, par des Touaregs, des groupes armés autonomes ou des individus se revendiquant d’AQMI. Alors que la rébellion touarègue au nord du Niger a pris fin officiellement en 2008, l’axe Agadez-Arlit reste l’un des plus insécurisés, à tel point que l’activité de convoyage y est florissante (un convoi est organisé un jour sur trois à partir d’Agadez). Cette insécurité est le fait de bandits armés et de coupeurs de route. Seconde similitude : le contrôle des territoires. Celui qui contrôlait le territoire avait toute latitude pour imposer des taxations aux caravanes, procéder à des razzias, des pillages ou bien simplement louer des dromadaires aux marchands. Aujourd’hui, il s’arroge des droits de passage. Une différence essentielle a modifié le fonctionnement du commerce aujourd’hui. L’érection de frontières a paradoxalement permis le développement d’une économie contrebandière : outrepassant les taxes et les contrôles douaniers aux franges du Sahara, les contrebandiers dégagent des différences de prix profitables ; jonglant avec les politiques nationales de subventions sur certains produits, ils revendent à des prix inférieurs à ceux pratiqués sur les autres marchés nationaux ; contournant les interdictions, ils offrent une gamme étendue de produits ; utilisant l’intégration régionale, ils profitent des avantages proposés par les zones économiques.

Du blé à la drogue : panorama des trafics sahéliens

7Les manifestations de ce commerce sont multiples et concernent tout autant les produits de première nécessité (sucre, blé), les cigarettes, ou les migrants. Certaines sources affirment que ces marchés parallèles sont infestés de produits provenant des ONG et des aides internationales. C’est notamment le cas d’une partie de l’aide allouée à République arabe sahraouie démocratique (RASD) qui se retrouve sur les marchés mauritaniens et marocains [2].

8Les flux commerciaux de la plupart des marchandises viennent du sud pour remonter vers les pays du Maghreb et in fine, éventuellement jusqu’à l’Europe. Chaque pays, au gré de ses spécificités et de celles de ses voisins, va développer des avantages compétitifs pour les trafiquants. A titre d’illustration, les politiques protectionnistes de l’Algérie et de la Libye constituent de sérieuses contraintes pour les échanges mais de réelles opportunités pour les contrebandiers.

  1. Le trafic informel s’exonère de droits de douanes prohibitifs ;
  2. Les trafiquants contournent les interdictions d’importation et d’exportation de ces régimes ;
  3. L’informalité de leur commerce esquive les problèmes de change avec les dinars algériens et libyens, deux monnaies inconvertibles.

9L’un des produits les plus rentables et qui échappe totalement (volontairement ou non) au contrôle des autorités est la cigarette. Au Niger, en 2002, la réexportation de cigarettes représentait en valeur 40 fois plus que l’exportation du bétail, second produit d’exportation légale après l’uranium (Brachet, 2004). Les cigarettes sont acheminées depuis les ports du Golfe de Guinée jusqu’au poste frontalier de Madama via des agences de transit nigériennes. A Agadez, au Niger, des agences de courtage sont également spécialisées, avec le consentement intéressé des autorités, dans le commerce de migrants, lequel succède au très juteux trafic transsaharien d’esclaves.

10Le trafic de drogues, par l’ampleur financière qu’il représente et les réseaux mafieux qu’il invite, est le plus préoccupant, d’autant qu’il semblerait que des trafics de cocaïne contre des armes s’opèrent désormais (ONUDC, 2010). Fin 2007, l’ONUDC (Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime) estimait que 27 % de la cocaïne qui arrivait en Europe provenait d’Afrique de l’Ouest. Si la porte d’entrée du trafic est la Guinée Bissau, devenu un narco-Etat contrôlé en partie par les cartels colombiens, ce trafic essaime désormais dans l’ensemble des pays d’Afrique de l’Ouest, région que l’ONUDC annonçait même en 2009 sur le point de devenir région productrice de drogues. Les trafiquants bénéficient pour ce faire de complicités au plus haut niveau. La garde présidentielle de l’ancien Président de Guinée Conakry protégeait les narcotrafiquants (ONUDC, 2010). En Mauritanie, pays où les trafics de drogue représenteraient entre 5 et 10 % du PIB, le fils et le cousin de deux anciens Présidents de la République ont été condamnés pour trafics de drogue (Antil, 2010).

11Les routes empruntées par ces trafiquants sont connues, mais la complicité d’acteurs régionaux nuit à l’efficacité des dispositifs de lutte déployés. A titre d’exemple, dans une étude particulièrement précise des circuits de trafics dans la zone sahélienne, on observe que le trafic de résine de cannabis du Rif marocain transite par la Mauritanie, pour rejoindre, via le Mali et le Niger, la Libye et à l’Egypte (Peduzzi, 2010). Depuis la Mauritanie, 1/3 de la production marocaine transite par le Sahara, circuit qui alimente directement en droits de passage les groupes armés de la zone (Touaregs, AQMI, rebelles tchadiens…), soit 300 t par an, à raison de 2000 E par kg. Il semblerait que cette route serve également au trafic de cocaïne (Champin, 2010).

12Les efforts des services de sécurité de la région (Algérie, Libye, Maroc) paraissent avoir limité l’étendue des trafics au point d’éroder les ressources d’AQMI selon Daniel Benjamin, coordinateur du contreterrorisme au Département d’Etat américain. Si l’organisation éprouve d’incontestables difficultés sur le terrain, il est malgré tout permis de douter du tarissement de ses ressources.

AQMI, partie prenante aux trafics

13Il faut bien avoir conscience que ces trafics sont indissociables de la menace AQMI. La filiale sahélienne d’Al Qaïda joue de ces trafics pour élargir sa base de soutiens :

  • en rachetant aux contrebandiers leurs produits à des prix supérieurs à ceux du marché, AQMI s’assure leur complicité ;
  • en commandant des prises d’otages à des groupes armés, ou parfois en leur rachetant directement les otages, l’organisation suscite de nouvelles vocations ;
  • en achetant des informations auprès des bandits de grands chemins et des commerçants sahéliens, l’organisation s’offre leur soutien ;
  • en soudoyant fonctionnaires, militaires ou douaniers des États périphériques, AQMI bénéficie d’informations fiables et de complicités au sein d’appareils sensés la combattre.

14Ces soutiens facilitent la réalisation par AQMI de ses rares attentats, mais ils facilitent surtout son activité la plus rentable financièrement et la plus admirée par leurs pairs d’Al Qaïda : l’enlèvement d’occidentaux. Cette activité est le moteur de l’organisation tant et si bien que l’Algérie ne cesse de plaider pour l’interdiction du paiement des rançons, demande qui a déjà fait l’objet d’une résolution onusienne adoptée au Conseil de Sécurité en décembre 2009 (résolution 1904). Ce sujet fait fréquemment l’objet de tensions avec Bamako ou Paris. Il est d’ailleurs important de souligner qu’exceptions faites du touriste britannique tué en mai 2009 (sous la pression d’Al Qaïda au Pakistan) et de Michel Germaneau en juillet 2010 (en raison de l’attaque franco mauritanienne), AQMI a toujours relâché ses otages, probablement à chaque fois contre des rançons ou des libérations de prisonniers.

15La communion d’intérêts avec les acteurs traditionnels de la bande sahélienne est donc essentielle pour l’avenir d’AQMI. La tradition commerçante de ces acteurs suffit pour qu’ils s’allient ponctuellement avec des acteurs dont ils ne partagent aucunement l’idéologie ni les pratiques. D’autant que les combattants d’AQMI ont su tisser des relations de « coopération » avec les commerçants sahéliens, tout particulièrement dans la région de l’Adrar des Ifoghas, zone du nord Mali contrôlée par divers réseaux de contrebandiers Touareg, Kountas et Arabes. Nombre d’entre eux sont d’anciens rebelles ou miliciens de la rébellion touarègue des années 90. Si les liens d’armes sont assez rares (auparavant le rebelle Touareg Ibrahim Bahanga), les complicités « commerciales » sont foisons et elles sont souvent approfondies par de subtils liens matrimoniaux (mariage de certains cadres avec des filles de notables), permettant de s’allier à des tribus Touaregs, Arabes ou Maures. Ainsi, le terroriste Amara Saïfi, alias Abderrezak « El-Para », dans le souci d’étendre son influence dans le nord Mali, aurait contracté trois mariages de convenance avec des femmes Touareg dans les régions de Tombouctou, Kidal et Gao. C’est également le cas de Mokthar Belmokthar marié à plusieurs femmes Touareg. Les jihadistes ont également réussi à obtenir la complicité, ou a minima la neutralité, des populations nomades par divers gestes visant à « gagner les cœurs » (dons de médicaments ou de nourriture, achat de lait ou de chèvres « surpayées » aux éleveurs locaux..). Ils sont enfin aidés dans leur entreprise par des relations au sein d’appareils d’État (notables et commerçants influents) leur permettant de se procurer des passeports sous une identité d’emprunt afin de circuler librement dans la région.

AQMI au Sahel : de l’arrière-cour du jihad algérien au principal front du jihad africain

AQMI : une filiale maghrébine avant tout algérienne

16Davantage qu’un réel théâtre d’opération, la bande saharo-sahélienne, par son immensité (plus de 5 millions de km2), ses frontières poreuses, ses circuits commerciaux, licites ou non, a d’abord offert aux jihadistes maghrébins, et en premier lieu algériens, une profondeur stratégique.

Un espace privilégié de manœuvre et de repli pour la mouvance terroriste algérienne

17Dans ces zones sous-administrées et contrôlées par les trafics, une multitude de mouvements de lutte armée ont essaimé dans les confins saharo-sahéliens au cours des trois dernières décennies, recrutant au sein des diverses populations présentes sur zone : Sahraoui (Front Polisario) ; Maure (Cavaliers du changement) ; Touareg (la quinzaine de fronts actifs tant au Mali et au Niger durant les années 90, et leur descendance actuelle, qu’il s’agisse de l’Alliance pour le changement démocratique au Mali et du Mouvement nigérien pour la justice / MNJ au Niger) ; Toubou (dans l’est du Niger et le nord du Tchad), sans oublier une multitude de milices d’autodéfense d’origine arabe ou négro africaine (songhaï, peul…).

18Au début des années 1990, l’implantation des cellules du Groupe Islamique Armé (GIA) dans ces zones a initialement permis, via les réseaux de contrebande déjà évoqués, de satisfaire divers besoins logistiques des structures opérationnelles présentes au nord de l’Algérie (argent, armes, faux papiers …). Pour ce faire, le GIA a donc implanté des structures (bases de repli, camps d’entraînement, réseaux d’approvisionnement logistiques…) dans les parties septentrionales du Niger et du Mali, avec des ramifications jusqu’au nord du Nigeria. A la suite d’un différend avec le leader du GIA, Antar Zouabri, Hassan Hattab fait scission et fonde le GSPC (Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat) en 1998.

19L’utilité pour les islamistes algériens de la profondeur stratégique offerte par le nord-Mali a clairement été illustrée lors de l’affaire des otages européens, courant 2003. De fait, les mois suivants ont été marqués par une vive réaction sécuritaire. Une large coalition informelle, regroupant à l’instigation de Washington, Alger et les différentes capitales sahéliennes, a été mise en place. Bamako est rapidement apparu comme le partenaire privilégié – et le maillon faible – de la politique américaine d’implantation dans la région, sous couvert de la lutte contre le terrorisme, qu’il s’agisse d’actions strictement bilatérales ou de programmes conduits à l’échelle sous régionale (Pan Sahel Initiative, Trans-Saharan Counterterrorism Initiative ou TSCTI…) : déploiements réguliers d’éléments des forces spéciales, sessions de formation des forces maliennes, dons d’équipements, exercices anti-terroristes, échanges de renseignements, voire opérations clandestines dans les confins sahariens. Dans le même temps, en grande partie sous l’impulsion de Washington, les relations sécuritaires entre Bamako et Alger avaient été renforcées ainsi qu’avec les autres voisins sahéliens (Mauritanie, Niger, Tchad, voire même Sénégal et Nigeria).

20Ces efforts régionaux auraient dû contribuer à modifier les rapports de force sur le terrain en faveur de la coalition antiterroriste pan-sahélienne, notamment en raison de deux facteurs :

  • La fourniture de renseignements techniques (images satellites et interception de télécommunications) par les Américains. Ce soutien, qui a par exemple permis en 2004 la traque d’Abdelrazzak El-Para au Tchad, a été publiquement confirmé en 2009 par le Conseiller à la sécurité nationale du Président Obama ;
  • L’instrumentalisation des rivalités entre réseaux « commerciaux » et factions armées par les services algériens. Ces derniers, très présents dans le nord-Mali et actifs depuis le consulat de Kidal, sont parvenus à monter certains groupes rebelles ou criminels les uns contre les autres, dans l’idée de recruter des supplétifs locaux pour livrer une guerre par procuration (« proxy war ») contre les islamistes, en complément des opérations anti-terroristes plus traditionnelles. Le transfert, en 2009, d’une partie des combattants d’AQMI de Kabylie vers le Sahel a cependant changé le rapport de forces.

L’internationalisation et la montée en puissance du GSPC

21Si, à ce jour, la lutte antiterroriste a échoué, c’est notamment du fait de l’évolution du GSPC et de la reconfiguration de la menace. Rapidement après sa constitution, deux mouvances apparaîtront au sein du GSPC, l’une incarnée par son fondateur Hassan Hattab dite islamo-nationaliste souhaitant concentrer ses actions contre le pouvoir algérien, et l’autre d’Abdelmalek Droukdel qui incarne l’aile pan-islamiste désireuse d’internationaliser l’action du GSPC et de soutenir les frères martyrs en Irak et ailleurs. A partir de 2004, celui-ci imposera ses vues à la tête du GSPC et sera l’artisan du rapprochement du groupe avec Al Qaïda. Afin de témoigner de sa volonté de penser au-delà du territoire algérien, Droukdel frappe en Mauritanie en mai 2005 (Opération Badr). Cette opération sera saluée par Al Qaïda sans pour autant que la « maison mère » ne fournisse un appui matériel au GSPC.

22Le passage du GSPC à AQMI en septembre 2006 n’est pas que sémantique et induit un changement d’objectifs. AQMI, à l’initiative de Droukdel, fait fréquemment référence aux généraux musulmans qui avaient conquis l’Afrique du Nord (Général Okba) et l’Espagne (Général Tarek) au Moyen-Age. Ainsi dans le communiqué de revendication des attentats d’Alger en avril 2007, Droukdel annonce que « les enfants de Okba et Tarek sont de retour » (Guidère, 2007). Une manière d’illustrer la volonté de l’ex-GSPC de s’inscrire dans la logique internationaliste d’Al Qaïda et d’avoir une action transfrontalière en promettant la reconquête du Maghreb et de l’Espagne.

23Par ailleurs, l’affiliation à Al Qaïda a également fait évoluer les cibles de l’ex-GSPC vers les intérêts étrangers. Ainsi, le 10 décembre 2006, AQMI attaque les employés d’Halliburton dans le cadre de l’opération de Bouchaoui. Ce sera la première opération d’une longue série encore en cours visant les intérêts occidentaux.

Le Sahel : du second front au front principal

24Cette stratégie d’internationalisation a assuré la survie du GSPC et d’AQMI. Au regard de la stratégie mondiale d’Al Qaïda, la préservation par les jihadistes des structures opérationnelles et surtout logistiques dans la bande saharo-sahélienne constitue un enjeu majeur, pour ne pas dire vital, pour soutenir l’effort de guerre des maquis implantés en Algérie. C’est en effet au Sahel qu’AQMI obtient depuis plusieurs années les succès opérationnels et médiatiques qui lui font défaut en Algérie, où il est encerclé en Kabylie.

25Les derniers attentats commis à Alger par AQMI ont désormais trois ans, et le mouvement, qui continue le combat dans l’est, se voit interdire l’accès à la capitale sanctuarisée par les services de sécurité. C’est dans ce contexte de blocage opérationnel persistant qu’il faut comprendre la mutation de la zone sud d’AQMI. AQMI est indéniablement en mal d’audiences et peine à recruter en Algérie. Outre une campagne sécuritaire intensive dans le « Triangle de la mort » (Boumerdes, Bouira, Tizi Ouzou), la poursuite de la politique de « réconciliation nationale » et l’impopularité des opérations kamikazes sur le territoire algérien ont freiné la dynamique terroriste. En effet, ce mode opératoire n’a jamais fait partie de l’arsenal du GSPC, attaché à épargner les populations civiles, mais il fut introduit par Droukdel pour se conformer aux méthodes d’Al Qaïda en Irak. Profitant de l’ancienneté de ses réseaux et des fragilités politiques régionales, le groupe a habilement pris de vitesse aussi bien l’Algérie que les Etats-Unis ou la France en régionalisant son action. AQMI monte en puissance en se sachant contrainte à une obligation de résultats par l’ensemble de la mouvance jihadiste.

26Droukdel délègue la responsabilité du sud algérien à Yahia Djouadi, et confie la responsabilité de deux katiba (unités combattantes), celle de l’ouest sahélien à Mokhtar Belmoktar et celle de l’est sahélien à Abou Zeid. Droukdel nourrit un profond ressentiment historique contre la France et concentre son attention et ses discours contre les cibles hexagonales, parvenant à tuer un ingénieur français à Lakhdaria (Algérie) en 2008. La focalisation historique du jihadisme algérien sur l’ancienne puissance coloniale fait peser un risque sérieux pour les intérêts français (Filiu, 2010).

27Le déplacement de la ligne de front vers le Sahel n’est pas sans implication sur l’équilibre de la région. Les cibles politiques intouchables à Alger sont désormais à portée des opérationnels jihadistes algériens à Nouakchott ou Bamako. Le rapprochement opéré sur le terrain ouvre la voie à une campagne de recrutement qui n’est plus cantonnée au seul territoire algérien et qui en dit long sur les ambitions régionales d’AQMI. Déjà, à Nouakchott sont observées des cellules logistiques recrutées localement et l’organisation ne cache pas qu’elle compte dans ses rangs des nigériens, des maliens, des nigérians, des mauritaniens et des sénégalais. Abdelkrim, un Touareg malien qui fut imam à Kidal, fait désormais partie des émirs d’AQMI et compte sur l’appui d’un groupe armé de Touaregs.

28Cette régionalisation d’AQMI peut toutefois très rapidement s’effriter et il se peut qu’à l’instar du GIA et du GSPC, AQMI disparaisse d’elle-même. Comme le précise François Heisbourg, « l’autonomie des franchisés régionaux d’Al Qaïda conduit plus ou moins rapidement à des divergences internes dangereuses pour la qaïdisme, localement et globalement : c’est ce qui s’est passé en Irak ». L’allocation des efforts d’Al Qaïda devient alors surtout « affaire d’opportunités locales » (Heisbourg, 2009).

29La pénétration d’AQMI au Sahel a pour autre conséquence d’inscrire l’activisme djihadiste dans un environnement majoritairement musulman, ce qui présente le risque de voir l’organisation se nourrir de l’islam sahélien pour s’enraciner durablement dans la zone. L’indiscutable poussée d’un islam radical en Afrique de l’Ouest depuis trente ans renforce ces craintes et suscite donc l’inquiétude des puissances occidentales et des États de la région. Pour autant, cette menace n’est-elle pas exagérée ?

AQMI sur la vague du déclin de l’islam traditionnel africain ?

L’islam confrérique concurrencé

30Deux types d’islam subsaharien coexistent : l’islam africain dit traditionnel, composé d’ordres soufis ou confrériques, et l’islam réformiste d’inspiration salafiste (Afrique du Nord) et wahhabite (Arabie Saoudite). Ce dernier prône l’islamisation de la société via une application littérale des textes du Prophète, tandis que l’islam confrérique est réputé (pour partie à tort nous le verrons) tolérant et assimilationniste. Majoritairement marqué par le soufisme, le continent africain connait une importante poussée du réformisme, notamment alimenté par l’incapacité des États à réduire la pauvreté. Comment celui-ci se manifeste-t-il ?

31Dans le champ politique, rares sont les démarches islamistes couronnées de succès : échec de l’islamiste Moustapha Sy à la présidentielle sénégalaise en 2000, échec de l’implantation du Hezbollah au Sénégal et au Mali. L’engagement politique islamiste doit davantage être appréhendé au travers du mouvement associatif islamique, avec l’aide financière des pays arabo-musulmans (Arabie Saoudite, pétromonarchies du Golfe, Iran, Pakistan, Libye). Apparues dès les années 70, ces associations islamiques essaiment au lendemain du processus de démocratisation initié au début des années 90. Dans des sociétés se caractérisant par leur extrême pauvreté, ces réseaux n’ont cessé de gagner en influence, notamment en milieu urbain, parmi les tranches les plus démunies de la population ou parmi les élites commerçantes et administratives, voire politiques.

32Jusqu’au milieu des années 90, ce travail en profondeur ne s’est traduit que par des manifestations de nature symbolique dans la vie quotidienne : port du voile, pressions sociales contre la consommation d’alcool, essor des écoles coraniques face au délitement des écoles publiques, enseignement de l’arabe au détriment du français, développement de médias d’obédience islamiste etc. Cet islam importé a cherché à peser sur plusieurs sujets de société tels que le code de la famille ou les programmes scolaires, en dénonçant à ces occasions l’occidentalisation de certaines élites.

33Ce durcissement du discours n’a pas manqué de provoquer certaines dérives, des fidèles n’hésitant pas à passer à l’action violente à l’instigation de groupuscules sectaires, comme ceux qui prospèrent au Nigeria et recrutent généralement au sein de la communauté haoussa, tels la secte Izala, le groupe Brother (Adine Moussouloukhi), Kala-Kato (ou Maitatsine) ou plus récemment Boko Haram. Cette dernière suscite une méfiance particulière en vertu de ses liens présumés avec AQMI. Bien qu’ayant subi de lourdes pertes à la suite de combats avec l’armée nigériane, il convient de prêter attention à l’évolution de ce groupuscule. Rappelons-nous qu’en 2002, Ben Laden avait cité le Nigeria parmi les pays frères victimes de l’oppression américaine. L’inquiétude est amplifiée par la relative impunité dont jouissent certains de ces groupes. Nombre d’islamistes incarcérés sont libérés à la suite d’interventions auprès de décideurs politiques, tandis que les associations dissoutes continuent de fonctionner ou réapparaissent sous une autre raison sociale.

34Le sud du Niger, en particulier les régions de Zinder et de Maradi, apparaît particulièrement exposées aux influences du nord-Nigeria et constitue un foyer chronique d’agitations islamistes, d’autant que les populations des deux régions sont Haoussa. Plusieurs séquences violentes y ont été dénombrées depuis le début des années 1990 et l’apparition de la branche nigérienne du mouvement Izala qui jouit toujours d’une grande popularité dans le pays.

35Au Mali, l’activisme prosélyte de certains groupes radicaux dans les banlieues pauvres de Bamako, Tombouctou ou Gao ne peut qu’inquiéter. Plus au nord, Kidal fait également figure de foyer actif de contagion, bénéficiant de la vive concurrence que se livrent auprès des populations locales la Libye, l’Arabie saoudite, sans oublier des prêcheurs pakistanais, généralement liés au Tabligh, mais qui n’ont pas réussi à s’enraciner dans la zone.

36Cette combinaison entre pauvreté, voire extrême pauvreté, des populations et exposition permanente à une idéologie radicale, aux tonalités fréquemment antioccidentales, fait redouter une évolution similaire à celle observable depuis le début des années 2000 dans les grands bidonvilles entourant Casablanca, à savoir la constitution quasi-spontanée de cellules « proto-terroristes » susceptibles de tenter de vouloir passer à l’action, sur une base très artisanale, contre certains objectifs occidentaux.

Un islam qui demeure avant tout local et pluriel

37Pour l’instant, l’islamisme apparu dans les pays de la région se réfère constamment aux autorités publiques, avec une très faible portée internationaliste de leur message, exception faite de quelques mouvements comme Boko Haram. Les sources de radicalisation qui inquiètent sont bien souvent le fruit de luttes internes et l’expression d’une revendication identitaire : il en fut ainsi de la récente réforme du code de la famille au Mali, pays où l’islam a toujours imprégné le fonctionnement de la société : respect de la jurisprudence islamique (fiqh) notamment dans le commerce ou la loi de la famille (Soares, 2009). Dans les années 1970, la réforme du code de la famille au Sénégal avait donné lieu à la même levée de boucliers des associations musulmanes locales, sans que cela ne suscite d’émoi particulier et n’entraine une islamisation rampante. De même au Nigeria, l’instauration de la charia et les heurts religieux entre chrétiens et musulmans ne doivent pas être lus comme une rupture radicale avec l’ordre ancien mais un héritage de l’époque précoloniale et coloniale où la charia régulait les modes de vie dans le pays haoussa (Sanusi, 2009).

38Afin d’appréhender justement les manifestations islamiques dans la zone, il convient de dépasser l’idée d’une opposition frontale entre confréries soufis et mouvements réformistes, présentant ces derniers comme les dépositaires d’un islamisme radical. Cette tendance manifeste dans certains rapports américains, comme ceux produits par la RAND ou le Center for Security Policy, cache une réalité plus complexe. Il ne faut en effet par occulter que des ordres soufis ont produit des mouvements de résistance pendant la colonisation, et ce au nom du jihad. A l’inverse, les réformistes peuvent porter un discours pacifique et antidjihadiste. C’est le cas du prêcheur malien le plus populaire du pays, Ousmane Chérif Madani Haïdara, qui a publiquement milité contre l’excision et qui s’oppose au rétablissement de la charia.

39De même, certaines confréries que l’on présente comme dépassées peuvent choisir, via l’émergence de jeunes marabouts, d’adapter leur discours aux aspirations populaires ou de la jeunesse, ou de radicaliser leurs positions afin de concurrencer les réformistes.

40A l’instar de tous les foyers musulmans du monde, l’islam africain tend également à être individualisé. Les musulmans s’interrogent de plus en plus sur leur identité religieuse, leur manière de vivre l’islam. Ce processus d’individualisation se manifeste tant dans les rues de Téhéran, par l’achat de « tcha-Dior », que sur les plateaux de télévision du Caire, où la jeunesse dorée se plait à écouter le téléprédicateur Amr Khaled, tenant d’un islam « moderne ». On voit poindre dans ces exemples ce que René Otayek appelle « l’islam mondain » caractérisé par l’affirmation d’un esprit d’entreprise dans une économie de marché acceptée. Cet « islam mondain » touche en premier lieu la jeunesse sahélienne. Près de 70 % de la population ayant moins de 25 ans dans le Sahel, l’enjeu est donc crucial. Au Niger, « les jeunes tiennent moins à afficher des comportements pieux et à se conformer strictement aux normes religieuses » (Masquelier, 2009, p 464). Admirative des modes de vie occidentaux, cette jeunesse n’en reste pas moins marquée par l’islam et n’hésite pas, dans un contexte post-11 septembre, à ériger des affiches ou des teeshirts à l’effigie de Ben Laden. Ces croyants vivent leur religion différemment des mouvements réformistes ou des confréries, et il est essentiel de suivre avec une grande attention leur évolution personnelle. Fortement encouragé par le rôle des médias qui disséminent les modèles religieux, y compris dans les zones les plus reculées de pays africains (Meyer et Moors, 2006), cet islam syncrétique est promis à un bel avenir.

Une coopération régionale cacophonique

41Face à la double menace que constituent AQMI et la progression d’un islam radical, la mobilisation régionale est sans précédent dans la zone sahélienne, tant de la part des pays frontaliers du Sahel que de celle des puissances occidentales. Pourtant, si le déplacement de la ligne de front au Sahel oblige à la coopération, celle-ci est parasitée par des intérêts croisés, voire contradictoires entre les États de la Région.

Des intérêts nationaux divergents

42L’Algérie et le Maroc, dont les contentieux territoriaux remontent à l’époque coloniale, sont empêtrés dans leur différend concernant les revendications marocaines sur le Sahara Occidental. L’Algérie refuse de siéger aux côtés du Maroc et ne manque jamais l’occasion de pointer le manque de détermination du royaume chérifien, tandis que le Maroc ne semble pas avoir digéré l’absence de soutien américain à son plan d’autonomie pour le Sahara occidental.

43Afin de maximiser ses intérêts, le Maroc s’évertue à focaliser le risque terroriste sur le soutien apporté à AQMI par le Front Polisario. Si celui-ci semble impliqué dans les trafics (Antil, 2010), l’implication de la branche armée du mouvement autonomiste n’a jamais été avérée. Toutefois, il semblerait qu’Omar le Sahraoui, Malien condamné en juillet dernier pour l’enlèvement de trois Espagnols sur la route entre Nouakchott et Nouadhibou pour le compte d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), ait été lié par le passé au Front Polisario.

44La position algérienne est encore plus délicate à déterminer au regard des dynamiques concurrentes qui traversent l’appareil d’État algérien, entre la Présidence et l’appareil sécuritaire incarné par le DRS (Département du Renseignement et de la Sécurité). L’Algérie reste attachée à son leadership régional et refuse toute ingérence étrangère sur son sol ou celui de ses voisins. Le Président mauritanien, Mohamed Ould Abdelaziz, s’est ainsi attiré les foudres des généraux algériens, irrités par l’intervention des forces spéciales françaises aux côtés des forces mauritaniennes, dans le raid contre AQMI au Mali le 22 juillet 2010. La France, de son côté, a décidé de passer outre les avertissements algériens et apporte un soutien plus ou moins direct à des opérations militaires conduites par la Mauritanie.

45La Libye, longtemps considérée comme un chainon indispensable des trafics, entretient des relations tendues avec ses voisins. La « légion islamique » libyenne au milieu des années 1980 qui avaient enrôlé des Touaregs d’Algérie, du Niger et du Mali, avait entraîné une vive instabilité dont les conséquences se font encore sentir dans le Sahel. Si le Guide Suprême a tempéré ses velléités pour ne pas heurter les Etats-Unis et calmer les populations irrédentistes sur son territoire, il reste officiellement attaché à la constitution d’une « fédération » des populations du sud du Sahara. Ce grand dessein implique la remise en question, voire l’abolition, des frontières du Sahara, dont l’intangibilité est une condition sine qua none pour l’Algérie qui craint avant toute chose que son sud Touareg ne devienne un foyer de tensions.

46AQMI a bien compris l’intérêt qu’il pouvait obtenir à provoquer des crises régionales en jouant sur les relations pour le moins tendues entre Paris et Alger, et en s’appuyant sur les évolutions politiques locales. La coalition sahélienne péniblement mise sur pied par Alger depuis un an peine à trouver ses marques et se trouve ébranlée par des réunions ad-hoc, des initiatives militaires isolées, qui désarticulent la coopération régionale. Depuis la prise d’otage à Arlit, la remilitarisation croissante de la zone, notamment de la France avec l’assentiment des autorités burkinabaises et nigériennes, risque de heurter Alger qui entend garder la main dans la lutte antiterroriste.

Une lutte antiterroriste à deux vitesses

47La coordination antiterroriste est également complexifiée par les contraintes des États riverains du Sahel qui cherchent en permanence à asseoir leur pouvoir national. D’un coté, le credo antiterroriste a permis aux pays du Sahel de bénéficier de soutiens occidentaux, y compris pour des pouvoirs extraconstitutionnels (Mauritanie, Niger), et d’accéder à la précieuse rente antiterroriste occidentale mise à leur disposition par les puissances occidentales, Etats-Unis en tête.

48Mais de l’autre coté, les chefs d’États de la zone doivent également consentir à infléchir leur discours sécuritaire afin de ne pas devenir impopulaires, ce qui peut donner lieu à des politiques schizophréniques.

49En Algérie, depuis 2007, on assiste à la généralisation de l’enseignement islamique dans les lycées, à une chasse aux « apostats » catholiques, à un retour des anciens militants du FIS dans l’arène politique, autant de gages permettant de faire aboutir la politique de « réconciliation nationale » du Président et de tenter de capter le soutien des islamistes aux prochaines élections.

50En Mauritanie, le Président Ould Abdelaziz déclarait le 9 octobre sur Al-Jazeera : « notre pays n’est pas en guerre ouverte avec Al-Qaida, ni avec personne d’autre. Il s’agit plutôt d’une guerre contre des bandes criminelles armées se livrant au trafic de drogue et à des activités subversives ». Cette déclaration fait suite au virulent communiqué d’AQMI qualifiant la Mauritanie « d’agent de la France » après le raid militaire mené conjointement le 17 septembre à Tombouctou. Une accusation qui ternit localement l’image du Président, obligé de ne pas attaquer frontalement l’organisation jihadiste qui jouit d’une certaine popularité locale. La schizophrénie peut même aller jusqu’à l’établissement de partenariats avec les acteurs que l’on est sensé combattre. Il en est ainsi du Mali qui affirme lutter contre AQMI et qui négocie en sous-main un pacte de non-agression dans le nord du pays avec AQMI, ou la Mauritanie qui, à l’époque du régime d’Ould Taya, apôtre de l’antiterrorisme, avait conclu un accord de la même envergure avec le GSPC, avant que l’attaque du fort de Lemgheytti en 2005 ne vienne remettre en cause ce pacte (Antil, 2010).

51Les pressions concurrentes qui s’exercent sur les pays de la région, leurs contraintes internes et leurs intérêts divergents complexifient sérieusement la cohésion d’une coopération régionale à laquelle les États concernés ne sont pas habituée. Celle-ci n’a jamais été aussi intense mais les moyens de ces pays restent limités. Ainsi, le Mali, qui devrait jouer un rôle stratégique dans la lutte contre le terrorisme, est paradoxalement le pays de la zone disposant du moins de moyens. Toutefois, conformément aux accords d’Alger de juillet 2006, le gouvernement malien prévoit la mise en place d’unités spéciales chargées d’assurer la sécurité dans le nord du territoire malien. Composées d’anciens rebelles Touaregs formés par le gouvernement algérien, ces unités sont sous commandement de l’armée malienne. Il y a des raisons objectives de croire en la réussite d’une telle opération, à condition de faire en sorte qu’ils ne se fassent pas acheter. Familiers du terrain du nord-Mali, les ex-rebelles Touaregs jouissent de solides réseaux qu’ils n’auront guère de difficulté à réactiver. La mise en place de cette unité illustre la possibilité de parvenir à coopérer lorsque les intérêts des États se recoupent. Ici, pour l’Algérie, lutter contre AQMI, et pour le Mali, fidéliser les ex-rebelles Touaregs.

Conclusion

52AQMI est dite fragilisée par un tarissement de ses ressources et un déficit de candidats au jihadisme, mais elle est parvenue à mettre à mal les dispositifs de sécurité d’Areva à Arlit. Preuve que tout n’est pas qu’une question de moyens, surtout au Sahel où les informations s’avèrent bien plus précieuses que l’artillerie lourde. Le groupe énergétique français, dont la sécurité a du être percée par des informateurs (plusieurs ravisseurs parlaient tamasheq, la langue touarègue), en a fait la cruelle expérience. D’un point de vue militaire, il ne semble pas non plus qu’AQMI soit durablement fragilisée. Les lourdes pertes subies par l’armée mauritanienne sur le front ouest le 17 septembre illustrent la parfaite connaissance par les combattants d’AQMI du terrain accidenté du Sahel qu’ils pratiquent depuis quinze ans.

53Les états-majors semblent avoir pleinement compris l’importance de la lutte contre les trafics dans la zone, tant et si bien que les Etats-Unis concentrent désormais leur attention sur l’endiguement de ces trafics. C’est une condition essentielle de l’étouffement d’AQMI tout comme l’est celle visant à intégrer durablement les populations irrédentistes (touarègues) afin qu’elles ne scellent pas d’alliances circonstancielles avec AQMI. « L’assèchement de ces rébellions par des accords politiques permettant une intégration accrue est donc bien plus décisif pour contrer l’implantation des jihadistes que les opérations militaires » (Benchiba, 2008, p 348).

54Plus que jamais la bataille contre AQMI devra être engagée également sur le plan du développement économique. La pierre sur laquelle se sédimente le terrorisme dans la zone sahélienne reste indéniablement la pauvreté. Toute opération contre-terroriste s’avérera vaine si celle-ci n’est pas accompagnée de projet de développement économique dans les zones les plus exposées à la récupération terroriste, notamment le nord Mali. Toutefois, le manque d’urbanisation de la zone résulte avant tout de la faible densité de la population, laquelle nuit à la rentabilité des infrastructures qui y seraient construites. La tâche est donc colossale.

55Enfin, AQMI est-elle capable de porter le jihad en Europe comme le souhaite son chef, Droukdel ? Engagé dans une durable épreuve de force avec la France dans la région, le groupe jihadiste reste désireux de reproduire ce qu’a réalisé en 1995 le GIA et dans les années 2000 des réseaux liés à Al Qaïda. Privé des cellules jihadistes maghrébines (marocaines, tunisiennes, libyennes), toutes ralliées à Oussama Ben Laden, AQMI en est réduite à tenter, sans succès, de recruter des volontaires sur Internet et, surtout, de faire appel à Al Qaïda. La perspective d’un attentat commis par des hommes d’Al Qaïda pour le compte de sa filiale maghrébine est devenue l’hypothèse la plus crédible.

Notes

  • [1]
    Littéralement « L’Echo du jihad », cette revue électronique est d’inspiration islamiste.
  • [2]
    Entretien avec Alain Antil.
Français

Objet de tous les fantasmes, le Sahel est plus que jamais sous le feu des projecteurs depuis l’assassinat de Michel Germaneau et l’enlèvement des sept otages à Arlit, au Niger. L’occasion d’analyser plus en détail le jeu sahélien, un puzzle particulièrement complexe à appréhender qui dépasse la seule menace que représente AQMI.
Les auteurs, Yves Trotignon et Mathieu Pellerin, puisent dans l’histoire de cette « zone grise » des clés de compréhension indispensables à l’évaluation des menaces qui s’y trouvent. Ils révèlent notamment que loin d’être un acteur agissant isolément, AQMI tire sa force tout à la fois de l’étendue des trafics qui s’opèrent dans la zone, des complicités tissées avec les acteurs locaux, de la déliquescence des États de la région et de leurs intérêts parfois concurrentiels qui nuisent à la coopération régionale.

Bibliographie

  • Ouvrages

    • Christophe Champin, Afrique noire, poudre blanche : L’Afrique sous la coupe des cartels de la cocaïne, André Versailles Eds, 2010.
    • Mathieu Guidère, Al-Qaida à la conquête du Maghreb, Éditions du Rocher, 2007.
    • Adeline Masquelier, « L’islam, les jeunes et l’État au Niger », in R. Otayek, 2009.
    • Birgit Meyer et Annelies Moors, Religion, Media and the Public Sphere, Bloomington, Indiana University Press, 2006.
    • René Otayek, Benjamin Soares, Islam, État et Société en Afrique, Karthala, 2009.
    • Sanusi Lamido Sanusi, « Politique et Charia dans le Nord du Nigeria », in R. Otayek, 2009.
  • Articles

    • Abu Azzam al-Ansari, « Al-Qaeda tattajih nahwa Ifrikya (Al-Qaeda is moving to Africa) », Sada al-Jihad, no. 7, juin 2006, pp. 27-30.
    • En ligneLakhdar Benchiba, « Les mutations du terrorisme algérien », in Politique Etrangère, IFRI, été 2009.
    • En ligneJulien Brachet, « Le négoce caravanier au Sahara central : histoire, évolution des pratiques et enjeux chez les Touaregs Kel Aïr (Niger) », Cahiers d’Outre-Mer, 2004, numéro 57.
    • Gérard-François Dumont, « La géopolitique des populations du Sahel », La revue géopolitique, 7 avril 2010.
    • Jean-Pierre Filiu, « Al-Qaïda au Maghreb islamique », in Ramsès 2011, Dunod/Ifri, 2010
    • François Heisbourg, Après Al Qaïda : la nouvelle génération du terrorisme, Stock, 2009
  • Notes & rapports

    • Alain Antil, Contrôler les trafics ou perdre le Nord – Note sur les trafics en Mauritanie, Note de l’IFRI, 2010.
    • Jean-Luc Peduzzi, Physionomie et enjeux des trafics dans la bande sahélo-saharienne, Note de l’IFRI, 2010.
    • Rapport mondial sur les drogues, ONUDC, 2010.
Mathieu Pellerin
Consultant en risque-pays et chercheur associé au programme Afrique de l’IFRI
Yves Trotignon
Chargé des questions de terrorisme au sein du cabinet Risk&Co
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/06/2015
https://doi.org/10.3917/sestr.004.0043
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Club des Directeurs de Sécurité des Entreprises © Club des Directeurs de Sécurité des Entreprises. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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