CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le constat de départ que fait S. Fancello est que, en Afrique, la quête de guérison est au centre de la conversion pentecôtiste. Ce constat amène l’auteur à proposer des descriptions et analyses fines, mettant en exergue les rapports problématiques que les pasteurs, les prophètes et les croyants-guérisseurs ont avec le sida, «  maladie de Dieu  ». Ces rapports traduisent en particulier leurs positions à l’égard d’une maladie mortelle qui se transmet par le sexe et le sang, fortement connotés et discutés du point de vue symbolique et social, notamment à travers la figure de la femme associée à la sorcellerie, dans un contexte où celle-ci est aux prises avec les évolutions sociales auxquelles correspondent celles de l’idéologie pentecôtiste au sujet du mariage, du dépistage et du pouvoir de guérison divine. L’auteur aboutit à des constats particulièrement intéressants et suggestifs : le sida, «  maladie de Dieu  », est un puissant révélateur des tensions sociales ; il encourage la contestation des rapports sociaux de sexe et constitue un analyseur du rapport à l’autre, non converti, mais aussi malade. Elle fait valoir que c’est dans la marginalité des camps de guérison de la Church of Pentecost ou dans les groupes de prière que le religieux, d’obédience pentecôtiste, s’approprie réellement ce mal doté d’un «  esprit  », et propose la solution magique qu’il appelle, et face à laquelle les Églises hésitent, se compromettent ou se tourmentent. S. Fancello montre comment le sida, épreuve de vérité, bouscule les limites et déplace les frontières sans toutefois les abolir.

2Mon commentaire porte sur cette « maladie de Dieu » qui relie directement l’ordre biologique individuel à l’ordre biologique des masses et donc à l’ordre social, politique et économique. Pour paraphraser Augé (1984), je dirai que le sida est un péril biologique individuel et de masse dont les interprétations, imposées par les modèles indifféremment culturels, idéologiques et religieux, sont immédiatement sociales, politiques et économiques. Je me propose ainsi d’ouvrir ou d’élargir les conclusions et remarques pertinentes de S. Fancello aux sphères politiques, idéologiques, économiques « globales », en insistant sur le caractère pervers d’un péril biologique qui, comme le diable et la sorcellerie, s’insinue, de manière absolument « amorale », dans les processus sociaux, politiques, économiques, et à la fois les subvertit, les conforte, en même temps qu’il révèle des positions, met en péril des codes et fait ressurgir des impensés. Je m’intéresserai donc à la manière dont le pentecôtisme traite le sida, au double sens de soins et de discours sur le sida, dans les contextes des années 1980 et 1990, contextes saturés de périls collectifs et dans lesquels le traitement pentecôtiste du sida a pour enjeu le positionnement des Églises dans le champ des rapports de pouvoir, en définissant et tentant d’imposer les règles ou les normes du rapport au corps, aux autres et aux choses.

3Les années 1990 sont dominées, sur le plan des périls biologiques, par le sida, maladie du sang et du sexe, apparue une décennie plus tôt. C’est bien au cours de cette décennie que celui-ci s’impose comme réalité massive. Les malades sont bien visibles dans les hôpitaux, dans les quartiers des villes et dans les villages ; des personnes connues, proches ou des célébrités en meurent. Les déchirures que cette maladie introduit dans les familles, notamment entre maris et femmes, entre parents et enfants font désormais partie de l’expérience collective ordinaire, même si des sceptiques irréductibles ironisent encore sur le «  Syndrome inventé pour décourager les amoureux ».

4Ce péril se répand cependant dans un contexte où d’autres, qui multiplient ses effets, se font également connaître de manière dramatique. Des guerres dont certaines ont pour conséquence, ou pour projet consciemment élaboré, l’extermination du génome ethnique de certaines populations, en sont les plus caractéristiques. L’idée que j’avance ici est que l’ethnie participe, s’agissant de l’Afrique, d’une vision biologique de la société. La notion de guerres ethniques, dans cette perspective, entre en résonance avec les idéologies primitivistes charriant des schèmes d’un déterminisme biologique de l’action et de la réflexion et, en particulier, de l’action violente, hétérogène avec les actions instruites par des logiques « spirituelles » ou intellectuelles des sociétés civilisées, c’est-à-dire christianisées et dont les rapports sociaux sont structurés par les logiques capitalistes.

5Dans ce sens, les guerres qualifiées d’ethniques prennent, de manière inavouable, le sens de « guerres des races », sauf qu’il s’agit d’une conception particulière de la « race ». Car il ne s’agit pas, concernant l’Afrique, de races « normales » qui seraient en guerre. La représentation idéologique qui traverse en filigrane cette notion veut que les races africaines, de surcroît en guerre, soient des races inférieures et païennes. La nomenclature coloniale de l’identité le mentionnait déjà : en Afrique, les « races » sont, à côté des « tribus », des marqueurs identitaires spécifiés dans les actes de naissance ou dans des pièces d’identité. La « guerre ethnique » est de ce point de vue non pas tant une guerre tribale, puisque la tribu est un sous-groupe de la race, mais bien une guerre de race, dans la mesure où la race coloniale est aujourd’hui ce qu’on appelle l’« ethnie ». Mieux encore, les guerres des ethnies se dessinent comme des guerres entre sous-races de la race noire. De ce point de vue, la « guerre ethnique », « guerre des races » en tant que guerre biologique relève du même schéma idéologique de pensée que la « guerre biologique » ou du « péril biologique » du sida. Tout se passe ainsi comme si les ethnies, qui sont en guerre entre elles, qui mettent en avant les critères biologiques du sang et du sexe, avaient comme complice le sida, maladie qui, elle aussi, porte ses périls sur le front biologique du sang et du sexe.

6Est-ce un hasard si le viol des femmes accompagne la violence de la guerre biologique des ethnies, guerre des sous-races ? Il est facile de remarquer en effet que la violence des guerres ethniques, dont le principe est l’extinction d’un génome ethnique, s’est partout répandue en même temps que se répandait le sida. Ainsi, au Rwanda, la forme extrême de la guerre biologique ethnique, le génocide, a permis, à travers les viols massifs des femmes Tutsi par les génocidaires Hutu, la dissémination à grande échelle du sida. Ce même scénario se vérifie jusqu’à ce jour où toutes les guerres ethniques sont des guerres où la cruauté contre l’autre est associée au viol des femmes. Tout conspire ainsi à faire du contexte historique des années 1990, un contexte fortement mortifère où le sida, dans le champ des périls biologiques du xxe siècle tardif, se présente comme solution finale au problème de sang et de sexe que pose, dans l’imaginaire raciste, la race noire.

7C’est dans une telle perspective que nous pouvons également inscrire la problématique de la conversion. Car, dans le schéma colonial des races, la race noire africaine est une race sans « âme », et donc sans Dieu, parce que païenne. La nécessité coloniale de la conversion chrétienne de cette race (ou de ces races) se justifiait par ce fait. Convertir, dans ce schéma, c’est civiliser, sauver, guérir d’un mal biologique (la «  dégénérescence de la race  ») en apportant l’âme ou un supplément d’âme. Il s’ensuit que le pentecôtisme, en tant que religion chrétienne s’appuyant sur la Bible, se destine à opérer cette œuvre de conversion, de salut/guérison ou de civilisation, dans la mesure où il prend explicitement comme cibles les « traditions » et les « coutumes païennes » africaines. C’est dire que l’« irrationalisme » du pentecôtisme, religion de l’émotion (Villaime, 1999), guidée par le Dieu unique et non par les dieux ethniques, dieu de la matière, dieux du corps et non de l’esprit, dieu du fétichisme et de la sorcellerie, ne se situe pas au même niveau que celui du paganisme. Le sida, de ce point de vue, en tant que maladie du sang, du sexe, de l’ethnie, de la race, est bien un péril biologique. Mais ce péril biologique est pervers dans la mesure où il révèle des réalités avouables, et d’autres, inavouables, dans lesquelles il s’insinue.

8Comme péril biologique, solution radicale au problème racial que posent les sociétés africaines, le sida ne fait pas seulement réveiller les représentations d’une Afrique malade de la sorcellerie, du paganisme, de l’absence de culture ou d’âme, etc. Il se présente aussi comme le moyen qui doit révéler aux Africains du xxe siècle la vérité de leur état et la nécessité de s’investir dans sa transformation ou sa correction s’ils veulent vivre, survivre ou tout simplement s’humaniser. Quelle est cette « vérité » ?

9Il s’agit de la vérité que mettent en exergue le discours et les pratiques pentecôtistes sur la polygamie, le libertinage sexuel, l’absence de conversion considérés comme canaux et moyens de diffusion ou d’expansion du sida. Mais simultanément, c’est cette « culture africaine » elle-même qui trouve, dans le sida, sa limite. Aucun polygame, aucun libertin sexuel contaminés ne survivront et avec ceux-ci, c’est de la mort de la polygamie, du libertinage sexuel et du paganisme qu’il s’agit. On voit ainsi de quelle manière le sida, en révélant la vérité de l’état ou de la situation des Noirs, sert le pentecôtisme dans sa mission de conversion/guérison et donc de salut des païens.

10Il faut donc ouvrir à des domaines plus larges la dialectique que met en exergue S. Fancello lorsqu’elle écrit que le «  sida devient une sorte d’ordalie, de révélateur de “fautes” qui auraient pu jusque là rester secrètes  ». Le sida ne fonctionne pas seulement comme ordalie ou comme révélateur entre mari et femme. Mari et femme africains sont des sujets sociaux membres de communautés ethniques, devant s’émanciper radicalement de leur paganisme qui les empêche, par exemple, d’apercevoir la nécessité de passer le test pour connaître leur état sérologique, et donc de ne plus soumettre la femme, soucieuse de se marier, à la volonté de l’homme qui souvent refuse le test suggéré par le Comité des mariages de l’Église. La question de l’acceptation ou non du test ne pose pas seulement le problème du pouvoir de l’homme fortement compromis par le sida, comme nous allons le voir plus loin, s’agissant du pouvoir ou de la puissance des hommes politiques. L’autre problème qui se pose ici est un problème intellectuel et spirituel qui ne se pose plus avec la même acuité dans les sociétés où l’intellectualisme (ou tout simplement la science) et l’individualisme sont des valeurs positives.

11Dès lors, on peut suggérer que le sida révèle au moins trois déficits majeurs de la race ou de la culture africaine : déficit d’intellectualisation, déficit de « spiritualisation », déficit d’individualisation tout en marquant la prégnance de la déparentélisation qui s’articule contradictoirement à ces déficits.

12Le déficit d’intellectualisation et de spiritualisation opère dans la propagation du sida à travers tous les problèmes que pose l’acceptation ou non du test prénuptial conseillé par les Églises. Dans un contexte de fortes intellectualisation et spiritualisation, on peut penser qu’il est intellectuellement honnête et responsable d’accepter de faire le test pour ne pas compromettre la vie de l’autre, ou la sienne propre. Dans un tel contexte, la spiritualisation (ou la moralisation) chrétienne, notamment, ne repose pas sur le schéma des «  représentations persécutives  » qu’évoque S. Fancello, mais sur celui de la culpabilité. Or, dans les sociétés qu’elle décrit, c’est sur celui qui, le premier, est malade, que porte l’accusation d’avoir introduit la maladie dans le couple ou dans la famille. Surtout si c’est la femme. La maladie vient de l’« autre », elle n’est pas de mon fait.

13Comme on peut le voir, le déficit d’intellectualisation s’articule ici intimement avec le déficit de spiritualisation car la causalité ou l’origine biologique du mal sont des variables secondaires. Ce qui compte, c’est l’« autre » qui, par son action, sa volonté mauvaise a rendu possibles les effets de la causalité biologique. On a donc affaire ici, simultanément, à un contexte de déficit d’individualisation. L’individu, dans la configuration idéologique occidentale est celui là même qui dit «  c’est ma faute  ». Les sujets sociaux qu’étudie S. Fancello ne disent pas «  c’est ma faute  ». Pourtant, pour la plupart d’entre eux, il s’agit de sujets déparentélisés, ou vivant les processus de déparentélisation. J’appelle déparentélisation le processus d’exténuation ou de déchirure de la parenté clanique ou lignagère. Elle ne se confond cependant pas avec l’individualisation, même si elle pourrait y mener. La déparentélisation produit des sujets sociaux ayant des rapports distendus, fortement problématiques avec leurs « parents ». Mais elle ne produit pas pour autant des individus vivant avec assurance, c’est-à-dire sans les fétiches et la sorcellerie (assurances ou « vaccins » magiques), et donc de manière positive leur individualisme.

14On peut se rendre compte de la différence entre déficits d’individualisation articulés à des procès de déparentélisation en examinant la question du mariage coutumier. L’un des problèmes que soulève le mariage coutumier en rapport avec le sida est celui du lévirat. Celui-ci consiste en une loi coutumière ethnique favorisant la polygamie. Un « parent » meurt, et selon les codes ethniques en vigueur, on se doit de ne pas laisser « traîner » la ou les femmes qu’il a laissées, en fonction de l’idéologie de la solidarité de sang dont le principe est la «  dette communautaire  » (Marie, 2002). La femme ainsi reprise dans le cadre de cette solidarité du sang, solidarité biologique, constitue un facteur, ou mieux, un vecteur de propagation de cette maladie du sang et du sexe.

15Or, S. Fancello écrit : «  (…) dans le cadre du mariage coutumier, une femme est supposée accepter un mari qu’elle n’a pas choisi. Le mariage ainsi conclu résulte davantage d’une alliance entre deux lignages que du choix des conjoints. Bien que le mariage coutumier ait considérablement évolué, au point qu’il en existe de multiples formes intégrant parfois même le désir des conjoints, il rencontre quelques oppositions, notamment dans les groupes pentecôtistes qui lui préfèrent le mariage par consentement mutuel  ». Le fait qu’il y ait des évolutions dans les formes de mariages coutumiers qui intègrent le désir des conjoints peut laisser transparaître un procès d’individualisation. En réalité, plutôt que de parler d’individualisation, il faudrait, à mon sens, parler de déparentélisation, de déchirure ou d’exténuation de la parenté, mais sans individus. La déchirure et l’exténuation de la parenté clanique ou lignagère, que j’appelle déparentélisation, n’implique pas l’inscription décisive dans une logique « autoréférentielle » de l’individu opposée aux « représentations persécutives » et aux assurances magiques des fétiches. Bien au contraire, elle les exaspère en les globalisant.

16Ainsi, les déficits d’intellectualisation, de spiritualisation, d’individualisation s’articulent avec les procès de déparentélisation pour donner au contexte symbolique et social de ces sociétés cette configuration particulière qui représente un véritable défi pour la réflexion scientifique. Ce défi, S. Fancello le relève dans la manière qu’elle a de décrire et d’analyser avec une grande finesse les discours et les pratiques des sujets sociaux confrontés au péril biologique du sida et à sa perversité, sans en référer à un quelconque déterminisme traditionaliste.

17Ce défi est d’autant plus difficile à relever que les imaginaires de la maladie de Dieu sont parcourus par de multiples schémas de traverse encombrés de chausse-trappes idéologiques. Ainsi, s’agissant toujours des rapports entre le péril biologique du sida, la guerre des races, la maladie du sexe et du sang et la figure de la femme, on peut rappeler que, sur le plan de l’imaginaire du sang, le sang des menstrues, représenté comme sang de la souillure, est un vecteur de la maladie dans les sociétés africaines. Le lien entre le sida, maladie du sang, et le sang de la femme, vecteur de la maladie de l’homme est ici facile à établir du point de vue de l’imaginaire. Maladie du sang, cela s’entend comme maladie du sang contaminé. Les rapprochements sont alors faciles entre le sang contaminé, le sang de la femme, et le sang comme élément idéologique de définition de l’ethnie, de la « parenté ethnique », clanique ou lignagère. Ce lien se superpose à celui de la femme sorcière, exposée à une sorte de « viol expiatoire » lors des guerres ethniques.

18Le caractère pervers, c’est-à-dire en un certain sens, diabolique et sorcier de la maladie de Dieu, tient en partie à sa capacité à infiltrer, en les réveillant, des imaginaires idéologiques inavouables, comme ceux de la race. Mais il tient également à son pouvoir de s’insinuer dans les processus de déparentélisation, processus d’exténuation de la puissance des ancêtres, au profit de l’exaspération et de la globalisation de la sorcellerie et donc des figures qui, dans la vie quotidienne, la symbolisent. Le même caractère pervers du sida qui le conduit simultanément à faire apparaître l’individualisme comme solution à sa propagation, dans la mesure où celui-ci est en affinité avec l’intellectualisation et la spiritualisation auxquelles correspond « le mariage par consentement mutuel » qui a la préférence des groupes pentecôtistes.

19Si, comme je le suggère, le caractère pervers du sida se nourrit des processus de déparentélisation caractéristiques des sociétés africaines contemporaines, ces processus sont néanmoins le produit des effets conjugués de l’économie marchande, de l’urbanisation, de la christianisation, de la politisation et de la scolarisation qui définissent ce qu’on appelle couramment la « modernité ». Cette observation m’amène à examiner quelques dialectiques à l’œuvre au cœur de la modernité africaine du sida et du pentecôtisme.

20On a vu que les déficits d’intellectualisation, de spiritualisation, d’individualisation articulés aux logiques de déparentélisation qui sont au cœur des difficultés rencontrées par le pentecôtisme dans ses politiques de traitement du sida, ne conduisent pas à faire valoir, comme le fait le pentecôtisme lui-même, la cause de cette difficulté dans la tradition et dans les coutumes. Les logiques individualisantes, intellectualisantes et spiritualisantes du capitalisme, de l’urbanisation, de la scolarisation et de la christianisation pentecôtiste, ne sont pas contrariées par le poids des traditions et des coutumes. Elles le sont par les logiques de la déparentélisation comme processus d’intensification et de globalisation de la sorcellerie.

21Sur le plan de l’économie capitaliste, on peut noter qu’il y a eu intensification de la déparentélisation comme forme de globalisation des logiques sorcellaires depuis les années 1980 à travers les effets des politiques d’ajustement structurel imposées aux États africains. Celles-ci ont fortement déstructuré, fragilisé ou précarisé les sociabilités et solidarités familiales, de voisinage ou professionnelles, ainsi que les rapports à soi, au corps propre, aux corps des autres et aux « corps des choses ». Pendant cette période, la mort que semaient dans la société les effets disruptifs du capitalisme néolibéral s’est conjuguée avec celle que donnait le sida. Il suffit de rappeler à ce propos que, si on se prostitue de plus en plus et qu’on attrape le sida, c’est parce que les mesures de compression ou de réduction des effectifs dans les fonctions publiques, les entreprises paraétatiques et dans le privé jettent à la « rue » des pères et des mères de familles. L’imagination populaire, dans sa capacité à créer des concepts rendant compte des expériences individuelles et collectives du nouveau contexte, a depuis la décennie des politiques d’ajustement structurel, promu la « conjoncture » au rang de concept « indigène » ou populaire signifiant la précarité de la vie quotidienne : les « conjoncturés » sont ceux-là mêmes qui ne peuvent plus faire face aux charges quotidiennes qu’appelaient et supportaient leurs statuts de salariés de la Fonction publique ou des secteurs para-étatique ou privé, et dont certains, notamment les femmes, vont s’exposer aux risques du sida en se prostituant, et peupler ensuite massivement les Églises pentecôtistes.

22Mais il faut aller plus loin, s’agissant des rapports entre le sida, le pentecôtisme et la sphère de l’économie capitaliste. À ce sujet, soulignons que le rapport du pentecôtisme à l’argent et aux marchandises est ambivalent. Tantôt, l’argent est affecté d’un esprit diabolique qu’il partage avec les marchandises de luxe et qui peut prendre le nom de mami wata (Meyer, 1999). Tantôt, il est le signe de la puissance divine. Dans tous les cas, le pentecôtisme fait de l’argent et des marchandises des fétiches, à la fois choses et représentations des choses ; esprits et choses et de ce point de vue, figures du diable et de la sorcellerie. Or, cette représentation de l’argent et des marchandises par le pentecôtisme rencontre celle du sida. L’article de S. Fancello montre que le pentecôtisme affiche une ambivalence dans son rapport à cette maladie puisque le sida a d’abord été considéré comme une «  punition divine  », une «  maladie de Dieu  » ou un esprit, et que cette conception a ensuite connu une inflexion au cours des années 1990 et 2000 en Afrique de l’Ouest.

23Ces observations suggèrent ainsi toute la difficulté à laquelle est confronté le pentecôtisme dans sa volonté de dé-spiritualiser ou dé-fétichiser le sida, en ne le considérant plus comme « un péché », «  même si la personne a péché, même si c’est une prostituée  », autrement dit, même si la personne a constitué son sexe en marchandise. De toute évidence, les efforts du pentecôtisme pour sortir le sida de la sphère de sa spiritualisation, de la « sorcellerisation » ou de la magie sont confrontés aux effets de la déparentélisation qu’il produit, entretient ou aggrave et qui ont, par ailleurs, leurs effets dans la conception médicale du sida, d’une part, et dans la conception de l’argent et des marchandises, par le pentecôtisme lui-même, d’autre part.

24En effet, la distinction que tente d’introduire le pentecôtisme entre la faute commise et le péché lui-même n’implique pas une naturalisation décisive de la maladie. Car, dans le contexte régi par les logiques de la déparentélisation et de leurs effets, il est difficile de sortir une maladie comme le sida de toute conception ontologique. Constituer le sida, dans un tel contexte, comme une « chose naturelle », n’exclut pas le risque de le constituer comme un être qu’on peut traquer, chasser, parce qu’il est « intelligent ». Si dans la médecine moderne, on s’« attaque » aux maladies pour sauver ou en guérir les hommes et les femmes, la vision ontologique que suggère cette thématique agonistique de « l’attaque » est fortement atténuée par le contexte occidental où l’objectivation de la maladie, sa démocratisation[1], se sont accompagnées du processus d’individualisation, c’est-à-dire de la constitution de l’individualisme comme valeur positive. Dans un tel contexte, le préservatif préserve l’humanité de l’homme contre la dangerosité de la chose naturelle, c’est-à-dire sans « intelligence » qu’est censée être le virus. Même si, dans ce même contexte occidental, les allusions scientifiques à l’« intelligence » du virus qui mute pour faire échec aux médications relancent la vision ontologique de cette maladie, cette ontologie est profondément hétérogène à l’imaginaire persécutif de la sorcellerie.

25Ce n’est pas le cas en ce qui concerne les sociétés africaines où la maladie et le malade sont tous les deux des êtres. S’« attaquer » à la maladie, c’est « tuer la maladie », et cela n’est généralement pas différent des « attaques » contre l’homme qu’il s’agit de « tuer » pour sauver ou guérir un autre. Cet « homme » ou cette « femme » s’appellent sorciers et, sous l’impulsion des Églises pentecôtistes, ils sont des suppôts de Satan ou du diable. On dit volontiers : «  Satan ya moto  », «  Diable ya moto », en lingala. Ce qui signifie, littéralement, «  homme Satan  » ou «  homme Diable  » entendus comme « sorciers ». La maladie, ici, est toujours un être : humain, animal, « chose », diable ou sorcier, qu’il faut détruire. Dans ce contexte, comme l’écrit S. Fancello, «  la maladie n’est donc pas distincte de la possession ni la guérison de l’exorcisme ».

26Difficile alors pour le pentecôtisme de soutenir sa particularité, c’est-à-dire son pouvoir de guérison divine, s’il se met en même temps à négocier avec la science médicale les moyens qu’elle préconise pour échapper à la mort et dont le préservatif et le test sont les plus indiqués.

27Quant à l’esprit de l’argent et des marchandises, il est logique de dire que le fétichisme de l’argent et des marchandises a des effets dévastateurs réellement extraordinaires. Il contribue fortement à l’aggravation des processus de déparentélisation et donc de globalisation de la sorcellerie. Le sida, dans sa perversité, s’insinue alors dans ceux-ci, à travers le besoin d’argent et des marchandises qui conduit à la prostitution, à la soumission des femmes à la volonté des hommes qui, par exemple, refusent le test prénuptial.

28Voilà qui explique la place et le rôle que jouent, dans le pentecôtisme, les «  croyants-guérisseurs  » pour qui le sida est un esprit. Ce rôle s’explique, en partie, par le fait que les processus de déparentélisation que partout, en Afrique subsaharienne, produisent les vecteurs de la modernité, échouent à produire la résorption de l’imaginaire sorcellaire. Bien au contraire, ils conduisent à sa globalisation. Or, le pentecôtisme, qui proclame avec force sa volonté de combattre la sorcellerie, fonctionne suivant les mêmes critères du paganisme que celle-ci : critère de l’immanence du divin à l’humain, critère de la force, critère de la persécution (Augé, 1979).

29Les multiples périls biologiques dont le sida est une composante particulièrement perverse, ont, au cours de la décennie 1990, contribué à produire partout en Afrique, et en particulier dans les milieux pentecôtistes, des sentiments de « fin du monde » et, par conséquent, de retour imminent de Jésus-Christ, les angoisses de la fin du millénaire étant, dans cette perspective, un adjuvant fort efficient.

30Or, ces sentiments de fin du monde ont été nourris, sur le plan politique, par la fin de ce qui a pu être, après-coup, considéré comme une monstruosité diabolique et sorcière : le Parti unique. Les Conférences nationales, à l’exemple de celle du Congo-Brazzaville, ont largement fonctionné suivant le schéma d’un exorcisme (Gruénais et al., 1995 ; Tonda, 1997). La naissance du multipartisme a ainsi été déterminée par une séance d’exorcisme où les démons du monopartisme devaient être exorcisés à travers des pratiques religieuses bien définies comme telles. La guérison du mal que représentait le monopartisme impliquait ainsi comme condition une double conversion : conversion au multipartisme et donc à la démocratie, et conversion au Dieu chrétien. En même temps, la mort individuelle ou de masse que promet le sida se téléscopait avec la mort du Parti unique. Les prétentions de guérison du mal qu’affichaient alors le pentecôtisme et les prophétismes dès cette période, sont entrées en résonance non seulement avec les pratiques d’exorcisme qui furent au cœur de la conférence nationale, mais également avec l’élan prophétique et messianique de celle-ci.

31Mais il y a plus encore à dire sur le rapport entre la mort de l’État théologien monopartiste (Mbembe, 1988) et le sida comme péril biologique ayant des dimensions fortement sexuelles et sanguines. Le Parti unique était un parti d’« hommes forts ». Cette « force », dans la définition africaine du mot, est inséparable de la puissance sexuelle. Les Chefs d’État sont représentés comme des « hommes forts », « hommes à femmes ». L’imaginaire collectif leur prête la volonté de toujours exercer cette puissance inextricablement sexuelle et politique (voire économique) sur toutes les femmes à leur portée : les femmes des ministres, celles des autres chefs d’État, les femmes de même sang : leurs sœurs, leurs mères, leurs filles, leurs nièces, etc. Le même imaginaire populaire leur prête d’avoir des progénitures innombrables, preuves de cette puissance inséparablement sexuelle, politique et économique.

32Or, le sida, fort de sa perversité divinement diabolique et sorcière, va contribuer aux mouvements que mènent les sociétés civiles et politiques africaines contre le monopartisme et ses « hommes forts » pour la démocratisation, en s’insinuant dans les ressorts de la puissance sexuelle et dans les multiples relations qu’elle s’autorise. Les coups qu’il porte contre le Parti unique articulent contradictoirement la démocratisation politique avec la démocratisation de la mort. Le sida vient en effet scandaleusement rappeler la vulnérabilité de tous devant sa puissance mortifère autour et au sujet du sexe. Ce sont les sexes les plus « forts », ceux des « hommes forts » ou des « puissants » qui vont être les plus exposés à cette maladie. Ou, ce qui revient au même, les « sexes forts » des puissants politiques et économiques sont représentés comme des vecteurs de la mort. Une opinion circule à cet effet au cours des années 1990 et au début de la première décennie 2000 selon laquelle le sida est une maladie des « Blancs », c’est-à-dire des riches ou des puissants. Le sida procure ainsi aux pauvres ou aux « petits » le sentiment d’une certaine « justice ». Ils se disent qu’ils ne seront plus les seuls à être exposés à l’ordinaire des affres de la mort dans leur vie quotidienne. Le sida semble ainsi rapetisser les « grands » ou affaiblir les « hommes forts ».

33Simultanément, le pentecôtisme se répand, pendant cette même période, sur fond à la fois de lourds soupçons d’extorsion des services sexuels des femmes par les pasteurs et de dangerosité politique du sexe féminin. Au Congo-Brazzaville, par exemple, le sexe de la femme est attaqué comme moyen de lutte politique utilisé par certains mouvements religieux de la mouvance pentecôtiste contre la puissance politique de Sassou Nguesso, à l’époque ancien président de la république battu « démocratiquement » par Pascal Lissouba en 1992. Nous avons décrit ailleurs (Tonda, 2002) comment l’Église de la Mission du Cèdre du prophète pentecôtiste Yoka Nguendi avait préfiguré, quelques semaines seulement avant la guerre civile du Congo Brazzaville « démocratique » de 1997, la violence qui allait consumer les hommes et les choses au cours de cette année à partir du 5 juin. En effet, les miliciens Cobras de Sassou Nguesso s’étaient livrés au mois d’avril 1997 à une sévère bastonnade des femmes adeptes de la Mission du Cèdre, qu’ils accusaient de répandre, « nues », un message prophétique de leur chef annonçant la défaite de Sassou à l’élection présidentielle de juin 1997. Toujours au Congo, et au cours de la même décennie 1990, il y a même des tentatives de production de messianismes pentecôtistes sur fond de rumeur de sida : un prophète atteint de sida, disait-on, et qui va en mourir, aurait créé une Église, Dinable, dont le pouvoir de guérison serait sans commune mesure avec celui des autres Églises. Ailleurs, ces stratégies dramatiques de dénégation du péril vont amener des hommes de science au service des puissants à proclamer, comme les prophètes, les pasteurs ou les « spécialistes non médicaux », la « découverte » de médicaments censés guérir le sida, comme ce fut le cas avec le « Professeur » Lurhuma au Zaïre. Un cas similaire s’est produit au Gabon où un médecin, très proche du Président Bongo, déclara que les Gabonais étaient naturellement immunisés contre le sida !

34Bref, le sida dément scandaleusement l’exceptionnalité des « hommes forts » dont plusieurs font l’objet de rumeurs ou, franchement, d’accusation publique de sida par la presse internationale. Un exemple célèbre est donné par l’affaire Smalto à Libreville, qui met le président Omar Bongo au centre d’une campagne de presse internationale sur ses relations sexuelles non protégées avec les mannequins que lui envoie le couturier Smalto et auxquelles il aurait transmis le virus du sida. Ainsi, les hommes forts, qui avaient, à l’époque du Parti unique, le droit de mort et de vie, droit souverain, c’est-à-dire, en d’autres termes, droit divin, vont être brutalement rappelés à l’ordre dans leurs prétentions par la rumeur publique et la presse qui en font les principaux porteurs du Mal. La démocratisation politique des années 1990 s’accompagne ainsi de la démocratisation de la mort : le sida réduit l’écart, voire opère, selon les représentations, une discrimination positive devant la mort : les riches « prioritairement ».

35Mais, très vite, on va se rendre compte que la démocratisation de la mort que produit le sida épouse les logiques d’une « démocratie bourgeoise » : les riches vont se donner les moyens d’acheter des antirétroviraux, et le péril biologique se confronte, dans ses élans de démocratisation radicale de la mort, au principe de réalité de la puissance de l’argent qui achète et prolonge la vie des puissants. Et, du côté des Églises pentecôtistes ou des croyants-guérisseurs, la réalité de cette démocratie de l’argent encourage la « prise en charge » « démocratique » du sida au moyen de la délivrance ou de la guérison divine.

36Le sida est donc non seulement la «  maladie de Dieu  », mais également celle du diable et de la sorcellerie. Par son caractère pervers, elle n’est pas seulement un révélateur des tensions sociales, politiques, économiques et religieuses. Elle est aussi un révélateur des schémas idéologiques locaux et globaux. Elle atteint l’État et le pouvoir des hommes forts, induit des mécanismes de sa dénégation et de « démocratisation de la mort », mais en même temps, conforte le pouvoir de l’argent et rétablit l’inégalité devant la mort.

Notes

  • [*]
    Joseph Tonda, sociologue et anthropologue, Université Omar Bongo, Libreville, Gabon ; josephtonda@yahoo.fr
  • [1]
    Clavreul suggère cette idée de « démocratisation » de la maladie quand, évoquant l’« ontologie » médicale, il écrit : «  Le savoir médical est un savoir sur la maladie, non sur l’homme qui n’intéresse le médecin qu’en tant que terrain sur lequel évolue la maladie  ». Mais, pour «  pouvoir constituer la maladie comme objet, il a fallu l’authentifier, la constituer comme un être, reconnaissable dans ses manifestations “semblables” d’un malade à l’autre  » (Clavreul, 1978 : 111).

Références bibliographiques

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  • Tonda J., 2002, La guérison divine en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala.
  • En ligneWillaime J.P., 1999, Le pentecôtisme : contours et paradoxes d’un protestantisme émotionnel, Archives de Sciences Sociales des Religions, 1999, 105, 5-20.
Joseph Tonda [*]
  • [*]
    Joseph Tonda, sociologue et anthropologue, Université Omar Bongo, Libreville, Gabon ; josephtonda@yahoo.fr
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https://doi.org/10.3917/sss.254.0035
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