CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le Centre Antonin-Artaud à Reims est issu d’un projet surgi dans les années 80 dans le sillage de la mouvance antipsychiatrique, et en particulier de l’utopie basaglienne [1] « d’en finir avec l’Asile et les processus ségrégatifs » en fermant les hôpitaux psychiatriques, et en promouvant des alternatives sur le territoire.

2Très vite sur le terrain rémois nous nous sommes aperçus des limites radicales d’un tel projet : il ne suffit pas de promouvoir un accueil chaleureux des patients souffrant de troubles sévères pour les aider à s’en sortir. Et la ressource de la pharmacopée était aussi limitée qu’aujourd’hui : François Gonon a pu montrer que les nouveaux médicaments psychiatriques n’avaient pas plus d’efficacité que les anciens, et que la bonne promesse de la psychiatrie biologique n’était qu’une imposture, une « bulle spéculative » [2]

3J’étais pour ma part engagé dans un militantisme politique à la LCR, et dans le Collectif Gardes Fous créé dans sa proximité. Ce fut l’un des creusets pour une génération issue de Mai 68, de l’élaboration d’une pensée critique entrecroisant une double approche politique et psychanalytique. Dès lors, le projet émancipateur en psychiatrie ne pouvait se réduire à un changement du mode d’organisation, et cette transmission me permit de prendre du recul avec l’Hôpital Psychiatrique que je découvrais en 1975 comme interne. J’y rencontrais avec sidération un mode de vie archaïque et quasi colonial ainsi que quelques psychanalystes compromis assez largement avec l’Ordre Asilaire.

L’arrière-pays

4Mon engagement dans le militantisme en psychiatrie ne saurait en effet se comprendre en dehors de ce contexte de Mai 68 et de l’après-coup effervescent de surgissement des anti-psychiatries. En même temps, rien ne saurait se déduire d’un parcours de formation dans une dimension causaliste et univoque. Il vaudrait mieux parler de surdétermination au sens freudien de ce terme : il y eut d’abord la guerre d’Algérie qui fut une guerre civile, une guerre où le voisin le plus proche pouvait venir vous égorger pour des raisons qui échappaient largement à l’entendement d’un enfant. J’ai raconté ce moment dans « une enfance juive en Méditerranée musulmane » [3] avec ce paradoxe d’une familiarité troublante avec le monde arabe, la protection partielle du FLN à l’égard de ma famille, mais aussi les grenades énigmatiques, dont j’ai longtemps cru que c’était des fruits, qui faisaient « disparaitre » des proches. Les adultes chuchotaient et euphémisaient ainsi la cruauté du réel meurtrier qu’ils désavouaient d’ailleurs en grande partie. Je suis intimement persuadé que cet exil/bannissement, mais aussi la perception très précoce de l’absurdité cruelle de la situation coloniale constituent une des strates essentielles de mes engagements ultérieurs dans la politique et la psychanalyse des psychoses. J’ai pu voir comment une civilisation pouvait basculer brutalement dans la barbarie, combien la cruauté pouvait exploser entre frères, retourner la fraternité en frérocité (pour reprendre la trouvaille de Lacan), avec le déferlement de la haine raciste comme moteur de toute cette folie. J’ai pu le voir et le vivre, mais ce n’est que bien plus tard dans l’après-coup de l’analyse que j’ai pu réellement perlaborer ce qui m’était arrivé. L’analyse en libérant un certain nombre d’entraves psychiques, m’aura permis de prendre toute la mesure du trauma historique et subjectif sans que je me perde dans une fixation doloriste, une intellectualisation, ou un déni de la grande Histoire. J’ai pu écrire pour le colloque dédié à mon analyste Jacques Hassoun [4] que la psychanalyse m’avait permis « d’habiter l’exil », et d’en faire le lieu d’une hospitalité inconditionnelle et d’un accueil de l’étranger.

5Il me fallut un temps certain pour découvrir, en 1987, l’importance du mouvement de Psychothérapie institutionnelle issu de la résistance antinazie à Saint-Alban [5], en rencontrant Roger Gentis, puis Jean Oury et François Tosquelles, Lucien Bonnafé et quelques autres. Un passage entre générations où il me fallut me réapproprier ce qui ne m’avait jamais été enseigné ; et qui permettait la construction d’une praxis articulant à chaque instant l’analyse de la « double aliénation » : au sociopolitique mais aussi à l’inconscient freudien. Là encore la rencontre improbable entre un réfugié catalan de la révolution espagnole Tosquelles militant du POUM [6] exilé en France, et Bonnafé militant communiste, produit un creuset clinique et politique essentiel pour comprendre la suite à la Libération. L’orientation du POUM fut revendiquée par Tosquelles et Oury comme matrice de la forme même de la Psychothérapie institutionnelle : avec un affrontement dialectique à chaque instant entre la logique verticale de l’établissement lourde d’une aliénation sociopolitique, et l’horizontalité de la « fonction club » où l’on peut reconnaître une logique instituante et autogestionnaire.

6De plus, il faut mentionner l’enseignement de mes premiers patients, témoignant de leur résistance à la cruauté inconsciente de mes bons sentiments. J’ai raconté ailleurs [7] l’histoire de ce premier patient psychotique me signant un chèque d’un million de dollars lorsque j’acceptai d’entendre son besoin de retourner un temps à l’hôpital, qu’il appelait son « paradis perdu ». Je découvrais ainsi l’importance de l’hospitalisation qu’il ne s’agissait pas de détruire, mais de transformer dans une perspective d’hospitalité. Je découvrais aussi dans le même temps qu’il m’avait mis en place de psychothérapeute dans un transfert psychotique, décrété impossible à cette époque par l’orthodoxie psychanalytique.

7Dès lors une perspective se dessinait : construire un collectif stratifié fondé sur la praxis du club thérapeutique, que j’avais mis en place avec quelques complices en 1980, et dont je découvrais par François Tosquelles lui-même l’invention dès 1943 avec une double fonction : fonder un lieu d’horizontalité entre patients et soignants pour créer en commun les éléments de la vie quotidienne devenue un concept à part entière ; mais aussi concevoir ce lieu comme subversion de l’institué, creusé réellement sous l’établissement pour ressurgir dans les moments cruciaux, reprenant la métaphore marxienne : « Bien creusé, vieille taupe » !

À contre-courant

8La construction du Centre Artaud se fit toujours à contre-courant, avec un moment crucial de grève administrative en 1985, c’est-à-dire juste avant la loi qui allait consacrer la sectorisation psychiatrique, en 1986. Ce fut un moment particulier où l’État fit mine de reconnaître notre projet. Hélas, c’était en fait une tentative de nous instrumentaliser pour mettre en place une politique d’évaluation comptable dont on voit le résultat désastreux aujourd’hui. De même, 40 000 lits furent fermés en psychiatrie à cette époque : l’État détournant nos slogans les plus radicaux, se réclamant quelquefois de la lecture de Michel Foucault pour procéder à des coupes sombres sans pour autant permettre la création suffisante de structures alternatives. Et nous fumes taxés « d’asilaires » quand il nous fallut défendre des lieux d’asile dans l’autre acception de ce terme. Nous n’avions pas les éléments théoriques pour caractériser ce moment de pénétration du néolibéralisme dans notre champ, mais nous étions quelques-uns à pressentir le danger d’être instrumentalisés et de laisser s’épanouir un idéal de mesure généralisée de ce qui fait l’inestimable de notre métier : le désir humain, les passions tristes, la folie comme limite et figure de notre commune humanité. D’où la création, en 1986, d’une association « La Criée » avec quelques collègues pour fonder un lieu de débat sur les pratiques de la folie. Notre ligne d’orientation : un refus politique et éthique de l’ordre dominant et de la psychiatrie carcérale, et, en premier lieu, le refus de l’évaluation qui allait se généraliser malgré toutes nos critiques. La plupart des psychiatres ont cru qu’ils allaient montrer que leur service serait meilleur que les autres, ou même qu’ils prouveraient ainsi la validité de leur méthode. Nous avions pressenti que la logique interne de ces outils gestionnaires impliquait un écrasement de la complexité clinique par le simplisme d’une classification DSM, et que nous risquions d’être emportés par cet appétit pour le chiffre, la mesure, la standardisation. Il est d’ailleurs consternant que dans la Marne ce fut un médecin chef psychanalyste qui crut bon de créer le système de mesure qui allait ensuite s’imposer dans toute la France : il croyait pouvoir défendre ainsi la psychanalyse alors qu’il ne faisait qu’aider à la conversion des psychiatres à une logique gestionnaire. La critique et la dénonciation se sont vite heurtées aux menaces de restriction des budgets pour les récalcitrants, et ce fut une bataille perdue tellement nous étions isolés dans notre analyse critique.

9Ce qui fut et reste une réussite : les séminaires et conférences, les colloques et publications qui nous ont permis d’allier une pratique de terrain et une recherche théorique avec d’autres collègues psy mais aussi des philosophes politiques, sociologues, anthropologues, des artistes et écrivains…

10Le pari de l’ hétérogène comme fil rouge nous a conduits à des confrontations entre des soignants de tous métiers et de tous âges avec des chercheurs et des psychanalystes expérimentés : la seule condition requise était de témoigner à partir d’une pratique et de contribuer à une ambiance chaleureuse. Sans le savoir nous retrouvions la philia, l’amitié chère à Blanchot qui avait présidé à la fondation du GTPSI [8], de même que l’ambiance nécessaire à ce qu’un débat aille suffisamment loin en limitant la jouissance d’une polémique destructrice.

11C’est, à vrai dire, la praxis du « club thérapeutique » qui nous a formés à cet accueil de l’autre dans son altérité radicale, alors que chacun vient avec sa part folle qu’il met souvent en partage dans le Collectif. Accueillir l’étrangeté et la folie peut provoquer embarras et angoisse, au point que certains quittent rapidement l’équipe, se mettent en retrait, alors que d’autres se soutiennent d’une « passion travaillée » pour l’activité institutionnelle et clinique.

12Nous touchons là des zones qui restent nécessairement opaques, en rapport avec un désir inconscient inaccessible, et des points de butée d’un réel énigmatique. Ce qui n’a rien à voir avec l’adversité qui est allée grandissante avec la réalité sociopolitique des gouvernements successifs de droite et de « gauche », lesquels n’ont eu de cesse de détruire l’esprit de la politique de secteur. Ainsi un mouvement issu d’une rencontre entre la révolution espagnole et la résistance française antinazie avait pu construire une praxis en France, mais dont la logique profonde aura toujours été internationaliste.

13Issus de la Résistance, ses promoteurs avaient réussi à faire admettre au pouvoir gaulliste une réforme ambitieuse alliant prévention, soin et postcure. Pour être honnêtes, il faut remarquer que nombre de psychiatres ont bien peu souvent réalisé le projet ambitieux que cette réforme portait, et qui supposait un travail de terrain engagé.

14Par ailleurs, il aurait fallu une exigence de formation spécifique pour les soignants psychiatriques de tous métiers, alliant psychiatrie, psychanalyse, sociologie, anthropologie, histoire, philosophie, etc. Il faut hélas l’admettre, la formation médicale initiale est de peu de secours devant les exigences de la pratique quotidienne. Cela fait maintenant longtemps que cette ouverture transdisciplinaire souhaitable a été abandonnée : le métier d’infirmier psychiatrique a été supprimé, la formation des internes a été réduite à la psychiatrie biologique et comportementale, et surtout toute approche psychanalytique a été frappée d’opprobre.

Le Centre Antonin-Artaud et la Criée

15Nous avons donc suivi le chemin exactement contraire à Reims continuant à former au fil du temps des « psy » de tous métiers et de tous pays par le biais de stages auprès des patients, mais aussi des séminaires et conférences. Les groupes internes de retour sur la pratique ont permis à des soignants de soutenir des positions complexes de travail psychothérapeutique. Surtout la pratique de l’analyse institutionnelle permanente au cours de réunions quotidiennes aura permis de créer un support phorique [9] d’existence pour des patients en souffrance d’être bien souvent soutenus et relancés par l’existence et la vivance [10] du Centre Artaud. Ce dont témoigne fort bien le film Nous les Intranquilles[11].Je pourrais décrire la multiplicité des institutions dispersées et articulées à partir d’une maison du centre-ville pensée comme un lieu de rassemblement : appartements thérapeutiques et sociaux, centre d’accueil et hôpital de jour, club et Gem [12]. Le plus important me semble résider dans le principe même d’une construction fondée sur les initiatives des uns et des autres, stratifiée au fil des ans et du cumul d’expériences, solide et malléable à la fois. Le Collectif donne ainsi support à l’instituant, ce qui le distingue d’une « foule organisée » au sens que lui donne Freud [13], mais aussi de groupes où il s’agirait d’interpréter les paroles des uns et des autres, ce qui singerait une psychanalyse appliquée à l’institution comme un « pansement ».

16Bien au contraire c’est la construction, la « révolution permanente » des formes et des usages qui tiennent cette fonction de l’instituant, de la création « d’espaces du dire » (Jean Oury) où la traversée psychothérapique peut s’effectuer. Un bon exemple en serait l’Assemblée générale mensuelle du Centre Artaud : elle se tient depuis une quinzaine d’années et a débuté lors d’un incident survenu pendant mes vacances. Le cahier de dettes est volé, ce qui constitue une entame dans le pacte entre tous ceux qui gèrent « le petit commerce » du club dans le centre de jour. À mon retour, nous décidons d’une assemblée générale pour discuter de la situation et prendre ensemble des décisions. Le jour venu, la salle est comble, et si certains sont vindicatifs quant aux mesures à prendre, le climat est à la fois sérieux et bon enfant. Chacun peut ressentir le plaisir de se retrouver aussi nombreux à échanger et reconstruire le club. Des propositions délirantes et mémorables surgissent, comme de scier le bar pour assurer la transparence des comptes, et peuvent être écoutées sans moqueries. Une réorganisation provisoire du collectif soignants/soignés est décidée, et surtout le principe de se revoir tous les mois.

17C’est cette assemblée générale qui accueillera plus tard les attaques et annonces politiques de Nicolas Sarkozy contre « les schizophrènes dangereux » et nous serons alors interpellés par les patients sur notre positionnement. Avec un certain embarras de mon côté en rapport avec le risque « d’adhésion » des patients par la force du transfert, je me décide à répondre que je fais partie du petit groupe fondateur du « collectif des 39 » [14] ; ce qui suscite la curiosité et l’intérêt de plusieurs patients qui voudront être partie prenante d’une mobilisation qui de fait les concerne. Et c’est le début d’une nouvelle aventure qui se poursuit, et alterne manifestations, meetings, départs en commun à Paris en autobus ou en train. De fait, la politique de la psychiatrie devient l’enjeu régulier d’une discussion à laquelle nous ne nous dérobons pas. Ce qui vient se rajouter à la stratification préalablement évoquée. Cette praxis du Centre Artaud nous aura permis de tenir bon tant bien que mal face à cette vague de mélancolisation et d’apathie qui aura provoqué nombre de burn out et de démissions de psychiatres, confrontés à la destruction du sens de leur travail par la bureaucratisation néolibérale de leur environnement de travail. Cette montée de la bureaucratie allait à rebours de la logique politique autogestionnaire, celle que Dardot et Laval ont renommée Commun[15] qui permet qu’une pratique reste vivante et se soutienne d’un nouvel imaginaire et d’un désir émancipateur.

L’irruption de la pandémie

18Le weekend précédant le discours de Macron, nous apprenons la décision du directeur de fermer toutes les structures ambulatoires, ce qui me sidère totalement. Ainsi en un instant il serait possible de supprimer 40 ans de construction institutionnelle avec les patients ! Je suis également chamboulé par les réactions premières de l’équipe : les plus engagés devenant les plus déterminés à produire gestes barrières et mesures d’endiguement d’une épidémie que je vais plus ou moins désavouer pendant quelque temps, sur le mode d’un « je sais bien, mais quand même » [16].

19Je suis frappé par le risque mortel qui menace le Collectif, chacun se retrouvant atomisé, renvoyé à une peur panique devenue l’élément rassembleur et désagrégateur. Les stagiaires sont mis à la porte, beaucoup sont tentés par le repli, voire le retour au domicile. Et il va me falloir déployer beaucoup d’énergie pendant une semaine pour provoquer un ressaisissement.

20La question qui me taraude et qui se trouve alors impossible à formuler à haute voix : s’agit-il de consentir à une mort du Collectif au nom de la défense de la vie, ou plutôt de la survie ? La seule évocation de cet énoncé ayant le don de me plonger dans une colère salutaire et créatrice.

21Nous avons ainsi pendant une semaine poursuivi des réunions d’équipe très productives pour tenter de penser ce qui nous arrivait, et surtout mettre en place un dispositif d’aide et d’écoute à l’égard des patients, avec en premier lieu un ravitaillement en nourriture indispensable physiquement et psychiquement pour certains. Nous avons maintenu des visites à domicile pour les patients en appartement thérapeutique ou en situation de crise grave. Nous avons aussi conservé les consultations de crise et les soins de base au Centre Artaud pour les plus fragiles.

22Il m’aura en fait fallu huit jours pour consentir à reconnaître le danger de ces réunions dites présentielles, et qu’il allait falloir trouver des moyens nouveaux pour continuer à se parler.

23Grâce à des jeunes internes grecs – Anna Paré et Théodore Mystakélis – connaisseurs des réseaux sociaux, nous avons très vite mis en place plusieurs messageries internes à l’équipe, et des réunions par visioconférence que nous n’aurions pas pu imaginer auparavant. Cela a permis de reconstruire un dispositif sur un mode certes virtuel, mais qui au bout d’une dizaine de jours a montré son efficacité en réduisant considérablement les forces de désagrégation du Collectif. Nous avons contacté la quasi-totalité des patients les plus fragiles pris en charge (près de 250), et mis en place plusieurs lignes téléphoniques pour nous rendre disponibles. Nous avons été envahis d’appels pendant une semaine, puis ces appels se sont progressivement réduits. Les patients ont pu vérifier notre présence vivante et écoutante en échangeant souvent des banalités de la vie quotidienne, et l’expérience nouvelle d’un enfermement partagé. Certains parmi les plus lucides l’ont verbalisé, en nous le faisant remarquer avec humour ou ironie : nous faisions nous aussi l’expérience de l’isolement avec eux ! Certains n’ont pas supporté le téléphone, tandis que d’autres moins nombreux ont poursuivi une psychothérapie analytique par téléphone, avec des avancées surprenantes.

24Il me faut insister sur cette désorganisation éprouvée psychiquement et physiquement qui m’aura conduit à consacrer l’essentiel de mon énergie à élaborer cette angoisse de mort, la mettre au travail pour que l’équipe se dégage progressivement de la sidération traumatique.

25Il y a eu un moment de vacillement où j’ai même pu penser, ou plutôt éprouver que Thanatos pourrait triompher. Un échange avec MJ Mondzain m’aura particulièrement aidé : il était nécessaire de traverser cette désorganisation éprouvante, ce chaos avant de pouvoir nous remettre à créer ensemble. L’épidémie pousse, comme tout le monde l’aura éprouvé, à l’exact opposé de l’hospitalité que nous mettions en acte, préalable à toute offre transférentielle ; elle induit au contraire la peur de l’autre et l’atomisation. Et aucune doxa, aucune idéologie ne peut nous protéger de cette réversibilité de l’hospitalité, si bien analysée par Derrida.

26L’analyse institutionnelle permanente de ce qui se jouait nous aura permis jusqu’à maintenant de réinventer des formes nouvelles, de produire une Gestaltung (forme formante au sens de Jean Oury) en soutenant une aporie : se tenir à distance physique les uns des autres, patients comme soignants, tout en créant des regroupements virtuels. Ainsi un journal en ligne a vu le jour ainsi que des réunions entre soignants par le biais d’applications de visioconférence. Nous avons ensuite proposé aux patients des réunions virtuelles par téléphone en commençant par une AG. Et il s’est alors produit un petit miracle : nous étions près de 50 à nous retrouver en réunion téléphonique sans nous voir, et la joie des retrouvailles a surmonté le risque de la cacophonie. Sans doute la longue histoire de cette AG, de la « fonction club » a-t-elle permis ce moment de traversée du chaos réduisant considérablement la panique, et permis la re/création du Collectif sous d’autres formes. Le journal web a connu un gros succès auprès des patients, ainsi qu’un groupe de parole de taille plus réduite. Le même dispositif fut très vite utilisé par le club et par le GEM ; puis réapproprié par Humapsy [17] pour des réunions entre patients. Et depuis trois semaines une équipe mobile de volontaires se déplace quotidiennement au domicile des patients les plus fragiles. Il est clair que ce surgissement de formes successives est le fruit d’années d’expérience de psychothérapie institutionnelle, qui ne saurait se réduire à une forme fétichisée, alors qu’il s’agit d’une méthode pour traiter l’aliénation et relancer le désir soignant.

27Dans une étrange répétition de l’Histoire, se rejoue « le moment Tosquelles » finement analysé par Pierre Delion [18] : le bricolage inventif et les constructions successives avec les moyens du bord témoignent de la créativité qu’il s’agit de trouver ou faire surgir au cœur de la catastrophe. L’enjeu n’est pas celui angoissé de la survie ou de la « bonne promesse du jour d’après », mais plus modestement de nous tenir dans une transmission/réinvention en nous appuyant sur le pouvoir instituant qui vise le Commun comme méthode et perspective.

Notes

  • [1]
    Franco Basaglia est un psychiatre italien. Il est à l’origine d’un courant critique ayant abouti en 1978 à la loi 180 de fermeture des hôpitaux psychiatriques italiens.
  • [2]
    François Gonon, « La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? », Esprit, n° 11, 2011.
  • [3]
    J’ai évoqué ce chiasme dans un livre publié sous la direction de Leila Sebbar : Leila Sebbar (dir.), Une enfance juive en Méditerranée musulmane, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu Autour, 2013.
  • [4]
    Claude Spielmann (dir.), Jacques Hassoun… de mémoire. Actualité de la transmission, Toulouse, Érès, 2010.
  • [5]
    Hôpital psychiatrique de Saint-Alban, situé en Lozère, lieu de fondation de la psychothérapie institutionnelle : on peut lire entre autres l’article de Jean Ayme en accès libre sur le net : « Essai sur l’histoire de la psychothérapie institutionnelle » : http://balat.fr/Jean-Ayme-Essai-sur-l-Histoire-de.html
  • [6]
    POUM : Parti ouvrier d’unification marxiste se réclamant d’un communisme antistalinien et quelque peu libertaire.
  • [7]
    Pierre Chemla (dir.), Transmettre, Paris, Érès, 2016.
  • [8]
    GTPSI : Groupe de travail de psychothérapie et sociothérapie institutionnelle, se réunissant de 1960 à 1966. On pourra se référer au livre d’Olivier Apprill, Une avant-garde psychiatrique, le GTPSI (1960-1966), Paris, EPEL, 2013.
  • [9]
    « Phorique » vient du grec ancien et signifie porter. Pierre Delion, avec le concept de fonction phorique le fait équivaloir au holding winnicottien.
  • [10]
    Vivance : présence vivante corporelle.
  • [11]
    Nous les Intranquilles, film de Nicolas Contant et du groupe cinéma du Centre Artaud, Sanosi productions, 2016.
  • [12]
    GEM : Groupe d’entraide mutuelle. Structure reprenant les principes du club thérapeutique, créé par l’État en 2005, dans une perspective de clivage du soin. Repris à Reims en liaison avec le Club et le Centre Artaud.
  • [13]
    Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, Paris, PUF, (1921) 2010.
  • [14]
    Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire, réuni en urgence en réaction au discours de Nicolas Sarkozy assimilant maladie mentale et délinquance, regroupant de façon militante des professionnels du soin psychique.
  • [15]
    Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, Paris, La Découverte, 2015.
  • [16]
    Octave Mannoni, Clefs pour l’ imaginaire ou l’autre scène, Paris, Seuil, 1969.
  • [17]
    Humapsy : Des humains impatients pour une psychiatrie humaniste, association loi 1901 de patients suivis au Centre Artaud.
  • [18]
    Cf. Pierre Delion, « Le moment Tosquelles », 23 mars 2020, publié par Le Point de Capiton [en ligne].
Patrick Chemla
psychiatre et psychanalyste, Centre Antonin Artaud, Reims
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/08/2020
https://doi.org/10.3917/sava.052.0037
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