CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Contrairement à ce qu’un discours ambiant laisse parfois penser, la crise financière de 2007-2008 n’est pas terminée. Adam Tooze, historien britannique, le montre brillamment dans son ouvrage Crashed : la dynamique de crise enclenchée avec le retournement du marché des subprimes en 2007 se poursuit aujourd’hui sous d’autres formes [1].

2 Tooze est particulièrement sévère pour les Européens : persuadés que la crise financière de 2007-2008 est un événement étatsunien, lié à une mauvaise gestion des risques, les dirigeants de l’UE, et plus particulièrement de la zone euro, se sont révélés incapables d’anticiper le choc qu’allait représenter pour cette fragile construction l’enchaînement de politiques de sauvetages massifs du système bancaire et de plans de relance visant à éviter une récession trop prononcée. Leurs actions successives, inspirées par la peur de l’effondrement, ont contribué à transférer des montagnes de dettes privées vers le secteur public, et ont mis un peu plus les banques centrales au cœur du fonctionnement économique mondial. Ce grand chambardement a profondément transformé la nature même de l’organisation économique mondiale.

3 Tooze ajoute que ce changement a été largement piloté par les États-Unis, redevenus à cette occasion le leader incontesté de l’économie mondiale, ou du moins occidentale : le Quantitative Easing[2] s’est généralisé, et même la zone euro réticente a fini par suivre le mouvement. Le secteur financier a été placé sous un monitoring plus rigoureux, surtout en Grande-Bretagne et aux États-Unis, mais aussi en zone euro avec la mise en place de l’Union bancaire (2014).

4 Un vent d’optimisme souffle depuis quelques mois dans la presse économique et financière, et parmi les élites. La « reprise » a conduit à une diminution du taux de chômage, en particulier aux États-Unis et au sein de la zone euro [3]. La croissance américaine redevient « vigoureuse », comme aux plus belles heures de la machine à créer des emplois célébrée dans les années 1990-2000. L’inflation reste contenue, le secteur financier « assaini » et les sociétés américaines les plus puissantes (les « GAFAM » : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) enchaînent les résultats économiques et les performances financières, donnant au monde le modèle de la réussite au XXIe siècle : le progrès adviendra par la poursuite des innovations dans les nouvelles technologies, en particulier le Big Data et l’intelligence artificielle, qui vont « révolutionner nos modes de vie et nos façons de produire », etc. L’euphorie béate de la « grande modération » et autres « nouveaux cycles de croissance » n’est pas loin de réapparaître, au détour d’un article ou d’une conférence. Même en zone euro, Jean-Claude Trichet se félicite [4] du succès de la monnaie unique, incontestable réussite monétaire (la valeur interne et externe de la monnaie a été préservée malgré la crise) et demi-réussite économique (le PIB par habitant de la zone n’a pas sous-performé en comparaison internationale, du moins par rapport aux États-Unis et aux pays européens hors zone euro [5]). Il reste, certes, à compléter le pilier économique de la construction : les propositions de refonte de la zone (ministre des finances, parlement, budget, parachèvement de l’Union bancaire...), portées par Emmanuel Macron, sont présentées comme les derniers coups de vis à donner pour assurer la viabilité définitive de l’édifice.

5 D’où vient alors que ce récit optimiste ne s’impose pas avec autant de force qu’on aurait pu le croire ? Depuis 2009, les niveaux d’endettement public sont restés stables au sein des grands pays développés [6], malgré l’entrée en 2010 dans un moment idéologique particulièrement favorable à un rapide désendettement public. Les politiques d’austérité, qui s’épanouissent en 2010- 2013, ont retardé toute reprise économique solide, et la croissance est restée faible en moyenne, même dans les pays considérés comme les plus « performants ». Le niveau d’endettement privé (hors secteur financier) a légèrement augmenté dans plusieurs pays, mais le phénomène le plus massif a été l’énorme accroissement du bilan des banques centrales qui sont devenues des prêteurs, en dernier ressort, géants, finançant à bas coût à la fois les États et les banques privées.

6 Le moment de vérité, celui du retour à la « normale » des politiques monétaires, c’est-à-dire la hausse progressive des taux d’intérêt et la sortie du Quantitative Easing, n’est pas encore arrivé et les craintes qu’il suscite depuis longtemps sont loin d’être levées. Même les plus optimistes sentent bien que la « sortie de crise » n’est pas encore advenue et ne sera peut-être pas aussi aisée qu’ils l’espèrent (au moins inconsciemment).

7 Pour ces commentateurs, les « risques » sont exogènes et proviennent avant tout du système politique. Sous le terme de « populisme », les discours dominants pointent aujourd’hui l’arrivée de leaders qui s’émancipent, parfois sur des points fondamentaux, de l’ordre libéral. C’est bien sûr d’abord la remise en cause du libre-échange mondial qui les préoccupe. Portée par le pays dominant, elle ébranle l’ensemble de l’édifice libre-échangiste issu de la Seconde Guerre mondiale et menace de détruire ce qui a toujours été présenté comme un moteur de la croissance mondiale. C’est ensuite l’arrivée de gouvernements qui contestent frontalement les normes fixées par les institutions au sein de la zone euro, comme en Italie, après un épisode grec déjà délétère pour la crédibilité démocratique de la construction monétaire. C’est enfin l’arrivée de gouvernements contestant les fondements des institutions démocratiques et multilatérales auxquelles ils sont censés adhérer, et de plus en plus exclusivement focalisés sur les enjeux migratoires mondiaux. Incapable de comprendre que ces logiques ne sont pas complètement indépendantes de la crise économique et sociale, en dépit de l’autonomie relative du champ politique, le discours dominant y voit des éléments perturbateurs heureusement contenus. Jean-Claude Trichet pouvait ainsi souligner récemment que le populisme anti-migrants n’affectait pas le soutien à la monnaie unique, même en Italie, ce qui en faisait sans doute un « moindre mal ».

8 Les facteurs de risque sont pourtant interdépendants et la séquence historique qui s’annonce peut conduire à des enchaînements a priori improbables, comme ceux qui ont entraîné, en politique, des candidats ouvertement racistes, sexistes et homophobes à prendre le pouvoir dans les deux plus grands pays d’Amérique (États-Unis, puis Brésil). Le facteur-clé de la période est la sortie des politiques non conventionnelles des banques centrales, et son interaction avec la dynamique des marchés et celle des économies. Chaque hausse des taux d’intérêt par les banques centrales, chaque mouvement de retrait de leurs politiques de soutien massif aux banques et aux États, est susceptible de déclencher des effets imprévus, potentiellement difficiles à contrôler, sur l’ensemble du système économique et financier, et sur les sociétés. Si l’on considère que la progression récente des marchés est largement spéculative et liée aux conséquences du Quantitative Easing plutôt qu’à un véritable mouvement d’innovation et de progression économique durable, on peut en particulier craindre des turbulences financières toujours plus marquées, déjà annoncées par quelques prophètes de malheur [7]. Celles-ci pourraient être amplifiées et intensifiées par les « risques politiques » évoqués plus haut : durcissement des relations Chine-États-Unis, Italie-UE, crise latino-américaine, etc. Elles peuvent aussi naître de résultats d’entreprises décevants liés à la faiblesse de la reprise, qui pourraient rappeler l’éclatement de la « bulle Internet », ou d’enchaînement de défauts d’États et de faillites bancaires, comme on en connaît déjà un certain nombre depuis 2007.

Notes

Mis en ligne sur Cairn.info le 17/01/2019
https://doi.org/10.3917/sava.046.0007
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