CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 durant l’année qui a suivi la « capitulation » du gouvernement Tsipras face aux représentants des créanciers de la zone euro, la situation européenne a continué de connaître une évolution ambivalente, caractérisée par un timide début de « reprise » économique et, simultanément, par une persistance, voire une montée, de la défiance envers les institutions européennes : le plus récent des événements politiques – de plus en plus souvent qualifiés de « chocs » par les observateurs – est bien évidemment le résultat du référendum sur le « Brexit », qui a déjoué les derniers pronostics des instituts de sondages et révélé l’ampleur du discrédit de « l’Europe » en tant qu’entité politique, tout particulièrement dans le salariat subalterne et chez les petits indépendants.

2 La perte d’attractivité du « projet européen » ressemble à une érosion lente qui repose sur un enchaînement de déceptions et de promesses non tenues, dans un contexte de concurrence de plus en plus aiguë au sein des groupes les moins qualifiés, qui s’exprime aussi bien sur le marché du travail que dans l’accès aux prestations sociales.

3 La nomination de l’ancien président de la Commission européenne José Manuel Barroso au sein de la direction de la banque d’investissement étatsunienne Goldman Sachs début juillet 2016 n’est qu’une péripétie de plus dans ce processus de désenchantement, révélatrice de la très grande proximité sociale entre les élites politico-bureaucratiques et les élites financières, et de leur éloignement manifeste des citoyens ordinaires. Rappelons par exemple qu’Otmar Issing, le « père » de la doctrine de la Banque centrale européenne dont il fut le Chief economist durant les premières années de son existence, est devenu « conseiller » au sein de la même banque après son départ du directoire, de même que Mario Monti, ancien commissaire européen à la concurrence, une fois quittée la Commission.

4 En 1992, lors du référendum sur le traité de Maastricht, les promoteurs de la construction européenne, plus spécifiquement de l’Union économique et monétaire, avaient non seulement fait d’elle une garantie de paix, mais aussiune promesse de prospérité et de cohésion sociale. Vingt-quatre ans plus tard, il est difficile, même aux europhiles les plus fanatiques, de contester que les « résultats » du processus d’unification sont très en dessous des ambitions affichées alors : faible dynamisme de l’économie, sous-investissement, dégradation des infrastructures productives et des institutions sociales, perte d’efficacité s’accompagnent d’inégalités économiques et sociales très importantes, de chômage et de précarité massive, le tout nourrissant des « chocs » politiques de plus en plus nombreux et intenses.

5 La zone euro a certes survécu à la grande crise de 2008, mais au prix d’une tension accrue entre ses composantes et ses logiques : d’un côté celle du « contrôle » toujours plus strict des budgets nationaux qui limite toute possibilité de politique économique autonome, logique portée notamment par le gouvernement allemand et une grande partie de l’administration bruxelloise, de l’autre celle de situations économiques et sociales critiques qui nécessiteraient investissement massif et volontarisme public, notamment au Sud et à l’Est de l’Europe. Cette contradiction constitutive est vouée à devenir plus structurante au fil des années, tant que les asymétries de la zone euro ne seront pas surmontées : déséquilibre commercial au profit de l’Allemagne, pressions déflationnistes malgré l’activisme non conventionnel de la Banque centrale européenne et maintien d’un haut niveau de chômage lié à une demande globale anémique, etc. En l’état actuel des rapports de force, on ne voit d’ailleurs guère d’autre possibilité de changement que par des ruptures plus ou moins brutales. Le « blocage » appelle en quelque sorte les « chocs ».

6 Deux enjeux globaux pourraient pourtant rapidement modifier cet « équilibre de pouvoir » politico-institutionnel : le dérèglement climatique global et l’instabilité géopolitique et géoéconomique accrue.

7 Le premier va contribuer à rendre de plus en plus inévitable l’idée d’une politique volontariste et coordonnée des États pour accélérer la transition des économies vers un modèle écologiquement soutenable. Au fur et à mesure que les « chocs » environnementaux affecteront des populations et des pays de plus en plus nombreux, et avec une intensité de plus en plus forte, révélant les multiples interdépendances structurelles entre les situations locales et internationales, on peut penser que les conséquences collectivement suicidaires du développement capitaliste actuel seront de plus en plus apparentes et qu’il sera dès lors combattu par des forces nouvelles à l’échelle globale.

8 Le deuxième enjeu pose un problème fondamental aux États européens (comme d’ailleurs aux États-Unis) : la fermeture des frontières face aux réfugiés et aux migrants est une réponse « imaginaire » aux enjeux structurels de la mondialisation des économies, et à la crise géopolitique, réponse dont l’inefficacité et les effets pervers sont multiples, contribuant à déstabiliser les pays qui les promeuvent. Sans régulation plus stricte des flux financiers et des flux de biens et services, la mobilité et la montée de la concurrence sur le marché du travail deviendront des moteurs de moins en moins contrôlables des évolutions économiques et sociales. Ils s’accompagneront chaque jour un peu plus de l’affirmation accrue des logiques d’identification nationales, ethniques et religieuses, en particulierau sein des classes populaires : dans la mesure où les référents de classe, largement disqualifiés par les acteurs dominants, ne sont pas mobilisés et activés de façon concrète et quotidienne par des forces sociales et politiques organisées, c’est plutôt une dynamique de fragmentation et de conflits internes aux groupes subalternes qui s’annonce. Face aux chocs politiques et sociaux qu’elle va engendrer, il sera plus que jamais nécessaire de garder le cap d’une société solidaire globale, où les politiques économiques et sociales permettront de lutter à tous les niveaux contre les logiques inégalitaires et leurs conséquences. ■

Mis en ligne sur Cairn.info le 30/09/2016
https://doi.org/10.3917/sava.037.0005
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