CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 nous avons eu l’occasion à diverses reprises dans cette rubrique de commenter la sortie du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi [1] et son début de mise en œuvre au sein des organisations internationales et des instituts nationaux de statistiques du monde entier [2].

2 Publié un an après l’entrée « franche » dans la crise financière, économique et sociale mondiale, ce rapport semblait devoir marquer un tournant dans les politiques publiques, en soulignant la nécessité de mieux évaluer les résultats de celles-ci en matière de niveau et de qualité de vie, ainsi que dans le domaine environnemental.

3 Les organismes et instituts devaient fournir les moyens (notamment à travers des enquêtes, bases de données, publications, etc.) de cette nouvelle mesure du bien-être, des flux et surtout des stocks de richesse matérielle, humaine et environnementale qui permettent de tenir un état plus précis de la « santé » (entendue dans le sens le plus large) des sociétés.

4 Le développement de la crise, en particulier en Europe, a marqué un coup d’arrêt brutal au renouvellement du débat public, déjà partiel et difficile, impulsé par le rapport : la préoccupation de la « soutenabilité » financière s’est très largement imposée dans l’espace public, sous la pression des « entrepreneurs de désendettement public », cela au détriment des nouveaux critères promus par le rapport [3]. Dans le même temps, les organisations concernées et les chercheurs ont toutefois continué à renouveler à la fois les mesures empiriques et le débat « expert », cela d’autant plus, en Europe notamment, que la crise a rendu plus vives les préoccupations relatives à la santé sociale des populations, soumises aux conséquences de politiques d’austérité souvent draconiennes. C’est particulièrement le cas depuis 2010 et surtout 2011, en Europe du Sud et de l’Est, mais aussi dans de nombreux autres pays du monde.

5 Le besoin de mesurer la « souffrance sociale » accrue liée aux politiques d’austérité s’est même manifesté de façon de plus en plus nette au fur et à mesure de leur mise en œuvre, comme le montre l’émergence d’un débat, surtout à propos des pays d’Europe du Sud [4], au sujet de la surmortalité liée aux récessions et aux crises, notamment à travers deux phénomènes qui peuvent résulter de la dégradation de l’emploi et du niveau de vie : les suicides et la dégradation de l’accès aux soins médicaux (médicaments, hôpitaux, etc.). Typiquement, ce phénomène devrait appeler de nouvelles mesures précises de la situation par groupe social, sexe, classe de revenus, etc., et de son évolution rapide, comme y incite le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi. Une dégradation accélérée de la santé sociale doit pouvoir être observée rapidement avec une certaine fiabilité. Nous sommes encore loin du compte et il faut donc multiplier les sources, cumuler les études et croiser les résultats pour parvenir à dégager des tendances relativement solides.

6 La crise économique et sociale impose, sur un plan plus théorique, de clarifier l’ensemble des « mécanismes sociaux » affectant la « qualité de vie » des populations dans un contexte de changements multiples et multidimensionnels, en combinant des indicateurs objectifs et subjectifs et des théories diverses [5], ainsi que le suggère également le rapport.

7 En nous appuyant sur les analyses du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, nous discutons brièvement quelques-uns de ces « mécanismes » et les illustrons par les données les plus récentes facilement accessibles, dans les rapports et sur les sites des organisations statistiques ainsi que diverses bases de données, portant essentiellement sur l’UE et la France en particulier. Dans cette première partie, nous nous concentrons sur les indicateurs « socio-économiques » tels qu’ils sont conçus à la suite du rapport.

De la destruction de richesse à la destruction d’emploi

8 Si le rapport Stiglitz a été lu, en partie à juste titre, comme la manifestation d’une critique de l’indicateur-phare qu’est le PIB, en premier lieu au profit d’indicateurs centrés sur les revenus des ménages (notamment, le revenu disponible net des ménages), et plus encore sur les stocks de richesse, les dynamiques « baissières » ou « stagnantes » de la production globale (tous secteurs confondus) après 2008 continuent de « frapper » les esprits des commentateurs. Économistes en premier lieu, ceux-ci restent souvent très attachés à cet outil de mesure de la production rapidement accessible et permettant d’analyser les dynamiques de court, moyen et long terme [6] (Cf. graphique 1). La dynamique de décélération de la production en France depuis les années 1980 s’est accentuée après 2005, jusqu’à une phase de stagnation dans le contexte des politiques d’austérité (-0,3 % au quatrième trimestre 2012).

Graphique 1

Evolution du PIB de la France sur 10 ans glissants, 1960-2011

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Evolution du PIB de la France sur 10 ans glissants, 1960-2011

Encadré 1 Le cas grec, paradigme de l’effondrement socio-économique

La chute de la production apparaît comme un phénomène central de la dynamique de crise, ainsi qu’on l’observe, de façon accentuée, dans le contexte grec (Cf. graphique 2 emprunté à Jacques Sapir, Source : HELSTAT, Quarterly National Accounts (Flash estimates), 14 février 2013, Le Pirée).
Graphique 2
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Graphique 3

Évolution du pouvoir d’achat par ménage, en %

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Évolution du pouvoir d’achat par ménage, en %

Graphique 4

Evolution du taux de chômage en France (INSEE)

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Evolution du taux de chômage en France (INSEE)

9 La stagnation ou la chute du PIB est d’autant plus « sensible » qu’elle n’est pas le résultat d’un choix collectif démocratique (qui viserait, par exemple, en vue de la transition écologique, une réduction du niveau de consommation énergétique décidée sur la base d’un vote). Elle s’accompagne d’une baisse tendancielle des revenus des ménages, mesurable par une érosion du « pouvoir d’achat » par ménage depuis 2009 (selon les données reproduites par le CREDOC, Cf. graphique 3), en particulier celui des plus modestes, indicateur plus conforme aux recommandations du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi [7].

Graphique 5

Le taux de chômage en Europe

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Le taux de chômage en Europe

Graphique 6

Le taux de chômage de longue durée en France et en Europe

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Le taux de chômage de longue durée en France et en Europe

10 L’un des facteurs évidents, même s’il n’est pas le seul, de ce développement inégalitaire de la distribution des richesses est la montée du chômage, très forte en France et en Europe depuis 2009 et à nouveau depuis 2011 (graphiques 4 et 5). En particulier en ce qui concerne le chômage de longue durée (graphique 6). Celui-ci concerne très inégalement les différents groupes sociaux, mais aussi les sexes, groupes nationaux et classes d’âge [8]. La montée du chômage de longue durée conduit, par ailleurs, à une très forte pression sur les systèmes d’indemnisation, relayée par certains acteurs publics comme la Cour des comptes en France [9]. La dynamique inégalitaire en matière d’emploi est particulièrement visible dans le cas du chômage, mesuré ici jusqu’en 2011 : ouvriers et cadres ne subissent pas le processus de dégradation de façon analogue. En 2012, la dégradation semble générale.

Tableau 1
T403 : Emploi et part dans l’emploi selon la quotité de temps de travail, par sexe et âge regroupés, en moyenne annuelle
Temps complet Temps partiel
Année Nombre d’emplois au sens du BIT (en milliers) Part dans l’emploi au sens du BIT (en pourcentage) Nombre d’emplois au sens du BIT (en milliers) Part dans l’emploi au sens du BIT (en pourcentage)
2000 19 896 82,8 4 126 17,2
2001 20 312 83,3 4 074 16,7
2002 20 575 83,5 4 059 16,5
2003 20 522 83,2 4 145 16,8
2004 20 553 83,0 4 216 17,0
2005 20 649 82,8 4 296 17,2
2006 20 781 82,8 4 330 17,2
2007 21118 82,7 4 428 17,3
2008 21 494 83,0 4 391 17,0
2009 21182 82,6 4 458 17,4
2010 21116 82,2 4 578 17,8
2011 21161 82,1 4 617 17,9
Note : données de 1975 à 2011, corrigées pour les ruptures de série.
Champ : France métropolitaine, population des ménages, personnes de 15 ans et plus.
Source : Insee, enquêtes Emploi (calculs Insee).
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La « qualité de l’emploi » durablement menacée

11 L’« exemple » allemand, présenté comme modèle en Europe, illustre bien la dynamique de dégradation multifactorielle affectant le marché du travail : même lorsque le taux de chômage officiel est bas et nourrit un discours triomphaliste des éditorialistes dominants, la réalité est souvent beaucoup moins tranchée, voire tout simplement opposée dès lors que l’on adopte une approche multivariée. L’Allemagne, devenue le « modèle » européen à la faveur de l’après-crise, a multiplié les emplois de très faible qualité, que ce soit en termes de salaires, de conditions d’emploi ou de travail [10].

12 Le phénomène de dégradation touche de nombreux pays. La hausse du travail à temps partiel l’illustre à l’échelle européenne, comme à l’échelle française (tableau 1).

13 Le taux de travail à temps partiel a atteint 17,9 % en 2011 en France, et affecte tout particulièrement les femmes. En ce sens, il constitue, parmi d’autres, un indicateur complémentaire au taux de chômage, dont l’utilisation est nécessaire pour ne pas se contenter d’une mesure superficielle et, parfois, politiquement manipulée.

L’ajustement inégalitaire au quotidien

14 La montée des inégalités de revenus en Europe depuis les années 1980 a été établie par divers travaux [11]. On ne dispose pas, en revanche, de données très précises sur les évolutions plus récentes, depuis 2011, qui sont en cours d’analyse. Cette montée résulte du processus de financiarisation, qui a conduit à la hausse des très hauts revenus, et de la dégradation du marché du travail évoquée plus haut. Ainsi, la chute de la production entraîne bien la montée du chômage et de la précarité de l’emploi, mais celles-ci affectent aussi les revenus et leur distribution, nourrissant en retour le processus de déclin productif, faute de débouchés. Car les revenus des plus riches sont avant tout placés sur les marchés financiers ou dans le secteur immobilier, contribuant au passage à la dégradation de l’accès des plus pauvres au logement et à la déstabilisation financière [12]. Ceux-ci, à l’opposé, voient leur « taux d’effort » augmenter régulièrement [13].

15 Derrière ces dynamiques, un ensemble d’inégalités matérielles se renforcent, se traduisant potentiellement par la dégradation de l’accès aux soins, au logement, à une nourriture équilibrée, à un environnement correct, aux loisirs, etc. Nous reviendrons, dans un autre article, sur la mesure et les conséquences de ces diverses tendances en ce qui concerne la vie quotidienne (logement, transport…), l’intégration sociale, la santé, l’éducation, l’environnement, la sécurité, la participation civique ou encore la perception subjective, autant de thèmes listés par le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi et qui sont des composantes fondamentales de la qualité de vie.

Graphique 7
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http://www.inequalitywatch.eu/spip.php?article114&lang=en
Tableau 2

Inégalités de revenus en France

2000 (en euros) 2010 (en euros) Gain en euros Gain en %
Niveau de vie moyen des
10 % les plus pauvres
7 540 7 940 400 5,3
Niveau de vie entre les
10 et 20 %
10 630 11 750 1120 10,5
Niveau de vie entre les
20 et 30 %
12 690 14 100 1 410 11,1
Niveau de vie entre les
30 et 40 %
14 530 16 190 1 660 11,4
Niveau de vie entre les
40 et 50 %
16 340 18 230 1 890 11,6
Niveau de vie entre les
50 et 60 %
18 300 20 380 2 080 11,4
Niveau de vie entre les
60 et 70 %
20 640 22 920 2 280 11,0
Niveau de vie entre les
70 et 80 %
23 790 26 340 2 550 10,7
Niveau de vie entre le 80 et 90 % 28 940 31 860 2 920 10,1
Niveau de vie des 10 % les plus riches 47 240 56 190 8 950 18,9
Rapport entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres 6,3 7,1
Ecart entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres (en euros) 39 700 48 250
figure im9

Inégalités de revenus en France

Evolution des niveaux de vie moyens annuels
Par tranche de 10 % pour une personne
Unité : euros
Après impôts et prestations sociales. Les séries ont été reconstituées pour éviter les ruptures de série qui existent en 2002 et 2005. Un décile est une tranche de 10 % de la population
calculs de l’Observatoire des inégalités d’après l’Insee.

16 Les tendances les plus récentes, selon les données disponibles, semblent donc, pour conclure, avoir accentué et non corrigé des mécanismes déjà visibles durant la période d’euphorie financière (2003-2007) : la hausse du chômage et de la précarité de l’emploi, accompagnée par celle des inégalités de revenus et de patrimoines, tend à favoriser une dégradation accélérée des conditions de vie des classes populaires. La baisse des dépenses publiques, en contribuant à réduire l’activité (par le jeu du multiplicateur keynésien) rend aussi de moins en moins efficaces les processus « correcteurs » ou « compensateurs » liés à l’action publique et accroît le sentiment d’abandon. ?

Notes

Mis en ligne sur Cairn.info le 04/04/2014
https://doi.org/10.3917/sava.023.0099
Pour citer cet article
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