CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À l’issue de la séquence électorale récente, en particulier en France et en Grèce, le nouveau champ politique issu de la crise financière se dessine plus clairement en Europe.

2L’Union européenne continue d’être dominée par des partis conservateurs, qui ne cessent de se rapprocher des mouvements d’extrême-droite dits « populistes ». Ces derniers sont opposés à de nouvelles délégations de souveraineté, en particulier de nouveaux mécanismes de solidarité intra-européenne, et placent l’immigration, l’Islam et la sécurité des biens et des personnes au centre de la vie politique. Leur poussée diffuse et rapide exerce une pression forte sur le débat public qui, à droite, se structure toujours plus autour des questions ethniques, religieuses et sécuritaires. Leurs représentants sont, de plus, opposés à la construction européenne sous sa forme actuelle et, en particulier, à l’euro.

3Au pouvoir en Allemagne et dans une majorité de pays de l’Union, la droite conservatrice et libérale a misé, en particulier depuis 2010, sur un programme de restauration rapide des « grands équilibres » budgétaires et l’accélération de « réformes structurelles » (flexibilité du marché du travail, réforme du modèle social européen…), également promues par la Banque centrale européenne, la Commission européenne et le Fonds monétaire international. Ses dirigeants pensent que cette orientation (« austéritaire ») va lui assurer le soutien indéfectible des détenteurs de patrimoine et des épargnants, effrayés par la dynamique de défiance qui se poursuit et menace de façon de plus en plus palpable la monnaie unique (et donc la valeur des patrimoines et des revenus). Emmenée par les conservateurs allemands, la droite européenne fonde dès lors sa vision actuelle de l’Europe sur de nouvelles « avancées » dans l’intégration budgétaire, censées garantir la stabilité financière qui doit accompagner la « solidarité monétaire » de fait, en particulier au sein de la zone euro. Mais, placée toujours plus sous la pression des forces d’extrême-droite et des médias dits « populistes », elle conjugue cet « intégrationnisme » budgétaire à une réticence accrue face à de nouvelles solidarités financières entre pays (notamment du Nord et du Sud). C’est particulièrement vrai dans les pays du Nord, où les électeurs et « faiseurs d’opinion » de droite, et de très larges pans des populations, sont de plus en plus hostiles à toute dimension redistributive, y compris territoriale, de ce qui reste du modèle social européen.

4La social-démocratie européenne présente la victoire de François Hollande et du Parti socialiste français comme le début d’une reconquête et la promesse de politiques nouvelles, moins exclusivement centrées sur l’austérité budgétaire et plus nettement tournées vers la croissance. Elle n’a cependant pas contesté sur le fond la pertinence d’une politique de réduction rapide des déficits et vient, à travers les négociations européennes menées lors du sommet des 28 et 29 juin, de confirmer son acceptation du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) promu par les dirigeants conservateurs, symbole de l’austérité perpétuelle. Celui-ci est seulement contrebalancé par un projet d’union bancaire, un rôle accru du Mécanisme européen de stabilité (MES) et de la Banque centrale européenne sur le marché de la dette publique, et un plan de relance chiffré quelque peu abusivement à environ 120 milliards d’euros (à comparer avec le plan de relance chinois de 2009, dont le volume global était de l’ordre de 600 milliards de dollars, soit près de 500 milliards d’euros, injectés à plus court terme). Sans remettre en cause la rigueur et les politiques d’austérité, la social-démocratie européenne, à travers François Hollande, appuie donc une légère inflexion dans le sens d’une solidarité accrue avec les pays du Sud et d’un très timide stimulus budgétaire (puisqu’il repose essentiellement sur un rôle accru de la Banque européenne d’investissement). Elle peint en rose le plan d’ajustement structurel imposé au modèle social européen. Au Nord, les sociaux-démocrates, transformés en « sociaux-libéraux » après des années de blairisme, sont souvent proches des conservateurs néolibéraux et parviennent peu à se distinguer de leurs anciens ou parfois toujours actuels alliés. La domination conservatrice n’a en effet pas remis en cause un jeu d’alternance et d’alliance forgé sur la base de compromis historiques à partir surtout des années 1980.

5Les forces situées à la gauche de la social-démocratie sont placées de fait dans une position critique face à la continuité des politiques publiques européennes, qui ont toujours pour effet un ralentissement économique prononcé, une hausse du chômage et une dégradation de l’ensemble des indicateurs sociaux, au point de ressembler de plus en plus aux grandes catastrophes économiques et sociales de l’Histoire [1]. En Grèce, l’effondrement de la social-démocratie, qui a mis en œuvre la première les plans d’ajustement structurel imposés par la Troïka, s’est traduit par une poussée historique de la gauche radicale (Syriza) aux dernières élections législatives ; en France, c’est le mode de scrutin et l’abstention populaire massive qui ont conduit à un apparent triomphe social-démocrate, sans toutefois endiguer totalement une poussée visible du Front de gauche à la présidentielle (avec le score de Jean-Luc Mélenchon), suivie d’une dynamique nettement plus mesurée aux législatives.

6Comment ces quatre grandes forces vont-elles évoluer ? On peut tenter de prolonger certaines tendances à l’œuvre. L’alternance/alliance conservateurs – sociaux-démocrates semble toujours aussi solidement installée : le cas français est sur ce plan exemplaire. Pourtant, de nombreux signes laissent penser que cette configuration qui a été stable pendant des décennies et a porté les politiques publiques européennes traverse une crise profonde et pourrait bientôt toucher à sa fin.

7L’érosion de la confiance dans l’euro et dans les institutions européennes se poursuit, à la faveur de l’approfondissement de la crise sociale, et des indicateurs économiques toujours plus « décevants ». Comme dans les années 1930, cette dynamique se traduit d’abord par le désengagement populaire (avec des taux d’abstention de plus en plus élevés), et par l’instabilité chronique des gouvernements soumis à des tensions politiques de plus en plus vives. Elle se traduit aussi par une montée des forces « ethnico-nationales », notamment dans les pays du Nord (mais pas uniquement, comme le montre, le retour d’un parti nazi au Parlement grec) ; cette montée en puissance a pour effet de radicaliser la droite traditionnelle qui se rapproche idéologiquement et, peut-être bientôt, « organisationnellement », des forces dites « populistes ». La montée des forces de gauche reste sauf en Grèce très mesurée mais néanmoins visible dans les pays du Sud. En Grèce, l’accélération de la crise et l’exacerbation des politiques austéritaires conduit à un déplacement de l’ensemble du champ politique : maintien d’une droite néolibérale désormais soutenue par une social-démocratie marginalisée, poussée d’extrême-droite, et montée en puissance de la gauche critique. S’il est difficile d’y voir autre chose qu’un cas historique particulier, on peut se demander si cette dynamique ne préfigure pas un mouvement plus global.

8L’accord issu du sommet des 28 et 29 juin donne des indications sur le nouveau « compromis » entre conservateurs et sociaux-démocrates qui se dessine en Europe. L’agenda orthodoxe en matière budgétaire n’est pas abandonné ; il est seulement infléchi à la marge par un stimulus fiscal presque insignifiant et une garantie plus forte de solidarité financière. La voie « intégrationniste » n’est pas empruntée de manière franche, ce qui s’explique pour une part par la pression des forces anti-européennes et souverainistes à droite, mais aussi parfois à gauche. Le déséquilibre dans le contenu de l’accord rappelle ceux déjà observés dans les années 1980, lorsque la France a abandonné sa souveraineté économique au profit du saut dans le Marché unique, et surtout lors de la négociation du traité de Maastricht : plus d’intégration monétaire contre des orientations de politique économique restrictives issues directement de l’ordolibéralisme allemand. À nouveau en 1997, les négociations sur le « gouvernement économique » censé rééquilibrer la construction monétaire ont tourné court et ont consacré les orientations néolibérales, incarnées ensuite dans la « stratégie de Lisbonne », laquelle s’est progressivement recentrée sur l’austérité perpétuelle. Sur le fond, les néolibéraux triomphent à nouveau, mais ils doivent concéder des mécanismes institutionnels de solidarité financière un peu plus marqués et une nouvelle rhétorique de la « relance »…

9La nouveauté de la période est que si cet accord suscite l’enthousiasme des marchés financiers, il ne garantit en rien une inflexion de la dynamique récessive au sein de la zone euro et de la dégradation du marché du travail et des indicateurs sociaux en cours. Déjà, en France, l’annonce de restrictions dans le budget de l’État et d’une très faible hausse du salaire minimum devrait contribuer à l’atonie de la conjoncture et à la morosité ambiante, seulement mise entre parenthèses par la victoire « par KO » de la gauche social-démocrate. La crise économique et sociale va vraisemblablement se poursuivre et contribuer à une dégradation rapide de la popularité des exécutifs et de la confiance dans les institutions européennes. Si la droite conservatrice peut, en France, en attendre des bénéfices rapides lors des élections municipales, elle est soumise à la pression croissante de la montée de l’extrême-droite qui lui confère un statut de moins en moins évident d’opposant à la social-démocratie, perçue comme plus « laxiste » en matière d’immigration et de sécurité. Le basculement de la droite vers l’extrême-droite n’a peut-être pas encore vraiment commencé.

10La période qui s’ouvre pourrait dès lors voir se produire dans certains pays un phénomène nouveau : des deux côtés de l’espace politique, les forces dominantes risquent d’être fortement contestées et, dans certains cas, dépassées par des partis ou coalitions d’un nouveau type. De nouvelles configurations devraient émerger, parfois à la faveur de l’« explosion » pure et simple de l’espace politique traditionnel, comme on a pu le voir, sans que cela soit longuement commenté, à l’occasion des élections locales italiennes.

11Dans ce contexte, les forces de gauche n’ont d’autre choix que de conjuguer radicalité dans la critique des politiques publiques désastreuses menées en Europe et unité la plus large, dans les luttes et dans les urnes, pour construire une véritable alternative sociale.

Notes

  • [1]
    Il faudrait ici faire une analyse comparée des « catastrophes sociales » provoquées par des politiques économiques ou des changements de grande ampleur : effets directs de la colonisation sur les populations autochtones, conséquences du mouvement des « enclosure » en Grande-Bretagne, effets des collectivisations forcées, de la transition brutale au marché dans les pays post-soviétiques, des guerres mondiales et des guerres civiles, etc. L’Europe est-elle la prochaine sur la liste de ces dynamiques chaotiques ?
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/08/2014
https://doi.org/10.3917/sava.021.0005
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