CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Savoir/Agir : Vous êtes sociologue, universitaire et, depuis les élections de 2009, une des plus jeunes membres du Parlement européen. Qu’est-ce qui vous a conduite à cette entrée en politique ?

2Marisa Matias : Effectivement, je suis chercheuse au Centre d’études sociales de l’université de Coimbra depuis 2004. J’ai commencé mon parcours par une licence de sociologie politique. J’ai ensuite un peu changé de direction en m’intéressant à la sociologie des sciences et de la technologie. J’ai soutenu ma thèse dans ce domaine, plus précisément sur la santé publique et l’environnement, en 2009 (Mon sujet : Avons-nous épuisé la nature ? Santé, atmosphère et nouvelles formes de citoyenneté). J’ai fait mes recherches au Portugal mais aussi au Brésil, dans les favélas où j’ai travaillé sur les systèmes de prévention dans de petites communautés locales.

3Sur le plan politique, je fais partie de la direction nationale du Bloco [1], auquel j’ai adhéré en 2004 après avoir milité jusque-là plutôt dans les mouvements lycéen et étudiant et, plus tard, dans divers mouvements civiques comme par exemple la coalition contre la criminalisation de l’avortement, qui a notamment été très active à l’occasion des référendums sur la dépénalisation de l’avortement en 2007 et 2008. Lycéenne, j’avais certes eu des contacts avec des groupes marxistes de gauche mais je fais partie aujourd’hui de la composante dite des mouvements sociaux au sein du Bloco. J’ai été candidate à la mairie de Coïmbra en 2005 puis mandataire pour l’égalité des sexes de Francisco Louçã, le candidat du Bloco à l’élection présidentielle de 2006.

4Compte tenu de ma propre histoire et des compétences que j’avais acquises, je participe au Parlement européen à la Commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie et à la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire. C’est au nom de cette dernière que j’ai été rapporteur de la directive dite « Médicaments à usage humain : prévention de l’introduction dans la chaîne d’approvisionnement légale de médicaments falsifiés », qui modifie une directive de 2001 sur le même sujet.

5Savoir/Agir : Comment avez-vous travaillé sur ce texte ? Quels sont les problèmes que vous avez eu à résoudre, avec succès puisque votre rapport a été adopté le 16 février de cette année par 569 voix et seulement 12 contre et 7 abstentions ?

6Marisa Matias : Le projet de directive auquel mon rapport est consacré est intégré dans le paquet « médicaments », qui comprend deux autres directives, l’une sur la « surveillance de la sécurité des médicaments » (pharmacovigilance), sur l’autre sur l’information des patients.

7Il y a d’abord un constat, plutôt alarmant : le réseau de falsification criminelle se développe partout dans le monde. Certes, il est moins développé dans l’espace européen. Mais des contrôles aléatoires sur la qualité des médicaments ont permis de constater une augmentation forte de la part des médicaments falsifiés.

8Ceci dit, il faut d’abord s’entendre sur la notion même de médicament falsifié et la distinguer de celle de médicament contrefait. Ces derniers ont à voir avec les brevets ou la propriété industrielle. Ce qui importe pour les médicaments falsifiés, ce sont les principes actifs des médicaments. Il y a falsification quand certains d’entre eux manquent, le cas limite étant celui des produits ne contenant aucun principe actif ! Il arrive en effet que des personnes achètent des produits présentés comme des médicaments et qui contiennent seulement du sucre et un excipient.

9Les chiffres que nous avons à notre disposition ne sont évidemment que des estimations. Mais il y aurait de 1 à 3 % de médicaments falsifiés dans la chaîne de distribution légale des médicaments en Europe. Ce qui veut dire qu’ils peuvent être disponibles dans les pharmacies ou utilisés dans les hôpitaux. Cela peut paraître peu mais les vérifications faites montrent qu’il y a eu une augmentation de 400 % entre 2005 et 2009.

10Le second et grave problème est lié à Internet. Là, le taux de médicaments falsifiés est de 50 %. Ce qui constitue une situation dangereuse, qui peut agir sur la confiance dans les médicaments et dans le système de santé en général et, par conséquent, présente un risque certain pour la santé publique.

11Certes, le phénomène reste peu important en Europe quand on le compare à l’Afrique ou à l’Amérique latine. En Amérique latine, on pense que jusqu’à 30 % des médicaments vendus dans les pharmacies sont falsifiés. En Afrique, dans certains pays, c’est encore pire : on peut atteindre 70 ou 80 %. Le système de contrôle fonctionne donc relativement bien en Europe.

12Savoir/Agir : Ces médicaments falsifiés sont-ils vendus sous des marques particulières ou les falsificateurs utilisent-ils les marques déjà existantes ?

13Marisa Matias : La falsification concerne bien sûr des médicaments qui sont déjà sur le marché, avec une appellation propre. La présentation est la même, la notice d’information aussi, la seule chose qui change, c’est le contenu ! Il y a quelques années encore, il s’agissait surtout de produits concernant le mode de vie, comme le Viagra. Aujourd’hui, les réseaux de falsification ont envahi aussi et de plus en plus les médicaments fabriqués pour guérir, contre le cancer ou les maladies coronariennes par exemple. Ce qui fait que nous sommes confrontés à une menace très importante pour la santé publique.

14Il faut rappeler qu’avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, la santé est devenue un domaine relevant de la codécision [2], même si l’essentiel des compétences reste cependant de la responsabilité des États. Mais pour les politiques relatives à la pharmacie, le Parlement européen a dorénavant voix au chapitre. Ce qui me paraît très positif. En effet, il y a toujours eu des formes de coopération entre les pays membres pour tout ce qui relève du marché intérieur. Mais aucun pays n’est en mesure de mener seul le combat contre les médicaments falsifiés. La procédure qui me semble la plus efficace est donc celle de l’adoption de directives, qui doivent ensuite être transposées dans le droit national de chaque pays membre.

15Savoir/Agir : Le fait qu’une si large majorité ait voté pour votre rapport veut-il dire que ce sujet est très consensuel ? Qu’en est-il des autres institutions européennes concernées, notamment la Commission ?

16Marisa Matias : Non, le consensus n’a pas été immédiat. Il a fallu au contraire une longue période de débat sur certains sujets pour arriver à un accord. La proposition initiale de la Commission date en effet de décembre 2008. Pour ce qui me concerne, j’ai commencé à travailler comme rapporteur au nom de la Commission environnement, santé publique et sécurité alimentaire dont je suis membre au titre du groupe GUE/NGL, en décembre 2009. Et j’ai présenté la première version de mon rapport, c’est­à­dire pour l’essentiel des amendements à la proposition initiale de la Commission, en mai 2010, c’est­à­dire après six mois de travail.

17Le premier sujet de débat portait sur la base légale de la directive. Le choix de la base légale est toujours important et souvent conflictuel. C’est ce choix en effet qui indique ce qui est l’objet principal des textes. Pour la Commission, le choix était clair et indique bien son orientation : c’était le marché intérieur et seulement cela. En d’autres mots, pour elle, lutter contre les médicaments falsifiés, c’est avant tout défendre les intérêts des industriels et des distributeurs. Ma première « bataille » a donc consisté à intégrer la santé publique dans la base légale. Ceci pour dire que lorsque nous parlons de médicaments, le souci premier doit être la protection des patients et la santé publique et non la bonne santé du marché ! S’il y a des problèmes de marché dans ce secteur, ils ne peuvent à eux seuls être l’objet de la directive. C’est une bataille qui a été gagnée. J’ai donc inclus la référence à la santé publique dans le rapport que j’ai présenté à la commission du Parlement puis au Parlement en séance plénière. Il a été adopté en première lecture en 2010 à une très large majorité venant de tous les groupes, avec seulement 4 votes contre.

18Savoir/Agir : En quoi a précisément consisté votre travail de rapporteur

19Marisa Matias : J’ai d’abord eu à présenter le projet de directive à la commission parlementaire qui m’a désignée comme rapporteur en décembre 2009. J’ai ensuite eu à négocier au sein du Parlement avec tous les autres groupes. Des amendements ont été présentés au cours de cette phase, certains, évidemment téléguidés, revenant simplement à maintenir la version initiale. Il a fallu trouver des compromis sur les points où il y avait désaccord. Un premier vote a donc eu lieu six mois après en séance plénière du Parlement. À partir de là, c’est le mécanisme de la codécision, j’ai commencé les « négociations » avec l’autre partenaire du processus, le Conseil européen, dans les faits avec les représentants des gouvernements, ainsi qu’avec la Commission européenne. Même si elle n’intervient pas formellement à ce stade, elle est informée aussi et joue un rôle dans les faits car elle peut s’opposer aux amendements à la proposition initiale tout simplement en retirant celle­ci [3]. Le dernier vote a eu lieu en février 2011. Il a donc fallu 9 mois de discussions avec les partenaires du Parlement dans le processus de codécision. La Commission avait fini par accepter l’extension de la base légale de la directive vers le milieu de ce processus, le Conseil européen n’élevant pas d’objection.

20Un autre débat a porté sur la définition même des médicaments falsifiés, qui ne figurait pas dans le projet initial au motif qu’une directive est un texte­cadre que les États membres doivent ensuite préciser. J’ai donc insisté pour définir l’objet de la directive de façon plus précise. Le même travail a dû être fait pour identifier clairement les acteurs concernés et leurs responsabilités propres dans « la chaîne d’approvisionnement légale » des médicaments. Il n’y avait pas par exemple de distinction claire entre les activités de commerce et le courtage. Les courtiers ont ceci de particulier qu’ils n’ont jamais de contact réel avec les médicaments eux-mêmes mais interviennent dans les échanges. Il fallait clarifier leur rôle.

21Il y avait d’autres aspects où la pression du Parlement européen a dû s’exercer pour convaincre la Commission mais aussi les gouvernements qu’il fallait y faire référence dans la directive. Par exemple, celle des sanctions pour la production de médicaments falsifiés et pour les réseaux qui les distribuent. Le projet initial n’en prévoyait aucune, ni pour les fabricants, ni pour ces réseaux. Si la falsification des médicaments est un crime, il paraît pourtant normal de prévoir des sanctions !

22Une autre question, peut-être plus compliquée, est celle d’Internet. Mon intention n’est pas de contrôler Internet, bien sûr. Mais, à mon avis, les gens ont le droit de savoir que s’ils achètent des médicaments sur Internet, ils risquent fort de recevoir des médicaments falsifiés. 50 % le sont selon les estimations, comme je l’ai dit. Le problème, c’est que dans certains pays, le Royaume-Uni par exemple, Internet fait partie de « la chaîne d’approvisionnement légale » des médicaments prescrits par un médecin. Autrement dit, il est possible de se procurer le médicament prescrit via Internet. Le minimum, c’est donc de se donner les moyens de dire qu’on peut faire confiance à tel ou tel site pour acheter des médicaments en toute sécurité, et pas à tel autre… J’ai proposé, et j’ai été suivie par le Parlement européen, de réglementer la vente des produits pharmaceutiques via Internet. Les sites « sûrs » porteront un logo commun, reconnaissable dans l’ensemble de l’Union européenne pour certifier que l’on peut les considérer comme une pharmacie (sur Internet) autorisée. Voilà donc les principaux problèmes que j’ai eu à traiter avant de rédiger le rapport adopté par le Parlement, dont l’adoption met fin au processus législatif européen, à charge maintenant pour les pays membres de transposer la directive dans la législation nationale.

23Savoir/Agir : Quel est le lien avec la question des génériques ? Présentent-ils un risque supplémentaire ?

24Marisa Matias : C’est ce que certains craignaient ou faisaient semblant de craindre. En réalité, il n’en est rien : les études montrent que les génériques sont moins sujets à falsification que les autres médicaments. Il y a une explication simple à cela, liée aux mécanismes du marché capitaliste : les génériques sont en dehors du système des brevets et sont donc moins chers. Il y a donc moins d’argent à gagner à les falsifier. Il ne faut pas oublier que le marché des médicaments falsifiés génère 45 milliards d’euros de profits par an pour la seule Europe.

25Savoir/Agir : Ce qui étonne, c’est que les prix des médicaments peuvent être très différents d’un pays à l’autre en Europe. Avez-vous abordé cette question ?

26Marisa Matias : Oui, parce qu’un des principaux problèmes dans le commerce des médicaments, c’est le commerce parallèle. Il représente de très nombreux emplois en Europe. Il est essentiellement concentré en Allemagne et dans d’autres pays d’Europe centrale [4]. En quoi cela consiste­t­il ?

27En fait il s’agit d’un marché spéculatif autour des médicaments. C’est possible parce qu’il y a des trous dans la législation relative au Marché commun. Tout est possible en un sens, du moment qu’on n’enfreint pas les règles de la concurrence. Des entreprises se sont donc créées avec pour seul objet le commerce des médicaments. Si, en Grèce par exemple, l’aspirine coûte 1 euro, le commerce parallèle consiste à l’acheter là-bas pour la revendre directement aux pharmacies d’un pays où elle coûte par exemple 4 euros. Ce n’est pas interdit par la législation et cet espace vide a été rapidement occupé par la spéculation.

28C’est aussi un problème que j’ai eu à traiter. Je suis évidemment opposée au commerce spéculatif, pour les médicaments comme pour d’autres marchandises. Mais si je n’avais pas inclus ce commerce dans le champ de la directive, il serait resté dans l’économie informelle. J’ai donc proposé de considérer les acteurs de ce commerce comme des acteurs dans la « chaîne d’approvisionnement légale » du médicament. Je me suis mis tout le monde à dos : l’industrie pharmaceutique, qui ne veut pas que ce commerce parallèle soit reconnu ; les acteurs du commerce parallèle qui ne souhaitaient pas rendre compte de leurs activités et des lieux où ils agissent, de peur de perdre une part de leurs profits, ce qui évidemment ne m’a pas particulièrement émue car ils trouveront toujours moyen de les reconstituer. Enfin, le fait de les inclure dans le champ de la directive comme des acteurs formels n’apparaissait pas vraiment comme une démarche de gauche. Il s’agit en effet d’un marché spéculatif. Mais ne pas le faire aurait signifié les confiner dans leur activité spéculative. En les intégrant, on peut exiger d’eux qu’ils assument leurs responsabilités, ce qui n’est pas possible si on les laisse en dehors. Par ailleurs, l’industrie pharmaceutique finirait par les éliminer s’ils restaient en dehors du cadre légal, ce qui se traduirait pas la perte de nombreux emplois. Je crois au fond que nous devrions intégrer dans le champ formel tout ce qui relève aujourd’hui du marché informel, de façon générale. Introduire davantage de transparence dans le commerce des médicaments relève donc aussi de l’intérêt général. Avec la directive, le marché parallèle devra en effet obéir aux mêmes règles de sécurité que les autres acteurs de la chaîne du médicaments.

29Savoir/Agir : Est-ce que cela peut aboutir aussi à une régulation des prix des médicaments à l’échelle européenne ?

30Marisa Matias : Oui, cela peut être un des effets indirects de la directive. Le vrai problème, c’est de s’assurer que tout le monde en Europe a les mêmes droits et possibilités d’accès en matière de santé. Or, ce qu’on constate dans les faits, c’est une mise en cause des systèmes de santé nationaux, en tout cas de ceux qui restent, dans tous les pays européens. La protection de la santé figure toujours dans les déclarations d’intention mais jamais au rang des priorités clés, ni au niveau européen, ni dans les États membres.

31Savoir/Agir : À partir de votre expérience concrète de rapporteur, comment décririez-vous l’action et formes et le contenu des lobbies de l’industrie pharmaceutique ?

32Marisa Matias : Il y a plusieurs milliers de lobbyistes accrédités au Parlement européen [5]. Ils peuvent se déplacer à leur gré au sein du siège du Parlement, comme les députés eux-mêmes, et n’ont pas besoin d’autorisation comme les simples citoyens. Ils peuvent assister aux réunions des parlementaires européens (en particulier aux commissions parlementaires), sans toutefois pouvoir prendre la parole et encore moins voter, bien sûr. Un nombre significatif d’entre eux travaillent pour l’industrie pharmaceutique. Ils sont donc partout et il m’est arrivé, quand je préparais mon rapport, d’être accostée au détour d’un couloir. Mais l’essentiel se passe tout de même dans des réunions organisées à cette fin. Je crois que j’ai participé à plus de 200 rencontres avant même de commencer la rédaction de la première version de mon rapport. Il y en a eu de toutes sortes, depuis les représentants de l’industrie pharmaceutique jusqu’aux organisations de patients, en passant par les transporteurs. Parfois il s’agissait d’organisations individuelles, d’autres fois de groupes. Cela a notamment été le cas pour les grandes entreprises pharmaceutiques qui sont regroupées dans une association, représentant les principales entreprises en Europe [6], et essayent d’agir de façon collective. J’ai aussi reçu des représentants de grandes entreprises venus spécialement des États-Unis pour tenter d’influencer le contenu du rapport. Ils ont rencontré aussi les « rapporteurs fictifs » (shadow rapporteurs)[7] des autres groupes du Parlement et d’autres représentants du Parlement ou de la Commission.

33Les représentants des entreprises ont organisé aussi de nombreuses rencontres, conférences et séminaires où j’ai été invitée. Mais je dois dire que, contrairement à ce qui se dit parfois sur les lobbyistes, je n’ai jamais été invitée à des repas ou à des voyages d’agrément ! En revanche, je n’ai jamais refusé de participer à des débats sur le sujet que je traitais, sauf bien sûr en cas d’incompatibilité avec mon emploi du temps. Je ne voyais que des avantages en effet à faire connaître les perspectives dans lesquelles je travaillais et à en débattre. C’est important pour ce type de dossier, très spécialisé. L’industrie était évidemment intéressée par mon rapport et le contenu de la directive. Elle perd en effet de l’argent avec les réseaux de médicaments falsifiés. Ils voulaient donc d’une certaine façon éliminer cette concurrence déloyale et sans doute aussi les circuits parallèles. Les patients, les consommateurs et même les courtiers et transporteurs, suivaient cela de près aussi. Dans le même esprit, j’ai rencontré aussi les représentants des agences nationales de médicaments. J’ai donc reçu tous ceux qui le souhaitaient et discuté avec eux. Je pense que la seule façon de promouvoir l’intérêt public dans ce domaine très particulier, c’est de confronter les intérêts divers et parfois divergents des acteurs.

34Savoir/Agir : Certes, mais est-ce que cette approche ne repose pas sur l’idée largement fausse que toutes ces personnes interviennent sur un pied d’égalité, alors que les moyens ne sont pas les mêmes ?

35Marisa Matias : Évidemment, l’industrie a par exemple beaucoup plus de moyens d’intervention et les utilise effectivement ! Elle est beaucoup plus active que les autres acteurs intéressés. Comme j’avais décidé de ne pas refuser de rencontrer tous ceux qui le demandaient, j’ai essayé de corriger le déséquilibre en provoquant moi-même des réunions avec les autres acteurs. J’ai aussi voyagé dans plusieurs pays pour faire des réunions, ce qui représentait un travail de terrain avec des groupes qui, pour des raisons économiques, ne pouvaient pas se déplacer à Bruxelles.

36En fait, en tant que rapporteur, j’ai essayé d’adopter la même attitude que celle que j’ai eue par rapport aux propositions de la Commission. Comme c’est elle qui a l’initiative de la proposition dans la procédure communautaire de codécision, le rôle du Parlement européen, et par conséquent celui des rapporteurs, est de compléter et d’amender le projet initial. J’ai essayé de le faire non seulement en étudiant ce qu’il y avait dans la proposition, mais aussi en faisant une sorte de sociologie des absences. Comme je l’ai déjà dit, ma première observation a donc consisté à noter qu’il n’y avait pas de définition de ce qu’est un médicament falsifié. Je me suis dit : « il faut mettre quelque chose à ce propos, sinon l’efficacité de la directive sera moindre et il y aura un tas de contestations quand il s’agira de l’appliquer ».

37Savoir/Agir : Tous les rapporteurs font-ils le même travail ou est-ce votre orientation politique a joué un rôle dans votre façon de faire ?

38Marisa Matias : Certainement, mais aussi ma propre histoire. En regardant en arrière, je me rends compte que j’ai travaillé sur cette directive exactement de la même façon que sur mes projets de recherche à l’université de Coïmbra avant d’être députée européenne. Je voulais interférer autant que possible, et pour cela rassembler le plus d’éléments possibles pour faire ce travail de rapporteur.

39Quand j’ai commencé à travailler sur ce rapport, des membres de la représentation portugaise à Bruxelles m’ont demandé : « Que voulez-vous mettre dans votre rapport ? ». Quand j’ai énuméré tout ce que je voulais, cela a fait un peu rire au début. On me disait en gros : le pouvoir des lobbies est tel que vous n’arriverez jamais à inclure Internet par exemple, encore moins les sanctions, ou même à élargir la base légale à la santé publique. Et au bout du compte, je me rends compte que tout cela y est.

40Je crois qu’il faut tenir compte du fait que le Parlement européen ne fonctionne pas comme un parlement national, où les projets s’opposent et où la différence se fait dans les votes. Au Parlement européen, il n’y a qu’un seul texte à la fin du processus et le rôle des députés est de tenter de l’amender en allant aussi loin que possible dans les changements.

41Savoir/Agir : S’agissant des médicaments en général et plus précisément des génériques, beaucoup d’ONG craignent que les discussions autour de l’ACTA[8], auxquelles la Commission participe, ne soient utilisées pour assimiler les génériques à des contrefaçons. Le Parlement européen a d’ailleurs protesté contre le manque de transparence qui entoure ces discussions. Qu’en pensez-vous ?

42Marisa Matias : Dans beaucoup de pays, on se méfie des génériques. Or, si les procédures de fabrication sont respectées, il n’y a aucune raison de ne pas avoir confiance dans ces médicaments. Ce qui est recherché dans les discussions de l’ACTA, c’est de combattre les infractions à la législation sur les brevets. En clair, les pays initiateurs voudraient renforcer les textes de l’Organisation mondiale du commerce, plus précisément l’accord sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC). Ce texte prévoit notamment des dérogations pour les médicaments, arrachées aux pays riches après une longue lutte il y a une dizaine d’années. Récemment, des containers venus d’Inde avec des génériques destinés à l’Afrique ont été bloqués dans des ports européens [9]. Ce qui, effectivement, pourrait en quelque sorte anticiper sur les dispositions d’un traité comme ACTA. Dans son état actuel, ce texte imposerait, au nom de la lutte contre la contrefaçon, des mesures susceptibles de bloquer la circulation de médicaments génériques. Les génériques, notamment ceux produits en Inde, sont reconnus dans beaucoup de pays et approuvés par l’Organisation mondiale de la santé. Mais ils peuvent ne pas respecter les brevets en vigueur dans des pays où ils passent en transit. L’ACTA systématiserait ces mesures de blocage de médicaments génériques, traités comme de la contrefaçon. Il est donc probable que ces situations vont se multiplier.

43Avec la directive sur les médicaments falsifiés, nous allons avoir un système de contrôle très strict en Europe, pour empêcher le plus possible l’importation de médicaments falsifiés. Certes, certains d’entre eux sont fabriqués en Europe. Mais c’est une faible partie. Nous devons évidemment adopter les mêmes règles pour les exportations de médicaments hors d’Europe. Nous devons être sûrs que les médicaments que nous vendons en Amérique latine ou en Afrique sont de même qualité que ceux que nous utilisons en Europe. On voit qu’il y a ici deux problèmes. Le premier est celui du commerce en temps normal. Les médicaments peuvent être bloqués dans les ports pour des vérifications, même s’il est à craindre qu’elles ne servent parfois à cacher une certaine forme de protectionnisme. Et puis, il y a les situations d’urgence. Dans ce cas, il me paraît impératif de surseoir aux vérifications qui sont la règle pour le commerce ordinaire.

Notes

  • [1]
    Le Bloc de Gauche (en portugais, Bloco de Esquerda, BE) a été créé en 1999. Il rassemble divers groupes de la gauche de la gauche portugaise (anciens maoïstes, trotskistes et mouvements de la « société civile). Il a obtenu autour de 10 % des voix aux dernières élections européennes (2009) et législatives (2009), dépassant légèrement dans les deux cas et pour la première fois le Parti communiste portugais. Le Bloco est membre du Parti de la gauche européenne (PGE).
  • [2]
    Procédure dans laquelle le Parlement et le Conseil européens doivent débattre et adopter dans les mêmes termes une proposition de la Commission – qui est la seule à pouvoir en faire – pour qu’elle acquière force de loi. Ce qui explique les procédures de « négociations » entre institutions évoquées dans cet entretien.
  • [3]
    Pour une analyse critique de ces mécanismes, on pourra entre autres sources se reporter à B.Cassen, L.Weber, Les élections européennes, mode d’emploi, éd. du Croquant, 2007.
  • [4]
    Pour limiter les exportations parallèles des grossistes dans les pays où les médicaments sont vendus à des prix plus élevés (Europe du Nord, Grande Bretagne, etc.), des États, comme la France, autorisent les firmes pharmaceutiques à définir des quotas de vente dans un pays, ce qui contrevient à la libre circulation des marchandises. Cette politique, favorable aux firmes, peut créer des ruptures de stocks dans les pharmacies. Cela est arrivé notamment pour les anti­rétroviraux, jusqu’à conduire à des ruptures de traitement (Rue 89, 11 avril 2008).
  • [5]
    Le nombre de lobbyistes est controversé. Le Parlement européen a mis en place un registre des « groupes d’intérêt » travaillant avec les institutions européennes. Mais le nombre d’individus travaillant pour ces groupes est naturellement beaucoup plus élevé (jusqu’à 15 pour certains groupes, selon le site du Parlement européen). Le système d’enregistrement a d’ailleurs des failles puisque des journaliste du Sunday Times auraient récemment pu se faire passer pour des lobbyistes et proposer de l’argent à des eurodéputés. Ce que près d’un quart des députés sollicités auraient accepté !
  • [6]
    La fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques (EFPIA) regroupe trente­et­une associations nationales et quarante­quatre compagnies pharmaceutiques. Elle se présente comme le porte-parole sur la scène européenne de l’industrie pharmaceutique. Voir l’article de Éric Cheynis dans ce dossier.
  • [7]
    C’est une expression des traditions très consensuelles du Parlement européen : les fonctions de rapporteur sont réparties au prorata de la représentativité des groupes, selon la règle de la plus forte moyenne. Ce qui explique que les membres de groupes très minoritaires, comme celui de la GUE/NGL auquel appartient Marisa Matias, peuvent être rapporteur de projets de directives, évidemment sur des thèmes considérés comme relativement peu importants. Le rapporteur prépare la position du Parlement européen sur une proposition de la Commission, celle-ci ayant seule l’initiative des propositions de textes législatifs. Son rapport est d’abord discuté en commission puis en séance plénière. Les autres groupes politiques peuvent nommer un « rapporteur fictif » qui sera chargé de préparer la position du groupe et de suivre le travail du rapporteur.
  • [8]
    L’Accord commercial anti­contrefaçon (ACAC ; en anglais Anti­Counterfeiting Trade Agreement : ACTA) est un projet de traité international multilatéral relatif aux droits de propriété intellectuelle. Il est en cours d’élaboration entre plusieurs États : l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, les Émirats arabes unis, les États-Unis, le Japon, la Jordanie, le Maroc, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, Singapour, la Suisse et l’Union européenne.
  • [9]
    Allusion au blocage, pendant un mois, par la douane néerlandaise à Amsterdam en février 2009, de médicaments contre le sida, achetés par Unitaid, et destinés à l’Afrique. Unitaid contribue à permettre l’accès au traitement pour le sida, le paludisme et la tuberculose, essentiellement pour les populations des pays à faible revenu.
Propos recueillis par 
Louis Weber
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/08/2014
https://doi.org/10.3917/sava.016.0061
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