CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Alors que les grands États de la planète semblaient avoir repris l’initiative sur les « marchés » après l’effondrement financier de septembre 2008, on mesure aujourd’hui le caractère largement velléitaire de la « refondation du capitalisme » à laquelle certains en appelaient alors, pensant tirer partie du discrédit temporaire des institutions centrales de la finance mondialisée : banques d’investissement, agences de notation, hedge funds, etc.

2Moins de trois ans plus tard, le modèle de capitalisme financiarisé, constitué dans les années 1970 et 1980, n’a été « réformé » qu’à la marge. Si les projets de « régulation » se sont multipliés et ont commencé à être mis en œuvre sans grande cohérence à l’échelle mondiale, ils n’ont pas atteint le cœur du système, à savoir le poids démesuré et pathologique de la finance spéculative dans la vie économique des grandes puissances capitalistes, associé à une interdépendance vitale entre pays exportateurs et pays « dépensiers » qui nourrit de profonds déséquilibres commerciaux et financiers.

3Ce sont aujourd’hui le prix du pétrole – plus largement le prix des matières premières – et les taux de change qui sont l’objet des paris des fonds et des banques, nourrissent le retour de profits à court terme, et donnent chaque jour à la crise mondiale un tour plus ou moins inattendu, et en général inquiétant. Les agences de notation et les acteurs de marché ont retrouvé leur capacité à peser sur les États, en particulier les plus fragiles. La crise de la zone euro, qui est, de fait, une crise de l’euro, illustre ce nouveau renversement, plaçant les États périphériques les plus endettés sous la dépendance directe des jugements des acteurs de marché, en premier lieu les agences de notation. En retour, la cohésion d’une construction politique incertaine et incomplète est chaque jour mise à l’épreuve. Jusqu’où ira la solidarité financière au sein de la zone euro, lorsque l’accentuation prévisible de la récession dans les pays sous ajustement structurel rendra manifestement intenables les objectifs irréalistes fixés par les gardiens de l’orthodoxie budgétaire ? La question est devenue très concrète : une restructuration de la dette publique grecque ne serait­elle pas devenue l’équivalent du sauvetage des grandes banques de Wall Street pour la finance mondiale, une issue à la fois inévitable et redoutée, qui accentuera la défiance et ravivera la peur de la crise systémique ?

4En attendant, l’issue la plus concrète de la crise financière mondiale aura donc été l’intensification de la crise des finances publiques dans les pays les plus développés et celle­ci est devenue le prétexte universel à une accélération des « réformes structurelles », ce qui signifie presque toujours politiques de régression sociale. En effet, l’augmentation des impôts sur les profits de la finance, sur les patrimoines et les revenus des plus riches est par principe impossible dans le cadre néolibéral, c’est en démantelant ce qui reste de l’État social et des services publics que les autorités, acculées au jusqu’au­boutisme doctrinaire, espèrent aujourd’hui retrouver un hypothétique équilibre financier. C’est en Europe, où l’État social a jusque­là le mieux résisté aux politiques néolibérales, que la logique de ce programme est la plus affirmée avec l’inscription de la réduction des dépenses publiques dans les Constitutions proposée par l’Allemagne et la France (Pacte pour l’euro­plus [1]). Dans le contexte du fléchissement annoncé des rentrées fiscales du fait même des politiques d’austérité, l’Europe s’engage ainsi dans le cercle sans fin de politiques déflationnistes : baisse des dépenses publiques, pression sur les salaires, stratégie de développement tournée vers les exportations et la recherche de la compétitivité­prix … Un programme qui a déjà échoué à court terme en enrayant une reprise plus que poussive. Mais le pire est à venir.

5On peut d’ores et déjà percevoir dans de nombreux pays certains des effets prévisibles à moyen terme de cette stratégie pour l’ensemble de l’Europe : rechute dans la récession, accentuation de la crise sociale, renouveau des conflits de toutes sortes, montée de l’extrême­droite et décomposition des forces politiques dominantes.

6Face à ces dynamiques puissantes, il n’est guère d’autre issue que le renforcement du mouvement social et la construction résolue d’une « grande alternative », par delà les échéances électorales et les considérations tactiques, à différents niveaux (du plus local au plus global). Mais celle­ci ne pourra s’imposer que si elle est portée par un arc de forces sociales et politiques suffisamment nombreuses et coordonnées à la faveur des changements politiques, institutionnels et idéologiques qui ne manqueront pas d’accompagner l’intensification de la crise, sans qu’il soit possible d’en prédire ni les contours ni l’ampleur.

Notes

  • [1]
    Le Pacte pour l’Euro vise une « coordination renforcée des politiques économiques pour la compétitivité et la convergence ». Il a été adopté par les Chefs d’État de la zone euro le 11 mars. L’objectif officiel est de ne plus laisser les économies de la zone euro diverger à l’avenir, et ceci sans aucune référence à une quelconque dimension sociale ou écologique ! Ce pacte est devenu Pacte pour l’euro-plus pour indiquer son extension à six pays non membres de la zone euro au cours du Conseil européen des 24 et 25 mars 2011 (Bulgarie, Danemark, Lettonie, Lituanie, Pologne et Roumanie, mais pas le Royaume­Uni, la Suède, la Hongrie et la Tchéquie) Ces six pays « bénéficieront » ainsi du Mécanisme européen de stabilité institué par le Pacte.
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/08/2014
https://doi.org/10.3917/sava.016.0005
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