CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis les années 1980, et plus nettement depuis le Conseil européen de Lisbonne en 2000, la pensée économique libérale considère que, pour soutenir la croissance et réduire le chômage, les entreprises et les pays du Nord doivent développer l’innovation technologique, et plus largement une « économie de la connaissance ». L’argument est à double sens : le développement des qualifications est source d’innovation, et donc de croissance, et les entreprises innovantes sont sources d’accroissement des besoins en main­d’œuvre qualifiée. On vérifie toutefois rarement de quels types d’emploi sont porteurs ces secteurs de haute technologie. Et lorsqu’on le fait, on est surtout attentif aux pratiques des travailleurs très qualifiés (ingénieurs, chercheurs, etc.), laissant entendre qu’ils représentent l’ensemble de la main­d’œuvre de ces secteurs.

2Le secteur pharmaceutique n’échappe pas à la règle. Emblématique de l’industrie de la connaissance, qu’elle repose sur l’innovation de masse (celle qui est à l’origine des blockbusters[1]) ou de niche (celle qu’on attribue aux entreprises de biotechnologie), ce secteur est réputé mobiliser des travailleurs très qualifiés comme le soulignent les représentants patronaux et les recherches issues de la statistique publique [2]. Il est vrai que, pour répondre aux exigences de qualité et de contrôle sanitaire qui lui sont associées, il lui faut également des personnels capables d’instruire des dossiers réglementaires et de contrôler la fabrication des médicaments. C’est, avec la défense de la santé publique, une des raisons qui sont avancées par les pouvoirs publics pour soutenir le développement de ce secteur. Et l’on pourrait penser que la situation des travailleurs y est d’autant plus favorable que l’État garantit aux entreprises des rentes confortables par divers règlements qui encadrent le marché à différents niveaux (fixation non concurrentielle des prix, solvabilisation d’une large partie de la demande par l’assurance maladie obligatoire, barrières à l’importation, limitation à l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché, etc.).

3Toutefois, une enquête collective récente [3] montre que ce secteur emploie également de nombreux travailleurs peu qualifiés. Cela est d’autant plus vrai si l’on sort des centres de recherche pour observer les usines de production de principes actifs ou de médicaments et plus encore, les lieux de distribution, comme les grossistes et les pharmacies. Ainsi, dans ce secteur, près de 40% du personnel de production n’ont pas le baccalauréat. C’est moins que dans le reste de l’industrie mais cela reste important. Cela tient­il à des contraintes d’organisation et de division du travail laissant des tâches élémentaires marginales, non encore mécanisées ? Ou la mobilisation d’une main­d’œuvre à bas statut s’étend elle à des emplois plus centraux du secteur ? Si l’industrie pharmaceutique fait une large place aux emplois qualifiés, elle réserve aussi des tâches de haute importance à des personnels peu qualifiés et, inversement, elle confie à des per sonnels très qualifiés des tâches au contenu cognitif très décalé par rapport à leur formation. À croire que le fait que certains acteurs détiennent des titres de qualification serve surtout d’argument pour amener les autorités d’encadre ment (pouvoirs publics, Ordre des pharmaciens, etc.) à créer des réglementations que les industriels puissent détourner en rentes de situation. Cela ayant pour effet de renvoyer au second plan les activités de production proprement dites qui peuvent, du coup, être confiées à des personnels de bas statut social.

Un secteur à emplois qualifiés

4Si l’industrie française a connu une nette chute de ses effectifs depuis une trentaine d’années (­ 40% entre 1974 et 2010), il en va tout autrement du secteur pharmaceutique qui a vu s’accroître continûment sa main­d’œuvre (pour la partie production, +70%). Celle-ci est bien, comme l’affirment ses représentants patronaux, plus qualifiée et plus diplômée que celle d’autres secteurs : dans le segment production, plus de deux tiers des effectifs sont en 1999 techniciens, agents de maîtrise, professions intermédiaires, cadres ou professions intellectuelles supérieures contre un tiers dans le reste de l’industrie. 61 % ont atteint au moins le niveau Bac contre 29 % pour le reste de l’industrie.

Tableau 1

Répartition en 1999 de la main-d’œuvre pharmaceutique en catégories socio-professionnelles

Tableau 1
Industrie Distribution en gros Distribution au détail Secteur pharmaceutique Autres secteurs Secteur pharmaceutique Autres grossistes Pharmacies de ville Autres commerces Effectifs 90951 36849 127709 Commerçants et chefs d’entreprise 1% 5% 2% 8% 0% 26% Cadres et professions intellectuelles supérieures 21% 11% 23% 13% 41% 3% Professions intermédiaires, dont techniciens et agents de maîtrise 45% 22% 33% 31% 35% 15% Employés 8% 9% 16% 19% 19% 44% Ouvriers 26% 53% 27% 29% 6% 13% TOTAL 100% 100% 100% 100% 100% 100% Part des femmes 53% 29% 50% 32% 79% 56%

Répartition en 1999 de la main-d’œuvre pharmaceutique en catégories socio-professionnelles

Source : Insee, Recensement 1999.

5Dans la production, la haute qualification de la main­d’œuvre s’explique par un très fort encadrement sanitaire du secteur et par la recherche d’innovations susceptibles de renouveler le stock des blockbusters. C’est ainsi que les départements de recherche et développement y occupent une place toujours plus importante, avec des experts (ingénieurs, statisticiens, etc.), des scientifiques (médecins, biologistes, chimistes, etc.), ainsi que des techniciens chimistes et biologistes. Pour le reste, la mise en place de normes de qualité pour la production de médicaments a entraîné la présence d’un corps important de contrôleurs très diplômés, les pharmaciens, dont la présence est obligatoire sur chaque site de production [4].

6Les recherches que nous avons menées dans plusieurs sites de production ont également fait apparaître des phénomènes de recrutement de travailleurs jeunes et diplômés au niveau Bac, ainsi que des reclassements massifs d’ouvriers qualifiés en techniciens à la faveur de transformations des grilles de classification et de la mise en place en 1994 d’une « logique de compétence » [5], d’une automatisation accrue du processus de production et du développement de la « polyvalence » chez les travailleurs de production. Cette requalification des postes s’accompagne de salaires plus élevés pour toutes les catégories de main­d’œuvre [6], ce qui est rendu possible par les profits élevés et continus de cette industrie. Ce personnel qualifié répond enfin à des choix organisationnels comme celui d’un recrutement massif de « représentants haut de gamme », les visiteurs médicaux, pour s’adresser aux diffuseurs finaux que sont les médecins prescripteurs et les pharmaciens d’officine, eux-mêmes de haut niveau social et culturel. Ils sont dès lors plus diplômés que les représentants des autres secteurs.

7Du côté des grossistes, qui acheminent les médicaments des usines aux pharmacies, l’obligation de présence de pharmaciens dans chacun des dépôts de médicaments tire vers le haut les qualifications du segment même si, dans les faits, ces pharmaciens se font davantage représentants commerciaux auprès des pharmacies et dirigeants de dépôts logistiques que contrôleurs des normes sanitaires. Et dans les pharmacies de ville, là aussi, l’encadrement spécifique du médicament et les profits élevés qui en découlent sont associés à une main­d’œuvre nettement plus qualifiée et diplômée que dans les autres commerces de détail. C’est en particulier vrai pour les propriétaires de pharmacies, qui sont obligatoirement docteurs en pharmacie, et pour les pharmaciens salariés adjoints qui les assistent réglementairement suivant le chiffre d’affaires et les horaires d’ouverture du commerce. En outre, le tiers des effectifs de ces pharmacies est composé de guichetiers spécifiques, les « préparateurs en pharmacie », plus diplômés (niveau Bac + 3 ans d’apprentissage) que les employés d’autres commerces. On observe donc que la conjonction de stratégies d’innovation (personnels de recherche), de respect de normes sanitaires (pharmaciens, préparateurs) et de diffusion commerciale (visiteurs médicaux, pharmaciens) tend à faire de ce secteur un secteur à emplois qualifiés. Il reste qu’il ne s’agit que d’une des facettes de la réalité.

Des petites mains pour des tâches qui peuvent être nobles

8À côté de ces travailleurs qualifiés, le secteur mobilise des personnels sans qualification reconnue ou de bas statut social. C’est notamment le cas pour le conditionnement des médicaments avec une majorité de femmes sur des postes non qualifiés, sans le baccalauréat pour 80 % d’entre elles. C’est aussi le cas de la manutention des médicaments entre l’usine et la pharmacie. L’activité logistique qu’on retrouve dans tous les secteurs manufacturiers prend ici un tour particulier avec l’emploi de femmes pour la préparation des commandes (profitant de leur acceptation plus grande d’horaires discontinus et à temps partiel, de bas salaires et d’une quasi­absence de carrières [7]) et d’hommes pour le magasinage et la livraison sur des tournées courtes, tous non qualifiés. À cela s’ajoutent les choix d’organisation en faveur du flux tendu, par la livraison des pharmacies plusieurs fois par jour, qui émiettent les commandes et multiplient les contacts téléphoniques pour remédier aux problèmes d’approvisionnement (avec des plateaux téléphoniques au personnel là encore non qualifié) en dépit de systèmes de transmission électronique des commandes par les pharmacies. Il en va de même en officine où la mise en rayon est confiée à un personnel sans qualification reconnue.

9Mais au­delà, il y a aussi une part importante de personnels non qualifiés dans les usines de production. Pour la production de principes actifs, les ouvriers des ateliers de chimie fine n’ont que rarement un baccalauréat professionnel. Le renouvellement de main­d’œuvre observable sur un site à la fin des années 1990 à l’occasion du lancement d’une production en gros volume pour le marché mondial avec un fort encadrement réglementaire ne fait pas voir de grands changements par rapport à l’époque précédente où la production de produits chimiques fins voisinait avec celle de corps gras pour la savonnerie : là où tout CAP ou BEP était le bienvenu, y compris en mécanique ou en boucherie, le recrutement de CAP­BEP spécialisés dans la conduite d’appareils de l’indus trie chimique (CAIC) est préféré. Mais cela dans un état historique du système éducatif où le prestige scolaire des diplômes professionnels courts a diminué. Cela n’empêche pas ces travailleurs peu qualifiés d’intervenir sur des installations où, certes, la conduite du procédé est très encadrée par des logiciels d’assistance. Il leur faut faire preuve de vigilance sur l’état des installations qui sont soumises à une grande flexibilité, ne serait­ce que par des discontinuités de lots et souvent par des changements de production sur des installations polyvalentes, avec des risques sanitaires en cas de mauvaise vidange, voire avec des risques industriels en cas d’incompatibilité des réactifs.

10De même, l’exercice du contrôle qualité en fabrication semble parfois très routinier et monotone et, dans le cas de la production d’anesthésiants étudié par Élodie Boussarie [8], se trouve confié à des « mireuses » scrutant les cartouches pour vérifier leur conformité sur six critères. Là encore, l’enjeu est lourd : si la malfaçon porte sur le sertissage du flacon, c’est la conservation de la qualité même du produit dans la durée qui est en jeu, et le contrôle visuel, confié à des femmes sans diplôme, majoritairement d’origine immigrée, parlant mal le français, est décisif pour la garantir.

11Enfin, la distribution finale de médicaments dans la pharmacie est censée être réservée aux titulaires du diplôme de pharmacien ou être déléguée sous leur contrôle aux préparateurs en pharmacie. Or, quand une bonne part du travail dans l’officine consiste à réceptionner des colis, à en vérifier le contenu et à le mettre en rayons, pharmaciens en titre, préparateurs et rayonnistes sans qualification prennent l’habitude de partager le même travail. Cela se retrouve au moment de la délivrance des produits qui ne sont d’ailleurs pas tous des médicaments compte tenu de l’importance de la parapharmacie à laquelle ne s’applique pas l’exigence réglementaire de détention du titre de pharmacien. Si bien que le contrôle des très rares risques de surdosage, de contre­indication, comme le conseil détaillé sur les conditions d’utilisation du médicament délivré pour un effet optimal, peuvent être laissés au bon soin de personnes non qualifiées pour autant qu’elles s’en sentent capables, c’est­à­dire dans les marges d’auto­organisation qu’autorise la division du travail dans la pharmacie.

12En conclusion, les petites mains de l’industrie pharmaceutique ne sont pas uniquement requises pour de la manutention [9]. Les bas statuts se voient parfois confier des tâches lourdes d’importance dans ce secteur à fort contenu en connaissances. C’est la force sociale des pharmaciens qui semble garantir ce fonctionnement contre­intuitif du secteur. Ils peuvent, par exemple, couvrir d’éventuelles défaillances de la vigilance dans la distribution finale dans leur officine. Ils sont plus largement des acteurs centraux dans la négociation des normes réglementaires auxquelles est assujettie leur activité, y compris dans la production et la distribution de gros. Si bien que, quand des règles exigent la présence d’un personnel formé à des techniques de production spécifiques, ils parviennent à imposer ces formations et à conserver le mandat de les assurer. Il s’agit alors pour eux de répondre formellement aux attentes des autorités de contrôle bien plus que d’attendre des travailleurs de production une aide pour optimiser le fonctionnement des installations et la qualité des produits. Dans ces conditions, plutôt que de chercher à recruter des personnes plus qualifiées, ils préfèrent les certifier eux-mêmes en les formant en interne, notamment aux « bonnes pratiques de fabrication ». Avec pour conséquence de ne pas risquer d’engendrer une main­d’œuvre en mesure de se prévaloir d’une élévation de ses compétences qu’elle pourrait monnayer. Ainsi le maintien de bas niveaux de qualification dans ce secteur est­il un des moyens pour les industriels de lui assurer sa profitabilité exceptionnelle.

13Au terme de cette contribution, on peut donc avancer des éléments de réponse à la question initiale : quelle est la condition des travailleurs de ce type de secteur de « l’économie de la connaissance » ? Les personnels diplômés et qualifiés tirent des avantages, en particulier en termes de salaires, du fait de travailler dans un secteur de haute technologie à rentes stables, même si peuvent survenir occasionnellement des licenciements au titre de restructurations productives, notamment dans un contexte de concentration des entreprises. Un noyau important de travailleurs moins qualifiés, ceux de la production, bénéficient également du prestige du secteur quand ils appartiennent à de grands groupes, tandis que d’autres sont maintenus au bas de l’échelle (notamment les ouvrières non qualifiées). D’autres travailleurs du secteur ont même des conditions plus dégradées que dans les établissements de même nature d’autres secteurs économiques. C’est par exemple le cas des travailleurs peu diplômés des pharmacies et des grossistes. Le fait d’appartenir à un secteur généralement associé à l’« économie de la connaissance » n’a pas d’effet bénéfique pour eux. Et l’on pourrait même avancer l’hypothèse que leur situation est moins enviable que dans d’autres secteurs car, dans la plupart des pays européens, ils doivent subir les contraintes spécifiques du secteur pharmaceutique pour garantir la continuité de soins et la sécurité sanitaire, contraintes qui servent d’argument aux organisateurs du secteur pour revendiquer des rentes réglementaires, sans pour autant accéder aux fruits de ces rentes.

Notes

  • [1]
    Peut être traduit par médicament à succès ou produit­phare.
  • [2]
    C. Lajoux (Président du LEEM et de Sanofi France), Le médicament, enjeu du xxe siècle, Paris, Cherche Midi, 2010. Moreau A., et al., L’industrie pharmaceutique en mutation, Paris, La Documentation française, 2002.
  • [3]
    P. Fournier, C. Lomba, S. Muller (dir.), L’industrie pharmaceutique sous observation : les travailleurs du médicament, Paris, La Dispute, à paraître.
  • [4]
    S. Muller, « Fortunes et infortunes des professions », Sciences de la Société, n° 76, 2010.
  • [5]
    N. Besucco­Bertin et al., L’institution d’une logique compétence dans l’industrie pharmaceutique, Marseille, Cereq, 1998.
  • [6]
    Le salaire net moyen des ouvriers et employés du secteur s’élève à 1 500 €, les professions intermédiaires à 2 300 € et les cadres à 3 900 €.
  • [7]
    C. Lomba, « Les petites mains des petites entreprises : gestion informelle et fractures ouvrières », Sociologie du travail, 2010, n° 4.
  • [8]
    E. Boussarie, « Cuisines et dépendances » des emplois d’exécution de l’industrie pharmaceutique, Mémoire Master 2, EHESS­ENS, 2006.
  • [9]
    Le segment de la distribution est celui auquel les pouvoirs publics accordent le moins de moyens pour fonctionner en même temps qu’ils s’accommodent de la défense corporatiste des pharmaciens, qui imposent une présence de diplômés pesant sur les coûts salariaux du segment.
Pierre Fournier
Sociologue, chercheur au LAMES (CNRS-université d’Aix-Marseille)
Cédric Lomba
Chercheur, Cultures et sociétés urbaines, CRESPPA (CNRS-université Paris 8)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/08/2014
https://doi.org/10.3917/sava.016.0023
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