CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Fin 2010, le Bilan économique du Monde dressé par le quotidien du soir français pouvait encore présenter l’Égypte comme « l’une des rares économies à avoir évité la récession lors de la crise mondiale de 2008-2009 » et aligner à son sujet un ensemble d’indicateurs assez flatteurs, tels qu’une croissance du PIB supérieure à 5 % ou une inflation « stabilisée » à 11 %. Ces « performances » (« parmi les meilleures des pays émergents ») étaient explicitement attribuées à la « promulgation de plusieurs lois favorables à l’investissement (baisse des droits de douane, signature d’accords de libre-échange avec différents partenaires commerciaux), l’amélioration du système bancaire ainsi qu’un effort accru sur la fiscalité (réduction du taux d’imposition des sociétés) » (p. 118). Sans originalité il est vrai dans un concert international d’évaluations positives dont le Fonds monétaire international (FMI) donne le la, le discours dominant avait fait de l’Égypte un « bon élève de la mondialisation », laissant pudiquement de côté les ombres dans la « gouvernance » d’un despotisme manifestement utile pour le maintien de l’ordre mondial.

2Quant à la Tunisie, on apprenait dans le même Bilan qu’elle avait « renforcé son attractivité en 2010 », progressant dans le classement Doing Business bien connu effectué chaque année par la Banque mondiale déterminant l’adaptation du système légal aux critères du capitalisme international. On pourrait multiplier les exemples de satisfecit donnés au gouvernement tunisien par les puissances occidentales dominantes et les organisations internationales qu’elles contrôlent. Le directeur général du FMI, Dominique Strauss-Kahn, a d’ailleurs illustré lui-même ce discours en novembre 2008, déclarant que« l’économie tunisienne va bien malgré la crise […]  ; la politique qui est conduite est saine et je pense que c’est un bon exemple à suivre pour beaucoup de pays qui sont des pays émergents comme la Tunisie ».

3S’il fallait une nouvelle preuve du caractère biaisé et trompeur des indicateurs économiques dominants, les révolutions arabes de 2011 (avec à ce jour deux dictatures solides abattues en quelques semaines) les fourniraient amplement. N’utilisant que des critères indexés sur les intérêts de la finance et du monde des affaires occidentaux, les dirigeants, qu’ils soient de droite ou officiellement de « gauche », n’ont cessé de communier dans la célébration de politiques publiques asservies à ces mêmes intérêts et évaluées in fine à l’aune des profits accrus qu’elles ont rendu possibles. Il a fallu la chute d’un régime honni pour que l’on découvre sur quel volcan d’inégalités, de chômage et de pauvreté se sont construits ces exemples de « bonne performance » à imiter (dans la pure logique du benchmarking mondial qui continue aujourd’hui de prévaloir).

4Certes, on disposait d’indicateurs de développement humain et de mesures moins flatteuses des inégalités multidimensionnelles qui caractérisent le monde arabe [1], ou encore, notamment grâce au travail des ONG, de visions plus réalistes de ce que cachait la « bonne gouvernance » promue par la Banque mondiale … Mais l’on n’a pas écouté les Cassandre, leur préférant le discours enchanteur des conjoncturistes et des prophètes de la « montée en puissance des pays émergents » … Ceux-là ont simplement oublié que l’économie imaginaire des manuels [2] et l’économie enchantée de la finance n’ont pas encore réussi à faire disparaître la réalité sociale, celle des classes, des groupes inégaux, des rapports de force, de l’exploitation et des injustices de toute nature charriées par le « développement » tel qu’il a cours sous sa forme actuelle.

5Les révolutions arabes sont à la fois sociales et démocratiques. Elles sont en premier lieu portées par la jeunesse paupérisée et précarisée, confrontée à l’injustice des institutions et des politiques publiques soutenues par les bailleurs de fonds internationaux, et à des rapports de domination particulièrement brutaux. Elles remettent en cause la perpétuation, dans le silence assourdissant des puissances dominantes, d’oligarchies politico-économiques qui prélevaient des proportions énormes de la richesse nationale, se détournaient du bien-être des populations à seule fin d’assurer leur intégration à la classe dominante transnationale, plaçant l’épargne extorquée aux peuples dans les « paradis fiscaux » des vainqueurs de la mondialisation. Ces révolutions sont des exemples pour tous les peuples de la planète : pour la première fois peut-être dans l’Histoire, des révolutions essentiellement pacifiques se donnent pour but à la fois la démocratie et l’égalité, et triomphent en quelques semaines de leur ennemi principal, comme si la seule force du peuple mobilisé dans la rue suffisait à faire s’effondrer les « tigres en papier » des tyrannies les mieux établies. Bien sûr, nul ne sait quel chemin prendront les nouvelles démocraties arabes : les puissances dominantes cherchent d’ores et déjà à en infléchir le cours ; les réponses aux urgences sociales demanderont du temps et beaucoup d’inventivité, des luttes sociales et politiques renouvelées.

6Jusqu’où iront les révolutions en cours ? On a tôt fait en Occident ou en Chine de les considérer comme étroitement circonscrites au monde arabe, au nom de sa prétendue « spécificité culturelle » et de sa tradition d’autoritarisme, en se contenant d’estimer les probabilités, dans un « jeu de domino » où le Yémen, la Jordanie, puis peut-être le Maroc, l’Algérie, la Libye et d’autres encore seront les suivants sur la liste. Il faut pourtant se rappeler que les causes immédiates du soulèvement sont simples : dans un contexte de chômage de masse et d’inégalités sociales multiples encore renforcées par la crise mondiale, la hausse continue du prix des denrées alimentaires, liée à des facteurs objectifs et à la spéculation financière, a fait basculer en quelques semaines des groupes entiers dans l’incertitude absolue du lendemain. « Émeutes de la faim » en 2008, révolutions en 2010-2011, qui peut dire ce qu’il adviendra dans un contexte de « reprise » de la spéculation financière et de dynamisme maintenu des pays asiatiques, pesant structurellement sur la demande mondiale de matières premières ?

7L’Europe, qui aime à se penser comme une démocratie mûre et apaisée, est-elle si éloignée de l’autre rive de la Méditerranée ? En Europe, la crise a renforcé des politiques publiques restrictives qui appliquent avec la même intransigeance les critères mêmes qui ont permis à Ben Ali et à Moubarak de recevoir pendant des années les louanges des experts américains et européens. Les inégalités sociales multidimensionnelles continuent de s’accroître et le chômage de masse s’est établi à des niveaux très élevés, voire continue d’augmenter dans un contexte de reprise, même si le niveau moyen de richesse et de développement humain y est beaucoup plus élevé qu’en Égypte ou en Tunisie. La « démocratie mature », comme les Européens se complaisent à désigner le système politique en vigueur sur le continent malgré la montée de l’abstention et la défiance croissante des citoyens, a exclu de son champ les principaux paramètres des politiques économiques : politique monétaire et politique budgétaire sont, sous l’impulsion franco-allemande, sur le point d’être inscrites dans les constitutions et de sortir ainsi définitivement de l’espace du débat démocratique, comme l’illustre le « pacte de compétitivité » en cours d’élaboration. Enfin, l’inflation importée, alors que les revenus stagnent ou baissent, risque de plonger des groupes sociaux dans une précarité matérielle dont ils pensaient être définitivement sortis. Les ingrédients d’une crise sociale majeure dans les mois ou les années qui viennent sont donc réunis. Il est de la responsabilité de la vraie gauche de donner à cette crise et aux mouvements de révolte qui l’accompagnent un débouché politique autre que le repli, la stigmatisation des groupes marginaux et l’obsession sécuritaire, et de proposer un changement radical. Vous avez dit une « révolution » ?

Notes

  • [1]
    Le Rapport sur le développement humain 2010 publié par le Programme des Nations Unies pour le Développement met en avant les fortes inégalités dans le monde arabe. La Tunisie n’est classée que 81ème en 2010 selon l’IDH, bien loin de son rang en « attractivité économique » selon l’indicateur Doing Business. Mais si l’on tient compte des inégalités pour les trois dimensions de l’indicateur (IDHI), elle perd encore six places : son indice de Gini des revenus, par exemple, est estimé à 40,8 (contre 32,7 pour la France). L’Égypte, classée 101e selon l’IDH, perd encore sept places selon l’IDHI (développement humain corrigé des inégalités), malgré un indice de Gini plus faible qu’en Tunisie : les inégalités éducatives et de santé y sont particulièrement élevées.
  • [2]
    En particulier celle des futurs manuels de « sciences économiques et sociales », opportunément vidée de son contenu social. Des chercheurs ont organisé en urgence un colloque intitulé « Une société sans classes … ?… Dans les programmes scolaires ! » le 15 février 2011 à l’EHESS.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/08/2014
https://doi.org/10.3917/sava.015.0005
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