CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce dossier est le second que nous consacrons à la crise. En juin 2008, celle-ci venait d’entrer dans une nouvelle phase, après celle de la crise américaine des subprimes et les interrogations, en Europe, pour savoir de quelle façon (et surtout avec quelle ampleur) elle allait peu à peu ronger le système financier et, aspect central des « erreurs de la doctrine économique dominante », quelles en seraient les conséquences sur l’économie réelle. Nous écrivions alors : « Il n’est plus possible aujourd’hui de voir dans la crise immobilière américaine un simple accident conjoncturel un peu plus marqué que d’autres événements cycliques qui caractérisent depuis longtemps les économies de marché et interrompent temporairement leur marche en avant. »

2Aujourd’hui, un peu plus de deux ans après, on présente de divers côtés la « reprise » de l’économie mondiale comme acquise. Or la crise économique, sociale et écologique mondiale, née des déficiences structurelles du capitalisme, continue de déstabiliser les sociétés et d’engendrer souffrances, protestations, révoltes, mais aussi de susciter de nouvelles formes de résignation et de pessimisme. Dans ce contexte contradictoire, il nous a paru intéressant de revenir sur les interprétations de la crise. Pour aller plus loin et compléter des descriptions et des tableaux forcément un peu généraux, nous avons voulu aussi voir de façon un peu plus concrète, quelles étaient les conséquences de la crise dans différents domaines : la finance, où s’épanouit un « nouveau discours régulateur » et où se reconstituent rapidement les forces déstabilisatrices qui ont conduit à l’effondrement de 2008-2009 ; la politique économique, où une nouvelle offensive orthodoxe promeut la réduction drastique des dépenses publiques pour rétablir les « équilibres » ; les relations internationales, qui voient s’affirmer l’Asie émergente et, plus largement, les États-nations les moins dépendants des États-Unis et des puissances occidentales ; l’écologie, où l’échec du Sommet de Copenhague met en péril l’avenir même de la planète ; le monde du travail, au sein duquel le chômage, la précarité, les diverses formes de sous-emploi s’accroissent rapidement, alors que les inégalités de revenus continuent d’être au plus haut ; la politique, enfin, marquée par l’abstention ou diverses formes de radicalisation au sein des classes populaires…

3Dans chacun de ces domaines, les auteurs ont tenté de dresser un premier « bilan » de la crise, de ce qu’elle a changé ou va changer, et analysé les scénarios possibles d’une « sortie de crise » qui pourrait être le signal d’un réveil du mouvement social et de politiques économiques de gauche, au moment même où certains voudraient y voir une nouvelle restauration conservatrice.

4Henry Sterdyniak rappelle la succession des crises depuis la fin des années 1970, qui a été aussi celle de la fin des compromis d’après-guerre entre capital et travail. À travers diverses mesures (et autant de reculs pour les salariées), l’objectif des politiques économiques a cessé d’être le maintien du plein emploi pour devenir celui de la rentabilité du capital. Dans ce contexte, la mondialisation a permis aux classes dominantes d’échapper à la redistribution, ce qui a creusé les inégalités. L’économie mondiale a connu un prodigieux développement des institutions et des marchés financiers, gérant des masses énormes de capitaux en quête d’une rentabilité forte et découplée des performances réelles. Pour l’auteur, la crise de 2007-2010 est donc une crise de la mondialisation libérale et de la globalisation financière. Il voit deux stratégies de sortie de crise envisageables. La stratégie libérale consiste à oublier la crise. La stratégie sociale-démocrate et régulatrice devrait faire appel à des réformes profondes, remettant en cause la contre-révolution libérale et instaurant progressivement une gouvernance mondiale. Ce tournant régulateur peut paraître utopique. En effet, « où sont les forces politiques, économiques, sociales qui pourraient l’imposer ? ».

5Thierry Godefroy et Pierre Lascoumes rappellent le rôle des paradis fiscaux dans l’émergence et le développement de la crise (des crises). L’épisode 2008-2010 est en fait la quatrième phase d’un cycle déjà ancien qui a vu émerger la question des « havres fiscaux » et plus largement celle des places financières sous-régulées. L’explosion de l’offre mondiale de capitaux depuis le milieu des années 1980 a créé des fonctions d’intermédiation financière, pour lesquelles les places offshore sont particulièrement bien adaptées. Pour les combattre, on a fait grand cas de mesures spectaculaires ces derniers mois (listes, noires, grises, etc.), notamment via le G20. Mais elles ont laissé une nouvelle fois dans une ombre propice les usagers de ces places, le semblant d’éclairage n’ayant pas duré plus de quelques mois.

6Jean-Luc Metzger note que la crise a aussi ses effets d’aubaine. Les dirigeants des multinationales – du Nord comme du Sud – et les responsables des firmes sous-traitantes y trouvent l’occasion d’expérimenter de nouveaux dispositifs de gestion, parfois intégrés dans des systèmes techniques sophistiqués, souvent sources d’insécurité économique et de dégradation des univers professionnels. La pression pour renouveler sans cesse toutes les dimensions du travail est aujourd’hui sans commune mesure avec ce qu’elle a été à la fin des années 1970. Dans ce contexte, l’emprise de la gestion engendre insécurité organisationnelle, polarisation au sein des différents groupes professionnels et déresponsabilisation des élites. La sortie de la crise passe donc aussi par une amélioration substantielle des conditions d’emploi et d’équilibre de vie au travail. Ce qui suppose d’intervenir au cœur même des rapports sociaux du travail, tels qu’ils s’expriment à l’articulation entre l’économie et la gestion.

7Frédéric Pierru s’intéresse à la manière dont la crise a été, en même temps que les régimes de retraite par répartition, l’occasion d’un nouvel assaut du front libéral contre l’assurance maladie. Un processus de privatisation du financement et de l’offre de soins est en cours, qui conduira aux inégalités d’accès, des problèmes de santé publique, et – le comble – à des gaspillages à grande échelle. Vingt ans de réformes néolibérales dans le secteur de la santé en témoignent amplement.

8Céline Braconnier rappelle que l’augmentation considérable de l’abstention aux élections est un fait incontestable, et pas seulement en France. La crise explique t-elle cette évolution ? La question est complexe car jouent ici de nombreux facteurs qui cumulent leurs effets. Ils sont à la fois structurels et conjoncturels, économiques et politiques, mais il est difficile d’évaluer précisément la part qui revient à chacun. Des recherches ont montré la part des déterminants sociaux dans la participation électorale, plus particulièrement aux États-Unis. Mais, « privés de lien organique avec le politique et d’un certain nombre de ressources qui rendent le vote plus aisé donc plus probable même quand on n’est ni riche ni diplômé (comme l’estime de soi ou le sentiment de sa propre compétence), les milieux populaires de France et d’ailleurs qui subissent les effets déstructurants de la crise ressemblent de plus en plus, dans leur rapport au vote, aux milieux populaires américains ».

9Pour clore (provisoirement) ce dossier, Frédéric Lebaron propose quelques hypothèses sur les acteurs et sur les contradictions du capitalisme étatico-financier. Un constat s’impose en effet : les économies de marché font coexister un pôle public et un pôle privé, l’un et l’autre plus ou moins développés, structurellement liés, hiérarchisés et en tension permanente. Qui plus est, quels que soient les indicateurs choisis, même les pays anglo-saxons les plus « néolibéraux » possèdent un large secteur public, qui n’a pas été notablement réduit, la diminution du périmètre de l’administration centrale ayant été compensée, au moins partiellement, par la croissance des collectivités territoriales. La crise a renforcé à court terme les acteurs publics, introduisant un nouveau compromis, avec une forte tension structurelle entre acteurs publics et acteurs financiers, ces derniers reconstituant rapidement leur pouvoir, partiellement aidés en cela par les gardiens de l’orthodoxie budgétaire.

Dossier coordonné par 
Frédéric Lebaron
Dossier coordonné par 
Louis Weber
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/08/2014
https://doi.org/10.3917/sava.013.0009
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