CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La « gestion » de la crise grecque par les autorités européennes, le Fonds monétaire international et les gouvernements de l’Union européenne a fait apparaître au grand jour certaines des contradictions internes qui traversent aujourd’hui l’espace des classes dirigeantes : d’un côté des acteurs financiers privés internationaux (agences de notation, spéculateurs...) qui jouent cyniquement la carte de l’« effondrement » de l’État grec, avant d’entreprendre de faire chuter l’ensemble des « PIGS » [1], de l’autre des acteurs politiques et administratifs (chefs d’État et de gouvernements, ministres des finances, banquiers centraux) en quelque sorte forcés à la solidarité pour éviter une crise de l’euro aux conséquences supposées bien plus catastrophiques ; d’un côté des acteurs politiques du Nord (autour de l’Allemagne) réticents à financer les déséquilibres de ce qu’ils appellent aussi les pays du « club Med », de l’autre des dirigeants locaux prêts à imposer à leurs citoyens des sacrifices sans limites pour restaurer leur crédibilité face au monde extérieur, et en particulier face aux marchés financiers.

2Ce n’est pas seulement la construction (néolibérale [2]) de l’Europe qui est en cause, comme il est convenu de le dire ou de l’écrire, en déplorant de façon quelque peu rituelle l’absence de « gouvernement économique », de budget communautaire ou de véritables dispositifs de cohésion interne, pourtant soulignés depuis les origines de l’unification monétaire par les observateurs les plus divers. C’est l’ordre global issu de la crise, tel qu’il s’est établi dans les pays du « centre » de l’économie mondiale, qui révèle toutes ses limites et connaît ses premiers craquements sérieux : le « compromis global » entre État et finance, qui s’est construit sur un énorme transfert de dettes, du privé vers le public, visant à éviter l’approfondissement de la crise de système, s’avère particulièrement instable, pour ne pas dire potentiellement explosif. Après avoir imposé aux États de reprendre leurs « actifs douteux » et de s’endetter pour assurer leur survie, les acteurs des marchés « se vengent » en quelque sorte de l’humiliation, et des menaces de régulation accrue, sur les États les plus fragiles. On peut même faire l’hypothèse que l’on assiste là au début d’un nouveau cycle d’interactions entre États et marchés, dont l’issue dépendra beaucoup de la capacité et de la volonté politiques de contrôler le pouvoir financier. Autant dire qu’il y a beaucoup de raisons d’être sceptiques sur la solidité du nouveau « modèle économique » en cours de formation.

3La résistance du peuple grec au plan d’ajustement structurel qui lui est imposé par une coalition d’acteurs politiques nationaux et internationaux (aussi bien officiellement de « gauche », comme Dominique Strauss-Kahn ou les dirigeants grecs, que de droite) marque bien le début d’une nouvelle phase de l’histoire de l’Europe politique, économique et sociale. Désormais, la problématique de tout mouvement social « national » a une résonance immédiatement européenne, puisqu’il s’agit bien d’accepter ou au contraire de refuser des politiques brutalement régressives, à l’origine provoquées par les acteurs des marchés internationaux, dont les salariés et les fonctionnaires sont les premières victimes. Dans un contexte de morosité économique, le démantèlement des États-providences « périphériques », pourtant moins développés que ceux du Nord, est évidemment un test de résistance (sociale) à valeur beaucoup plus générale. La réforme des retraites en France, où, de la même façon, salariés et fonctionnaires vont être présentés comme la « variable d’ajustement » pour rétablir les « équilibres » budgétaires, sera l’un des prochains, d’autant plus important pour le gouvernement en place qu’il y joue la possibilité de reconquérir un crédit politique largement émoussé.

4C’est pourquoi la solidarité avec le peuple grec, confronté à l’absurdité d’un système économique où ce sont les dominés qui doivent payer pour les erreurs et les incohérences des dominants, est une cause universelle : elle justifie plus que jamais la convergence des luttes dans un mouvement social européen, dont Pierre Bourdieu avait, il y a déjà quelques années, bien vu la nécessité.

Notes

  • [1]
    Portugal, Irlande (ou, selon les cas, Italie), Grèce, Espagne (en anglais) : ce surnom disqualifiant a pour origine les institutions financières anglo-saxonnes.
  • [2]
    F. Denord, A. Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Paris, Raisons d’agir, 2008.
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/08/2014
https://doi.org/10.3917/sava.012.0005
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