CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Si la crise du COVID a ébranlé le système de soins, et si l’on peut constater que celui-ci a tenu face à une vague dont personne n’avait prévu l’ampleur, elle ouvre dans le champ de la santé publique des chantiers considérables. Ceux-ci frappent non par leur nouveauté, mais par la mise en évidence saisissante de deux questions intimement liées : celle des inégalités territoriales et sociales en santé, traduites par des niveaux très différenciés de surmortalité, et celle du lien entre l’état de santé et les conditions de vie et de travail. Des concepts qui pouvaient paraître abstraits se sont incarnés dans une réalité clinique et épidémiologique, inscrivant durablement ces enjeux dans le débat politique.

2L’expérience de l’Agence Régionale de Santé (ARS) d’Ile-de-France permet de dégager quelques axes de travail ultérieur.

Des inégalités que l’on ne peut plus cacher

3Dans la plupart des zones urbaines occidentales, l’épidémie de COVID s’est caractérisée par des inégalités majeures, recouvrant des dimensions sociales, urbaines, ethniques et ségrégatives [1-5]. De nombreuses recherches sont en cours de publication, pour identifier les inégalités dans l’exposition au virus et les inégalités dans son impact clinique.

4En France, les premières données ont attiré l’attention sur le territoire de la Seine-Saint-Denis, département métropolitain le plus pauvre, au sein duquel la surmortalité a été considérable. Des hypothèses explicatives ont été formulées dans la presse, interrogeant l’accessibilité du système de soins, mais aussi les déterminants socio-environnementaux, en particulier les conditions d’habitat et l’interaction entre exposition aux contaminations et occupation d’emplois peu qualifiés dans des secteurs essentiels. Ces hypothèses se retrouvaient dans la littérature internationale [3, 4], et s’inscrivaient dans la connaissance scientifique classique des modalités de construction des inégalités sociales de santé [6]. Mais il est rare que le rôle des déterminants émerge dans le débat public de façon aussi explicite, au-delà du sujet de la grande précarité et du renoncement aux soins. Cette prise de conscience a été confortée et soutenue par des travaux demandés, dès mars 2020, par l’ARS [7], et qui – sans évoquer de causalité – montrent la cohérence entre les territoires de surmortalité et ceux de forte prévalence des déterminants sociaux incriminés. Ainsi, l’épidémie peut-elle être considérée comme un tournant dans la prise de conscience collective des soubassements sociaux des inégalités de santé.

L’opérationnalité des démarches de coalition et de plaidoyer

5À l’initiative de l’Agence, une politique publique s’est très vite mise en place à l’égard des personnes sans-abri, hébergées, très précaires, migrantes ou immigrées. Cette politique a été conçue dans une logique de coalition associant pouvoirs publics, associations humanitaires, structures d’hébergement, collectivités. L’encadré 1 résume cette démarche sanitaire. L’appui des Préfets a été décisif, notamment à travers leur action propre : « desserrement » des centres d’hébergement par ouverture de nouveaux sites, ouverture massive de chambres d’hôtels, de lieux de mise à l’abri progressivement mis en capacité de répondre aux exigences liées à l’isolement sanitaire. Il n’est pas encore possible d’évaluer les effets de cette démarche, mais il semble qu’elle ait contribué à ce que l’impact de l’épidémie soit moins dramatique que redouté au sein d’un public très fragilisé par la précarité.

6La stratégie et sa mise en œuvre opérationnelle ne sont pas nées de la crise ; elles ont pris appui sur des approches anciennes, notamment en direction des personnes migrantes [8]. Mais elles ont pu mobiliser de nouveaux acteurs et des pratiques innovantes. Au-delà de ce constat, la question posée est donc celle d’une pérennisation et d’un élargissement de ces pratiques et dispositifs, dans un cadre et selon une méthode permettant à chacun de garder son identité, en même temps que de fonder l’action de santé publique sur cette logique de coalition.

Affronter plus largement déterminants sociaux et inégalités territoriales

7L’action en direction des plus exclus ne résume pas la lutte contre les inégalités [6], ce qu’avait déjà rappelé le Projet Régional de Santé d’Ile-de-France qui en faisait son premier objectif [9]. C’est pourtant dans la prise en compte des logiques sociales et territoriales structurelles que les plus grandes difficultés sont apparues. L’aggravation du risque épidémique par le surpeuplement ou le mal-logement, caractéristiques de l’Ile-de-France, a fait l’objet d’un document de soutien aux familles [10], mais celui-ci ne pouvait proposer de réponse qu’aux seules conséquences du confinement. La question des travailleurs essentiels, le plus souvent pauvres, mal protégés dans leur entreprise, avec des transports épuisants, n’a pu être traitée. Les difficultés d’accès aux soins de certains territoires ont conduit à des recours plus tardifs, à situation clinique égale. Des études sont en cours, qui permettront d’approcher la part réellement attribuable à chacun de ces facteurs. Mais aujourd’hui, la santé publique doit réinventer la prise en compte de ces déterminants majeurs. Cela passe probablement par des choix méthodologiques fondamentaux, parmi lesquels la nécessaire élaboration d’une stratégie de santé publique à l’égard du logement et de l’habitat et une typologie plus compréhensive des situations sociales : la classification INSEE ne traduisant plus à elle seule les réalités des liens entre emploi, travail et santé. Cela passe aussi par la mise à l’agenda de questions sous-jacentes : de ce point de vue, si les expériences étrangères énoncent le sujet des minorités ethniques ou visibles, cette question renvoie aussi, en France, à celle des ségrégations, sous toutes leurs formes, et des discriminations. Il s’agit d’un enjeu épidémiologique, clinique, mais aussi social : les groupes qui sont discriminés ou ségrégués semblent avoir payé le plus lourd tribut à l’épidémie, et en sont douloureusement conscients.

Principales actions sanitaires menées en direction des publics sans abri, hébergés, en parcours d’asile

  • Mise en place d’un groupe régional de suivi (grandes associations, Préfecture, AP-HP, ARS) et de réunions avec les têtes de réseau
  • Sensibilisation des gestionnaires de centres à la prévention de la transmission et à la gestion de l’isolement (diffusion de guides régionaux puis nationaux)
  • Mise en place d’équipes mobiles en régie ou déléguées (médecins et infirmiers : diagnostic, prélèvements, aide à l’organisation) : 377 missions de mars à mi-juin 2020
  • Ouverture de centres d’accueil pour personnes avec COVID nécessitant isolement, (773 personnes accueillies au 7 juin) puis de centres « sas » (en attente de résultats PCR) : 94 personnes
  • Mise en place d’une application de gestion en temps direct des situations dans 933 centres d’hébergement ou foyers de travailleurs migrants (FTM) (signalement de cas, évaluation téléphonique, envoi d’équipes)

Penser les actions à l’aune des contextes sociaux

8Les éléments de la politique de lutte contre l’épidémie étaient pour l’essentiel non médicaux, et mobilisaient des comportements quotidiens et des changements de normes et de pratiques. Les messages initiaux de prévention (distanciation physique, nécessité de l’isolement sanitaire et utilité sociale du dépistage) ont été conçus en direction d’une population générale. Des efforts ont été faits pour les rendre compréhensibles par chacun : traductions en langues étrangères, mobilisation de relais et de médiateurs, mais il est possible que l’on ait sous-estimé des facteurs de réticence à la fois matériels (conditions de vie) et sociaux (relation aux autorités publiques et à la contrainte).

9De nombreux acteurs ont signalé que les stratégies collectives retenues (en particulier le confinement), pour incontournables qu’elles aient été, auront eu des conséquences plus lourdes et plus durables pour les catégories populaires, en particulier les enfants en difficultés scolaires, les familles en habitat surpeuplé, les femmes et les travailleurs sans protection sociale. La parole publique justifiant les choix collectifs n’a énoncé ces différences sociales d’impact que dans un second temps de l’épidémie. Tout laisse penser qu’en Ile-de-France les habitants des quartiers en difficultés ont appliqué les consignes de prévention autant, voire plus, que les autres, mais cela s’est peut-être fait au risque d’un sentiment de « prix à payer » plus fort, nouvelle forme de relégation. Des études qualitatives sont désormais nécessaires pour qu’à l’avenir les actions de prévention, basées sur les comportements collectifs, puissent tenir compte non seulement des barrières de la langue, mais aussi de celles liées aux contraintes et perceptions sociales.

Le système hospitalier et ambulatoire dans son contexte social

10La nécessité d’une forte régulation régionale, permettant d’assurer un accès aux services de réanimation, y compris pour les habitants des territoires moins dotés, a été consensuelle : à cet égard, le temps de l’épidémie a été celui d’une responsabilité régionale perçue comme garante d’équité territoriale d’accès aux soins, emportant y compris les établissements privés. La perception clinique par les professionnels soignants des inégalités sociales, l’inquiétude partagée à l’égard des difficultés d’un retour à domicile souvent impossible ont conduit les acteurs du système hospitalier à interroger, au-delà des seules PASS, leur rôle dans ce contexte. Plusieurs établissements, dont l’AP-HP, ont ainsi développé de vastes équipes de dépistage hors les murs, le plus souvent en appui aux équipes de l’ARS.

11Par ailleurs, les professionnels libéraux se sont investis dans les dispositifs de dépistage ou de sortie d’hospitalisation, et l’Assurance-Maladie a sensiblement simplifié les processus d’accès aux droits.

12Des consignes de l’Agence visant à faciliter l’accès aux tests PCR, pour les populations socialement défavorisées en période de tension sur les approvisionnements, ou à tenir compte de la précarité dans les décisions d’orientation ont été diffusées. Mais, leur impact a probablement été faible. Cela renvoie à deux questions majeures : intégrer les facteurs sociaux dans les éléments qui structurent la décision médicale et les parcours de soins et doter les systèmes d’information médicale d’un outil de caractérisation sociale. Pour cela, des travaux de la Haute autorité de santé (HAS,) du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) et de l’Agence nationale d’appui à la performance (ANAP) doivent permettre de passer d’une approche volontariste et dictée par l’urgence à une approche structurelle des déterminants sociaux dans le parcours de soins.

Des opportunités sont apparues

13Dans ce contexte, plusieurs éléments doivent être appréciés à leur juste valeur. D’une part, des stratégies spontanées locales ont été mises en œuvre par les habitants, souvent dans des quartiers défavorisés : fabrication de masques ou organisation d’actions solidaires répondant à la précarité alimentaire, par exemple. Ces initiatives n’ont pas été suscitées par l’action publique régionale – mais souvent soutenues par les élus locaux. Elles témoignent de la vivacité et d’une possible réviviscence d’une promotion de la santé « bottom-up » ; si l’alliance entre action citoyenne et politique publique ne s’est pas réalisée dans les mois passés, elle apparaît à portée de main. Parallèlement, lorsque l’ARS a mis en place des dépistages dans des tentes mobiles, parfois de façon quasi improvisée, et dans des quartiers populaires en général, près de 10 000 habitants semblant souvent peu favorisés, se sont appropriés ces dispositifs d’« aller-vers », au-delà des prévisions. Il est à noter que la communication immédiate, par le biais d’associations locales, mais aussi de réseaux sociaux, a été très efficace. Tout cela ouvre des avenues à des formes renouvelées d’action publique. Les Contrats Locaux de Santé ont, de ce point de vue, un rôle spécifique à jouer.

Santé communautaire et nouvelles technologies, deux approches indispensables

14L’ensemble des constats précédents montre que séparer les soins de la prévention et de la promotion de la santé est un contresens qui pénalise les habitants les moins favorisés. La réduction des écarts sociaux passe par une politique plus équitable d’allocation des moyens du système de soins, mais aussi par des conditions d’exercice différentes. Une pratique de santé communautaire, associant exercice regroupé, médiation professionnelle stabilisée et participation réelle des habitants, intègre à la fois les exigences légitimes des professionnels et la prise en compte des déterminants sociaux. Les évolutions indispensables du système de soins et son ancrage dans les territoires ne pourront se faire hors d’un cadre permettant l’énonciation, par les habitants, de leurs contraintes de vie comme autant de facteurs de santé ou de maladie, et leur participation aux choix stratégiques.

15De même, l’épidémie a confirmé l’apport en santé publique des nouvelles technologies. Qu’il s’agisse de la téléconsultation, mobilisant pleinement les compétences des différents professionnels de santé, de la standardisation des recueils de données, qui facilite l’explicitation des caractéristiques sociales et donc leur intégration, de la télésurveillance, ou même de l’usage des réseaux sociaux, nous avons expérimenté – parfois insuffisamment – combien ces nouvelles technologies, dont on connait les risques inégalitaires, ont aussi des potentiels transformateurs. La mobilisation de données comme outil de pilotage en temps quasi-direct apparait comme un appui à la territorialisation des politiques de prévention, même s’il convient de ne pas réduire la compréhension des besoins à la seule approche quantitative.

Une responsabilité renouvelée pour les ARS

16Assumer la responsabilité d’une politique territoriale de santé n’est pas juxtaposer une politique de soins et une de prévention, et les ARS ont été pensées pour le décloisonnement. On voit bien qu’en la matière un vaste chemin se découvre. La période dont nous sortons porte à incandescence deux enjeux politiques : une promotion de la santé positionnée au centre de la stratégie régionale, intégrant de façon plus explicite l’action sur les déterminants socio-environnementaux, et dans laquelle habitants et élus trouvent une place centrale et un pilotage régional fort, mettant en œuvre une régulation explicitement tournée vers l’équité sociale. Cela signe un système de santé non pas replié sur lui-même, mais résolument décidé à faire face aux enjeux sociaux de notre temps.

Français

La crise de l’épidémie de COVID a confirmé, de façon brutale, l’ampleur des inégalités sociales de santé, mais elle a aussi montré des possibilités d’action partagée, qui doivent être prolongées par des réorientations de pratiques en santé publique.

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  • déterminants de santé
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  • système de soins
  • promotion de la santé

Références

Aurélien Rousseau
ARS Ile-de-France – 35 rue de la Gare, Paris 19 – France.
Hugo Bevort
ARS Ile-de-France – 35 rue de la Gare, Paris 19 – France.
Luc Ginot
ARS Ile-de-France – 35 rue de la Gare, Paris 19 – France.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/09/2020
https://doi.org/10.3917/spub.202.0183
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