CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Romantisme propose dans chacun de ses numéros les comptes rendus des ouvrages récemment publiés sur le XIXe siècle qui lui ont été envoyés. Pour ce faire, une équipe composée de spécialistes de différentes disciplines (Jacques-David Ebguy, responsable de la rubrique, et Claire Barel-Moisan, David Charles, Ségolène Le Men, Boris Lyon-Caen, Florence Naugrette, Dominique Peyrache-Leborgne, Éléonore Reverzy, Anne-Marie Sohn) se réunit régulièrement, afin de déterminer des recenseurs et de les solliciter. Les comptes rendus sont distribués sur deux supports, le site de la SERD accueillant de manière privilégiée les comptes rendus des éditions de textes.

2Parallèlement à cette activité de recension qui permet à la revue de se faire l’écho des principales publications sur le XIXe siècle français et étranger, la rubrique offre occasionnellement un débat croisé entre un auteur et un lecteur, à propos d’ouvrages dont l’ampleur des perspectives historiques ou critiques, l’originalité des thèses sont de nature à susciter la discussion et à intéresser l’ensemble de la communauté dix-neuviémiste.

Aurélie Barjonet et Jean-Sébastien Macke (dir.). Lire Zola au xxie siècle. Paris, Classiques Garnier, coll. « Colloques de Cerisy – Littérature », 2018, 470 p.

3Le présent ouvrage résulte d’un colloque tenu au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle du 23 au 30 juin 2016. Consacré à l’œuvre d’Émile Zola et plus précisément intitulé « Lire Zola au xxie siècle », ce colloque a fait écho à une précédente rencontre organisée au même endroit quarante ans plus tôt, en juillet 1976 – rencontre désormais baptisée « Cerisy I », dont les actes furent publiés en 1978 aux éditions UGE (collection « 10/18 »). Le volume issu du récent colloque, « Cerisy II », se présente ainsi comme un supplément au premier ouvrage et entend revenir sur la lecture que l’on peut faire aujourd’huide l’œuvre de Zola, non seulement en mesurant l’ampleur et la diversité des travaux critiques à ce sujet mais en se référant aussi, de manière plus générale, aux commentaires et appropriations littéraires et idéologiques que l’on a pu faire de l’œuvre du maître de Médan depuis sa mort en 1902.

4L’ouvrage vise une forme d’exhaustivité de la réflexion, ce dont ses différentes parties rendent aisément compte. Il y a en effet aujourd’hui plusieurs manières d’actualiser la lecture d’un auteur comme Zola. Ainsi, la première partie sous-titrée « Mémoire » propose de revenir sur les souvenirs de celles et ceux qui lui sont rattachés par les liens du sang (ses descendants), de l’engagement (les défenseurs des droits de l’homme), du savoir (les universitaires présents au début des études zoliennes) et qui ont tous participé au cours des années à ce moment de recueillement qu’est le pèlerinage annuel dans l’ancienne maison de Médan. La deuxième partie, « Présences I », s’intéresse aux médias nécessaires à la diffusion de l’œuvre de Zola en France comme à l’étranger, qu’il s’agisse traditionnellement de la presse ou des manuels scolaires mais aussi désormais du numérique, d’internet (notamment le site ArchiZ) et même des réseaux sociaux. La troisième partie, « Présences II », est centrée sur la réception de Zola et du naturalisme, l’inspiration ou les points de convergence qu’on décèle chez des écrivains et des cinéastes contemporains tels que Michel Houellebecq, Thierry Beinstingel, Fabrice Humbert, Dominique Manotti ou encore Bruno Dumont. La quatrième partie enfin, « Vision/Composition/Représentation/Corps/
Émotions », la plus longue et sans doute la plus hétérogène, propose, de façon plus classique, de nouvelles approches critiques de l’œuvre de Zola dont la richesse paraît inépuisable, pour en faire découvrir des aspects insoupçonnés ou conforter, par des biais inédits, ce que des commentateurs précédents avaient déjà su mettre en évidence : y sont tour à tour abordés la question de la vision objective et des stratégies de composition en régime naturaliste, des thématiques aussi larges que la sexualité ou en apparence plus ciblées comme la représentation du cimetière ou de la Seine dans l’œuvre de Zola, le langage des corps malades ou sains, ou encore le problème de l’empathie et de l’absence d’empathie qui fut si souvent reprochée à l’auteur des Rougon-Macquart.

5Ce sont autant la figure de l’écrivain naturaliste que celle de l’intellectuel engagé qui sont présentées, celle du romancier audacieux dans ses choix comme celle du modèle de morale. Les analyses littéraires le disputent aux recensements chiffrés d’éditions, de citations dans la presse, de longueurs de chapitres, et se voient associées à d’autres disciplines comme la médecine, la sociologie ou encore l’anthropologie, dans un échange profitable. Les formes et supports de la vingtaine d’interventions varient, allant du simple exposé à l’entretien qui prend des tournures conversationnelles fructueuses dans l’esprit de Cerisy, quoiqu’on puisse regretter que l’ensemble des discussions n’ait pas été conservé à la suite des différentes interventions, comme cela avait été le cas dans les actes du colloque de 1976. L’insertion de ces discussions aurait été d’autant plus bienvenue que la première communication s’appuie sur le rappel de celles de 1976 et qu’en 2016, la parole fut volontairement donnée à la fois aux héritiers de Zola, à des artistes, des universitaires reconnus ainsi qu’à la jeune génération de chercheurs, dans un dialogue toujours fécond.

6Malgré ce point de détail, le colloque et le livre qui en est tiré ont le mérite de faire entendre clairement ce que signifie lire ou relire Zola à notre époque. La grande variété et l’ordonnancement des communications démontrent deux ambitions compatibles : faire en sorte que le travail du maître de Médan demeure l’objet d’articles érudits de la part d’enseignants initiés qui sont à même de dévoiler de nouvelles perspectives de recherche, mais aussi, au prix d’une inlassable démocratisation du public, d’une vulgarisation honnête et exigeante, veiller à ce qu’il soit pour chacun une source renouvelée de motivation dans tous les champs où il s’est illustré. Pour ce faire, l’ouvrage met à juste titre en garde contre la monumentalisation intellectuelle de l’écrivain qui s’est opérée dans les esprits, après la panthéonisation de son cercueil. Car il serait risqué de le figer dans une sorte de caricature, réduite d’un côté à son rôle de grand homme dans l’affaire Dreyfus, de l’autre à son image fausse d’écrivain misérabiliste au discours scientifico-documentaire. La complexité du personnage et de son œuvre est au contraire rappelée à maintes reprises – preuve de la nécessité de poursuivre les études en ce domaine et de bousculer sans cesse les idées reçues à son sujet. Actualiser la lecture d’un Zola cent vingt ans après sa mort, c’est procéder comme s’il était toujours vivant et tout aussi imprévisible. Le livre Lire Zola au xxie siècle est donc indirectement un encouragement adressé à une nouvelle génération de chercheurs pour le rôle qu’elle a à assumer en contexte universitaire autant qu’auprès d’un lectorat profane.

7Le point fort de l’ouvrage est d’ailleurs de vouloir proposer une lecture résolument contemporaine de l’œuvre de Zola tout en l’inscrivant dans l’histoire de sa réception. Son mérite est de montrer que la lecture qu’on en fait aujourd’hui, les différentes directions que prend la recherche ne sont pas étrangères à celle qu’on opéra au xxe siècle, même si elles sont bien sûr différentes. À ce titre « Cerisy II » apparaît comme une sorte de passation de relais, un trait d’union entre hier et aujourd’hui, voire demain, et il n’est pas anodin qu’il se soit ouvert par la communication d’Alain Pagès, déjà présent en 1976, dont le rôle n’est plus à démontrer dans les études zoliennes comme dans la direction bienveillante des jeunes étudiants. Ce faisant, le volume prend une dimension profondément humaine par la vision proposée de l’écrivain mais aussi par les parcours et l’enthousiasme partagé des passionnés de son œuvre. Les souvenirs de famille des descendants de Zola et de Dreyfus convoqués lors d’un entretien à trois y ajoutent une dimension plus touchante encore.

8Lire Zola au xxie siècle nous apparaît alors comme le complément bénéfique d’autres ouvrages antérieurs. Dès l’après-guerre, un recueil d’hommages prétendait par exemple célébrer la mémoire de Zola en donnant la parole à des écrivains et des intellectuels (Thomas Mann, Jules Romains, Georges Duhamel, etc.) et, sans s’interdire la franchise, constatait à la fois le besoin de défendre le vrai Zola et sa forte influence sur la littérature française et même mondiale (Présence de Zola, sous la direction de M. Bernard, Paris, Fasquelle éditeurs, 1953). Beaucoup plus récemment, les actes du colloque « Héritages naturalistes » qui s’est tenu en Sorbonne du 11 au 13 juin 2015 s’inscrivent dans la même lignée (Naturalisme. – Vous avez dit naturalismes ?, sous la direction de C. Grenaud-Tostain et O. Lumbroso, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016). Ce colloque entendait lui aussi faire le point chronologiquement et géographiquement sur la lecture du naturalisme. Son propos était plus large, en ce qu’il ne se limitait pas à la seule œuvre de Zola. Mais les interrogations originelles étaient identiques : comment lit-on Zola ou le naturalisme aujourd’hui ? Quelle fut l’évolution, l’expansion de leur lecture depuis leur apparition dans la France du xixe siècle ? La conclusion abondait finalement dans le même sens : de même qu’il n’existe pas un seul et même naturalisme à travers le monde, de même il ne saurait y avoir une seule image réductrice de Zola. La réalité est infiniment plus riche et Zola demeure, dans une modernité perpétuelle, voire atemporelle, cet homme complexe et passionnant que ses détracteurs ont tenté de nier de son vivant déjà : en notre siècle et sans doute pour les suivants, il est un auteur à lire et à relire, à découvrir et à redécouvrir, même quand on croit avoir tout lu et tout dit de lui.

9Arnaud Verret

Simone Bernard-Griffiths. Essais sur l’imaginaire de George Sand. Paris, Classiques Garnier, 2018, 616 p.

10La récente publication d’un choix de romans de George Sand dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade (Romans, t. I et II, édition établie sous la direction de José-Luis Diaz, Brigitte Diaz et Olivier Bara, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019, t. I et II) vient entériner un fait reconnu depuis les dernières décennies mais qui prend désormais de plus en plus d’ampleur au fur et à mesure de la floraison de colloques et d’ouvrages se consacrant à l’analyse de son œuvre : George Sand est réhabilitée comme le grand écrivain romantique qu’elle était à son époque. Délivrée de la gangue réductrice de la trilogie champêtre à laquelle on a trop souvent résumé son œuvre et son art, elle paraît avec tout l’éclat de son talent très divers dans le récent « ouvrage-somme » de Simone Bernard-Griffiths, Essais sur l’imaginaire de George Sand, paru aux éditions Classiques Garnier en 2018.

11Il s’agit bien là d’une somme, qui consacre une carrière vouée à mettre en lumière la profonde structuration imaginaire qui innerve les œuvres de celle que l’on appelait communément – formule devenue depuis proverbiale – « la bonne dame de Nohant ». Alors que les ouvrages, biographies et colloques sur George Sand se multiplient depuis les années 2000, l’on découvre combien elle fut pionnière et novatrice dans bien des domaines de la vie littéraire de son temps. L’ouvrage de Simone Bernard-Griffiths, réunissant des articles rédigés tout au long de sa carrière sur l’œuvre de Sand, est une étude kaléidoscopique qui prend le parti pris de l’imaginaire : il s’agit d’examiner les récits et pièces sandiens comme des miroirs éclatants offrant au lecteur, par l’analyse lumineuse qui conduit ces articles, la quintessence d’un rapport au monde et à la création littéraire singulier. Il s’agit là, lâchons le mot, d’une critique rêveuse, qui est pour nous la plus belle des critiques : dans le sillage de Gaston Bachelard et sa Poétique de l’espace, mais aussi de la phénoménologie ou encore du structuralisme habilement employés pour mettre au jour des ressemblances et des dissemblances révélatrices des linéaments d’un imaginaire profondément à l’œuvre dans l’agencement des œuvres étudiées, cet ouvrage présente à nos yeux un immense panorama, un « parcours » pour reprendre le mot heureux de l’auteur, qui fait de l’œuvre sandienne un vaste paysage à contempler d’un œil curieux et ravi.

12L’ambitieuse préface qui couronne tous ces travaux procède à une ressaisie raisonnée de l’ensemble de l’œuvre : plus qu’une invitation à l’heureuse analyse et à une heuristique ô combien riche, elle nous plonge déjà dans le cœur des œuvres étudiées. On croit apercevoir les différents horizons de l’œuvre mais l’on en saisit déjà l’essence. Ainsi se déploie d’emblée l’ethnographie sandienne, celle de la poétesse en prose des mœurs champêtres, sa propension à faire naître de ses contes la « fantasticité », ou de faire de ses romans et nouvelles le théâtre de tensions toujours fécondes entre les lieux et les personnages pour comprendre l’imaginaire dynamique qui les traverse.

13La première partie de l’ouvrage de Simone Bernard-Griffiths explore les paysages sandiens sous les auspices de Bachelard, le titre « Poétique de l’espace » demeurant sans équivoque. Plus largement, cette lecture est éclairée par la critique de l’imaginaire, dont le spectre s’élargit à Gilbert Durand ou Jean-Pierre Richard. Ainsi les notions sont-elles mises en tension de manière dynamique pour explorer la symbolique du paysage dans La Mare au Diable, ou plus largement l’espace dans le roman moins connu du grand public qu’est Nanon, sous l’angle de la dimension initiatique et du dépassement fertile des clivages. Contrairement à la lande sandienne, « espace où l’on s’égare » comme l’indique Simone Bernard-Griffiths (p. 101), le lecteur de ces études ne se perd jamais dans le dédale de ces études d’une précision parfaite et d’une érudition qui le ravit. Les fleurs et les jardins si chers à Sand, objets d’un récent dictionnaire littéraire (Dictionnaire littéraire des fleurs et jardins [xviie et xixe siècles], sous la direction de Pascale Auraix-Jonchière et Simone Bernard-Griffiths, Paris, Honoré Champion, 2017), les volcans et leurs curiosités morphologiques qui passionnent la romancière, volontiers férue de minéralogie, ou encore l’« alchimie paysagère » (p. 162) à laquelle elle se livre dans son vagabondage scriptural autour de Tamaris et du Var, dans un va-et-vient entre Tamaris et les carnets de l’auteur, tout cela ouvre au lecteur de nouveaux horizons, éclaire des perspectives nouvelles. Ce que démontre avec brio Simone Bernard-Griffiths dans l’examen de l’œuvre sandienne est que le paysage n’y est jamais pour elle un simple « état d’âme » comme le voudrait le réducteur cliché romantique : il s’investit très souvent d’une rêverie transfiguratrice où l’auteur paraît sans cesse dans la générosité de son rapport au monde et la richesse de ses influences, culminant dans l’expérience d’une « Venise palimpseste » (p. 177).

14Mais l’imaginaire sandien ne saurait se restreindre à la géographie imaginaire qui poétise et transcende ses récits. La deuxième partie de l’ouvrage de Simone Bernard-Griffiths, intitulée « représentations sociales et ethnographiques », ouvre un nouveau chapitre de l’œuvre tout comme elle révèle un autre visage de Sand. S’y dévoile aussi un autre intérêt de la critique : la manière dont le célèbre auteur de François le Champi dépasse les conventions des genres pour faire passer à la scène son roman, avec une virtuosité qui rappelle son intérêt pour les scènes de la vie de campagne, le terreau même de sa vie berrichonne et son attachement aux traditions et aux paysans qui peuplent les alentours de Nohant et de cette fameuse « Vallée noire » qu’elle évoque dans ses écrits. Si l’espace du Champi s’ouvre vers un ailleurs en passant sur les planches, signe de la créativité visuelle de l’imaginaire sandien, il s’agit dans cette partie d’étudier l’ancrage berrichon et sa signification profonde en matière de création romanesque, que ce soit par l’analyse de l’espace social qui se déploie dans Mauprat à la lumière de la sociopoétique de l’hospitalité, croisant géographie et sociologie et les mêlant de manière quasi « palimpsestueuse », ou plus précisément dans la signification du vêtement qui introduit, sous la plume de Sand, un tremblement entre l’être et le paraître, signe qu’il s’agit toujours d’aller au-delà des apparences, de fabriquer de l’idéal, pour paraphraser le titre d’un des articles de cette section, l’ethnographie n’étant qu’une étude préalable menant à l’expansion d’un imaginaire transcendant, mettant en question la notion même d’identité. Sand se cherche elle-même à travers des figures de doubles, elle sonde les silhouettes et les lignes de fracture qui, loin de le fragiliser, rendent sa profonde richesse au terroir : l’examen des danses met en mouvement un imaginaire qui cherche toujours à dépasser les apparences, comme pour donner à rêver sur le monde qui l’entoure, au moyen de la « fabulosité » ou « merveillosité », termes qu’elle forge à l’aune de son monde intérieur. Plongé dans une « ethnopoétique de la nuit », le lecteur découvre une Sand plus sombre et inquiétante, qui cherche à cerner, dans les mystères du nocturne formant l’épaisseur étrange de l’espace berrichon, son substrat légendaire : les personnages y dépassent leur type rustique ou paysan pour devenir passeurs ou initiateurs dans un monde en mouvement, où les ombres s’agitent avec vivacité. Au-delà de ce théâtre d’ombres qu’orchestre Sand, il s’agit de sonder la création romanesque à l’œuvre dans le dernier article de cette partie, qui vient parachever le parcours du folklore, de ses endroits et de ses envers symboliques pour lui donner une conclusion plus méditative et philosophique. La nuit sandienne s’y révèle moins comme le voile attendu que comme le lieu d’une tension entre occultation et révélation, ayant partie liée avec la logique profonde qui régit sa création littéraire.

15Ce n’est donc pas la moindre des qualités de Simone Bernard-Griffiths que de mettre au jour pour nous ce monde insoupçonné qui gît sous les apparences du texte, ce réseau de l’imaginaire qui en fait la tension profonde et vivifiante, donnant vie au tissu textuel. La troisième partie des Essais sur l’imaginaire de George Sand se place alors sur le plan de l’examen générique des œuvres de l’auteur et révèle au néophyte qui n’a lu que quelques œuvres de Sand tout ce continent inconnu qu’est la diversité remarquable de ses talents. Non, Sand n’est pas qu’une romancière rustique claquemurée dans un terroir fantastique dont elle remue les fantômes lorsque le moment est venu de tremper sa plume dans l’encrier. Les sous-sections de cette partie nous font explorer la richesse de son art d’écrivain, qui passe par la multiplicité des genres auxquels elle s’est exercée : le conte, la nouvelle et le roman. Il s’agit bien là d’une œuvre en prose accomplie, dont la dimension fait de Sand un parfait exemple d’écrivain romantique de premier plan, faisant le lien entre Nodier et Maupassant, Balzac et Flaubert, son grand ami et admirateur, ou entre Chateaubriand et Zola. Depuis la parution de l’édition des Contes d’une grand-mère par Béatrice Didier, l’analyse des contes merveilleux et fantastiques de Sand a connu un essor particulièrement grand à l’aune de l’intérêt que lui a porté le « Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique » de Clermont-Ferrand : on pourrait citer à titre d’exemples le Dictionnaire George Sand, co-dirigé par Simone Bernard-Griffiths et Pascale Auraix-Jonchière (Paris, Honoré Champion, 2017), somme qui fait la part belle aux contes sandiens ; l’ouvrage récent de Pascale Auraix-Jonchière, George Sand et la fabrique des contes (Paris, Classiques Garnier, 2017) ou encore le colloque George Sand et les objets, qui s’est tenu à Nohant en 2017, avec le soutien, entre autres, du CELIS, et dont un atelier a été spécifiquement dédié à l’étude des « objets en régime fantastique ou merveilleux » dans les contes de Sand. Simone Bernard-Griffiths analyse ainsi l’hybridité générique des contes sandiens, qui sont loin de se cantonner à la tradition établie par Grimm ou Nodier mais, comme L’Orgue du Titan, marient habilement les genres – récit de voyage, récit mythologique et conte – pour montrer, s’il était encore nécessaire de le faire, combien Sand est apte à passer d’un modèle à l’autre par son écriture virtuose. Héritière d’une tradition, elle la dépasse et l’« hésitation générique » (p. 375) n’est pas chez elle aveu d’indétermination mais reflet d’un dualisme des attractions qui dominent son imaginaire : l’attrait pour le mythe et la volonté de les démythifier aussitôt par la quête du vrai, point d’orgue de son esthétique de la nature et du naturel. C’est bien cette hybridité virtuose du conte sandien, qui mêle merveilleux, mythologie et « quête identitaire » (p. 397), que met au jour Simone Bernard-Griffiths, comme dans Le Château de Pictordu, où ce lieu topique du conte ou du récit gothique prend un nouveau relief, plus complexe, présidant à une refondation du genre, témoin ces « fées marginales » (p. 421) qui peuplent certains de ses contes et montrent combien Sand dépasse les lieux communs pour, par le déplacement, remettre en perspective et en question les limites du récit conventionnel et de son personnel attendu. L’examen de quelques « nouvelles » et « romans » qui conclut cet ouvrage-synthèse de l’œuvre sandienne démontre avec grand intérêt la fertilité des dédoublements de personnages, théâtralisation d’un moi qui se met en question et en scène par des effets de tremblements ontologiques, réécrivant le mythe de Dom Juan ou La Femme abandonnée de Balzac. Sand s’y révèle un auteur conscient des références littéraires et mythiques de son temps, qui interroge sans cesse les contours du réel et de l’illusion, écrivant dans les marges de la réalité pour mieux chercher à en percer le mystère. Metella, doublement analysé par Simone Bernard-Griffiths, se fait le creuset métapoétique de l’art de la nouvelliste, « laboratoire d’écriture » (p. 465) où l’écrivain fait face à l’épreuve du temps et de l’évanescence des amours pour essayer d’en dépasser, par l’exercice de l’art, les avanies inévitables.

16Ce que révèle cet ouvrage de Simone Bernard-Griffiths, au-delà de l’imaginaire de l’espace fertile que Sand met en œuvre pour poétiser et transcender son Berry natal, c’est sa propension au dédoublement, à la marginalité, à l’étrangeté : si Indiana est bien ce « roman de l’étrangère » (p. 533), c’est qu’elle met en équation le fond même du romantisme, où l’interrogation sur soi passe par l’écart, le déplacement, le mythe, où la Jeanne de Sand et Jeanne d’Arc deviennent sœurs de rêverie par-delà le temps. S’y révèle ainsi une Sand traversée sans cesse par la grande fêlure romantique, interrogeant le monde, l’espace, son époque, son rapport au riche terreau des genres et des traditions pour fonder sa propre originalité poétique, celle de l’artiste en marge qu’elle a été, femme de talent dans un monde résolument masculin, où elle a dû imposer son talent par la sublimation de son imaginaire.

17Sébastien Baudoin

Andrea Del Lungo et Pierre Glaudes (dir.). Balzac, l’invention de la sociologie. Paris, Classiques Garnier, « Études dix-neuviémistes », 2019, 341 p.

18Si la sociologie a depuis longtemps fait du livre en tant que support de pratiques culturelles et d’outil pédagogique un des objets préférés de son discours, les analyses des sociologues sur la littérature se sont également multipliées depuis un demi-siècle en France. Le livre Balzac, l’invention de la sociologie, édité sous la direction d’Andrea Del Lungo et de Pierre Glaudes, le confirme aisément à un lecteur soucieux de saisir le texte balzacien dans sa richesse poétique et herméneutique, en tant que discours du social sur le social.

19Les communications des collaborateurs de cet ouvrage s’épanouissent donc dans une lecture des productions littéraires de Balzac au prisme de la sociologie encore naissante à son époque, et marquée par le discours moraliste philosophique (Bonald, Tocqueville) ou la naissance des monographies sociales (Le Play, Villermé), mais aussi à celui de la sociologie de Balzac lui-même, telle qu’elle se dessine dans (et sans doute grâce) au hiatus entre des positions théoriques fermes sur le monde et la réalité représentée dans les œuvres, et enfin à celui de la sociologie après Balzac, en confrontant le texte de La Comédie Humaine et des autres œuvres de l’écrivain à la pensée de Durkheim, Bourdieu et des sociologues du déterminisme social, de Goffman et de la sociologie interactionniste, parmi tant d’autres.

20C’est le parcours proposé par l’ouvrage collectif, de montrer en effet le dialogue incessant de la pensée balzacienne avec les formes du savoir qui, depuis la Révolution française, ont émergé dans notre société. Et c’est bien sous l’égide d’une « invention » de la sociologie qu’il faut rassembler et lire les diverses communications de l’ensemble : Balzac est, en effet, « inventeur » de la sociologie, non pas de la discipline académique, mais d’un matériau sociologique – celui de ses personnages – d’une méthodologie sociologique – celle de l’analyse de ces personnages – et d’une théorisation sociologique – celle d’une induction prétendument objective et non-prescriptive, pour révéler la complexité du monde social. Et c’est ce paradoxe d’un sociologue qui invente son propre terrain, comme s’il concevait ses entretiens, statistiques, questionnaires et observations ethnographiques, qui a en partie animé les échanges et les collaborations de ce livre.

21La contribution de Jacques Noiray, qui ouvre le volume, propose une lecture des influences des Sciences naturelles (Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire ou Buffon) dans la conception du monde balzacien. L’extension du projet scientifique naturaliste, et de son double geste de « classification » et de « dénomination », à la littérature, ne fait aucun doute dans les années 1830 : la mode des « physiologies » et des dictionnaires exotiques en est la preuve. Le texte balzacien, cependant, semble souvent prendre le contrepied comique de cette forme de littérature, en la pastichant pour en révéler la prétention à catégoriser un monde, par définition, insaisissable, complexe et changeant, dont les détails sont la plus grande richesse.

22Gérard Gengembre propose de lire les romans de Balzac dans leur rapport à Bonald et en considérant la famille comme une réplique en miniature de la société tout entière, Balzac, comme Bonald, fait le constat du profond bouleversement issu de la Révolution française. Si, dans un texte comme Le Médecin de campagne, Balzac affiche un discours contre-révolutionnaire, c’est au nom d’une guérison nécessaire de la famille, pour guérir la société. Il s’agit cependant d’une utopie, d’un « rêve réconciliateur », beaucoup plus pragmatique chez Balzac que chez Bonald.

23En lisant lui aussi l’œuvre balzacienne et la philosophie bonaldienne en miroir, Jean-Yves Pranchère nous révèle l’ambiguïté de la position de Balzac quant à la question du mariage et du divorce. Il ouvre des pistes sur une sociologie de la famille balzacienne, en évoquant ou faisant signe vers des questions comme l’endogamie, le choix du conjoint, les pratiques sexuelles de l’intimité, mais aussi la construction sociale de la vision d’un mariage contractuel.

24Francesco Spandri consacre sa collaboration à l’argent balzacien, en y mettant en avant le paradoxe d’un argent qui est lien social et instrument de déliaison sociale. Le texte de Balzac se présente bien comme celui d’un « fétichisme de la monnaie » très simmelien, tout en mettant en scène les compétences bourgeoises nécessaires à la maîtrise de l’argent. L’argent revêt donc une valeur propre mais aussi une valeur symbolique, qu’un roman comme La Cousine Bette met particulièrement au cœur de l’intrigue.

25La communication d’Andrea Del Lungo pose la question des outils de l’enquête : la statistique et l’observation sur terrain, et de leur traitement balzacien souvent ironique. Sa démonstration souligne comment le roman balzacien subvertit les démarches sociologiques pour en montrer le trop haut degré de généralité et le caractère prescriptif – Balzac critique la sociologie naissante avec ses propres outils. Il souligne également l’incompatibilité entre une statistique qui prétend établir des régularités homogènes et la nécessité d’un grandissement héroïque dans les textes, qui passe au contraire par une singularisation.

26L’article de Boris Lyon-Caen étudie la figure du petit bourgeois dans le récit balzacien, comme étant la source d’une nouvelle poétique romanesque, marquée par l’expansion des personnages bourgeois, par leur effervescence, et par leur platitude, dont la bêtise constitue la manifestation la plus visible. La bourgeoisie balzacienne est bien perçue, dès lors, comme un élément structurant l’intrigue, ses propriétés se retrouvant à l’échelle de la narration et de la construction des récits.

27Romancier de l’ordinaire, du palpable et du plat, Balzac, selon Marie-Astrid Charlier, dans sa communication qui prolonge la précédente, est aussi un romancier du réagencement du temps. Le temps dans La Comédie humaine, influencé par les modes naissantes du roman réaliste et de l’écriture feuilletonnesque, est l’objet d’un traitement paradoxal : le temps long est morcelé en autant de petits « événements », l’insignifiant du quotidien devient le remarquable et l’extraordinaire, la banalité devient l’indice d’une nouvelle manière de vivre le temps sous la forme d’une enquête, enquête dont le travail sociologique est un proche cousin.

28Paolo Tortonese propose, dans son article, des éléments pour ce qu’on pourrait appeler une « sociologie des pratiques culturelles de classe ». Il souligne l’acuité de la description balzacienne qui montre les enjeux symboliques des loisirs et des pratiques de classe et de la mode, enjeux de (dé)qualification dans la bonne société, d’appropriation culturelle, et de socialisation du corps (hexis corporelle). Son article se conclut sur un parallèle entre la notion d’habitude chez Lamarck et son acception balzacienne.

29Revenant sur le traitement balzacien du genre, Owen Heathcote pose la question, dans sa communication, d’un « Balzac sexologue », et l’hypothèse selon laquelle on assiste, dans le texte balzacien, à une interrogation sur la différence des genres (avec des figures qui cumulent ou synthétisent des traits masculins et des traits féminins), mais plus fondamentalement, à une autre interrogation sur l’indifférence des genres (avec des figures qui alternent, ou qui révèlent la construction sociale qui conditionne les identités de genre).

30Dans son article, qui propose dans un premier temps un état de la littérature sociologique sur Balzac, Jérôme David interroge surtout les difficultés d’une lecture sociologique de Balzac qui ne soit ni illustrative (le sociologue utilisant le texte littéraire comme exemple de ses propres thèses) ni inspiratrice (le sociologue faisant de Balzac un théoricien de la sociologie, dont les thèses n’auraient plus qu’à être vérifiées par une étude de terrain). Il ouvre donc l’ouvrage sur le troisième moment de réflexion des critiques : celui de la manière dont les sociologues lisent ou illustrent l’œuvre balzacienne.

31En rapprochant Balzac et Durkheim autour du concept de l’anomie, situation de crise individuelle résultant de problèmes d’intégration et de régulation sociale, Pierre Glaudes propose une lecture des œuvres balzaciennes comme révélatrices des échecs intégrateurs de la société. Il souligne chez Balzac, au travers des exemples du suicide et de la déviance, un manque de régulation sociale lié à l’absence de structures permettant de contrôler les désirs des individus, thèses qui annoncent et témoignent de la même intuition que celles de Durkheim à la fin du xixe siècle.

32La communication de Bernard Lahire repère dans certaines œuvres balzaciennes des « schèmes d’interprétation du social », c’est-à-dire l’homologie (bourdieusienne) entre l’espace des prises de position dans la société et celui des pratiques culturelles, le pouvoir symbolique conféré au langage et aux titres de noblesse, et l’importance des déterminismes individuels présentés par les fictions biographiques des personnages, qui expliquent leurs choix dans l’intrigue.

33Dans le prolongement de cet article, le travail de Jacques-David Ebguy commence par mettre en relation les travaux de Bernard Lahire sur la non-congruence des habitus bourdieusiens avec la lecture qu’il fait de Balzac. Il évoque ensuite la figure de Luc Boltanski pour nourrir une réflexion sur l’héroïsme du personnage balzacien appréhendé comme un « acteur social ». Il rappelle enfin la spécificité fondamentale du texte littéraire en tant qu’il traduit une recherche esthétique et qu’il vise des « affects », un plaisir de lecture qui n’est pas celui du texte sociologique.

34Ouvrant son propos sur la métaphore du theatrum mundi chez Balzac, Agathe Novak-Lechevalier propose un rapprochement entre le texte de Modeste Mignon et la métaphore du théâtre dans la sociologie interactionniste d’Erving Goffman. Elle souligne alors la disparition progressive des jugements de valeur contenus dans la métaphore du théâtre que Balzac emprunte aux moralistes et à une tradition littéraire prescriptive, et qui devient l’un des outils potentiels d’une sociologie romanesque.

35Refermant enfin, dans un texte très suggestif, la procession des articles de cet ouvrage, Nathalie Heinich pose, comme en coda, la question du réalisme romanesque qui sous-tend en grande partie la lecture sociologique des romans du XIXe siècle. Elle propose une étude des aspects imaginaires et symboliques de la création littéraire, et interroge, il me semble, la possibilité d’une sociologie de l’imagination de l’auteur, pilier incontestable de la création romanesque.

36On découvre ainsi, ou redécouvre, dans ces communications, le visage d’un Balzac soucieux de l’importance des parcours individuels, observateur des espaces sociaux traversés par des personnages, critique des représentations et des valeurs accordées au monde ; un Balzac sociologue surtout parce que, comme il le dit dans Modeste Mignon, « Rien n’est absolu dans l’homme ».

37Jérémie Alliet

Delphine Gleizes et Denis Reynaud. Machines à voir. Pour une histoire du regard instrumenté (xviie-xixe siècles). Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Littérature Idéologies », 2017, 404 p.

38Delphine Gleizes et Denis Reynaud ont publié en 2017 Machines à voir. Pour une histoire du regard instrumenté (xviie-xixe siècles) aux Presses Universitaires de Lyon. Cette anthologie se présente comme une histoire croisée entre les études visuelles, centrées sur la construction historique du regard, et l’archéologie des médias, histoire alternative des médias. Avec cette anthologie, qui compile un nombre important d’appareils optiques, les auteurs soulignent que ces deux champs d’étude émergents ont une part essentielle à jouer dans le renouvellement des outillages conceptuels de la littérature. Les dix-neuviémistes – à l’image de Ségolène Le Men et son étude des abécédaires, de Philippe Hamon et son approche de la prolifération des images, et plus récemment d’Andrea Goulet qui se penche sur la persistance du thème optique dans les récits réalistes, ou encore d’Émilie Piton-Foucault qui parle d’une fenêtre condamnée pour étudier l’œuvre de Zola – témoignent d’un intérêt renouvelé pour ces nouvelles méthodes d’analyse de l’image et du visuel, qui dépassent la question de la « focalisation », pour aller regarder du côté des « régimes scopiques ».

39L’ouvrage Machines à voir se présente d’abord comme une somme généreuse, compilant pas moins de 230 extraits, courant du xviie au xixe siècles, majeurs ou méconnus, ayant trait aux instruments optiques et au regard. Ils proviennent aussi bien d’essais scientifiques et techniques, d’articles de vulgarisation scientifique, que d’œuvres littéraires. Ces coupures, soigneusement introduites et commentées, toujours de manière limpide, sont ordonnées autour de deux termes équivoques. Celui de « regards instrumentés », d’abord, permet d’approcher la vision et la visualité au travers de l’outillage technique. Celui de « machines à voir », ensuite, désigne à la fois les appareils qui conditionnent et métaphorisent un certain regard sur le monde, et une mécanique matérielle parfois complexe que le lecteur prendra intérêt à démonter. Le plan de l’ouvrage, généreux et sinueux à l’image de son titre, fait voisiner la fonction technique de l’appareil (représenter le mouvement, p. 83 ; projeter, p. 51), son usage et ses pratiques (montreurs et spectateurs, p. 129) avec sa charge symbolique (métaphores de la mémoire, p. 357), sans que l’un ne prenne jamais le pas sur l’autre. Le lecteur curieux et l’universitaire informé prendront autant de plaisir à circuler entre ces « médias zombies », comme les appelle Jussi Parikka, et ces morceaux d’imaginaire. Ainsi, si le plan de l’ouvrage est ordonné (nouveaux points de vue, spectacles optiques, machines à dérégler les sens, visions augmentées, spectacle de l’histoire, optique et physiologie), il crée l’émulation par la juxtaposition d’appareils réels et fictionnels.

40L’anthologie, plus encore, n’adopte pas une progression chronologique, à dessein et à l’image des champs d’étude dont elle se nourrit. Les études visuelles, en effet, se concentrent sur l’épistémè caractéristique d’une époque ou d’un lieu, tandis que l’archéologie des médias préfère à la linéarité historique, la cyclicité (réapparition régulière de médias), les récits parallèles (penser simultanément l’ancien et le neuf), mais aussi alternatifs (d’autres possibles, d’autres histoires des médias). À l’image de ces outils novateurs, l’anthologie choisit de ne pas adopter un classement historique, mais plutôt thématique.

41Machines à voir séduit, aussi, par sa centaine de reproductions d’instruments, réels ou imaginaires. On y trouve, pêle-mêle, des illustrations tirées d’ouvrages de fiction, de gravures publiées dans des revues de vulgarisation scientifique, de caricatures parues dans la petite presse. Au-delà de cette mosaïque, l’anthologie se présente aussi et surtout comme le compagnon de route idéal pour les étudiants en histoire de l’art ou en littérature, comme le montre le choix d’insérer des encarts, particulièrement pédagogiques (« mirages et fata morgana », « panorama »). Elle mobilise, nous l’avons souligné, deux champs d’étude encore en voie d’élaboration et d’acceptation par l’université. Les études visuelles, d’abord, particulièrement développées dans le champ de l’histoire de l’art, se proposent de participer à une histoire de l’image, et non plus seulement des chefs-d’œuvre, en collectant tout type d’iconographie : petite imagerie, publicité, illustration, etc. Elles se distinguent par une méthode de travail innovante qui étudie les « cultures visuelles », c’est-à-dire l’ensemble des productions, visuelles ou systèmes de discours, d’une culture donnée, représenté par l’imagerie, les régimes et métaphores optiques, les tropes visuels. Ces études visuelles portent un intérêt remarqué à la question des « régimes scopiques », un ensemble de conventions visuelles qui déterminent comment et ce que nous voyons (pour reprendre l’expression consacrée de Martin Jay) et la construction historique du regard, propres à une époque donnée, tels « l’optogrammologie » (Andrea Goulet), l’« affichisme » (Vanessa R. Schwartz), l’extension du champ du visible (Fleur Hopkins), visions caractéristiques, selon ces chercheures, d’une manière de regarder le monde au xixe siècle. Ainsi, Machines à voir témoigne d’une ouverture sensible du monde des lettres à ce champ innovant, à l’image du congrès consacré à « l’Œil du XIXe siècle », organisé par la Société des études romantiques et dix-neuviémistes en 2018.

42L’archéologie des médias, encore, présentée par ses promoteurs (Erkki Huhtamo, Jussi Parikka et Siegfried Zielinski) comme une « indiscipline » plutôt que comme un champ disciplinaire, propose de faire une histoire des médias non linéaire et non plus événementielle. Plutôt que de se concentrer uniquement sur les médias institutionnalisés, elle s’approprie d’autres appareils oubliés, morts avant leur terme, obsolètes, rêvés. L’apport significatif de l’ouvrage à ce champ de recherche est notamment de faire un panorama de ce qu’Eric Kluitenberg a appelé des « médias imaginaires », des machines à voir n’ayant jamais vu le jour, car restées au stade d’impasses, de projets, de brouillons ou de pures fabulations. Dans ce qu’il appelle sa « variantologie », son collègue Zielinski distingue trois types de médias imaginaires : des machines anachroniques ou futuristes, qui imaginent d’autres ramifications possibles d’une technologie passée ou prophétique (le « téléphote » de Paul d’Ivoi qui montre une scène lointaine, p. 256) ; des médias et machines restés au stade de concepts, de brouillons et qui n’ont jamais été construits (le clavecin oculaire de Castel, p. 90) ; des machines impossibles à réaliser techniquement (l’historioscope d’Eugène Mouton, permettant de voir des scènes du passé, p. 316) ; catégorie à laquelle nous aimerions ajouter la « vie rêvée des objets », c’est-à-dire les utilisations rêvées, souvent surnaturelles ou magiques, d’objets du quotidien (le télégraphe d’Edison, prétendument capable de communiquer avec les morts). Une catégorie intéressante aurait mérité, peut-être, d’être davantage abordée : celle des appareils et machines qui, malgré les affirmations contraires d’une partie du public, n’ont d’existence que dans l’imaginaire populaire ou sous la forme de légendes urbaines (à l’image du mythe des optogrammes, p. 77 ou de la chronophotographie, p. 121, qui relèvent plutôt des pseudo-sciences). Peut-être l’anthologie aurait-elle pu, aussi, dans sa partie consacrée aux « visions augmentées », présenter davantage de « médias intégrés » qui désignent l’intégration complète des fonctionnalités d’un appareil par son utilisateur, sans que l’instrument ne soit plus présent (des yeux radiographiques). Ces réserves faites, on ne peut que célébrer la somme que nous tenons entre nos mains, indispensable livre de chevet pour tout chercheur intéressé par les questions de la visualité, du visuel et de la vision, ou désireux de bousculer son corpus de travail, en penchant du côté de la transdisciplinarité et du diachronisme.

43Ainsi, l’anthologie de Delphine Gleizes et de Denis Reynaud, Machines à voir. Pour une histoire du regard instrumenté (XVIIe-XIXe siècles), se présente comme un précieux ouvrage pour les dix-neuviémistes et les autres. Outil de travail ambitieux, pédagogique, il permet de glaner des extraits parfaitement référencés et d’ouvrir grand la réflexion à des étudiants découvrant ces disciplines émergentes. Anthologie généreuse, elle peut aussi être feuilletée avec plaisir, comme un numéro de La Science illustrée, pour y lire des extraits à la volée, ou se téléporter en un autre temps, au contact d’images gardant la patine d’époque. Évitant la tentation encyclopédique, les auteurs délivrent un ouvrage abouti, dont on aimerait voir un second tome, plongeant cette fois dans les regards instrumentés, décorporéisés, omniscients ou virtuels, de nos sociétés contemporaines.

44Fleur Hopkins

Takao Kashiwagi. Vingt microlectures des romans de Balzac. Tokyo, Suiseisha, 2020, 452 p.

45Voici une somme critique que Takao Kashiwagi, professeur émérite à l’université d’Osaka, nous offre sur son objet de recherche de longue date : La Comédie humaine. L’auteur de La Trilogie des Célibataires d’Honoré de Balzac (1983) et de Balzac, romancier du regard (2002) chez Nizet prend appui sur un précédent ouvrage, La Comédie humaine sous la loupe de l’analyse littéraire (Éd. Chikuma, 2000), considérablement enrichi. Paru en japonais sous le titre original Balzac shôsetsu, ce livre magistral mérite assurément d’être connu des dix-neuviémistes français et francophones.

46Dans son introduction, T. Kashiwagi problématise l’entreprise romanesque de Balzac comme l’aventure significative d’un homme de lettres (de plomb) à l’époque postrévolutionnaire. Aventure qui consiste à tisser stratégiquement et minutieusement, par son savoir-faire artistique et technique, une fresque totalisante, révélant le mouvement d’une société en pleine ébullition où les passions humaines se déchaînent pour le pouvoir et l’argent. L’objectif de cet essai est alors de « suivre le regard pénétrant de l’écrivain dans l’univers de La Comédie humaine en se rendant sensible aux détails textuels » (p. 22). En effet, détecter, déchiffrer, décrypter sont autant de mots-clés pour le critique qui entend rendre à l’œuvre balzacienne toute son épaisseur herméneutique. Et ceci avec un recours modéré à l’érudition et une certaine distance à l’égard des approches théoriques de pointe, afin de mettre davantage en avant une série d’exercices de microlecture, en invitant de la sorte le public à une expérience d’immersion dans le déroulement du roman balzacien. L’ouvrage est composé de vingt chapitres, à la fois indépendants et reliés : ils sont répartis en deux parties égales, « I. Les hommes qui regardent » et « II. Les femmes qui regardent ». À chaque chapitre, il est question d’explorer un roman (ou un groupe de romans) ciblé.

47Sans pouvoir rendre compte de toutes les facettes de cet ouvrage, nous nous contenterons d’en exemplifier quelques moments d’investigation tout particulièrement remarquables. Ainsi l’analyse que le critique propose de Facino Cane (I, chap. 1) illustre à merveille sa démarche d’interprétation. Selon lui, la nouvelle de 1837, souvent citée pour ses premières lignes sur « la seconde vue » du narrateur-personnage-alter ego du romancier, est à relire en tant que récit à part entière. Il montre que, sous les dehors d’une histoire romanesque autour du père Cane, Balzac nous livre non seulement un drame dédoublé de la voyance chez le vieux musicien et le narrateur, mais aussi une aventure sémiotique savamment construite : la lettre « C », l’initiale du patronyme du protagoniste, hante avec persistance son parcours hasardeux (cachot, canal, cécité, clarinette, canard, catarrhe) et figure l’inaboutissement de sa tentative dont l’objet, l’or, est représentable en forme de « O » dans le langage des symboles alchimiques. Interprétation audacieuse et néanmoins légitime pour l’œuvre d’un romancier partisan du cratylisme, posant ailleurs que le « Z » qui précède le nom de Marcas indique le destin sinueux du personnage (Pl., t. VIII, p. 830).

48En fait, le critique rappelle un temps (I, chap. 4) que c’est précisément à une appréhension en profondeur de l’orchestration des faits et signes mis en texte que nous invite La Comédie humaine, par l’effet même de sa disposition textuelle. Car, La Maison du chat-qui-pelote, œuvre placée en tête de l’édifice romanesque dans son état final, condense dès le début un ensemble d’éléments herméneutiques à déchiffrer : bâtiment et enseigne signifiants, personnages contrastifs avec vêtements codés et regards entrecroisés, enfin tableaux révélateurs sous le pinceau de Théodore de Sommervieux.

49C’est ainsi que T. Kashiwagi entreprend de réactiver la richesse de significations encore largement endormie du texte balzacien en variant les sites et les points de vue. Y compris une relecture, sous un jour nouveau, des romans les plus connus. La représentation des trois maîtresses du héros dans Le Lys dans la vallée (Madame de Morsauf, Lady Dudley et Natalie de Manerville) s’avère, signale-t-il, équivalente au mythe des Trois Grâces (I, chap. 2). Quant au Père Goriot, le critique s’intéresse à l’itinéraire de Rastignac comme un cas de parricide symbolique à l’égard de Goriot et de Vautrin (I, chap. 5). Pour Eugénie Grandet, il démontre la façon dont le drame de l’héroïne s’articule, selon une lecture bachelardienne pourrait-on dire, à un imaginaire des matières originelles telles que l’or, le feu et l’eau (II, chap. 2).

50Autre exemple saillant : il essaie de réinterpréter La Rabouilleuse à partir d’une analyse onomastique (II, chap. 3). Flore Blazier est en effet associée par son prénom à Chloris, nymphe et courtisane dans la mythologie grecque et immortalisée en art par Titien, ainsi qu’au feu par son patronyme, désignant l’intensité d’une vie aventureuse. Balzac met à profit l’attribut potentiellement conflictuel de la figure référentielle convoquée : symbole de la fertilité et incarnation d’une sexualité fatale. Malgré ses vœux, la ravissante protagoniste reste sans enfant avec Rouget comme avec Philippe Bridau et se trouve, de ce fait, empêchée de mettre la main sur la succession. Loin d’être réductible à un rôle secondaire comme d’aucuns le pensent, elle vit intensément un sort à la fois ironique et tragique, ce qui justifie pleinement le titre définitif du roman qui la place en position d’héroïne.

51Par ailleurs, l’ouvrage propose l’exploration d’un aspect peu connu de l’écriture balzacienne : l’inscription de la pensée chinoise dans L’Interdiction (II, chap. 8). Le comportement apparemment saugrenu du sinologue marquis d’Espard se comprend comme une mise en pratique sereine des leçons de Confucius et de Mencius. Par le biais des pères Du Halde et Grosier, Balzac renvoie à la philosophie éthique héritée du Céleste Empire pour dénoncer l’hypocrisie des mœurs de l’aristocratie parisienne.

52En guise de conclusion (II, chap. 10), T. Kashiwagi souligne une dernière fois le dispositif d’agencement soigné par le romancier, en prenant le cas des Parisiens en province (L’Illustre Gaudissart, La Muse du département). Regroupement souvent inaperçu, le diptyque, vu de près, repose sur une structure de réduplication : la mise en scène d’un parisien d’adoption (Gaudissart, Lousteau) s’infiltrant en province avec son commerce lié au journalisme grandissant. Après son étude de la trilogie des Célibataires, le critique met en lumière le fonctionnement des sous-ensembles cycliques au sein de La Comédie humaine.

53Au cours de ses vingt lectures, il montre avec virtuosité et surtout avec beaucoup de remarques lumineuses combien les détails et indices constitutifs des romans de La Comédie humaine se lient solidement et se répondent les uns aux autres à tout moment et à tout niveau. Attentif par-dessus tout aux jeux de regard et aux effets visuels, il donne à voir que la force de l’œuvre balzacienne réside dans la beauté du travail de construction romanesque consciencieusement mené par le romancier.

54Dans sa postface, l’auteur mentionne non sans émotion le développement notable des études balzaciennes au Japon depuis les années 1970. L’honneur lui en revient, par les contributions décisives qu’il y apporte et sa manière de toujours orienter les jeunes et moins jeunes chercheurs japonais en Balzacie.

55Takayuki Kamada

Daniel Maira. Renaissance romantique. Mises en fiction du xvie siècle (1814-1848). Genève, Droz, 2018, 647 p.

56Auteur de nombreux travaux sur la littérature de la Renaissance, Daniel Maira propose une vaste étude des « mises en fiction du xvie siècle » de 1814 à 1848. Il cherche à éclairer la manière dont les écrivains ont perçu la Renaissance, la Réforme et le mouvement humaniste, à travers un prisme déformé par les idéologies qui s’affrontent dans le champ politique sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Le modèle de son travail est exposé dès l’introduction (p. 19) : il s’agit d’ébaucher pour la Renaissance ce qui a été fait par l’équipe ayant écrit La Fabrique du Moyen Âge au xixe siècle (Champion, 2006). Si l’auteur se veut modeste « face à ce chantier immense et inexploré » (p. 20), qui lui impose de faire des choix dans ce qu’il peut aborder, il n’en demeure pas moins qu’il propose une somme ambitieuse et réussie, qui aurait tout aussi bien pu s’intituler La Fabrique romantique de la Renaissance.

57Il n’est pas question pour D. Maira d’étudier la réception de tel ou tel écrivain de la Renaissance dans le premier XIXe siècle (Rabelais, Montaigne, Ronsard et consorts ne sont évoqués qu’incidemment) mais bien de voir comment est construit et employé un « “répertoire de la Renaissance” mis au service de la fiction pour expliquer et pour représenter les enjeux de l’actualité politique » (p. 149). Dans ce « répertoire », ce sont les personnalités politiques qui forment les principaux « personnages » analysés et, dans une moindre mesure, les penseurs religieux (chap. ii), les peintres et sculpteurs (chap. vii) ou encore les inventeurs et les explorateurs (chap. viii).

58Pour mener à bien son entreprise, D. Maira a travaillé sur un large corpus, que le lecteur trouve en partie établi dans une précieuse annexe, classé par ordre chronologique des publications (p. 541-566). Si les écrivains de premier plan sont constamment convoqués (entre autres, Chateaubriand, Staël, Hugo, Balzac, Stendhal, Michelet, Musset, Nerval, Dumas, Mérimée – esquissons un regret, néanmoins : la quasi-absence de Gautier), les auteurs d’œuvres plus mineures au regard du canon de l’histoire littéraire sont tout autant allégués et analysés (mentionnons en particulier les nombreux et longs passages consacrés à Ludovic Vitet ou Alphonse Esquiros). Le fait que D. Maira ait choisi de ne pas aborder la réception de la littérature renaissante, les questions d’histoire de la langue ou d’histoire du livre (à l’exception de quelques pages sur l’imprimerie, qui est cependant vue exclusivement sous l’angle de l’invention et de la circulation du savoir) peut expliquer la faible présence au sein de son étude de Nodier, qui fut pourtant un des grands écrivains « seiziémistes » du romantisme français.

59La première partie de l’ouvrage aborde la problématique de la périodisation et de la représentation d’ensemble de la Renaissance, prise entre un crépuscule du Moyen Âge et une aurore des Temps modernes. D. Maira propose une typologie des principales représentations, qui découlent de positions idéologiques marquées. Pour les uns, la Renaissance est le début de la décadence moderne ; pour les autres, elle marque un moment de libération philosophique. La vision du xvie siècle est nécessairement conjuguée à celle du xviiie siècle, puisqu’en permanence des liens sont tissés entre, d’un côté la Renaissance et la Réforme, et de l’autre la Révolution française. Les premières sont accusées ou louées pour avoir conduit à la seconde, en ayant promu l’esprit d’analyse, la libre conscience et le développement de l’individualisme.

60Dans la continuité des oppositions autour de la Réforme, la deuxième partie se concentre sur les « instrumentalisations idéologiques des guerres de religion ». Y est notamment analysée l’importance octroyée à Henri iv. À cette figure essentielle, considérée comme un modèle de réconciliation nationale, sont consacrées de nombreuses œuvres biographiques et théâtrales, en particulier dans les premières années de la Restauration, où « le xvie siècle français est utilisé en littérature comme un mythe réactionnaire, voire contre-révolutionnaire, et ce passé national comme une arme de propagande politique » (p. 205). D. Maira propose d’analyser la « mise en intrigue » des guerres de religion selon une histoire en trois temps (p. 227) : sous la Restauration, c’est la réconciliation nationale qui est célébrée ; avec le romantisme libéral, c’est l’engagement politique constitutionnaliste qui est promu ; après 1830, les guerres de religion servent surtout d’obstacle romanesque dans les histoires sentimentales mises en scène.

61Les oppositions politiques tendent à recouper les divergences esthétiques entre le néo-classicisme, qui fait l’éloge de la Restauration, et la nouvelle esthétique romantique, assimilée au libéralisme politique et au protestantisme religieux (selon un mot saisissant de Ludovic Vitet, cité p. 223). L’écriture de l’histoire est instrumentalisée ; c’est une écriture « falsificatrice » (p. 208), alors que dans le même temps, une revendication de vérité historique se fait entendre, le xvie siècle étant une période pour laquelle le travail de documentation est plus aisé que pour le Moyen Âge. Ainsi, une nette tension est ressentie entre la falsification et l’exigence de vérité, qui peut aller jusqu’à une revendication de « dé-fictionnalisation » (p. 233). Néanmoins, c’est en prétendant s’appuyer sur « les documents positifs et contemporains » que des socialistes chrétiens comme Philippe Buchez et Prosper Roux en viennent à réduire le nombre des victimes de la Saint-Barthélemy (p. 310-312). À nouveau, l’écriture de l’histoire retombe dans l’affabulation et la falsification propagandiste.

62La troisième partie aborde une autre image de la Renaissance, principalement sous la monarchie de Juillet : celle d’une période d’excès, d’énergie violente, d’un immoralisme placé sous le signe d’une grande liberté, dans laquelle il est tentant de se projeter puisqu’elle représente l’envers d’un présent marqué par l’inertie et le conformisme. D. Maira passe d’abord au crible la question de l’immoralisme renaissant à travers le modèle de l’Italie, connu pour sa violence, ses crimes et sa dépravation généralisée. La Renaissance italienne est vue sous l’angle de l’énergie permettant à l’individu de se libérer (Stendhal), d’une immoralité tragique qui cherche sa rédemption (Hugo), ou d’une vision pessimiste de la quête de liberté et de l’établissement de la démocratie (Musset). Ces caractéristiques se retrouvent dans les conceptions de la Renaissance française, influencée (ou gangrénée, pour certains) par l’influence italienne et son machiavélisme. Le même culte de l’énergie et des grandes audaces y côtoie la condamnation de dépravations diverses avec les figures souvent écornées de François ier ou de Catherine de Médicis. L’influence des femmes à la cour de France est vue par la bourgeoisie patriarcale comme le signe évident du désordre d’une époque qui offre pourtant de puissantes héroïnes.

63Après la liberté des mœurs (chap. vi), c’est la liberté artistique qui est évoquée (chap. vii). La problématique est en grande partie de nature religieuse, puisque la Renaissance, qui promeut le retour aux sources de l’Antiquité païenne, est prise dans une opposition avec les Beaux-arts du Moyen Âge, exaltant le christianisme. Matérialisme et naturalisme apparaissent comme deux des grandes caractéristiques de la peinture et de la sculpture à la Renaissance, qui entrent en tension avec la foi chrétienne ou bien l’éthique protestante. Plus globalement, c’est l’« humanitarisme » (néologisme de Balzac) de l’art de la Renaissance qui risque d’amoindrir le sentiment religieux. La vision de l’artiste est également comprise dans le débat entre une défense de l’art désintéressé – de l’art pour l’art en butte à une société bourgeoise et utilitariste – et la promotion d’un art utile à la société.

64Le parcours construit par D. Maira s’achève par les inventeurs, explorateurs et rénovateurs du savoir, sciences occultes comprises. À travers eux, « la Renaissance romantique met en intrigue la modernité impossible du présent » (p. 496). Ces découvreurs de nouveaux savoirs bousculent un ordre rétif à l’innovation ou qui souhaite la freiner en tirant sur la bride de l’utilité et du profit immédiat. Mais, bien entendu, ce n’est pas là une vision partagée par tous, puisque, s’il est bien une constante valable pour l’ensemble de l’ouvrage, c’est l’impossibilité d’aboutir à une approche uniforme de la Renaissance. Chaque parti propose sa vision du xvie siècle en fonction des évolutions et des antagonismes politiques du présent ; chaque conception de la Renaissance s’accompagne de la conception opposée.

65D. Maira parvient, avec rigueur et finesse, à tenir les fils de ces représentations diverses et contraires en déployant son raisonnement selon une forme très académique, qui soigne les transitions et multiplie les introductions, conclusions et synthèses partielles. On peut regretter qu’il ait généralement évité ou abordé succinctement les questions proprement esthétiques dans la relation qui se noue entre le romantisme et la Renaissance, au profit d’une lecture qui fait constamment retour aux oppositions idéologiques et politiques. Mais son ouvrage se veut aussi une invitation à poursuivre l’enquête selon d’autres perspectives. En ce sens, il est indéniable que son livre constituera un point d’appui essentiel pour qui souhaitera aborder à sa suite la manière dont le xixe siècle a pu trouver dans la Renaissance une source d’inspiration pour interpréter son passé récent et véritable acte de naissance (la Révolution), écrire son présent et imaginer son avenir.

66Christelle Girard

Jean-Marie Roulin et Corinne Saminadayar-Perrin (dir.). Fictions de la Révolution. 1789-1912. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, 362 p.

67Dans la continuité du très beau collectif consacré aux romans de la Révolution, qui a paru en 2014 chez Armand Colin, Jean-Marie Roulin et Corinne Saminadayar-Perrin publient aux Presses Universitaires de Rennes une somme d’une impressionnante richesse, Fictions de la Révolution. 1789-1912, qui intègre cette fois des aspects de la production théâtrale. Un article de Christelle Bahier-Porte s’intéresse aux contes « orientaux » à clé, pro- ou antirévolutionnaires, qui paraissent sous la Révolution ; de grands poèmes narratifs, romanesques ou épiques, difficilement assignables à un genre (Jocelyn, La Légende des siècles, La Fin de Satan), sont étudiés par Jean-Marie Roulin et Franck Laurent. Une place est faite au Nouveau Paris de Louis-Sébastien Mercier (article de Lucien Derainne), en raison de la figure qui régit l’ensemble du texte, qui consiste à regarder le Paris révolutionnaire comme une invraisemblance encore moins croyable et admissible qu’une fiction. Cependant, c’est le roman qui reste dans ce volume le principal objet d’étude. On peut le regretter, tant la production théâtrale, explicitement ou implicitement en rapport avec la Révolution, est riche tout au long de la période. Mais il convient surtout de souligner le bénéfice qu’on retire de l’alternance de textes qui concernent et ne concernent pas le roman. L’apparition régulière d’autres genres fonctionne comme un contrepoint ou comme une échappée hors de son empire ; mais surtout, elle relativise la pertinence d’une histoire des représentations centrée sur un seul genre, car de même que les romans et les pièces historiques de Dumas forment un ensemble, et dialoguent avec Michelet pour la partie de son œuvre qui nous intéresse ici, de même, à plus grande échelle, l’historiographie, le roman, le théâtre, la poésie se saisissent de concert de l’énorme sujet et de l’énorme question de la Révolution en train de se faire, se défaire et se refaire. Des stéréotypes circulent d’un genre à l’autre, des personnages reviennent comme des obsessions (le bourreau, le sans-culotte, l’espion, le chouan, la belle aristocrate, le Républicain qui en est amoureux, le prêtre), des enjeux politiques majeurs orientent presque toutes les œuvres (l’apaisement de la mémoire des victimes, la réconciliation des partis et des classes, l’appréciation de l’action du roi et le jugement des chefs révolutionnaires – plus abstraitement peut-être : penser la démocratie, penser la tyrannie, penser leur confusion). Des problèmes de composition narrative et d’invention se présentent également à la plupart des auteurs : représenter les anonymes, les foules, les assemblées ; représenter le quotidien quand tout paraît hors du commun ; représenter l’amour en temps de haine, les hasards de la vie quand l’histoire est fatale, les passions de chacun dans le tumulte général (c’est le romantisme qui élabore sur ces différents sujets des solutions dont s’inspirent encore, par exemple, Bourges et France). Les romans étudiés dans ce volume, davantage peut-être que les pièces, travaillent à l’articulation du plus personnel et du plus collectif, comme le montrent clairement par exemple les articles de Vincent Bierce, Stéphanie Genand et Paule Petitier. Le travail d’Olivier Ritz sur le topos de « l’abîme des révolutions » révèle les couleurs dominantes de ce corpus, dans le registre du drame, du désespoir ou du tragique, ou encore du sensationnel. Cependant, les textes sur Sand, ou Lamartine, ou Erkmann-Chatrian, font signe vers des sensibilités et des interprétations différentes, vers d’autres scénarisations de l’histoire : des personnages moins héroïques et de plus modeste extraction, des territoires éloignés de Paris, des temporalités plus étirées. Quand l’action se situe à Paris, ou quand, plus généralement, elle est branchée sur les grands événements qui structurent la dramaturgie sanglante de la Révolution (l’arrestation et la décapitation du roi, les massacres de septembre, la Terreur, Thermidor), elle prend nécessairement un caractère spectaculaire (voir notamment les pages que Sophie Lucet consacre au Thermidor de Victorien Sardou et au travail d’Antoine sur La Patrie en danger des Goncourt). Mais c’est aussi, éventuellement, par le spectaculaire qu’elle s’allège et tourne au divertissement costumé : le texte que Claude Millet consacre à La Berline de l’émigré se conclut sur le constat que toutes les fictions de la Révolution ne sont pas lourdes d’un sens politique tragique – idée qui s’appliquerait également à certaines fictions de la Révolution produites sous la Révolution elle-même.

68Les fictions de la Révolution – du moins celles qui sont écrites après 1815 – se caractérisent toutes par la manière dont elles articulent une mémoire et une histoire. L’article d’Aude Déruelle évoque précisément ce qu’on pourrait appeler la triple référence de ces fictions : aux faits sensationnels dont la mémoire collective (et éventuellement personnelle) est encore affectée, aux fictions historiques dans le sillage desquelles elles se situent, enfin aux premières sommes historiographiques, qui commencent à paraître dans la première décennie de la Restauration. En raison de la réflexion historique qui l’anime, sur la littérature d’une part et sur la Révolution d’autre part, ce texte est l’un de ceux qui apportent le plus à la compréhension des enjeux politiques de ces fictions de la Révolution écrites par des Français.

69La variété du volume, en ce qui concerne le roman, tient d’une part à la diversité des objets étudiés et d’autre part à la disparité des points de vue des critiques sur la Révolution. Même si certains textes se démarquent par la rigueur de leur méthode d’analyse (l’article de Xavier Bourdenet par exemple), on observe, dans l’ensemble, moins de différences de méthode que de nuances idéologiques, et il est intéressant que ces nuances recoupent, en partie, des différences de génération. On sent que la Révolution n’a pas été le même objet d’étude, le même sujet de réflexion dans la formation intellectuelle de tous les auteurs, que ce qu’ils en retiennent est divers, voire divergent, et qu’ils n’ont pas par conséquent non plus le même regard sur les productions antirévolutionnaires, sur les scénarisations du chaos, de l’injustice aveugle et de la destruction. Pour le dire tout net, la tradition du progressisme républicain vit encore dans la critique française, mais elle est fortement concurrencée, en l’absence de toute polémique d’ailleurs, par d’autres regards sur la Révolution et sur la première République, qui sont sensibles aux catastrophes plutôt qu’aux progrès, au désordre plutôt qu’à l’élan patriotique, à la violence plutôt qu’à la déclaration des droits, à la confusion et à l’illisibilité des rôles plutôt qu’à la manifestation des énergies et des lumières. Tendanciellement, et sans toujours s’en apercevoir peut-être, la critique prend la couleur de la littérature qu’elle commente.

70Le volume, tel qu’il est organisé (en trois chapitres : « Dispositifs fictionnels », « Personnages, événements, motifs », « Politiques de la fiction ») produit un effet de corpus, un effet d’unité, renforcé sans doute par le fait qu’il n’est ici question que de fictions françaises. De Mme de Staël (article de Stéphanie Genand) à Anatole France (article de Corinne Saminadayar-Perrin) ; de Dumas (commenté par Paule Petitier et Aude Déruelle) et Balzac (articles de Vincent Bierce et Xavier Bourdenet) à Elémir Bourges (article de Claudie Bernard) ; de Sénac de Meilhan (articles de Jacob Lachat et de Paule Petitier) à Sand (articles de Guillaume Milet et de Paule Petitier) ; de Nodier (Paule Petitier) à Sue (Aude Déruelle) ; de Vigny (Paul Kompanietz) à Erkmann-Chatrian (Céline Léger et Paule Petitier), on traverse plusieurs fois le dix-neuvième siècle, et l’on observe comment, à mesure que la Révolution s’éloigne (et la Monarchie en même temps qu’elle), les fictions françaises de la Révolution se répondent les unes aux autres.

71Les romans de la Révolution ne sont pas tellement contemporains de la Révolution elle-même (qui fut en revanche une période faste – au moins pour la quantité – en matière de théâtre) ; et les quelques romans qui paraissent avant la Restauration ne sont pas des romans de propagande révolutionnaire (sur le théâtre de propagande révolutionnaire, phénomène massif en revanche, il faut lire dans ce volume le texte de Paola Perazzolo) ; en ce sens ils ne se démarquent pas fondamentalement de ceux qui sont écrits après 1815. Est-ce à dire que la période majoritairement considérée dans ce volume est un bloc ? Sans doute pas. C’est peut-être, plutôt, l’idée produite par le plan du volume, qui n’est pas chronologique : un plan chronologique aurait sans doute fait apparaître des phénomènes de recontextualisation et de reconfiguration. Certains articles, qu’ils concernent plusieurs textes ou un seul, sont particulièrement sensibles à cette dimension du problème : l’article de Maurizio Melai sur l’histoire des représentations de Charlotte Corday au théâtre, les textes d’Aude Déruelle, Claudie Bernard, Paule Petitier, entre autres. La force du volume réside donc, plutôt que dans son plan, dans la diversité de ses auteurs et la multiplicité de ses objets : dans tout ce qui permet précisément, sans l’abolir, de dialectiser l’effet de corpus. Ce n’est pas un volume figé dans une thèse, mais véritablement un espace de dialogue, entre des générations de chercheurs et naturellement entre les générations de textes qu’ils commentent. La lecture en est précieuse, extrêmement instructive à plus d’un titre, du début à la fin.

72François Vanoosthuyse

Sarga Moussa et Serge Zenkine (dir.). L’Imaginaire raciologique en France et en Russie, xixe-xxe siècles. Lyon, Presses Universitaires de Lyon, « Littératures et idéologies », 2018, 210 p.

73L’Imaginaire raciologique en France et en Russie, xixe-xxe siècles (paru en russe en 2016) rassemble les actes d’un colloque qui s’est tenu en mai 2012 à Moscou. Après avoir dirigé l’ouvrage collectif L’Idée de « race » dans les sciences humaines et la littérature (xviiie et xixe siècles), (Paris, L’Harmattan, 2003), Sarga Moussa poursuit avec Serge Zenkine son investigation autour de la pensée de la « race » à travers une enquête sur « l’imaginaire raciologique » mettant en regard la France et la Russie dans une perspective comparatiste.

74Avant d’évoquer les diverses modalités de cette comparaison explorées dans les différentes contributions, insistons sur ce qui lui tient lieu de « fil conducteur ». Il n’est pas question pour les auteurs de dégager un « paradigme racial » à la manière de Carole Reynaud-Paligot dans La République raciale : paradigme racial et idéologie républicaine 1860-1930 (Paris, PUF, 1996) ni de formuler les « moments » d’une pensée russe de la race (comme je l’ai envisagé avec Elena Bovo dans La Pensée de la race en Italie, du romantisme au fascisme) : les maîtres d’œuvre de ce recueil se proposent d’étudier « des représentations fondées sur l’existence de “races” humaines, avec les implications racistes qu’elles ont pu véhiculer ou légitimer, mais aussi parfois, avec le souci de promouvoir telle ou telle différence que nous dirions aujourd’hui “ethnique”, sans forcément impliquer l’idée d’une séparation ontologique » (p. 8). Couvrant la période allant des premières décennies du xixe siècle à l’aube du xxie siècle dans une succession qui n’est ni chronologique ni thématique, les textes réunis dans ce volume s’attachent à mettre en évidence cet imaginaire, tant dans la littérature que dans les systèmes de pensée, et révèlent qu’il « n’a pas les mêmes implications, selon le contexte d’énonciation, l’époque et le lieu où il apparaît » (p. 10).

75La première contribution de l’ouvrage (Serge Zenkine, « La notion de race et la logique de la démocratie ») propose une interprétation globale de l’émergence de la pensée racialiste en la reliant à l’avènement de la démocratie. Parce que la théorie raciale semble s’opposer à la démocratie – parce que l’une nie l’égalité que l’autre suppose – le lien entre démocratie et théorie raciale n’a pas été mis en lumière bien que leur essor soit contemporain. Alors que de nombreux travaux insistent plutôt sur le lien entre la pensée de la « race » au xixe siècle et l’émergence des États-nations ou l’entreprise coloniale, Serge Zenkine, à la suite de l’historien et épistémologue russe Nicolay Koposov, envisage la « race » comme un « ensemble mobile », un « type-classe » vague et flottant, qui permet, en raison même de son imprécision, de classer les hommes tout en reconnaissant leur égalité. S’appuyant ensuite sur des références à Gobineau et à Rosenberg, l’auteur parvient à l’idée que la pensée racialiste serait ainsi une « réaction à l’atomisation apparente de la société démocratique du xixe siècle » (p. 19) et les récits raciaux des xixe-xxe siècles prennent place « parmi les outils paralogiques avec lequel la pensée utopiste – tantôt progressiste et tantôt archaïsante – cherche à surmonter une crise épistémologique produite par l’avènement de la modernité » (ibid.).

76Les différentes contributions explorent ensuite « l’imaginaire raciologique » selon trois modalités distinctes.

77La première de ces modalités examine le cas français à partir de trois figures dont la place dans la pensée de la « race » en France n’est a priori pas évidente (et a fortiori en Russie !) : l’abbé Grégoire et Saint-Simon d’une part (« L’abbé Grégoire, Saint-Simon et les saint-simoniens, entre Droits de l’Homme et prise en compte des altérités dites “raciales” » par Philippe Régnier) et d’autre part Louise Michel (« Vie, mort et race future : Louise Michel » par Claude Rétat).

78La deuxième modalité étudie la singularité du cas russe. La contribution de Marlène Laruelle, autrice de l’essentiel Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du xixe siècle (Paris, CNRS éditions, 2005), l’envisage comme « particulièrement révélateur de la multiplicité des formes que peut prendre le racisme » (p. 22). De l’Empire russe à la Fédération de Russie contemporaine en passant par l’URSS (qui aurait produit des « catégories raciales entendues dans le sens d’une ontologisation sans précédent des individus et des groupes sociaux », p. 23), l’espace russe aurait agencé, selon des formes différentes, « les identités collectives selon des concepts primordialistes », institutionnalisant les ethnicités et espérant « démontrer que la culture s’apparente à un héritage génétique » (p. 23). Toujours dans le cadre russe, l’étude de Marina Mogilner révèle le rôle inattendu des savants russes juifs dans la constitution des théories raciologiques en Russie, et tout particulièrement celui de Samuel Weissenberg, navré de « l’orientalisation des Juifs est-européens par ceux de l’Europe occidentale et promoteur de l’idée que les Juifs russes formeraient une seule communauté culturelle et nationale ». Le cas russe présente, comme dans le reste de l’Europe, des exemples intéressants de recherches ethno-linguistiques fantaisistes (« La race, la Russie et le dieu Râ : pour une étymologie du racisme, le cas russe » par Konstantin Bogdanov), de créations littéraires puisant dans la philologie aryaniste (« Symbolisme “aryen” versus idolâtrie “sémitique” : le symbolisme d’Andrei Biely » par Ilona Svetlikova) et plus curieusement d’une littérature de science-fiction qui révèle « une tension dissimulée entre les discours universalistes et les discours ethnicisants dans la société soviétique » (« Une égalité inquiète : la transformation des discours raciaux et ethnicités dans la science-fiction soviétique [1828-1989] » par Ilya Kukulin).

79La troisième modalité d’exploration de « l’imaginaire raciologique » franco-russe examine les « rapports entre la France et la Russie » (p. 7). Cette « dimension encore peu explorée » des liens entre la France et la Russie quant au développement d’un « imaginaire raciologique » fait l’objet de trois contributions qui sont au cœur du projet « comparatiste » de l’ouvrage. La contribution « Les “Slavo-Aryens” : un ésotérisme à la russe » montre que les doctrines raciales qui sous-tendent l’ésotérisme russe font de la « race aryenne » la race « dominante » dans le monde moderne et que les « sous-races » sont vouées à la disparition. Des liens sont relevés entre certaines figures d’ésotéristes français et des auteurs russes : Victor Shnirelman montre par exemple l’influence de Saint-Yves d’Alveydre sur l’ésotériste russe Alexandre Bartchenko. Dans l’article « Symbolisme “aryen” vs idolâtrie “sémitique” : le Symbolisme d’Andrei Biely », Ilona Svetlikova relève l’influence de l’idéologue anglais Chamberlain sur Biely à propos de l’opposition entre idolâtrie sémitique et symbolisme aryen. Enfin, Sarah Al-Matary examine le « darwinisme optimiste » de Jacques Novicow en replaçant l’auteur du Péril jaune dans les débats d’une époque où « se reconfigure la géopolitique internationale ». Ce sociologue russe qui passa une partie de sa vie en France et qui se situe « au confluent de réseaux politiques et savants internationaux » (p. 85) méritait effectivement une contribution conséquente.

80Concluons sur l’importance de cet ouvrage qui contribue à compléter la cartographie de la pensée de la race en Europe.

81Aurélien Aramini

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2020
https://doi.org/10.3917/rom.190.0125
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