CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Carolyn Merchant, dans son ouvrage classique The Death of Nature, explique que, durant l’Antiquité, la Renaissance et jusqu’au xviie siècle, notre planète était pensée comme un corps vivant avec ses veines et ses fluides, ses tremblements et ses maladies [1]. La Terre était conçue comme une mère nourricière qu’il convenait donc de respecter. Selon elle, la « révolution scientifique » et l’émergence du capitalisme ont entraîné, à partir du xviie siècle, un effacement des théories organicistes. À leur place, on voit s’affirmer une philosophie mécaniste qui définit les corps comme des étendues inanimées, mues non pas par elles-mêmes comme dans la physique aristotélicienne, mais par des forces extérieures. La nature devient une vaste machine, pensée à partir de la métaphore de l’horloge, qu’il s’agit d’expliquer, d’exploiter et de transformer pour l’améliorer.

2Nous savons aujourd’hui que l’affirmation d’une philosophie mécaniste n’a pas empêché la persistance et le renouvellement de modèles organiques attribuant des forces actives à la matière [2]. Lorsqu’il étudie la circulation sanguine, William Harvey pense le corps humain à la fois comme une machine hydraulique, à l’intérieur de laquelle les flux de sang peuvent être quantifiés, et comme un organisme vivant. Cette idée de machine vivante se retrouve également chez Hobbes : le Léviathan n’est plus une personne naturelle incarnée par le roi, mais une personne artificielle, un automate animé par la somme des volontés individuelles [3]. Mais il s’agit aussi d’un organisme vivant, car ce Léviathan, dont « l’âme » est la souveraineté du peuple réuni en contrat, est aussi doté d’un cœur qui, sous la forme du Trésor public, irrigue le corps politique de sa monnaie [4].

3Cet article étudie l’histoire croisée de deux métaphores et de deux machines animales, celle du Léviathan et celle de la Terre. Il montre qu’à l’instar du corps politique, la Terre n’a jamais cessé d’être pensée comme un gigantesque animal, fonctionnant à la manière d’une machine hydraulique. Nous insistons sur le moment révolutionnaire car cette idée acquiert alors une dimension politique nouvelle. Dans le contexte panthéiste et organiciste de l’époque [5], l’idée de Terre comme animal sert à la fois à bâtir une nouvelle religion républicaine et naturelle et à penser les questions environnementales. Le déboisement et les marécages sont lus comme un dérèglement du cycle de l’eau et comme les symptômes d’une mauvaise relation entre le Léviathan républicain et la Terre-animal.

« Un système de solides et de fluides, comme les autres »

4L’idée de la Terre-animal puise à des sources littéraires anciennes (Platon), ou de la Renaissance (Kepler, Giordano Bruno, Pierre Bayle et la tradition hylozoïste en général [6]). Mais elle est aussi profondément reconfigurée par la théologie naturelle des xviie et xviiie siècles. Celle-ci insiste en effet sur le caractère organique des flux de matières sur le globe. Pour les naturalistes, Dieu a organisé la planète comme un vaste système hydraulique, au profit de l’humanité : l’eau s’évapore des océans, circule dans l’atmosphère, se condense sur les montagnes, alimente les torrents et les cours d’eau. Ceux-ci se chargent en limons qui fertilisent les plaines [7]. L’eau est le fluide vital d’un organisme planétaire. John Ray, à propos du cycle de l’eau, écrit : « certains philosophes imaginent que la terre est un grand animal […] maintenant je pense que si cette doctrine était vraie nous avons découvert la circulation de son sang [8] ».

5L’idée de la Terre comme animal est aussi thématisée dans la théorie de la « chaîne des êtres ». Celle-ci suppose une gradation continue de tous les êtres allant du plus simple minéral jusqu’aux anges puis à Dieu, en passant par les humains (eux-mêmes hiérarchisés en fonction de leurs statuts) et les animaux. Chaque chaînon possède un attribut supplémentaire à celui qui le précède. Dans cette doctrine, il était loisible d’ajouter la terre ou les autres astres [9]. C’est ce que fait Charles Bonnet, un savant calviniste du milieu du xviiie siècle. Les organismes sont rangés selon leur degré de complexité du polype aux animaux et jusqu’à l’univers tout entier décrit comme « la grande machine du Monde [10] ». Dans cette nature parfaitement pleine et traversée de symbiose entre chaque être, la notion de Monde devient fluide : chaque plante ou animal, étant comme « un Monde » pour ses commensaux [11]. Jean-Baptiste Robinet, un philosophe-libraire ancien jésuite exilé à Amsterdam pousse le raisonnement plus loin : si nous ne saisissons pas « l’animalité du globe terrestre » c’est qu’elle « est trop grande : nous ne saurions en embrasser l’ensemble ». L’homme est comme le parasite prenant son hôte (animal) pour un Monde : « Nous devons nous regarder nous et les autres gros animaux, comme la vermine de ce plus grand animal que nous appelons la terre [12] ». Héritage de la théologie naturelle de l’eau, cette animalité de la terre tient aux cycles de matières qui la traversent : « c’est une […] variété de plus dans le plan de l’animalité. Au moins c’est un système de solides et de fluides, comme les autres [13] ».

La République et le culte des astres

6L’idée d’une Terre-animal, caressée par nombre de savants, théologiens naturels, matérialistes ou vitalistes prend une acuité politique nouvelle après la chute de la monarchie. Pour attacher les masses populaires aux institutions républicaines, il faut fonder une religion naturelle qui extirpera le pouvoir des prêtres en retournant contre eux les armes du catholicisme, à savoir : des rites, des hymnes et des symboles. Ce projet s’incarne dans des tentatives plus ou moins liées au pouvoir, plus ou moins éphémères, allant du culte de la Raison et de l’Être suprême au projet d’un « temple de la Terre » de Jean-Jacques Lequeu en 1794 [14] [fig. 1], en passant par divers cultes privés : les « panthéonistes », le « culte des adorateurs » et le « culte social », puis, après Thermidor, la théophilanthropie qui, liée au Directoire, défiera la religion catholique pendant près de cinq ans [15]. C’est dans cette ébullition religieuse à la fois républicaine, déiste et panthéiste que l’idée de Terre-animal revient en force.

Figure 1

Élévation géométrale du temple de la Terre par Jean Jacques Lequeu

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Élévation géométrale du temple de la Terre par Jean Jacques Lequeu

(BnF, image libre de droits.)

7L’une des pistes suivies par les promoteurs des nouveaux cultes fut de remonter à la source du sentiment religieux et donc, selon eux, au culte des astres. La « Fontaine de la Régénération » élevée par le peintre David sur l’emplacement de la Bastille, pour la fête de l’unité de la République (10 août 1793), représente ainsi la Nature figurée par la déesse Isis abreuvant les représentants de la Nation de ses « fécondes mamelles [16] » [fig. 2]. Le sens de l’allégorie nous est donné par le député Charles-François Dupuis, professeur d’éloquence latine au Collège de France. Dans son Origine de tous les cultes, ou la Religion Universelle, ce proche de l’astronome Jérôme Lalande, qui a participé à l’élaboration du calendrier républicain, y défend l’idée que toutes les religions sont issues d’un même culte des astres trouvant son origine dans l’Égypte ancienne. Selon Dupuis, la découverte à Notre-Dame, en 1726, d’un temple à Isis montre que le culte marial n’est qu’une christianisation de la déesse égyptienne, tutélaire des Parisiens : les Par-isis[17].

Figure 2

La Fontaine de la Régénération coiffée à l’égyptienne, sous la forme d’Isis

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La Fontaine de la Régénération coiffée à l’égyptienne, sous la forme d’Isis

(Musée Carnavalet, image libre de droits.)

8Toutes les religions, christianisme compris, ne sont au fond que des cultes à la nature (« Les Dieux étant la Nature elle-même, l’histoire des Dieux est donc celle de la Nature [18] »), elles s’ancrent dans le spectacle des saisons et des astres, dans le sentiment de gratitude ressenti pour le soleil, source de vie et de prospérité [19]. Chaque religion, a d’abord prêté une âme aux astres, puis à la terre elle-même [20].

9Ce livre imposant, fruit de quinze années de travail, va énormément intéresser les entrepreneurs de religion républicains et contribuera à donner aux astres une place importante dans les nouveaux cultes. Le philosophe et député Antoine Destutt de Tracy, dans l’analyse qu’il en fait, explique que la genèse des facultés intellectuelles chez l’enfant récapitule en accéléré l’histoire des croyances religieuses retracée par Dupuis [21] [fig. 3]. L’idée de la terre comme animal apparaît ainsi, non comme une méprisable superstition, mais comme un moment nécessaire dans la formation des idées. Après avoir observé que tous les êtres se meuvent d’eux-mêmes, les hommes ont « attribué ces facultés au monde, l’ont considéré comme un grand animal, et l’ont adoré dans son ensemble, et dans ses parties les plus influentes sur notre globe, c’est-à-dire les astres, et surtout le Soleil et la Lune [22] ». Par analogie, ils ont ensuite supposé des âmes ou intelligences à tous les astres. Ainsi peut-on expliquer les ressemblances entre religions, de celles de l’Asie ancienne jusqu’au christianisme moderne, en passant par les anciennes religions européennes [23], et en conclure que « tous ces cultes qui se réprouvent réciproquement avec autant de fureur, sont exactement le même [24] ».

Figure 3

Planisphère des courses d’Isis (détail), extrait des Planches de l’origine de tous les cultes, du citoyen Dupuis, Paris, Agasse, An iii

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Planisphère des courses d’Isis (détail), extrait des Planches de l’origine de tous les cultes, du citoyen Dupuis, Paris, Agasse, An iii

10Un des économistes les plus célèbres de l’époque, Pierre-Samuel Dupont de Nemours, reprend aussi cette idée. Dans sa Philosophie de l’univers (1793), rédigé dans la clandestinité [25], il déplace le combat physiocratique de l’arène politique à la théologie naturelle. Son but : faire prendre conscience à ses concitoyens de leur véritable place dans la création et bâtir ainsi un ordre politique et moral stable. Tentative pour élargir le projet initial de la physiocratie à une pensée non de la seule circulation de l’argent, mais à celle de tout l’ordre naturel, la Philosophie de l’univers a pour principale originalité d’intégrer la chimie de Lavoisier, à qui l’ouvrage est dédié. Or, le principe de la conservation de la matière et sa circulation entre les trois règnes gomment les frontières entre l’inerte et le vivant et semblent donc renforcer l’hypothèse de la Terre-animale. L’économiste reprend les idées de Bonnet et de Robinet sur la chaîne des êtres : « nous ne pouvons savoir, si ces masses énormes ne sont pas douées de vie, si chaque globe n’est pas un très gros animal, dont les habitants, de toute espèce, ne sont que les insectes qui s’en nourrissent [26] ». Après la parution de l’ouvrage, Dupont de Nemours participe, sous le Directoire à la fondation du culte théophilanthropique [27].

11Contrairement à celles de Dupont, qui dut s’exiler après le coup d’État républicain du 18 fructidor an V (4 septembre 1797), les convictions politiques de Restif de la Bretonne ne faisaient aucun doute. Disciple de Rousseau, romancier et utopiste, il fait paraître en 1796 un système de la nature, qu’il dit lui aussi influencé de Lavoisier, comprenant un chapitre intitulé « La Terre est-elle un animal ? ». Et naturellement, la réponse est encore positive. Au théologien qui dénie la faculté de penser à la Terre car elle paraît composée de matière morte, il rétorque : « l’ongle de ton gros orteil pense-t-il ? […] Lorsque tu raisonnes sur la Terre notre mère, fais donc attention qu’elle est comme toi qui est une de ses émanations, composée de matières différentes, les unes mortes […] d’autres sensibles [28] ». Restif propose une cosmologie dans laquelle « l’Univers entier est un grand animal ». Dieu, qui en est le cerveau, en meut les parties constituantes par son fluide intellectuel [29]. Les planètes, qui sont sexuées et se reproduisent [30], développent des liens de famille, sont frères et sœurs, naissent quand elles sortent du soleil et meurent quand elles retournent en son sein [31]. Comme Dupont, il s’inscrit dans une tradition qui articule étroitement la cosmologie à la philosophie politique et à l’utopie ; sa vision de la terre comme animal est indissociable d’une conception temporalisée de la chaîne des êtres où l’histoire du vivant et l’histoire humaine connaissent une même progression bienheureuse [32].

12À rebours de ces audacieuses constructions philosophiques, l’ouvrage que publie Félix Nogaret en 1795, au titre parfaitement explicite La Terre est un animal, prend la forme d’un dialogue socratique entre une prostituée de l’Athènes antique et son amant [fig. 4]. Il y rapporte chaque partie du corps, chair, os, sang, etc. à un élément géographique : par exemple le système sanguin planétaire n’est autre que le réseau hydrographique du globe [33]. Nogaret rompt avec l’optimisme de la théologie naturelle où toute la Terre est organisée pour l’homme. L’animal planétaire est indifférent, voire même hostile à l’humanité. Son épiderme, n’est « qu’une décomposition de tous les cadavres de plantes et d’animaux qu’elle a dévorés », il forme une « superbe robe d’un vert émaillé » servant à attirer les êtres vivants dont elle se repaît : « on peut dire de la Terre qu’elle mange nuit et jour… quand son appétit la presse… elle engloutit des villes avec vingt ou trente mille habitants [34] ». Publiciste révolutionnaire, Nogaret est aussi à partir de 1795 un théophilanthrope important. Chargé des fêtes et de la propagande républicaine au sein du Ministère de l’Intérieur, il œuvre pour que les églises soient ouvertes au nouveau culte [35]. Il connaît par ailleurs les écrits de Dupuis, Dupont et Rétif – il mentionne par exemple le culte d’Isis par les Parisiens de l’antiquité [36].

Figure 4

Félix Nogaret, La Terre est un animal, Paris, Lepetit, 1805 (1795)

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Félix Nogaret, La Terre est un animal, Paris, Lepetit, 1805 (1795)

13Les réflexions des théophilanthropes Dupont ou Nogaret illustrent bien le lien entre l’idée d’animalité terrestre et l’émergence d’une religion naturelle qui cherche encore sa liturgie. Le culte des astres, et principalement du soleil, joue en effet un rôle important dans la théophilanthropie : lors des cérémonies, l’autel est surmonté d’un soleil d’or, de nombreux cantiques au soleil sont rédigés, certains par Bernardin de Saint-Pierre, un des plus éminents théophilanthropes qui recycle ses théories des harmonies astrales [37]. Nogaret écrit de nombreux cantiques et prières républicaines où il évoque la grandeur de la nature et il est aussi l’auteur d’un « hymne au soleil [38] ».

Le pouvoir, la monnaie et l’eau : le Léviathan républicain et ses fluides

14Le succès de l’idée de Terre-animale ne tient pas seulement à l’ébullition religieuse des années 1790 : il est aussi lié aux problèmes environnementaux de l’époque et à la manière de les penser en pleine vogue du panthéisme républicain. L’un des enjeux de la Révolution fut de parvenir au bon réglage de la circulation des fluides à la fois monétaires et hydrauliques, de parvenir au bon réglage de deux Léviathans : la République et la Terre.

15À partir de 1789, les révolutionnaires accusent la féodalité et la monarchie d’avoir dégradé la nature. Deux arguments principaux nourrissent l’acte d’accusation : le dépérissement des forêts d’une part et la prolifération des marais de l’autre [39]. Dans les deux cas, c’est l’altération du cycle de l’eau qui est en jeu : la déforestation et l’accroissement des eaux stagnantes perturbent la bonne circulation de l’eau entre le sol et l’atmosphère, produisant changement climatique, érosion, putréfaction et dégénérescence. Dix ans plus tard, à la fin du Directoire, ces idées ressurgissent cette fois pour critiquer les errements révolutionnaires en matière de politique forestière et justifier une reprise en main de l’administration. C’est alors que le Moniteur Universel publie des articles catastrophistes signés par Cadet de Vaux, un chimiste et pharmacien très célèbre à l’époque. Cadet s’alarme de la diminution des rivières (dont la grandeur passée est prouvée par leur lit) : « nous sommes dévorés de sécheresse et la science dit : il ne faut pas accuser la nature mais l’homme, qui, en altérant la surface de la terre, a changé le cours de l’atmosphère et conséquemment l’influence des saisons [40] ». L’idée de Terre-animal apparaît même explicitement : en avril 1803, pour justifier le rétablissement de l’autorisation administrative de déboisement (supprimée en 1791), le baron Delpierre explique ainsi au Tribunat que la Révolution a été « l’occasion d’une extirpation insensée », qu’elle aurait déréglé le cycle de l’eau et le climat, qu’elle aurait atteint jusqu’à la santé de notre planète, car, explique-t-il, « les bois sont un organe essentiel dans la constitution de la terre [41] ».

16Dans tous ces débats, ce qui frappe c’est la manière dont les flux monétaires, du pouvoir et de l’eau sont pensés comme intriqués. Après Thermidor, les républicains modérés tels que Berthollet, Dubois, Rougier-Labergerie ou Creuzé-Latouche (un théophilanthrope notoire) estiment ainsi que la politique révolutionnaire d’assèchement des étangs (la loi du 13 frimaire an II/4 décembre 1793) est symptomatique d’un pouvoir exécutif trop puissant, agissant trop brutalement sur la nature. Elle a ignoré le rôle climatique des eaux stagnantes : les étangs « entretiennent ces rosées bienfaisantes que la fraîcheur des nuits fait tomber sur les végétaux [42] ». Ils soulignent les limites d’un gouvernement insuffisamment attentif aux particularités locales du sol et du climat, ainsi qu’à l’opinion des propriétaires fonciers : la constitution du Léviathan républicain doit être en harmonie avec la nature [43]. Les déséquilibres écologiques sont la conséquence des déséquilibres politiques. Le cycle de l’eau est aussi corrélé au circuit monétaire. D’une part parce que la valeur de l’assignat repose sur les biens nationaux et donc en grande partie sur des forêts dont les discussions sur la vente ou la conservation mobilisent des arguments environnementaux [44], de l’autre parce que la monnaie est en elle-même conçue comme un fluide : la raréfaction du numéraire était couramment comparée à des eaux stagnantes que l’assignat devait libérer en torrents et rivières fécondantes. Pour d’autres, vite accusés de royalisme, les assignats étaient un sang mauvais privant le gouvernement de toute vigueur. La médaille officielle de la fête de l’unité de la République, le 10 août 1793, qui figure les représentants s’abreuvant aux mamelles d’Isis (voir plus haut), devient bientôt le type d’une pièce de cinq décimes, symbolisant les liens entre les eaux nourricières et la monnaie [45].

17Un des grands penseurs de l’intrication entre eau, pouvoir et monnaie est un personnage assez méconnu : Eusèbe Salverte. Fils d’un fermier général, né en 1771, celui-ci fait d’abord sa carrière, sous la Révolution, comme géomètre et comme spécialiste des questions financières : il enseigne à l’École des ponts et chaussées en 1793, avant d’être employé au bureau du cadastre au début du Directoire. Poète (il rédige par exemple une ode à la nature et à la Terre, typique du climat panthéiste de l’époque) et penseur politique, il s’affirme à partir de Thermidor comme un partisan résolu du régime représentatif et de l’équilibre entre les pouvoirs, s’opposant à la fois aux jacobins et aux royalistes. En germinal an VI (avril 1798), il écrit une brochure dans laquelle il dénonce le manque de « balance du gouvernement » qui dérègle la machine de l’État [46]. Dans la lignée de Hobbes, Salverte, qui se trouve ici politiquement proche de Sieyès et de son combat en faveur d’un renforcement de l’exécutif, explique que la constitution de l’an III favorise le règne des passions et empêche les individus de se rallier au gouvernement [47]. Ce rééquilibrage de la mécanique étatique doit aussi être complété par le rééquilibrage financier de cette machine vivante [48]. Car la faiblesse de l’exécutif freine les progrès du cadastre, face à un pouvoir législatif jaloux de ses prérogatives fiscales. Il en résulte de multiples dysfonctionnements dans la circulation de l’argent, et un assèchement des comptes publics. Salverte rejoint ici les anciennes critiques de l’assignat, qui s’imposent finalement au gouvernement du Directoire. Seule la restauration de l’impôt foncier pouvait, selon lui, rétablir les finances publiques, irriguer le corps social de l’argent qui lui était nécessaire, et mettre l’ordre politique en conformité avec l’ordre naturel.

18Le rééquilibrage physiologique du Léviathan concerne aussi le cycle de l’eau. Durant la sécheresse de l’été 1799, Salverte fait paraître un texte intitulé Conjectures sur la baisse apparente des eaux sur notre globe. Son point de départ est le même que celui de Cadet à savoir la diminution des fleuves – dont témoigne l’ampleur de leurs anciens lits – mais il pousse le raisonnement plus loin : la quantité d’eau sur la terre ne saurait diminuer en vertu du principe de conservation de la matière. Les êtres vivants ne fixent l’eau que de manière temporaire, leur masse globale variant dans des limites assez restreintes, ils ne peuvent réduire la quantité d’eau présente sur le globe. Si l’eau paraît se raréfier c’est parce que sa circulation est ralentie. Salverte fait une comparaison économique : tout comme un pays est plus pauvre quand la monnaie circule mal, de même il est plus sec quand l’eau circule moins vite. De manière remarquable, il tente de simuler la circulation atmosphérique globale : dans une sphère de verre remplie d’eau et tournant sur elle-même, il place des copeaux de cire pour représenter les nuages. Ces derniers, plus légers, se concentrent aux pôles sous l’effet de la force centrifuge. Ce phénomène explique l’accroissement des calottes glaciaires, calottes qui produisent des sécheresses – l’eau stockée sur les pôles diminue celle en circulation dans l’atmosphère – ainsi que des hivers rigoureux en Europe.

19La réinvention du Léviathan sous la forme d’une démocratie représentative, sous la Révolution, a donc fait de la Terre vivante une question politique [49]. Et c’est peu de dire que cette théorie prospère au xixe siècle. Selon l’un de ses promoteurs, elle hante et harcèle le siècle, telle une « idée fixe », de par son « attraction irrésistible [50] ». Certains auteurs l’utilisent comme un procédé littéraire, un simple divertissement ou une hypothèse scientifique. Chevrel-Dessaudrais, un obscur avocat à Montauban, publie en 1805 La Clef des phénomènes de la Nature ou la Terre vivante, un épais volume sur les analogies existant entre le corps planétaire et le corps humain. Des géologues renommés, comme Philippe Bertrand et Eugène Patrin, tous deux ingénieurs des ponts et chaussées, souscrivent aussi à cette idée, au moins comme hypothèse de travail [51]. Patrin, collaborateur de Buffon et auteur d’une importante Histoire naturelle des minéraux, critique le simplisme des analogies de Chevrel-Dessaudrais mais plaide pour l’introduction d’explications organicistes en géologie. Considérer la Terre comme un être vivant aide à saisir « l’intime connexité de tous les phénomènes du globe [52] ». Pour d’autres, l’idée d’une « vitalité du globe » conserve une grande portée philosophique et politique [53]. De Fourier, qui envisage ses métamorphoses en lien avec la transformation de l’humanité, à Michelet, qui évoque le « gros animal la Terre », en passant par les écrits de saint-simoniens comme François Ribes, les pensées physiologiques et vitalistes qui attribuent une forme de subjectivité au globe terrestre, afin de justifier une transformation sociale et politique, sont nombreuses. Malgré les tentatives pour en faire une simple métaphore, une image « purement littéraire » et inoffensive [54], l’idée de la terre comme machine vivante s’est durablement imposée comme une idée politique.

Notes

  • [1]
    Carolyn Merchant, The Death of Nature : Women, Ecology, and the Scientific Revolution, Londres, Wilwood House, 1980.
  • [2]
    Jessica Riskin, Sensibility and Enlightenment Science : The Sentimental Empiricists of the French Enlightenment, Chicago, University of Chicago Press, 2002 ; Roy Porter, « Introduction » dans Roy Porter (dir.), The Cambridge History of Science : Eighteenth-Century Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 1-20 ; John Tresch, The Romantic machine : Utopian Science and Technology after Napoleon, Chicago, The University of Chicago Press, 2012.
  • [3]
    Philippe Crignon, De l’incarnation à la représentation : l’ontologie politique de Thomas Hobbes, Paris, Classiques Garnier, 2012.
  • [4]
    Éric Marquer, Léviathan et la loi des marchands. Commerce et civilité dans l’œuvre de Thomas Hobbes, Paris, Classiques Garnier, 2012.
  • [5]
    Les discussions sur l’organisation du pouvoir entrainent une prolifération des métaphores corporelles, l’assemblée nationale se concevant par exemple comme la tête (relativement autonome) d’un Léviathan démocratique constitué par la nation tout entière. Voir Antoine de Baecque, Le Corps de l’histoire. Métaphores et politique (1770-1800), Paris, Calmann-Lévy, 1993 ; Dan Edelstein, The Terror of Natural Right : Republicanism, the Cult of Nature, and the French Revolution, Chicago, University of Chicago Press, 2010 ; Mary Ashburn Miller, A Natural History of Revolution : Violence and Nature in the French Revolutionary Imagination, 1789-1794, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2011 ; Olivier Ritz, Les Métaphores naturelles dans le débat sur la Révolution, Paris, Classiques Garnier, 2016 ; Brigitte Demeure, Les Allégories et métaphores naturelles dans les discours publics en France (1789-1914), thèse de doctorat sous la direction de Françoise Thébaud et Jacques Guilhaumou, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, 2017.
  • [6]
    Hélène Tuzet, Le Cosmos et l’Imagination, Paris, José Corti, 1965.
  • [7]
    Yi-Fu Tuan, The hydrological cycle and the wisdom of God. A theme in Geoteleology, Toronto, University of Toronto Press, 1968 ; Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Les Révoltes du ciel. Une autre histoire du changement climatique, Paris, Seuil, 2020.
  • [8]
    John Ray, Miscellaneous Discourses Concerning the Dissolution and Changes of the World, Londres, Samuel Smith, 1692, p. 94.
  • [9]
    Arthur O. Lovejoy, The Great Chain of Being, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1936.
  • [10]
    Charles Bonnet, Contemplation de la nature, Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1764, vol. 2, p. 168.
  • [11]
    Ibid., vol. 2, p. 25.
  • [12]
    Jean-Baptiste Robinet, De la nature, Amsterdam, 1766, vol. 4, p. 247-249.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et Martial Guédron (dir.), Jean-Jacques Lequeu : bâtisseur de fantasmes, Paris, BNF, 2018.
  • [15]
    Albert Mathiez, La Théophilanthropie et le culte décadaire 1796-1801. Essai sur l’histoire religieuse de la Révolution, Paris, Félix Alcan, 1903.
  • [16]
    David, Rapport et décret sur la fête de la Réunion républicaine du 10 août, Paris, Imprimerie nationale, 11 juillet 1792, p. 2.
  • [17]
    Charles-François Dupuis, Origine de tous les cultes ou Religion universelle, 4 vols., Paris, Agasse, 1794, vol. 1, p. 22 ; vol. 3, p. 48-50, 142 ; et vol. 4, p. 13 et planche XVIII pour l’analyse du zodiaque qui entoure la Vierge sur le portail de Notre Dame ; et les analyses fondatrices de Jurgis Baltrusaitis, La Quête d’Isis. Essai sur la légende d’un mythe, Paris, Flammarion, 1985.
  • [18]
    Charles-François Dupuis, ouvr. cité, vol. 1, p. x.
  • [19]
    Afin de rendre sensible sa démonstration, le député présente à la Convention un globe céleste richement décoré, représentant les constellations accompagnées de leurs figurations animales et des différentes dénominations dont elles ont fait l’objet d’une religion à l’autre. Conçu de façon à montrer comment on percevait le ciel en différents endroits de la terre, et à différentes époques, le globe permet au lecteur de cheminer d’une religion à l’autre pour en constater l’origine commune. On en trouve une numérisation en trois dimensions sur le site de la BnF : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b55008724q. Sur Dupuis, voir notamment Claude Rétat, « Lumières et ténèbres du citoyen Dupuis », Chroniques d’histoire maçonnique, 1999, vol. 50, p. 5-68 ; et Céline Pauvros, La Raison et la Nation : Charles-François Dupuis (1742-1809), historien des religions et républicain : itinéraire social, politique et intellectuel d’un philosophe à la fin des Lumières, Thèse de doctorat sous la direction de Philippe Boutry, EHESS, 2013.
  • [20]
    Charles-François Dupuis, ouvr. cité, vol. 1, p. 131, p. 234, p. 259-260, p. 264 et plus généralement les chapitres VI (« De l’âme universelle ou du monde animé ») et VII (« De l’intelligence universelle et de ses parties »).
  • [21]
    Ce texte de l’an III est publié seulement en 1804 : Destutt de Tracy, Analyse raisonnée de l’Origine de tous les cultes ou religion universelle, ouvrage publié en l’an III par Dupuis, Paris, Courcier, 1804, p. xli, p. 24, p. 143.
  • [22]
    Ibid., p. 24-25.
  • [23]
    Charles-François Dupuis, ouvr. cité, vol. 1, chapitre 2, « Culte de la nature prouvé par l’histoire ».
  • [24]
    Destutt de Tracy, Analyse raisonnée de l’Origine de tous les cultes ou religion universelle, ouvr. cité, p. xlvi.
  • [25]
    Dupont, qui se serait bien satisfait d’une monarchie constitutionnelle, est placé sur la liste des proscrits après le 10 août.
  • [26]
    Pierre-Samuel Dupont de Nemours, Philosophie de l’univers, Paris, Imprimerie de Du Pont, 1793, p. 53-54 ; voir Julien Vincent, « « Un Dogue de forte race » : Dupont de Nemours, ou la physiocratie réincarnée (1793-1807) », La Révolution française [En ligne], 14 | 2018, mis en ligne le 18 juin 2018, consulté le 13 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/lrf/2005 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lrf.2005.
  • [27]
    Albert Mathiez, ouvr. cité, p. 110.
  • [28]
    Restif de la Bretonne, Philosophie de Monsieur Nicolas, Paris, Cercle Social, 1796, vol. 1, p. 205.
  • [29]
    Ibid., vol. 2, p. 25.
  • [30]
    Patrick Samzun, Sexe, cosmos et utopie. Diderot, Rétif de la Bretonne et Fourier, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2018.
  • [31]
    Restif de la Bretonne, Philosophie de Monsieur Nicolas, ouvr. cité, vol. 1, p. 20.
  • [32]
    Mark S. Poster, The Utopian Thought of Restif de la Bretonne, New York, New York University Press, 1971 ; David Coward, The Philosophy of Restif de la Bretonne, Oxford, Voltaire Foundation, 1991 ; Laurent Lotty, « L’invention du transformisme par Rétif de la Bretonne », Alliage, n° 70, 2012, p. 31-46 ; Volny Fages, « Ordonner le monde, changer la société. Les systèmes cosmologiques des socialistes du premier xixe siècle », Romantisme, n° 159, 2013, p. 123-134.
  • [33]
    François-Félix Nogaret, La Terre est un animal, Paris, Lepetit, 1805 (1795), p. 89.
  • [34]
    Nogaret, La Terre…, ouvr. cité, p. 82-83.
  • [35]
    Albert Mathiez, ouvr. cité, p. 32 n. 2, p. 254 et p. 316.
  • [36]
    François-Félix Nogaret, Miroir des événements actuels, Paris, Palais Royal, 1790, p. 54.
  • [37]
    Albert Mathiez, ouvr. cité, p. 172.
  • [38]
    François-Félix Nogaret, La Femme créée avant l’homme, Paris, 1830, p. 30.
  • [39]
    Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, ouvr. cité.
  • [40]
    Cadet de Vaux, « Observation sur la sécheresse actuelle, ses causes et les moyens de prévenir la progression de ce fléau », Moniteur Universel, 1er fructidor an 8, 19 août 1800.
  • [41]
    Archives Nationales, AD/IV, Discours de Delpierre, Tribunat, séance du 9 floréal an XI, p. 4.
  • [42]
    Creuzé-Latouche, Rapport fait au nom du Comité d’agriculture et des arts, sur la loi du 14 frimaire de l’an II, p. 38.
  • [43]
    Julien Vincent, « Le regard de la sentinelle : terre, topographie et économie politique après Thermidor », Annales historiques de la Révolution française, 2020/1, n° 399, p. 69-96.
  • [44]
    Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, ouvr. cité.
  • [45]
    Jean-Charles Benzaken, Iconologie des monnaies et médailles de la Révolution française, thèse sous la direction de Michel Vovelle, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1993, p. 205 et suiv.
  • [46]
    Eusèbe Salverte, Journées des 12 et 13 Germinal, et événements qui les ont précédés et suivis, Paris, Gorsas, Maret, 1795.
  • [47]
    Eusèbe Salverte, De la balance du gouvernement et de la législature, et de ses moyens d’équilibre dans l’état actuel des choses, Paris, Desenne, 1798.
  • [48]
    Eusèbe Salverte, Des rapports de la médecine avec la politique, Paris, Moreau, 1806.
  • [49]
    Jean-Luc Chappey et Julien Vincent, « A republican ecology ? Citizenship, nature and the French Revolution (1795-1799) », Past and Present, 2019, n° 243, p. 109-140.
  • [50]
    Saint-Romain Rouquairol décrit ainsi la façon dont cette idée s’est emparée de lui en 1806, pour le poursuivre pendant plus de quarante ans dans Le Globe terrestre reconnu vivant ou Physiologie de la Terre, Paris, Carilian-Goeury et Dalmont, 1848.
  • [51]
    Philippe Bertrand, Nouveaux principes de géologie, Paris, 1797, p. 525 : « j’admets une vie propre ou animale dans chacun des corps célestes ».
  • [52]
    Eugène Patrin, « Remarques sur la diminution de la mer », Journal de physique, vol. 60, 1806, p. 316.
  • [53]
    Pierre-Hyacinthe Azaïs, Explication universelle, Paris, s.n., 1826, p. 274.
  • [54]
    Voir par exemple le compte rendu du livre de Rouquairol, dans Archives des sciences physiques et naturelles, tome VIII, Genève, Cherbuliez, 1848, p. 62-65.
Français

La Révolution française est marquée par un renouveau de l’idée ancienne selon laquelle la Terre serait comparable à un gigantesque animal, ou à un organisme vivant fonctionnant à la manière d’une machine hydraulique. Nous explorons les liens entre cette métaphore et les enjeux politiques liés à l’essor d’un nouvel État républicain. Alors que le nouveau régime se sépare de l’Église et introduit la liberté des cultes, l’idée de Terre comme animal sert en premier lieu à bâtir une nouvelle religion civile et naturelle donnant une part notable au culte des astres. Elle sert en second lieu à penser les questions environnementales : le déboisement et les marécages sont vus comme un dérèglement du cycle de l’eau et comme les symptômes d’une mauvaise relation entre le Léviathan républicain et la Terre-animal.

Jean-Baptiste Fressoz
(École des Hautes-Études en Sciences Sociales, Centre de Recherches Historiques UMR 8558 et Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut d’histoire moderne et contemporaine UMR 8066)
Julien Vincent
(École des Hautes-Études en Sciences Sociales, Centre de Recherches Historiques UMR 8558 et Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut d’histoire moderne et contemporaine UMR 8066)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 14/08/2020
https://doi.org/10.3917/rom.189.0019
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