CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La pantomime-arlequinade est généralement considérée par les chercheurs comme un genre théâtral illustrant l’évolution, pendant la première moitié du xixe siècle, vers le spectacle visuel et physique. Étant donné l’absence (ou quasi-absence) de la parole articulée, le constat va de soi, mais la question est plus compliquée en ce qui concerne le Théâtre des Funambules à Paris. La technique subtile, expressive et dialogique du mime Deburau était un élément unique rompant avec le mouvement rapide des corps, des décors, des accessoires et des machines. Le résultat était des mises en scène binaires dans lesquelles l’art du mime [1] alternait avec le spectaculaire scénique, un peu comme le récitatif et l’air dans l’opéra ou le dialogue et la chanson dans le vaudeville.

2Les deux aspects de cette mise en scène binaire attirèrent l’attention des poètes et des critiques contemporains. Théodore de Banville la considère comme un idéal et une réplique au réalisme théâtral. Baudelaire rejette un côté – l’art du mime – au profit de l’autre – le spectaculaire. Gautier fait l’inverse, s’inspirant surtout de l’art du mime pour écrire la première « pantomime littéraire », genre qui prend de l’ampleur à la fin du xixe siècle. Ainsi, la matérialité de la mise en scène au Théâtre des Funambules conduit chacun de ces auteurs à réfléchir sur les idéaux dramatiques, la nature du comique, et l’imagination du spectateur.

3Cet article illustrera d’abord la mise en scène binaire à travers quelques exemples extraits d’une pantomime-arlequinade typique au Théâtre des Funambules, La Chatte amoureuse[2]. Nous citerons le manuscrit du souffleur qui expose l’action, les monologues et les dialogues en mime, les décors, les accessoires, les effets sonores, l’éclairage, et quelques indications musicales. Ce manuscrit, manifestement utilisé pour la mise en scène, n’a jamais été publié et n’est apparemment pas conçu comme programme pour les spectateurs [3]. Ce document sera ensuite mis en parallèle avec les réactions de Banville, de Baudelaire et de Gautier.

La Chatte amoureuse

4L’action de La Chatte amoureuse commence en Écosse [4]. Dans le prologue, Dickson libère un génie emprisonné dans un arbre ; en récompense, le génie transforme Dickson en Arlequin et met à sa disposition un valet muet, Péters, qui est transformé par la suite en Pierrot (joué par Deburau). Le bûcheron, appelé Woodmaker, se transforme en Cassandre et sa fille Betty en Colombine. Arlequin est amoureux de Colombine et, avec le soutien pas toujours fiable de Pierrot, consacre tous ses efforts à empêcher Cassandre de marier sa fille Colombine à MacDrinkale. Il s’ensuit un jeu du chat et de la souris (au sens propre comme au sens figuré !), de déguisement, de supercherie et de violence comique sur huit lieux différents, chacun nécessitant un changement de décor à vue, certains des machines ou un éclairage spécial. Seuls les trois personnages secondaires (le génie, le bouffon et le grand prêtre) sont des rôles parlants ; les personnages principaux miment.

5La mise en scène binaire, alternant entre le spectaculaire et le mime, se manifeste dès l’ouverture du 1er tableau d’une manière apparemment frivole mais néanmoins révélatrice, car une grande partie de l’action est provoquée par un calembour mimé. Il s’agit d’une « scène de transformation » dans laquelle les personnages principaux se changent en rôles types d’Arlequin, de Pierrot [5], etc. En entrant sur scène, Péters/Pierrot examine deux boîtes dont l’une porte l’étiquette « Talismans miraculeux » (contenant, comme on le verra plus tard, la batte magique d’Arlequin), et l’autre « Calottes pour soumettre le Cœur des femmes » (contenant la calotte noire portée par Pierrot). Péters/Pierrot se tourne vers Dickson/Arlequin et exprime en mime qu’« il ne peut concevoir comment une calotte (il fait le geste d’un soufflet) peut gagner le Cœur d’une femme ». Lorsque Péters/Pierrot essaie d’ouvrir la boîte, il s’ensuit une action effrénée :

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Il fait tout son possible pour ouvrir cette boîte ; mais à chaque effort qu’il fait à cet effet, il reçoit un coup sur la tête, sur le dos, etc., et chaque fois il cherche le bras invisible qui le lui donne, mais toujours inutilement. Il ne peut parvenir à ouvrir la boîte ; il est en nage.

7Péters/Pierrot combat désespérément contre une horde de bras qui semblent apparaître de partout pour le battre, pour lui donner des soufflets, cessant brusquement lorsqu’une horloge sonne bruyamment et que le Génie entre en scène. Après cette action débridée vient un dialogue calme pendant lequel le Génie demande (en parlant) à Péters/Pierrot ce qu’il souhaite, et ce dernier répond en montrant du doigt la boîte. Le lazzi des soufflets recommence de plus belle. On finit par confier à chacun leur accessoire caractéristique – la batte magique pour Arlequin et la calotte noire pour Pierrot – et la scène de transformation se termine. L’intérêt de cet exemple n’est pas de mettre en avant un art du mime très recherché ; le jeu de mots est sans doute relativement facile à traduire en gestes. Cette scène est plutôt révélatrice du rythme qui marquera toute la pantomime, alternant mime et spectaculaire scénique.

8Le 3e tableau suit le même rythme, mais bien loin de servir seulement d’élément déclencheur de l’action, le mime occupe une large part du tableau. Il s’agit d’un tête-à-tête entre Pierrot et Colombine, remarquable par sa complexité sémantique. Pierrot essaie de séduire Colombine :

9

Pierrot donne des soins à Betty [Colombine] tout en exprimant qu’il la trouve jolie. Elle revient à elle et s’informe où est allé Arlequin. Pierrot qui s’enflamme de plus en plus, lui donne de fausses raisons, lui fait croire que son amant l’a abandonné ; Betty montre une grande incrédulité ; Pierrot cherche à lui persuader qu’elle n’aimait qu’un ingrat et se propose pour le remplacer. Il lui exprime le brûlant amour qu’il ressent pour elle. Betty se trouve indignée d’une telle déclaration ; elle rejette le coupable amour de Pierrot et veut s’éloigner.

10Dans ce dialogue en mime, certains éléments comme les émotions – la déclaration d’amour, l’incrédulité et l’indignation – sont sans doute plus faciles à exprimer que d’autres – la référence à un personnage hors-scène, les fausses raisons, et l’idée qu’Arlequin a abandonné Colombine et qu’il est ingrat. On ne peut que supposer que les comédiens savaient habilement stimuler et entretenir la concentration des spectateurs, ce que les comptes rendus des spectacles confirment amplement [6].

11Cette scène dialogique tranche avec un jeu de scène comique qui se déroule quelques instants plus tard dans le 3e tableau. Son caractère purement spectaculaire était sans doute fort apprécié du public. Pierrot est maintenant à la recherche de Colombine qui s’est enfuie avec Arlequin. Il demande à une vieille dame marchant avec une canne si elle les a vus. Elle continue son chemin sans répondre, alors Pierrot l’arrête pour reposer sa question, sans recevoir plus de réponse. Pierrot finit par barrer son chemin et demander une troisième fois, mais la vieille femme lui donne des coups avec son bâton. Pierrot réagit de manière radicale :

12

Pierrot, en colère, attrape le bâton qui renferme une lame de sabre ; il l’agite et en donne un coup si terrible sur la tête de la femme qu’il la fait tomber par terre (la tête). Arlequin, toujours dans le fond du théâtre agite son talisman ; la femme sans tête reste debout. [Pierrot] va pour ramasser la tête, mais, au moment de la prendre, elle se met à danser. Pierrot suit tous les mouvements en dansant avec la tête ; elle disparaît dans la coulisse […] Pierrot va prendre la tête d’âne qui surmonte l’enseigne de la maison, et la pose sur les épaules de la vieille. Il lui donne son bâton à la main et la femme, ainsi changée de tête, continue sa marche, ce qui excite le rire des poursuivants.

13Le manuscrit explique comment ce tour a été réalisé : « Pour faire danser la tête, Pierrot ira pour la ramasser ; dans ce moment il accrochera un crin qui descendra du ceintre [sic]. Pour masquer cette manœuvre, il fera semblant d’avoir été mordu ; le reste ad libitum. » Dans l’ensemble, on retrouve donc dans le 3e tableau l’alternance entre le mime expressif et dialogique d’une part, et les lazzi visuels et physiques de l’autre.

14La mise en scène binaire se retrouve également dans la scène emblématique de la pièce dans laquelle Pierrot et une servante jouent au chat et à la souris. Le 4e tableau commence par un dialogue prolongé en mime : Arlequin et Pierrot demandent l’un après l’autre à la servante de l’auberge de leur donner à manger et une chambre pour la nuit, mais elle prétend que l’auberge est complète. Afin de la convaincre de lui servir à manger, Pierrot veut la séduire en revêtant sa calotte aphrodisiaque. Au moment où il se la met sur la tête, Arlequin agite sa batte magique et la servante se transforme en chatte qui, évidemment, tombe amoureuse de Pierrot. Le manuscrit du souffleur explique comment la métamorphose a été réalisée : l’actrice jouant la servante a pris soin de se tenir sur la droite de la scène près de la croisée qui tourne « et la servante se trouve remplacée par une femme ayant la forme d’une chatte ». Durant le reste du tableau, les deux acteurs jouent ensemble, parfois au chat et la souris, vivant de brusques élans et retraits amoureux à chaque fois que Pierrot enlève sa calotte magique par inadvertance et puis la remet. À la fin du tableau, une table se transforme comme par magie en lit ; Pierrot et la chatte s’endorment dessus, épuisés. Aussi fantaisistes que soient ces événements, ils ne sont pas cependant aléatoires. Loin d’être des éclatements absurdes et imprévisibles de l’action, ces lazzi sont provoqués et expliqués par la scène précédente mimée lorsqu’Arlequin et Pierrot réclament à manger et une chambre. Il n’est pas tout à fait juste de supposer, comme bien des chercheurs, que l’action des pantomimes-arlequinades est profondément arbitraire, qu’il y a « une séparation entre l’acte et la motivation [7] ». C’est plutôt une disproportion qu’une « séparation ». Tout en admettant que l’action est axée sur le merveilleux et l’insolite, l’art du mime apporte une certaine cohésion dramaturgique.

15Les huit autres tableaux de la pièce suivent un rythme similaire en alternant mime et spectaculaire. Le 7e tableau pourrait paraître une exception, mais il s’agit plutôt d’une parodie qui ne fait que confirmer la persistance de la mise en scène binaire. La moitié du tableau (selon le volume de texte dans le manuscrit du souffleur) est consacrée à un jeu comique autour d’un miroir. Il s’agit d’un jeu de scène remontant au moins au xviisiècle, connu davantage à travers le cinéma de Max Linder et de Groucho Marx parmi d’autres [8]. Pierrot est horrifié de voir ce qu’il prend pour son reflet dans un grand miroir :

16

Il va se regarder dans la glace qui, par le moyen du talisman d’Arlequin, lui offre sa figure grotesquement changée ; effrayé, il se palpe le visage pour bien s’assurer s’il ne se trompe pas. [Pierrot] se regarde de nouveau dans la glace qui, cette fois, lui offre la figure d’Arlequin. Pierrot recule effrayé […]. Soupçonnant quelque nouvelle sorcellerie, [il] fait le tour de la toilette ; Arlequin suit le même mouvement […]. Pierrot revient devant la glace et Arlequin derrière. Pierrot se regarde, et cette fois, il retrouve les choses dans leur état naturel.

17Le manuscrit ne spécifie pas par quels moyens le tour a été joué, mais il semblerait qu’Arlequin imite et caricature Pierrot, et puis fait voir son propre visage. Les spectateurs devaient apprécier cette tromperie et l’ironie dramatique qui en ressort.

18Au lieu d’une scène de mime expressive et dialogique, la suite nous montre un dialogue absurde entre Deburau apparemment volubile et remuant les lèvres inlassablement sans qu’aucun bruit n’émane de sa bouche, et MacDrinkale répondant par un mélange irrépressible d’éternuements et de bâillements. C’est la batte magique d’Arlequin qui leur a joué un tour. Loin de sombrer dans le galimatias, le mime ici se fait valoir en parodiant un dialogue parlé, rappelant ainsi aux spectateurs que la pantomime se moque du théâtre parlé et de ses dialogues orthodoxes. L’importance de l’art du mime et de la mise en scène binaire n’est donc pas occultée, mais soulignée.

La réaction des écrivains

19De nombreux écrivains et poètes de cette époque témoignent et s’inspirent de cette mise en scène binaire. En 1846, Banville fut particulièrement marqué par les effets de surprise et le style très enjoué, faisant remarquer que « jamais le fantastique du décor et de la mise en scène n’ont [sic] été poussés plus loin [9] ». Peu importe si le spectateur pouvait entrevoir la mécanique des trucages, les ficelles et les poulies ; selon Banville, cela ne faisait qu’amplifier le plaisir du spectateur. Bien des années plus tard, à l’époque où le réalisme au théâtre battait son plein, il réédita ce texte, répétant ses louanges pour les trucages et le comique spectaculaire, mais louant également le corps expressif de Deburau dont la gestuelle était plus éloquente, plus nuancée, plus subtile que le vers racinien : « un clin d’œil, le jeu imperceptible d’un muscle de la face, un vague sourire à peine ébauché, contiennent des mondes de pensées [10] ». La pantomime-arlequinade permet donc à Banville de contrecarrer le réalisme de deux manières : d’abord, parce qu’elle utilise toutes les ressources de la scène physique à des fins décidément fantaisistes et non-réalistes, et ensuite par l’importance accordée à l’art du mime, cette « langue » inventée qui fait appel à l’intuition du spectateur plutôt qu’à un raisonnement linguistique conventionnel. La présence des deux aspects de mise en scène fait toute la force de la pantomime-arlequinade au Théâtre des Funambules et explique en grande partie pourquoi Banville compare ce lieu où jouait Deburau au « théâtre idéal ». Dans cette version tardive de son essai, nous voyons bien l’égale importance de l’art du mime et du spectaculaire.

20Cette mise en scène binaire est également confirmée par Baudelaire dans son essai remarquable « De l’essence du rire », mais de manière paradoxale, car Baudelaire exclut explicitement Deburau au profit d’un clown anglais. La célèbre subtilité de Deburau, son sublime silence, son mystérieux langage [11] – autrement dit son art du mime – étaient, selon Baudelaire, insuffisants. Seuls l’excès, le bruit, le chant et le rire rauque de Tom Matthews distillaient l’essence du comique [12]. Il ne critique pas et ne mentionne pas le côté spectaculaire des mises en scène au Théâtre des Funambules. On peut néanmoins supposer qu’il les considérait à la hauteur de sa théorie du rire, car il met en exergue deux épisodes de la pantomime de Tom Matthews qui ressemblent beaucoup à la mise en scène de La Chatte amoureuse décrite plus haut : une scène de transformation et une décapitation [13]. Si Baudelaire accorde autant d’importance au spectaculaire, c’est parce qu’il pense que l’essence du comique est une explosion brusque et violente du rire qui ne peut venir que des arts vécus par un spectateur dans l’instant, non pas des arts appréciés dans la durée. De ce point de vue, plus la pantomime est constituée de coups et de contrecoups, de chocs et de chaos, plus il y aura une véritable fusion grotesque des contrastes, et plus le spectateur ressentira « l’essence » du rire. À travers une telle optique, Baudelaire ne pouvait que rejeter le mime de Deburau qui devait sans doute se déployer dans la durée un peu comme le langage parlé. Bien des spectateurs témoignent de l’impression – et du vif plaisir – « d’écouter » Deburau comme s’il leur « parlait ». C’est tout le sens de l’anecdote racontée par George Sand selon qui le public, irrité par le bruit des machinistes et les comparses s’agitant derrière le théâtre, criait « Silence dans la coulisse ! », comme s’il ne voulait pas « perdre un mot » du rôle de Pierrot [14]. Néanmoins, c’est exactement ce langage mystérieusement silencieux qui est incompatible avec la conception baudelairienne du comique, et que Baudelaire rejette. C’est cette récusation qui devrait nous rappeler la place importante que prenait l’art du mime chez Deburau par rapport au spectaculaire.

21La même année – 1842 [15] – où Baudelaire fut ébloui par Matthews au détriment de Deburau, Gautier fut inspiré par le Pierrot français pour un de ses plus curieux écrits, « Shakespeare aux Funambules ». Il s’agit d’un compte rendu dans La Revue de Paris pour la représentation d’une pantomime qui n’eut pas lieu, une pantomime sortie purement et simplement de son imagination. Ce compte rendu est donc fictif, mais il a manifestement plu au Théâtre des Funambules qui, quelques semaines plus tard, adapta le récit pour en faire la plus célèbre de ses pantomimes : Le Marrrchand d’habits [sic] [16]. S’il s’agit là d’une manière insolite pour Gautier de répondre aux demandes de Billion (le directeur du théâtre) d’écrire des scénarios, l’approche correspondrait tout à fait à l’esprit ironique et espiègle de cet auteur [17]. La version de Catulle Mendès, ‘Chand d’habits en 1896, et surtout l’adaptation cinématographique dans le film culte Les Enfants du paradis en 1945 donnèrent à cette pantomime une notoriété qu’elle n’eut pas du temps de Deburau.

22Cette notoriété a été entérinée par les chercheurs qui considèrent généralement que la première représentation de cette pantomime fut un moment crucial dans l’histoire : il s’agit de la première fois où, dans une pantomime, Pierrot meurt, et où une ambiance macabre – dans le sens littéraire du terme – plane sur une pantomime. Néanmoins, ce constat mérite d’être nuancé, car ces deux innovations n’auraient pas tout à fait surpris le public contemporain ayant déjà vu, dans les pantomimes au Théâtre des Funambules, de multiples assassinats dans une ambiance comique métissée de violence lugubre. Par ailleurs, les chercheurs ont complètement négligé un autre aspect précurseur de ce texte. Il s’agit de la première « pantomime littéraire », c’est-à-dire un texte écrit autant pour être lu que pour être joué, un texte où la narration subjective romanesque alterne avec les didascalies et le dialogue dramatique. En déformant l’expression de Musset, on pourrait l’appeler une « pantomime dans un fauteuil ». Champfleury reprend cette innovation en 1846 avec sa Reine des Carottes, mais c’est surtout chez des auteurs de la fin du siècle tels qu’Huysmans et Hennique (Pierrot sceptique, 1881) ou Margueritte (Pierrot assassin de sa femme, 1882) que le genre prend son essor [18].

23On se demande ce qui a pu amener Gautier à écrire ce texte. Selon Champfleury, Gautier allait souvent au Théâtre des Funambules et s’en inspira pour écrire son faux compte rendu du Marrrchand d’habits[19]. Ce n’est manifestement pas l’aspect spectaculaire des décors, des trucages et des jeux scéniques qui lui insuffle l’idée, puisque son faux compte rendu les évoque très peu : il n’y a guère qu’un sorbet qui se transforme en feu d’artifice et le fantôme du marchand d’habits qui apparaît ponctuellement en appelant de manière lugubre « marrrchand d’habits ! » (la seule parole articulée de toute la pantomime jouée sur scène). Beaucoup plus présents dans son texte sont les émotions des personnages, leurs désirs et frustrations, leurs échanges dialogiques et leurs exclamations monologiques, tout ce qui s’exprime par l’art corporel du mime. Un acteur lisant ce texte conclurait que la plus grande partie du récit devrait s’exprimer à travers le corps et non pas à travers le spectaculaire scénique. Encore une fois, c’est l’art du mime qui est mis en valeur dans ce texte, pas seulement le spectaculaire. Étant donné ses talents de mime unanimement reconnus, Deburau est sans doute la source d’inspiration de Gautier pour cette première pantomime littéraire. Ce compte rendu fictif n’est donc pas aussi trompeur qu’on pourrait le penser : la voix du narrateur est semblable à celle que Gautier entend dans sa tête à chaque fois qu’il regarde jouer Deburau.

24Le génie de Gautier est d’écrire un petit chef-d’œuvre à partir d’une nouvelle conception du spectateur : le spectateur-narrateur. Même sans son génie, tout spectateur de pantomime est un peu spectateur-narrateur, car intérieurement, il a tendance à traduire en mots l’action muette, se repliant sur lui-même et faisant appel à ses intuitions pour interpréter les gestes et les mouvements. Il ne peut guère faire autrement face à l’art du mime qui, à la différence de la langue parlée, a peu de signes conventionnels. Un membre de l’Académie française qui, manifestement, se joignait au public populaire des spectacles de pantomimes pendant la Restauration, explique ce phénomène :

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Le plus grossier spectateur d’une pantomime est obligé d’entrer en partage de la composition, et de remplir le canevas muet qu’on lui montre ; il devient auteur lui-même ; et au lieu d’une action passive et d’emprunt, la sienne est immédiate et personnelle. Quoiqu’il ne prononce pas le dialogue des personnages, il l’écrit certainement dans sa tête et dans son cœur. […] Si ce langage interne pouvait être entendu, on y admirerait probablement un style que rien n’arrête, aussi prompt, aussi chaud, aussi vrai que la passion [20].

26Tout comme Gautier est l’inventeur de la pantomime littéraire, cet académicien est sans doute l’un des premiers critiques de l’époque moderne à attribuer le statut de créateur au spectateur. Lémontey va au-delà du souci de plaire aux spectateurs prôné par Stendhal dans son Racine et Shakespeare, ou du droit de transgresser les règles du théâtre réclamé par Hugo dans la préface de Cromwell ; on croirait plutôt entendre un sémiologue du vingtième siècle expliquer la manière dont le spectateur fabrique le sens à partir des signes scéniques (avec néanmoins plus d’importance accordée à la réaction subjective du spectateur que l’on trouve chez la plupart des sémiologues [21]). Appliqué au théâtre en général, ce propos sur la pantomime aurait été tout aussi bouleversant que les théories romantiques les plus novatrices. Ni Lémontey, ni Gautier ne vont explicitement au bout de leur idée, mais les conséquences logiques sont implicites dans toute la critique théâtrale de Gautier qui ne cesse de mettre en cause certaines évolutions du théâtre de son époque, tout en promouvant la pantomime. Dans « Shakespeare aux Funambules », Gautier proclame de manière plus oblique ce que son contemporain Jules Janin crie tout haut : « il n’y a plus de Théâtre-français, il n’y a plus que les Funambules [22] ».

27La pantomime littéraire de Gautier est particulièrement intéressante, car elle suppose une parenté remarquée à la fin du xixe siècle par André Antoine entre la mise en scène et l’art romanesque. Pour Antoine :

28

La mise en scène moderne devrait tenir au théâtre l’office que les descriptions tiennent dans le roman. La mise en scène devrait […] non seulement fournir son juste cadre à l’action, mais en déterminer le caractère véritable et en constituer l’atmosphère [23].

29Gautier, en allant chercher dans le mime de Deburau la matière et l’ambiance de son texte, semble être au diapason avec Antoine. L’accord entre eux à ce niveau-là est d’autant plus frappant qu’ils ne partageaient pas du tout les mêmes idées à d’autres niveaux, sur le réalisme.

30Trois conclusions principales se dégagent de ces observations sur la mise en scène des pantomimes-arlequinades au Théâtre des Funambules. D’abord, elle ne consistait pas seulement en un comique peu sophistiqué de pitrerie et de « slapstick[24] ». Le comique spectaculaire reposait sur une logistique complexe d’accessoires, de trucages et de gestion de l’espace scénique. Nous avons donné quelques exemples de La Chatte amoureuse, mais bien d’autres pourraient être mentionnés, ne serait-ce que dans cette même pièce. Deuxièmement, cette logistique complexe ne suffisait pas ; elle alternait avec la sémantique complexe de l’art du mime. Une pantomime-arlequinade n’était donc pas jouée sur un rythme sans relâche de comique physico-visuel, un « rythme visuel effréné des coups de batte d’Arlequin et des farces de Pierrot [25] ». Il n’est donc pas juste de rapprocher les pantomimes de Deburau de celles, plus tard, des Hanlon Lees comme le fait Jacques Rancière. Ce constat n’invalide pas son argument que la pantomime au Théâtre des Funambules faisait des entorses aux normes théâtrales et par extension aux normes socio-politiques et morales du monde des arts, mais il suppose qu’il faut également chercher du côté de l’art du mime pour comprendre pourquoi Deburau fut une figure de la « contreculture [26] ». Gautier l’a compris dans « Shakespeare aux Funambules » : le mime est un art qui renforce les pouvoirs du spectateur, qui l’émancipe, bousculant ainsi la hiérarchie esthétique du théâtre, des arts et par extension de la société.

31Enfin, la mise en scène binaire a remarquablement inspiré les écrivains. Quelle innovation d’écrire comme Nodier que la mise en scène, c’est de la poésie [27] ! Encore plus à une période durant laquelle les Romantiques transformèrent radicalement la notion et la pratique des vers. Il est difficile de penser à des cas antérieurs où les auteurs et les poètes ont trouvé autant d’affinités entre l’art de mettre en scène le théâtre et l’art d’écrire la poésie et la littérature. Cette affinité fonde même la théorie remarquable de Baudelaire sur l’essence du rire. Ces auteurs réagissent différemment, mettant l’accent sur différents aspects de cette mise en scène binaire, mais dans l’ensemble, leur réaction montre à quel point l’aspect matériel de la mise en scène est source d’inspiration pour des pensées immatérielles.

Notes

  • [1]
    Par souci de clarté terminologique, j’entends par « mime » la technique ou l’acteur qui l’utilise, et par « pantomime » un genre de théâtre.
  • [2]
    La Chatte amoureuse, grande pantomime arlequinade en onze tableaux précédée d’un prologue [sans pagination]. La Bibliothèque de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (ci-après SACD) en possède deux exemplaires, dont un porte le cachet du Bureau des Théâtres et la date du 22 mars 1838. La pantomime fut jouée sans doute quelques jours ou semaines plus tard. Nous allons faire référence à l’exemplaire non daté qui donne plus de détails de la mise en scène.
  • [3]
    Ce théâtre a publié très peu de programmes. Pour la période allant de l’autorisation d’ouverture du théâtre en 1813 jusqu’à la mort de Deburau en 1846, seulement six sont répertoriés dans la Bibliographie de la France, ou Journal général de l’imprimerie et de la librairie, Paris, Cercle de la librairie, 1811-1900.
  • [4]
    Les deux manuscrits de la SACD ne le précisent pas ; voir plutôt l’exemplaire aux Archives nationales de Paris (ci-après AN), série F18 1084.
  • [5]
    À propos des « scènes de transformation » à l’anglaise, voir David Mayer III, Harlequin in his Element : The English pantomime, 1806-1836, Cambridge MA, Harvard University Press, 1968, p. 24.
  • [6]
    Sur la réaction des spectateurs, voir Edward Nye, « Jean-Gaspard Deburau : Romantic Pierrot », dans New Theatre Quartely, vol. 30, no 2, p. 107-119.
  • [7]
    Jacques Rancière, Aisthesis : Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Galilée, 2011, p. 107. Rancière sous-estime la cohérence de la dramaturgie sans doute parce qu’il ne cite qu’une pantomime, et parce que cette pantomime est publiée dans un livre de Jules Janin, un auteur dont les idées à ce sujet ne sont pas neutres.
  • [8]
    Pour des exemples de ce jeu de scène au xviie siècle, voir John Towsen, Clowns, New York, E. P. Dutton, 1976, p. 244-248. Pour un exemple contemporain à La Chatte amoureuse, voir l’avant-dernière scène de Dumersan et Brazier, Figaro et Suzanne, ballet pantomime burlesque, créé au théâtre des Variétés, Paris, 5 juin 1817. Pour son utilisation dans le cinéma, voir Max Linder dans Seven Years Bad Luck (1921) ou les Marx Brothers dans Duck Soup (1933).
  • [9]
    Théodore de Banville, « Les Petits Théâtres de Paris », Musée des familles ; lectures du soir, Paris, 1845-6, t. 13, p. 237.
  • [10]
    Théodore de Banville, « Deburau et les Funambules », L’Âme de Paris, nouveaux souvenirs, Paris, Charpentier, 1890, p. 21.
  • [11]
    Charles Baudelaire, « De l’essence du rire », Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. II, p. 538.
  • [12]
    Baudelaire ne nomme pas le clown, mais Jonathan Mayne l’identifie et Claude Pichois le confirme. Voir Charles Baudelaire, art. cité, p. 1349. C’est peut-être parce que Baudelaire réagit vivement contre le style de Deburau qu’il qualifie Tom Matthews de « Pierrot » plutôt que de clown, insistant ainsi sur le parallèle entre les deux acteurs. Les chercheurs oublient parfois cette distinction essentielle.
  • [13]
    Voir aussi le compte rendu par Théophile Gautier d’un spectacle de Matthews, « Arlequin. Pantomime anglaise », La Presse, 14 août 1842, p. 3, dans lequel il affirme que la mise en scène spectaculaire ressemble à celle du Théâtre des Funambules.
  • [14]
    George Sand, « Deburau », Le Constitutionnel, 8 février 1846, p. 3.
  • [15]
    Mayne a identifié l’année et Pichois l’a confirmée. Voir Baudelaire, art. cité, p. 1342-3 et p. 1349.
  • [16]
    Théophile Gautier, « Shakespeare aux Funambules », Revue de Paris, 4 septembre 1842, p. 60-66. Un scénario manuscrit intitulé Le Marrrchand d’habits, pantomime comique en 5 tableaux fut approuvé par le Bureau des théâtres le 18 octobre (voir AN, F18 1087). Péricaud prétend à tort que cette pantomime fut jouée le 1er septembre (voir Louis Péricaud, Le Théâtre des Funambules, p. 251). Il est contredit non seulement par la date d’approbation du censeur, mais également par Champfleury (voir Champfleury, Pierrot valet de la mort, pantomime en 7 tableaux, s. l., 1846, p. 6). Rémy suppose sans preuve convaincante que Deburau ne joua pas dans cette pantomime (voir Tristan Rémy, Jean-Gaspard Deburau, Paris, L’Arche, 1954, p. 174-5).
  • [17]
    Billion demanda à Gautier d’écrire pour son théâtre ; voir la lettre de Billion à Gautier, 6 septembre 1847, citée dans Robert Storey, Pierrots on the Stage of Desire : Nineteenth-century French literary artists and the comic pantomime, Princeton NJ, Princeton University Press, 1985, p. 40.
  • [18]
    Au sujet de la pantomime littéraire, voir Ariane Martinez, La Pantomime, théâtre en mineur, 1880-1945, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2008, p. 41-51.
  • [19]
    Champfleury, ouvr. cité, p. 6.
  • [20]
    Pierre-Édouard Lémontey, « De la Précision considérée dans le style, les langues et la pantomime », Recueil des discours prononcés dans la séance publique annuelle de l’Institut royal de France, le samedi 24 avril 1824, Paris, Firmin Didot, 1824, p. 70.
  • [21]
    Voir Anne Ubersfeld, Lire le Théâtre II, L’École du spectateur, Paris, Belin, 1996, chap. VII et VIII.
  • [22]
    Jules Janin, Deburau, L’Histoire du théâtre à quatre sous, Paris, C. Gosselin, 1832, vol. 1, p. 12.
  • [23]
    André Antoine, « Causerie sur la mise en scène » (avril 1903), Antoine, L’Invention de la mise en scène. Anthologie des textes d’André Antoine, Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou (dir.), Arles, Actes Sud, 1999, p. 108.
  • [24]
    Le slapstick désigne un comique burlesque fondé sur une violence exagérée. L’origine du mot vient de la contraction de « slap » et « stick », littéralement un « bâton à gifles » utilisé dans la pantomime pour frapper un coup sur une personne avec un fort bruit mais sans blessure.
  • [25]
    Patrick Berthier, Le Théâtre en France de 1791 à 1828 : Le Sourd et la Muette, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 607. Berthier est conscient que nous connaissons mal ce théâtre et qu’il « mériterait à lui seul une nouvelle enquête de fond » (p. 607).
  • [26]
    Voir Jacques Rancière, ouvr. cité, chap. 5, en particulier p. 106-7.
  • [27]
    Charles Nodier, « M. Debureau », La Pandore, 19 juillet 1828, p. 2.
Français

Le plus célèbre mime du xixe siècle, Jean-Gaspard Deburau, apporta une qualité particulière à la mise en scène de la pantomime-arlequinade, genre de théâtre généralement muet et éminemment visuel. Sa technique subtile, expressive et dialogique alternait avec l’action spectaculaire pour donner à ce théâtre un rythme qui n’est pas sans rappeler celui de la parole et du chant dans le vaudeville ou du récitatif et de l’air à l’opéra. Deburau et la pantomime-arlequinade eurent énormément de succès, y compris auprès d’écrivains et de poètes de renom comme Banville, Baudelaire et Gautier dont les observations sur ce théâtre et cet acteur ne peuvent être bien comprises que lorsque l’on prend en compte cette mise en scène binaire.

Edward Nye
(Lincoln College, Oxford)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/06/2020
https://doi.org/10.3917/rom.188.0060
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