CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans son essai Le Traitement du merveilleux chez Shakespeare (1796), Ludwig Tieck s’interroge sur ce qui fait la spécificité de Shakespeare dans son traitement du merveilleux par rapport à d’autres auteurs dramatiques. Il observe que, chez l’auteur anglais, le merveilleux est « inhérent au texte lui-même, et non le produit de facteurs extérieurs comme les décors, les apparitions ou les effets de théâtre [1] ». Au théâtre comme lieu de distraction et de plaisir des sens, Tieck oppose ainsi un théâtre sollicitant l’imagination du spectateur, capable de transporter ce dernier dans un monde poétique. De fait, le célèbre prologue d’Henry V invite les spectateurs de « l’O de bois » à dépasser le cadre de la représentation matérielle : « Comblez nos lacunes à force de pensée. Qu’un seul homme pour vous en représente mille, et l’imagination vous créera une armée [2] ! »

2Cette spécificité du théâtre shakespearien n’a cessé de poser problème aux auteurs, directeurs de théâtre, régisseurs ou acteurs français tout au long du xixe siècle. « Traduire Shakespeare et mettre en espace ses pièces conçues pour la scène à la fois multiple et non décorative du théâtre élisabéthain [3] » représentent en effet un double défi : souvent « adapté » plutôt que traduit, le texte shakespearien est réaménagé pour limiter les changements de décor et « accommodé aux exigences de la scène française[4] ». D’une salle à une autre, les solutions trouvées varient, permettant au public de se familiariser progressivement avec Shakespeare. Dans le paysage critique, deux pôles se dessinent alors : si certains voient en Shakespeare un artiste complet, utilisant toutes les ressources de l’art théâtral, y compris matérielles, d’autres, au contraire, mettent en avant la dimension poétique de son œuvre et la puissance évocatoire de ses textes. La question des rapports entre les différentes composantes de la représentation est encore plus complexe sur la scène des théâtres lyriques, où la musique occupe une place essentielle. Le développement de l’art de la mise en scène vient bousculer la hiérarchie des arts ; l’analyse qu’en fait Berlioz et son choix de transposer Roméo et Juliette dans le cadre d’une « symphonie dramatique » témoignent de la difficulté de trouver un équilibre entre texte, son et image.

3Nous voudrions tenter de cerner quelques-unes des modalités de la réception critique et créatrice de Shakespeare : que sait-on des conditions de représentation à l’époque élisabéthaine ? Comment s’effectue la mise en scène des œuvres du dramaturge au xixe siècle et comment est-elle perçue ? Les drames shakespeariens viennent bousculer les pratiques françaises, dans un contexte de renouvellement des genres dramatiques et lyriques.

Les ressorts de l’illusion

4Parmi les romantiques allemands, Ludwig Tieck se distingue par l’intérêt qu’il porte aux ressorts de la dramaturgie shakespearienne. Il est le premier critique allemand à effectuer des recherches sur le théâtre élisabéthain et il consacre deux essais à l’œuvre du poète [5], dans lesquels il revient sur les conditions de représentation des drames de Shakespeare. Contrairement à Herder [6], il ne voit pas dans les pièces de Shakespeare les œuvres d’un génie qui créerait spontanément d’après la nature, mais bien celles d’un authentique dramaturge, conscient des moyens techniques qu’il emploie pour frapper son public et capter son attention. Dans ses Lettres sur Shakespeare, Tieck plonge ainsi son lecteur dans un théâtre populaire anglais, où le décor se résume à « une sorte de pilier, avec une toile de fond indéfinie [7] ». Il explique que c’est au spectateur de suppléer, par l’imagination, à l’absence de moyens matériels, et que cette technique l’engage plus que ne le font les décors réalistes du théâtre moderne. Le public peut se figurer mentalement le monde imaginé par le dramaturge, sans que les décors viennent faire obstacle à la représentation. Au minimalisme des représentations à l’époque élisabéthaine, Tieck oppose les pratiques théâtrales de son temps, qui font appel à des décors de plus en plus élaborés [8], lesquels sont, à ses yeux, un obstacle au travail de l’imagination. En l’absence de décor, le spectateur pénètre plus facilement dans l’univers du dramaturge, son attention n’étant pas distraite par les moyens matériels.

5En France, deux décennies plus tard, François Guizot revient sur ces questions dans la Vie de Shakespeare. Dans cet essai, qui sert d’introduction à sa traduction des Œuvres complètes de Shakespeare, Guizot s’interroge sur le meilleur moyen de créer l’illusion dramatique. Il insiste particulièrement sur « la nécessité de mettre en accord toutes les parties de la représentation [9] », le texte, les mouvements des acteurs, les costumes et les décors, afin de ne pas troubler l’imagination du spectateur. Un désaccord entre les différentes composantes du spectacle risquerait en effet de briser l’illusion et d’arracher le public à l’impression que l’œuvre peut produire sur son esprit. Guizot met ainsi en garde contre l’utilisation des « moyens accessoires, non pour augmenter l’illusion, mais pour ne pas la troubler. Cette illusion morale que veut le drame, l’acteur seul est chargé de la produire. Où trouverait-on des moyens égaux à ceux qu’il possède [10] ? » Le machiniste et le décorateur ne doivent à aucun moment entraver le travail du comédien qui, par son jeu, est à même de créer l’illusion. « Peut-être même l’art aurait-il à redouter de leur part trop d’efforts pour le servir ; qui sait si une trop brillante magie de peinture, employée à rehausser l’effet des décorations, n’affaiblirait pas l’effet dramatique en détournant l’attention vers les prestiges d’un autre art [11] ? »

6Guizot s’appuie ensuite sur l’exemple shakespearien pour étayer sa réflexion et revient sur les conditions de représentation à l’époque élisabéthaine :

7

En Angleterre surtout, comme on l’a vu, le théâtre naissant fut absolument étranger à cet art des décorations, hommage récent rendu à la vraisemblance, et réellement utile à l’illusion dramatique lorsque, sans prétendre à l’augmenter, il empêche seulement qu’elle n’ait à surmonter de trop grossiers obstacles, et prépare l’esprit des spectateurs à se figurer plus nettement la situation où on lui demande de se transporter [12].

8Le public de Shakespeare, ajoute-t-il, n’était pas troublé par les changements de lieux. Au contraire, il était sensible à la variété des situations et au mouvement dramatique, qui contribuaient à créer l’illusion. Aux unités de temps, de lieu et d’action, Shakespeare préfère ainsi « l’unité d’impression [13] », seul objectif que doit se fixer le dramaturge pour parvenir à l’illusion. « Toutes les règles inventées par tous les systèmes [14] » n’ont en réalité d’autre but, aux yeux de Guizot, que de parvenir à cet objectif. Comme Tieck avant lui, l’historien français défend ainsi l’idée qu’il y a bien un « système dramatique de Shakespeare [15] », fondé sur des règles propres, ce que les détracteurs comme les avocats les plus enthousiastes du dramaturge lui avaient jusqu’à alors dénié, au nom du concept de « génie ». L’une des caractéristiques de son théâtre est qu’il parvient à créer l’illusion en privilégiant le mouvement dramatique, les variations de rythme et de ton, et en sollicitant l’imagination du spectateur au lieu de lui imposer une image matérielle de l’univers dans lequel il prétend le plonger.

9Gautier va plus loin encore, en mettant l’accent sur la fantaisie qui préside aux créations shakespeariennes. Dans un article intitulé « Le théâtre tel que nous le rêvons », il oppose ainsi au prosaïsme des mises en scène de boulevard la poésie du théâtre de Shakespeare. Il s’appuie pour cela sur quatre pièces, qu’il ne connaît que par la lecture, comme il l’explique au seuil de son article :

10

Nous avions pour bréviaire un volume contenant : Comme il vous plaira, le Songe d’une nuit d’été, la Tempête et le Conte d’hiver, d’un certain drôle nommé Shakspeare [sic], qui serait refusé aujourd’hui par tous les directeurs comme n’ayant pas la science des planches, stupide prévention, qui assimile un poëte à un menuisier [16].

11Les pièces citées par Gautier ont la particularité de faire intervenir le merveilleux et d’entrelacer les intrigues dans un tissu complexe, difficile à adapter à la scène française. Il faudra d’ailleurs attendre la fin du xixe siècle pour voir jouer les comédies et tragicomédies qu’il évoque. Mais ces pièces sont aussi, symptomatiquement, celles qui ont retenu l’attention des écrivains allemands [17], et notamment de Tieck. Gautier est conscient des conditions dans lesquelles étaient jouées les pièces de Shakespeare, comme le montrent ses feuilletons [18], et il met en avant la puissance évocatoire de ses textes et la liberté qui s’en dégage. Le théâtre dont il rêve est à l’image de ces pièces, chatoyant, affranchi du souci de la vraisemblance : « La tête d’âne de Bottom est aussi bien venue que la blonde tête d’Ariel [19]. » Shakespeare devient ainsi sous sa plume un représentant du théâtre de la fantaisie auquel il aspire, un théâtre qui ne néglige pas la poésie ni les effets matériels – les costumes, les couleurs « bizarres et singulières [20] » participant de la magie de la représentation – mais qui ne se soumet pas à l’exigence de réalisme. Paradoxalement, conclut Gautier, « ce pêle-mêle et ce désordre apparent se trouvent, au bout du compte, rendre plus exactement la vie réelle sous les allures fantastiques que le drame de mœurs le plus minutieusement étudié [21] ».

12Shakespeare représente ainsi une autre façon de faire du théâtre et de construire la relation au spectateur. Aux yeux de Tieck et Guizot, cet auteur mérite d’être étudié car il peut contribuer au renouvellement des théâtres allemands et français. Les critiques font du corpus shakespearien le support d’une réflexion théorique sur le rôle de l’imagination au théâtre, et ouvrent ainsi la voie à une remise en question des pratiques théâtrales de leur temps et, incidemment, des attentes du public concernant les formes de la représentation.

Shakespeare à l’épreuve de la scène française

13Les représentations de Shakespeare en France au xixe siècle sont très éloignées de ce que décrit Guizot dans la Vie de Shakespeare. La pratique de l’adaptation – tragique ou mélodramatique – est encore très fréquente, et un décalage persiste ainsi entre le Shakespeare donné à lire, et le Shakespeare donné à voir sur la scène des théâtres. Dans ce contexte, les représentations données par les comédiens anglais venus à Paris en 1822, puis en 1827, jouent un rôle essentiel, en ce qu’elles permettent au public français d’entrer plus directement en contact avec le théâtre shakespearien.

14Les conditions dans lesquelles elles s’effectuent ne sont pourtant pas très favorables. La troupe se voit en effet contrainte de recourir à la réserve de décors de l’Odéon et de la salle Richelieu. Or ceux-ci sont en décalage avec l’esthétique shakespearienne ; somptueux et réalistes, ils rendent redondants bien des passages descriptifs dont l’existence avait pour but de susciter dans l’imagination des contemporains du dramaturge la vision d’un décor matériellement absent. Non seulement ils viennent ainsi surimposer au texte shakespearien une scénographie pour laquelle il n’avait pas été pensé, mais ils ne coïncident pas nécessairement avec l’atmosphère des drames. Le critique du Globe remarque ainsi à propos de Roméo et Juliette :

15

La mise en scène mériterait aussi quelques critiques. Mais on ne peut guère reprocher à la troupe anglaise l’insuffisance de son mobilier, et l’indulgence à cet égard n’est que justice. Ainsi n’avons-nous remarqué qu’un léger sourire dans l’assemblée quand la cellule de frère Laurence nous est apparue avec toutes les dorures d’un salon ministériel [22].

16Lors des représentations de Hamlet, le critique du Figaro déplore, quant à lui, le recours à « toute la friperie usée de l’Odéon », à « ses vieilles et hideuses décorations ; les décorations même de Thomas Morus, des Chapeaux, de la Vestale et autres chefs-d’œuvre de même force [23] ».

17Malgré cela, les représentations des comédiens anglais sont un véritable choc esthétique pour le public français, et surtout, un choc visuel. En effet, la troupe jouant en anglais, le public assiste au spectacle comme à une pantomime, dont il saisit le sens grâce à l’expressivité des acteurs et à la connaissance qu’il a des traductions françaises des pièces. Dans ses Mémoires, Alexandre Dumas revient sur la révélation qu’ont constituée pour lui ces représentations :

18

La scène de la plate-forme, la scène de l’éventail, la scène des deux portraits, la scène de la folie, la scène du cimetière, me bouleversèrent. À partir de cette heure, seulement, j’avais une idée du théâtre, et, de tous ces débris des choses passées, que la secousse reçue venait de faire dans mon esprit, je comprenais la possibilité de construire un monde. […] C’était la première fois que je voyais au théâtre des passions réelles, animant des hommes et des femmes en chair et en os [24].

19Le public perçoit alors pour la première fois le potentiel spectaculaire des pièces de Shakespeare, l’efficacité scénique de ses œuvres et leur mouvement. Nerval voit ainsi en Shakespeare un maître de l’art du tableau et une source d’inspiration pour le théâtre moderne. Célébrant la réussite de la pièce de Dumas Une fille du Régent, dont il loue la mise en scène, il répond aux détracteurs du « théâtre moderne » :

20

Le beau mérite, dira-t-on, d’inventer des décorations, de faire de la mise en scène ! C’est travailler pour la gloire du décorateur, du régisseur, du costumier. Nous pensons qu’en cela on se trompe, et qu’il faut peut-être du génie pour imaginer certains effets de pure mise en scène comme l’apparition de Banquo à la table de Macbeth, comme l’imprécation des seigneurs à la fin du premier acte de Lucrèce Borgia.
On nous dira que les auteurs du boulevard en imagineraient bien autant. Cela n’est pas, ou du moins les effets purement matériels n’auraient pas la même valeur. Autant vaudrait dire que tout le monde peut inventer sans peine la composition d’un tableau. C’est un tableau que l’idée de ce champ de bruyères où trois sorcières se présentent à Macbeth et à Macduff égarés ; c’est un tableau aussi que la scène de Roméo sur le balcon, ou celle encore d’Hamlet faisant jouer la comédie devant sa mère et Claudius [25].

21Contrairement aux critiques qui voient dans le développement des techniques de mise en scène le signe d’une décadence du théâtre français, Nerval défend l’idée d’un théâtre qui s’appuie sur les compétences des différents acteurs du monde du spectacle : auteur, décorateur, costumier. L’art de la mise en scène, tel qu’il le conçoit, ne consiste pas dans la recherche d’effets gratuits. Les « tableaux » shakespeariens qu’il cite prennent sens dans l’économie du drame et participent d’un spectacle total. Nerval défend ainsi une création qui inclut le spectaculaire, tout en respectant l’équilibre entre les différentes composantes de la représentation théâtrale. Ce problème se pose avec une acuité particulière à l’Opéra, où texte, musique et mise en scène doivent cohabiter.

La concurrence des arts

22La difficulté de concilier art musical et prouesses de la mise en scène est régulièrement pointée par Berlioz. Compositeur et critique musical, c’est en tant que créateur et récepteur qu’il aborde la question de la mise en scène dans ses feuilletons. En tant que critique, il assiste à tous les spectacles de l’Opéra, du Théâtre-Italien et du Théâtre-Lyrique. Ses chroniques pour le Journal des débats ou la Revue et Gazette musicale de Paris permettent ainsi de cerner sa position sur un sujet qu’il n’aborde, le plus souvent, qu’incidemment, préférant se concentrer sur la qualité des livrets d’opéra et de l’exécution musicale. La réflexion du compositeur sur les décors et la mise en scène s’inscrit dans une réflexion plus globale sur la hiérarchie des arts. L’art de la décoration n’est, à ses yeux, qu’un « art inférieur », au même titre que la danse, les costumes et les machines. « Auxiliaire de bas étage [26] », « art secondaire [27] », la mise en scène doit se mettre au service des arts supérieurs que sont la musique et la poésie, sous peine de briser un équilibre précaire et de rendre la musique inaudible. Commentant une reprise de La Juive d’Halévy, représentée à l’Opéra en août 1837, Berlioz commence ainsi par cette réflexion générale : « Il est certain d’abord qu’à l’Opéra on n’entend pas tout ce que le compositeur a écrit [28] ». La « grandeur de la salle » est d’abord mise en cause, mais le critique poursuit :

23

Si l’on veut ensuite tenir compte des distractions causées inévitablement par les danses, les décorations, la mise en scène, les costumes, l’action, l’agitation de l’auditoire, les conversations et les mille bruits de la salle, il faudra bien convenir qu’une autre partie de l’ouvrage du musicien doit être anéantie [29].

24Les décors, la mise en scène et, plus largement, tout ce qui relève du visuel sont accusés de distraire l’auditeur, de parasiter son attention. Le compositeur est éclipsé par le régisseur, les costumiers et les machinistes. C’est ainsi une situation de concurrence des arts que décrit Berlioz, une concurrence qui, à l’Opéra, se fait le plus souvent au détriment de la musique. Le critique emploie à plusieurs reprises la notion de « brouhaha scénique [30] » pour décrire l’impression de confusion générée par la multiplication des moyens d’expression. La musique, qui devrait être au centre de la représentation, se trouve submergée, étouffée par « le triple rempart de brillants accessoires dont on l’environne, afin de la protéger, en apparence, mais en l’emprisonnant, dans le fait [31] ». C’est pourquoi Berlioz préfèrera toujours la salle du Conservatoire à l’Opéra, car la musique n’y est pas « accablée » sous le poids des autres arts et des contraintes matérielles [32].

Créer un tableau sonore : le cas de Roméo et Juliette

25Le projet de symphonie d’après Roméo et Juliette est le reflet des partis pris de Berlioz. Dans la préface qu’il place au seuil de sa partition, le compositeur situe son œuvre dans le sillage de la Neuvième symphonie de Beethoven, en la présentant comme une « symphonie avec chœurs » : « Si le chant y figure presque dès le début, c’est afin de préparer l’esprit de l’auditeur aux scènes dramatiques dont les sentiments et les passions doivent être exprimés par l’orchestre. » Il explique ensuite les raisons de ce choix et dit, tout d’abord, avoir voulu se distinguer des compositeurs italiens (Zingarelli, Vaccai et Bellini) qui ont composé des opéras sur le même sujet. Berlioz avait vivement critiqué ces opéras dans ses feuilletons depuis le début des années 1830, y voyant un travestissement de la tragédie de Shakespeare. Mais s’il choisit de confier à l’orchestre les principaux mouvements de sa symphonie, « c’est aussi parce que la sublimité même de cet amour en rendait la peinture […] dangereuse pour le musicien », de sorte qu’« il a dû donner à sa fantaisie une latitude que le sens positif des paroles chantées ne lui eût pas laissée, et recourir à la langue instrumentale, langue plus riche, plus variée, moins arrêtée, et, par son vague même, incomparablement plus puissante en pareil cas [33] ».

26Prenant ses distances avec la scène et ses contraintes, Berlioz opte ainsi pour un « théâtre virtuel », qui fait appel à l’imagination des spectateurs, un théâtre « dans lequel tous les rôles dramatiques – personnages, narrateur, coryphée et chœur – passent des instruments de l’orchestre aux voix des solistes et des choristes, c’est-à-dire que tout se passe dans un univers purement sonore, sans actualisation mimétique comme cela a lieu dans l’opéra ou dans le ballet [34] ». Berlioz fait ainsi reposer sa symphonie sur les pouvoirs expressifs de la musique. Le drame est dégagé de la mimesis et donné à entendre au spectateur, qui peut reconstituer en imagination la tragédie des deux amants.

27Il s’agit en effet pour Berlioz de créer des tableaux sonores. L’œuvre hybride qu’il crée, à la croisée de la symphonie, de l’oratorio et de l’opéra, propose une nouvelle façon d’envisager le lien entre le verbe, l’image et le son. Dans la première version de Roméo et Juliette, jouée en 1839, la symphonie comportait deux prologues, introduisant les première et deuxième parties de l’œuvre. Le premier s’achevait sur ces vers, directement adressés au public :

28

Tels sont d’abord, tels sont les tableaux et les scènes,
Que devant vous, cherchant des routes incertaines,
L’orchestre va tenter de traduire en accords.
Puisse votre intérêt soutenir nos efforts [35] !

29Dans la lignée des prologues shakespeariens, Berlioz dit ici son souci de capter l’attention de son auditoire, mais il formule aussi le projet qui est le sien : créer des tableaux sonores, faire revivre par la musique les grandes scènes de la tragédie de Shakespeare. Il renoue ainsi avec l’esthétique shakespearienne, en sollicitant l’imagination du public et en l’amenant à se replonger dans l’univers du dramaturge anglais par l’écoute.

30Le mouvement intitulé « Roméo au tombeau des Capulets » illustre particulièrement le projet de Berlioz. Il s’agit d’une transcription de l’acte V, scène 3 de la tragédie shakespearienne. Cependant, le texte qui sert de support à Berlioz n’est pas celui d’origine mais le dénouement de Roméo et Juliette tel qu’il a été revu par David Garrick à la fin du xviiie siècle. Ce dénouement, que Berlioz tient pour « le plus sublime qui soit au théâtre [36] », est celui qu’il a vu jouer lors des représentations de 1827 à l’Odéon : Juliette s’y réveille avant la mort de Roméo, ce qui permet aux amants de se revoir une dernière fois avant de mourir. Cette issue, plus pathétique que celle choisie par Shakespeare, était privilégiée depuis le xviiie siècle sur la scène anglaise et devient très vite populaire en France, au point d’être préférée au dénouement shakespearien jusque dans la seconde moitié du xixe siècle.

31La scène de la mort des amants, interprétée par Charles Kemble et Harriet Smithson en 1827, a particulièrement frappé le public français venu à l’Odéon et Berlioz semble en avoir conservé un souvenir très précis. Il place ainsi, en tête du mouvement sur la partition, des titres et sous-titres qui révèlent son attention au rythme de la scène :

32

Roméo au tombeau des Capulets.
Invocation – Réveil de Juliette.
Joie délirante, désespoir, dernières angoisses et mort des deux amants.

33Ces titres se présentent comme un programme permettant à l’auditeur de comprendre le déroulement de la partition. Ils correspondent aux moments forts qui se succèdent dans la scène au tombeau, telle que Berlioz a pu la voir représentée à l’Odéon :

34

C’est au cinquième acte que l’entraînement a été complet. Lorsque Roméo, dans le cimetière, s’empoisonne près du corps de Juliette ; lorsque, dans les premières douleurs, les premières angoisses du trépas, il voit se ranimer dans sa tombe l’amante qu’il avait crue morte ; qu’oubliant le poison et ses souffrances, il s’élance, il la saisit, il l’apporte roide et glacée dans ses bras ; lorsqu’elle-même, à peine ranimée, le voit fléchir et succomber ; qu’elle suit sur ses traits décomposés, sur ses lèvres livides et dans ses regards éteints les progrès du poison qui le déchire ; qu’il tombe épuisé, se relève égaré, furieux, pour retomber encore et pour mourir ; que Juliette, se frappant à son tour, expire en pressant la main de son amant, nous avons retrouvé M. Kemble, miss Smithson, tels que nous les avions admirés dans Hamlet[37].

35La transposition sonore qu’en propose Berlioz vise à épouser le mouvement de la scène, son déroulement et sa dynamique. Le compositeur s’attache en effet à en rendre sensibles les différentes étapes, grâce à des tempi contrastés, des variations de caractère ou de couleur instrumentale. Tout est fait pour que l’auditeur voie se dérouler la scène en imagination. Un allegro agitato e disperato con moto correspond à la course effrénée de Roméo vers le tombeau des Capulets. Il est suivi d’accords, entrecoupés de silences, auxquels succèdent l’« invocation » (largo), interprétée par le cor anglais, les bassons et le cor, et le « réveil de Juliette ». Suit un allegro vivace ed appassionato assai, qui traduit l’explosion de joie des amants puis leur désespoir, avant que des accords stridents ne se fassent entendre, signalant la mort des amants.

36Cette fragmentation de la scène en une succession de séquences sonores produit un effet analogue à celui que pourraient produire un tableau ou une succession de lithographies, comme celles que dessinèrent Devéria et Boulanger lors des représentations de l’Odéon, en 1827. Le mouvement symphonique offre aux oreilles de l’auditeur une série de plans, rendant sensibles les moindres soubresauts émotionnels, la palpitation du cœur de Roméo, la joie des amants, proche du délire, jusqu’au déchirement de la séparation. Aucun détail n’est oublié, au point que l’on pourrait assimiler Roméo au tombeau des Capulets à une pantomime musicale, pantomime qui se déploie ici dans le geste instrumental, grâce à un orchestre devenu le lieu privilégié de l’expression des réminiscences berlioziennes. Le spectaculaire s’est en quelque sorte déplacé dans le domaine sonore et le compositeur, loin de céder à la tentation du littéralisme, entraîne l’auditeur dans un monde de symboles.

37Berlioz semble d’ailleurs avoir anticipé les difficultés que pouvaient représenter l’interprétation et l’écoute d’un tel morceau. Sur sa partition, il a en effet placé cet avertissement :

38

Le public n’a point d’imagination ; les morceaux qui s’adressent seulement à l’imagination n’ont donc point de public. La scène instrumentale suivante est dans ce cas, et je pense qu’il faut la supprimer toutes les fois que cette symphonie ne sera pas exécutée devant un auditoire d’élite auquel le cinquième acte de la tragédie de Shakespeare est extrêmement familier, et dont le sentiment poétique est très élevé. C’est dire assez qu’elle doit être retranchée quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent.

39Les réflexions de Berlioz corroborent ici celles de Gautier ou de Guizot sur les difficultés que pose un théâtre sans décorations. En cherchant à transcrire musicalement le déroulement d’une scène dramatique, il est conscient que le public peut ne pas saisir ses intentions. D’une certaine façon, il radicalise ainsi les positions de ses prédécesseurs, qui mettaient en avant la puissance évocatoire des textes shakespeariens. La valorisation de la « poésie » shakespearienne aboutit à un geste radical de la part du compositeur, qui s’affranchit de la représentation théâtrale et fait reposer le drame quasi exclusivement sur les pouvoirs expressifs de la musique. De Guizot à Berlioz, le théâtre shakespearien sert ainsi à penser les modalités de la représentation théâtrale, jusqu’à promouvoir un théâtre immatériel.

Notes

  • [1]
    Alain Montandon, « Présentation » de Ludwig Tieck, « Le Traitement du merveilleux chez Shakespeare », dans Théories esthétiques du romantisme à l’étranger, Dominique Peyrache-Leborgne (dir.), Nantes, Cécile Defaut, coll. « Horizons Comparatistes », 2014, p. 180.
  • [2]
    « Piece out our imperfections with your thoughts: / Into a thousand parts divide one man, / And make imaginary puissance. » William Shakespeare, Henry V, prologue, v. 23-25, dans Œuvres complètes. Histoires I, Jean-Claude Sallé (trad.), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1997, p. 772-773.
  • [3]
    Catherine Treilhou-Balaudé, « Shakespeare, la France, la scène : une histoire lente », Études théâtrales, 2009, vol. 44-45, n1, p. 106.
  • [4]
    Hector Berlioz, « Théâtre-Italien : I Puritani », Le Rénovateur, 1er février 1835, dans Critique musicale, Paris, Buchet/Chastel, Pierre Zech Éditeur, 1998, vol. 2., p. 43. En italiques dans le texte.
  • [5]
    Ludwig Tieck, Shakespeares Behandlung des Wunderbaren (1793) et Briefe über Shakespeare (1800) dans Kritische Schriften, Leipzig, F. A. Brockhaus, 1848, vol. 1, p. 35-74 et 133-184.
  • [6]
    Johann Gottfried von Herder, « Shakespeare » (1773), dans B. Euphan (dir.), Saemmtliche Werke, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1891, vol. 5.
  • [7]
    « […] es wurde nur mit einer Dekoration gespielt, weil die Truppe nur diese eine Besaß, die eine Art von Säulen vorstellte, mit einer ganz unbestimmten Hinterwand, so daß mann sich dabei vorstellen konnte, was man wollte ». Ludwig Tieck, Briefe über Shakespeare, ouvr. cité, p. 166. Nous traduisons.
  • [8]
    Aux yeux de Tieck, « la grande vraisemblance et la précision des décorations » (« grosse Wahrscheinllichkeit und Genauigkeit der Dekorationen ») affaiblissent le théâtre contemporain, en mettant en péril l’illusion dramatique. Ibid., p. 167.
  • [9]
    François Guizot, Vie de Shakespeare, dans Œuvres complètes de Shakspeare [sic], traduites de l’anglais par Letourneur. Nouvelle édition, revue et corrigée par F. Guizot et A. P. traducteur de Lord Byron, 13 vol., Paris, Ladvocat, coll. « Chefs d’œuvre du théâtre étranger », 1821, vol. 1, p. 127.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid., p. 128.
  • [13]
    Ibid., p. 130.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid., p. 3.
  • [16]
    Théophile Gautier, « Le théâtre dont nous rêvons », 1er janvier 1839, Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Genève, Slatkine reprints, 1968, t. I, p. 211.
  • [17]
    Dès 1761, Wieland met en scène Der Sturm, oder der erstaunliche Schiffbruch, adapté de La Tempête et, en 1762, il réalise sa première traduction de Shakespeare : Sommernachtstraum, Ein Johannis Nachts Traum. Suivra la rédaction d’Oberon (1780), partiellement inspiré du Songe de Shakespeare. De son côté, August Wilhelm Schlegel traduit le Songe d’une nuit d’été en collaboration avec Gottfried August Bürger sous le titre Sommernachtstraum, en 1797-1798.
  • [18]
    Dans un article du 22 octobre 1838, Gautier revient sur les représentations d’Otello et de Lucia di Lammermoor : « Au lieu d’une décoration déplacée et ridicule, nous aimerions mieux un simple poteau, avec cette inscription : Ceci est une chambre ; ou bien : Ceci est un carrefour, comme la chose se pratiquait pour les pièces de Shakespeare. » Théophile Gautier, « Opéra italien », ouvr. cité, p. 185.
  • [19]
    Théophile Gautier, « Le théâtre dont nous rêvons », ouvr. cité, p. 215.
  • [20]
    Ibid., p. 212.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Le Globe, 22 septembre 1827, no 74, p. 394.
  • [23]
    Le Figaro, 13 septembre 1827, no 238, p. 546-547.
  • [24]
    Alexandre Dumas, Mes Mémoires, éd. critique par P. Josserand, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 846.
  • [25]
    Gérard de Nerval, « Comédie-Française. Une fille du Régent, par M. Alexandre Dumas », L’Artiste-Revue de Paris, 5 avril 1846, dans Œuvres complètes, éd. Jean Guillaume et Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, t. I, p. 1047-1048.
  • [26]
    Hector Berlioz, « Théâtre de l’Opéra-Comique », Journal des débats, 17 novembre 1849, dans Critique musicale, éd. Anne Bongrain et Marie-Hélène Coudroy-Saghaï, Paris, Société française de musicologie, 2013, vol. 7, p. 219.
  • [27]
    Hector Berlioz, « Chronique musicale », Chronique de Paris, 19 mars 1837, dans Critique musicale, éd. Yves Gérard, Anne Bongrain et Marie-Hélène Coudroy-Saghaï, Paris, Buchet/Chastel, 2001, vol. 3, p. 77.
  • [28]
    Hector Berlioz, « Théâtre de l’Opéra : reprise de La Juive – Duprez », Journal des débats, 6 août 1837, ibid., p. 195.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    Cette expression se retrouve dans les feuilletons du 19 mars et du 6 août 1837, ibid., p. 77 et p. 196. Dans le feuilleton du 1er novembre 1839, paru dans le Journal des débats, Berlioz évoque en ces termes le « brouhaha de la scène » lors d’une représentation de La Xacarilla, opéra en un acte de Scribe et Marliani : « En général on fait de la bien meilleure musique à l’Opéra, quand le brouhaha de la scène ne vient pas s’y opposer ; mais de bonne foi, comment espérer des exécutants attentifs et un résultat harmonieux au milieu du bruit des cloches, des canons, du piétinement des chevaux, du cliquetis des armures, du bruissement des cottes de mailles, du tourbillon des danseurs et des conversations à voix plus ou moins haute de cette foule d’individus dont chacun peut parler à son voisin avec la certitude, au milieu du tumulte, de n’être point remarqué ? » (ibid., vol. 4, p. 198).
  • [31]
    Hector Berlioz, « Théâtre de l’Opéra : reprise de La Juive – Duprez », ibid., vol. 3, p. 196.
  • [32]
    Voir notamment Hector Berlioz, « Société des concerts du Conservatoire. Quatrième concert », Journal des débats, 22 mars 1835, ibid., vol. 2, p. 87-94.
  • [33]
    Hector Berlioz, Livret de Roméo et Juliette, symphonie dramatique avec chœurs, Paris, Vinchon, 1839, p. 2.
  • [34]
    François Brunet, « Roméo et Juliette de Berlioz entre opéra et symphonie », dans Théâtres virtuels [en ligne]. Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2001 (consulté le 23 juillet 2019). URL : http://books.openedition.org/pulm/349.
  • [35]
    Hector Berlioz, Livret de Roméo et Juliette, ouvr. cité, p. 7.
  • [36]
    Hector Berlioz, « Théâtre de l’Opéra-Comique : Reprise du Déserteur, paroles de Sedaine, musique de Monsigny », Journal des débats, 12 novembre 1843, Critique musicale, ouvr. cité, vol. 5, p. 376.
  • [37]
    « Première représentation de Roméo et Juliette, tragédie en cinq actes, de Shakspeare [sic] », Le Figaro, no 242, 17 septembre 1827, p. 562.
Français

Au cours du xixe siècle, les drames shakespeariens sont joués sur de multiples scènes. Adaptés, remodelés selon les contraintes des différents théâtres, ils se trouvent au cœur des controverses sur la mise en scène. Bouleversant les catégories dramatiques et offrant de nouvelles possibilités de jeu, ils nourrissent la réflexion des critiques et metteurs en scène, mais c’est aussi l’histoire de ce théâtre, originellement joué sans décors, qui les amène à s’interroger sur ce qui fonde l’illusion dramatique. Les moyens matériels déployés de plus en plus massivement au xixe siècle ne sont-ils pas un obstacle à l’illusion ? À un théâtre visuel, certains opposent un théâtre de la fantaisie, faisant appel à l’imagination des spectateurs. Dans ce contexte, la « symphonie dramatique » Roméo et Juliette de Berlioz peut être vue comme un moyen de renouer avec les principes fondamentaux de l’esthétique élisabéthaine.

Gaëlle Loisel
(Université Clermont Auvergne, CELIS)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/06/2020
https://doi.org/10.3917/rom.188.0049
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