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Mickiewicz, l’Inde et la tradition universelle

1Adam Mickiewicz, riche de ses expériences d’exil dans les territoires lointains de la Russie et de la Crimée et de ses voyages en Europe, accablé par la défaite de l’insurrection de novembre en Pologne, arrive à Paris en 1832, et y revient après un séjour en Suisse en 1840. C’est alors qu’il obtient la chaire de littérature slave du Collège de France. On a déjà souligné plus d’une fois le caractère prophétique de ses cours parisiens [1] (décembre 1840 - mai 1844), qui galvanisent, inquiètent ou scandalisent le public, surtout durant leur troisième et leur quatrième année. L’engagement de Mickiewicz dans le Cercle de l’Œuvre de Dieu, secte fondée par l’illuminé lituanien Andrzej Towiański, devient alors manifeste, et conduira à la suspension des cours. La présente étude, focalisée sur l’« hypothèse indo-européenne », concerne essentiellement, quoique non exclusivement, le troisième cours (décembre 1842 – juin 1843), publié en 1845 sous le titre L’Église officielle et le messianisme[2].

2Dans ses leçons VI et VII (13 et 17 janvier 1843) [3], constituant les deux premiers volets d’une série de huit « études historiques et philologiques », Mickiewicz traite le sujet de l’origine des Slaves, déjà abordé dans le premier cours. En se référant à des sources dont le choix, comme l’a noté Leon Płoszewski [4], paraît douteux, et en s’adonnant, comme dans le reste de ses études historico-philologiques, au jeu risqué des étymologies, Mickiewicz y constate que les Slaves, assimilés à des peuples tels que les Vénètes, les Lydiens, les Volsques ou les Mysiens, viennent d’Asie, et plus précisément d’Assyrie [5]. Réduits en servitude pour avoir déifié l’homme et ses forces naturelles, les Assyriens ont eu pour successeurs les Slaves, connus pour leur douceur et pour leur humilité (comme l’avait remarqué Herder [6]). L’expiation touchant à sa fin, ceux-ci sont désormais destinés à « servir d’instrument au christianisme » et « porter sa flamme active » aux autres peuples [7].

3La leçon XII du cours III (3 mars 1843), qui est une introduction à la « mythologie slave », concerne plus largement l’essor des recherches mythologiques dans le monde moderne [8]. Mickiewicz attire l’attention sur les savants allemands, qui à la différence des Français cherchent à distinguer différents types de mythes et s’essaient à de nouvelles méthodes. Ainsi, Georg Friedrich Creuzer revient dans sa Symbolique jusqu’à la source de tous les mythes – l’unité spirituelle de la religion primitive. De même Saint-Martin, comme le note Mickiewicz, « démontrait l’identité de toutes les mythologies, et cherchait à les ramener à leur source commune [9]. » C’est bien là l’idée qui est à la base de tout le cours, et que Mickiewicz avait formulée dès sa première leçon :

4

Cette philosophie [la philosophie slave] accepte d’abord comme une vérité que, dès le commencement, il y avait des sociétés, des dogmes, des débris d’une révélation universelle ; que, dans les temps les plus anciens, les hommes possédaient déjà une certaine masse de vérités révélées dont nous ne connaissons pas la source. Plus tard, les hommes qui avaient conservé ce dépôt sacré, et qui avaient fait tous leurs efforts pour l’augmenter et le développer, se sont rendus capables de recevoir une révélation plus haute et plus complète, celle du christianisme [10].

5Dans la transmission de la tradition universelle, un rôle spécial revient au peuple slave. Et c’est ce que Mickiewicz affirme encore dans la leçon XII, en disant que « les études slaves sont destinées à réformer la science mythologique », et que « le système slave, ignoré jusqu’à présent, apparaît tout d’un coup dominant tous les systèmes anciens [11] », y compris ceux des Indous, des Persans ou des Grecs. Mickiewicz se réfère là essentiellement à Ignác Jan Hanuš, historien et philosophe tchèque, professeur à l’Université de Lviv publiant en allemand sous le nom Hanusch (ce qui le fait considérer par Mickiewicz comme un Allemand), et à Friedrich Korn, commerçant et autodidacte pragois, auteur d’ouvrages sur la mythologie et l’astrologie, écrivant sous le pseudonyme de Nork [12]. Son livre Die Götter Syriens (1842) présente la religion indoue comme la plus ancienne et supérieure à toutes les autres. Mickiewicz dit à son sujet :

6

Nork accepte l’Indostan comme la source de toutes les mythologies ou de toutes les idées religieuses de l’Europe. Ce n’est pas une opinion nouvelle. Déjà presque tous les savants que nous avons cités, et Goerres et Kanne et Schlegel et Hammer, étaient du même avis. Tout semble, en effet, appuyer les hypothèses des savants qui regardent le peuple de l’Inde comme le plus ancien : la position géographique du pays, les institutions des habitants et la haute antiquité de leurs monuments. D’ailleurs on trouve dans toutes les mythologies des peuples étrangers, dans celle des Scandinaves, dans celles des Grecs et des Slaves, des analogies frappantes avec la mythologie indienne [13].

7Pour Nork, le caractère fragmentaire des textes sacrés de l’Inde est une preuve de leur ancienneté, mais aussi de leur caractère inspiré. Les hautes vérités contenues dans les Védas, tout comme le culte exercé par les brahmanes, témoignent d’une communication directe avec la Divinité. Nork divise les Indous, ainsi que tous les peuples européens qui en procèdent, en deux sectes : les Chivaïtes (shivaïtes), adorateurs du feu qui ont migré en Perse, en Assyrie et en Occident, et les Vichnites ou Wodans (vishnouites), adorateurs de l’eau, qui sont passés via l’Oural en Europe Centrale. Les recherches de savants comme Kucharski, Ossoliński ou Narbutt permettent d’établir des rapprochements des seconds avec les Slaves et les Vénètes, dont les ancêtres étaient jadis nommés Budyni, ce qui après la transformation du b en w donnerait Wodani, Wudyni (woda signifiant « eau » en polonais) [14]. Pourtant, quelques mois plus tôt, Mickiewicz argumentait en faveur de l’origine assyrienne des Slaves, qui auraient alors des ancêtres shivaïtes. Quoi qu’il en soit, selon lui, « l’intérêt général de la science mythologique se trouve maintenant rattaché à la question slave ; et il faut absolument résoudre le problème de l’origine, et suivre les migrations de ce peuple pour expliquer le fond de la mythologie universelle [15]. »

8Remarquons que les idées clefs de la Renaissance orientale intéressent Mickiewicz dans la mesure où elles renvoient à la question slave et à son importance pour le moment actuel. La leçon XIII (7 mars 1843) ne fait que le confirmer, avec de nouveaux renvois à Hanusch et Nork :

9

Les mythologues sont d’accord pour placer en Asie le berceau de toutes les révéla­tions et de toutes les traditions religieuses. Nork, dans son ouvrage sur les traditions des Syriens, et Hanusch, dans son traité de la mythologie lithuano-slave, acceptent et appuient cette hypothèse. Il s’agit maintenant de déterminer ce qu’il y a, dans la religion des Indous, d’essentiel, de primordial et de propre à cette nation, pour que nous puissions suivre dans les migrations des peuples cet élément indien, et en observer le développement et les transformations [16].

10Si le professeur polonais suit les traces de l’« élément indien » dans les migrations des peuples, ce n’est toutefois pas pour en faire l’apologie. Il ne cache pas son désaccord profond avec Nork sur un point essentiel : la supériorité de la religion indoue. En effet, pour Nork toutes les religions, y compris celle des Hébreux, témoignent d’une dégradation au niveau de l’inspiration et du contact avec la Divinité. Pour Mickiewicz, au contraire, la tradition judéo-chrétienne occupe une place à part dans l’histoire religieuse de l’humanité. Alors que les brahmanes s’enferment dans leur caste sacerdotale, les prophètes d’Israël sont prêts aux plus grands sacrifices pour annoncer la Parole divine à leurs frères. Et si la religion de Moïse émancipe l’homme de la nature et des cycles cosmiques, celle de Jésus-Christ l’émancipe de tout élément humain en intériorisant entièrement le culte. L’inspiration n’y connaît aucune entrave sous forme de loi ou de doctrine – seul le christianisme transmet la tradition vivante, la vérité incarnée dans le Christ et dans les sacrements de l’Église [17].

11La leçon XIV (14 mars 1843) développe l’idée principale de Mickiewicz, qui conditionne son rapport à la thèse indo-européenne : le caractère unique de la révélation judéo-chrétienne et la disposition spéciale du peuple slave à la recevoir. Il y expose les résultats des recherches de Hanusch, qui « reconnaît le système slave, ou, pour mieux dire, le système lithuano-slave, comme le plus vaste, le plus profond et le plus complet [18] », ainsi que de Gregor Dankovský, historien et philologue morave de l’Université de Presbourg, connu pour ses travaux de comparatisme étymologique controversés, qui assignent à la langue et aux croyances grecques une origine slave [19] : « Le professeur Hanusch et le professeur Dankowsky trouvent tous les deux une analogie, une identité même entre ce qu’ils appellent la mythologie slave et celle des Indous ; et on sait que les Grecs ont hérité des idées religieuses venues de l’Indoustan, et les ont modifiées [20]. » Mickiewicz, suivant cette piste, relève les similitudes entre les panthéons indous et grecs et les noms slaves, « traduisant ainsi les mythologies anciennes en langue slave » et les rendant « plus vivantes et plus populaires [21]. » Il compare sa méthode étymologique à « une espèce de chimie organique » : « Nous pousserons nos recherches étymologiques aussi loin qu’il est possible d’en apprécier les résultats en consultant nos sens. Si l’étymon peut être compris par le peuple, il se prouve par lui-même [22]. »

12Mickiewicz rapproche ainsi aussi près qu’il se peut la mythologie slave de celle des Indous et des Persans, et relègue à l’occasion au second plan les Grecs. Mettant en contraste le panthéisme de l’Inde, inspiré par la nature, passif et spéculatif comme la philosophie allemande, et le dualisme de la Perse, de caractère révélé et conquérant, Mickiewicz demande : « Quel sera le caractère distinctif de la mythologie slave ? Si elle a le principe indien, et quelques éléments qui nous rappellent la mythologie persane, quel est son caractère particulier [23] ? » Hanusch pense que le propre de la mythologie slave, à la fois panthéistique (Inde), dualiste (Perse) et visant à l’harmonie (Grèce), est son universalité. Mais Mickiewicz n’est pas convaincu, tenant à accentuer le caractère unique – d’une part, de la révélation chrétienne, et de l’autre, de la religion slave. En effet, il distingue bien le temps qui précède la révélation – celui des fables, des rêves et des pressentiments de la vraie religion (toute la mythologie indoue), et le temps qui la suit, où la révélation se voit constamment déformée par l’art ou la philosophie (mythologie persane, égyptienne, bouddhiste, et toute autre mythologie païenne) [24].

Indous, Slaves et Lituaniens

13Mickiewicz reprend en somme la pensée de l’apologétique catholique traditionnelle, avec toute son ambiguïté envers les autres religions : soit elles déforment ou singent la Révélation (principe de l’imitatio diabolica), soit elles la présagent et contiennent des germes de vérité [25]. Les fables et les rêveries des païens diffèrent profondément de la réalité historique et incarnée du christianisme :

14

Si on avait remarqué ces différences, on n’aurait pas cherché à confondre ces révélations ou à regarder celles d’Abraham ou de Moïse comme un progrès de la révélation des Indous. Tous ces pressentiments, toutes ces divinations, annonçaient de loin la vérité qui devait apparaître sur la terre : un seul peuple en était dépositaire, et un seul individu, l’Homme-Dieu, l’a proclamée [26].

15Les Slaves, eux, ne se sont jamais laissés aller à des rêveries et des sophismes. Ils ont conservé le « dépôt sacré » de la tradition primitive. Ni l’art, ni la poésie, ni la philosophie n’ont corrompu chez eux la pureté du culte et du sentiment natif de la Divinité. Ne connaissant pas de révélation, ils ne l’ont pas faussée par des élucubrations mythologiques : leur « mythologie » est en réalité une religion patriarcale toute simple, qui les préparait à accueillir la révélation [27]. Ils ont dépassé aussi bien les Indous que les Persans par leur sens du réel [28]. Leur religion se traduit avant tout dans le travail agricole, la vie communale et la vie domestique. Leur priorité est l’accomplissement du devoir, leur attitude principale – l’attente[29]. Ils ont adopté un genre de vie béni de la Providence. Faut-il donc européiser, civiliser, industrialiser les peuples slaves ? Emerson dit le contraire : il faut plutôt demander qui est vraiment civilisé et qui est barbare. Cela permettra, au-delà des impasses de la modernité, de réhabiliter l’agriculture, le travail manuel et l’art d’une vie simple proche de la nature [30] :

16

Qu’est-ce que le christianisme a prêché aux peuples ? C’est l’oubli des intérêts terrestres, le détachement du monde ; c’est un travail continuel et utile. Trouverez-vous quelque part un homme qui ait mieux accompli cette loi qu’un de nos paysans polonais ou russes ? N’est-il pas un brahmane, n’est-il pas un chrétien par excellence [31] ?

17Ainsi, d’après Mickiewicz, il y a un « dépôt sacré », une tradition universelle primitive, que les Slaves n’ont pas déformés, comme ils n’ont pas déformé, ne la connaissant pas, la révélation. Il faut donc associer la révélation judéo-chrétienne et la tradition primitive, la première étant à proprement parler un développement de la seconde : « dès le commencement, il y avait des sociétés, des dogmes, des débris d’une révélation universelle ». Ces dogmes, ces « débris », les Slaves les connaissaient et se conformaient à eux. Voici ce que Mickiewicz disait au sujet de la religion slave dans la leçon V de son premier cours (12 janvier 1841) :

18

Les Slaves admettaient l’existence d’un Dieu unique ; ils croyaient aussi à l’existence d’un esprit mauvais, d’un dieu noir en lutte avec un dieu blanc, souverain, rémunérateur et vengeur ; enfin ils croyaient à l’immortalité de l’âme. Ces trois dogmes forment toute leur religion […] La religion des Slaves, telle que nous la trouvons dans les historiens et dans les monuments les plus anciens ; telle encore que nous la retrouvons dans les contes populaires et la tradition, prouve l’antiquité de ce peuple qui est assurément parti de la Haute-Asie avant toute révélation. Il est impossible d’assigner une date à sa sortie de l’Asie ; mais il est certain qu’il n’a porté avec lui en Europe aucune des idées communes à tout l’Orient depuis les temps d’Abraham [32].

19La conviction profonde de Mickiewicz est que les Slaves n’avaient aucune mythologie, et par conséquent pas de castes, ni d’aristocratie, ni de sacerdoce. Les quelques dogmes admis par eux relevaient de la révélation primitive, qui allait culminer dans le christianisme. Mais que vient faire la croyance dualiste à « un dieu noir en lutte avec un dieu blanc » dans cette religion jugée par Mickiewicz si simple et si pure, libre de toute idée importée d’un Orient voué à l’idolâtrie ? Mickiewicz évoque bien ce même dualisme en parlant de l’origine assyrienne supposée des Slaves [33], et parmi les analogies entre les différentes mythologies, il relève la dualité des principes dans la nature (« reconnue partout [...] sous le nom de force positive et de force négative »), en accord avec Hanusch, qui « accepte ce dualisme comme dogme fondamental de la mythologie slave [34]. »

20Il y a sans doute quelque contradiction ou quelque inconséquence dans la pensée de Mickiewicz, qui admettant l’existence d’un fond indo-européen commun, veut faire à tout prix des Slaves un peuple unique en son genre. Cela l’amène à affirmer, dans la leçon VII du premier cours (19 janvier 1841), que tous les éléments mythologiques chez eux sont le fait d’une influence étrangère :

21

L’idée religieuse, chez les Slaves, est toujours restée pure ; mais des noms, des institutions étrangères, tantôt importées de l’Asie, tantôt empruntées aux autres peuples, troublèrent l’homogénéité de leur société. L’influence extérieure date de loin ; nous rencontrons dans notre langue et nos traditions des traces de l’influence indoue. Ainsi la divinité à triple tête, Tryglaw, correspond at la Trimurtie des Indous. Les noms de Zywa et de Marzanna (principes de la vie et de la mort) se retrouvent dans le sanskrit. Comment ces mots ont-ils franchi l’immense distance qui sépare nos contrées de la Haute-Asie ? Les Slaves auraient-ils quitté l’Asie à l’époque où le braminisme y régnait déjà, ou ces mots se seraient-ils seulement glissés par hasard dans leur langue ? Cette question est résolue du moment que l’on remarque la ressemblance du lithuanien [35] avec le sanskrit [36].

22Cette dernière remarque nous renvoie tout droit à la leçon XV du cours III (21 mars 1843), dans laquelle il est question de la mythologie lituanienne. Le peuple lituanien y apparaît comme une « portion » et une « colonie complète » des Indous [37]. On observe même une ressemblance physique entre les deux peuples [38]. La langue lituanienne, comme l’ont démontré Bopp, Klaproth ou Bohlen, est la plus ancienne parlée en Europe, voire la plus ancienne du monde après le sanskrit, comme l’affirme Eckstein [39]. Au niveau des croyances, qui reposent chez lui sur l’interaction entre le monde visible et invisible (caractéristique aussi pour les Slaves), le peuple lituanien admet la métempsychose, pratique le culte des morts et des ancêtres. Contrairement aux Slaves, il a élaboré une mythologie riche et complexe, synthèse de tous les cultes :

23

Nulle part les idées religieuses n’ont formé un ensemble aussi vaste et aussi complet. Dans les notes fournies par les anciens auteurs de l’Occident qui ont écrit sur ces peuples, et dans la tradition vivante, on a découvert les traces des opinions des brahmanes : sur la nature des âmes humaines, sur l’état de l’âme après la mort, sur les moyens les plus propres à sauver cette âme ; ensuite les traditions de la race zend, de la caste guerrière des adorateurs du feu et de l’eau : sur la lutte des deux principes du feu et de l’eau, sur les devoirs que les enfants du soleil ont à remplir en combattant les générations des ténèbres, et tous les rites qui correspondent à cette religion guerrière ; enfin les rites et les cérémonies consacrés à sanctifier la vie domestique, qui nous rappellent et qui nous expliquent la religion des Grecs et des Romains ; de sorte que nous trouvons dans cette mythologie le brahmanisme des Indes, la tradition grecque et romaine, tous les rites des anciennes idolâtries de l’Europe, et toutes les superstitions de l’Europe moderne [40].

24Ces propos, qui font de la religion lituanienne le réservoir de toutes les croyances indo-européennes, peuvent paraître étonnants dans la bouche de Mickiewicz, si l’on considère son désir de distinguer parmi les peuples celui des Slaves, que l’histoire a étroitement lié avec les Lituaniens. Mickiewicz lui-même, quoique Polonais, ne disait-il pas dans l’Invocation de Messire Thadée « Lituanie, ma patrie ! », même s’il ne connaissait pas le lituanien ou le connaissait mal ? C’est que, comme il le souligne : « Le peuple lithuanien tient […] la clef de toutes les questions slaves [41]. » « Amenés peu à peu à s’occuper de la mythologie slave, ce n’est que par l’étude des antiquités et des traditions lithuaniennes [que les mythologues et les ethnographes de l’époque] sont parvenus à en saisir l’ensemble [42]. »

25Mais si le peuple lituanien jette la lumière sur celui des Slaves, il le fait surtout par contraste : les Lituaniens ont une mythologie, les Slaves en principe n’en ont pas ; les Lituaniens ont connu initialement le système des castes, les Slaves n’en ont jamais eu ; les Lituaniens sont mus pas l’esprit de conquête, les Slaves ont toujours été sur la défensive ; chez les Lituaniens la religion se manifeste sur le plan politique, chez les Slaves elle se limite à la vie communale [43]. Sur le plan historique, les Lituaniens « donnèrent aux idées polonaises une nouvelle force d’action » en la dynastie des Jagellons, « seuls capables d’établir sur de nouvelles bases l’existence de la Pologne moderne [44]. » Et malgré leur manque d’attachement à l’identité nationale, ils ont toujours sympathisé avec les Lankas (Polonais) et se sont toujours opposés à l’influence des Gudas (Russes) [45]. Ce qu’ils ont en commun avec les Slaves, outre l’hospitalité et l’amour de la nature, c’est l’attitude d’attente [46] déjà évoquée – une attente que l’on pourrait bien qualifier de messianique. Le rôle politique joué par les Lituaniens, dont les actions momentanées et aventureuses ont toujours été inspirées par le principe religieux, paraît essentiel dans le contexte des cours de Mickiewicz. En effet, Towiański, considéré par le wieszcz[47] polonais comme une nouvelle incarnation du Verbe, ne vient-il pas précisément de Lituanie ?

Entre révélation primitive et révélation progressive

26Tout comme les mythologues allemands (Creuzer, Goerres, Schlegel) et les traditionalistes (Bonald, de Maistre, le premier Lamennais), Mickiewicz admet l’idée d’une révélation primitive universelle. Il semble aussi partager la conviction, ou du moins l’hypothèse de certains auteurs (tous les Allemands cités, parmi les traditionalistes surtout Eckstein, le « baron Sanskrit [48] »), que l’Inde est le berceau religieux de l’humanité. Mais ce qui sépare essentiellement Mickiewicz des traditionalistes et des mythologues allemands (à l’exception peut-être de Schelling), c’est l’idée du caractère toujours progressif de la révélation. Mickiewicz conçoit en effet le messianisme comme « une série de révélations [49] » : la révélation universelle du christianisme est complétée par des « révélations partielles et successives [50]. » Cette synthèse de la tradition catholique et du progrès évoque surtout l’œuvre de Pierre-Simon Ballanche [51]. Outre les idées de révélation progressive ou d’expiation, celui-ci partage avec Mickiewicz les mêmes sources ésotériques, principalement Boehme et Saint-Martin. Toutefois, la vision historiosophique de Ballanche, où le dépassement du Vieil Orient et de son système rigide est décisif, semble plus sereine que la pensée de Mickiewicz, expression d’un messianisme passionné et appel à l’action inspirée.

27Les idées du wieszcz, qui renvoie aussi à Schelling et à son annonce de l’époque de Jean [52], s’inscrivent dans la longue tradition joachimite et millénariste. À ce titre, Mickiewicz est proche de son ami Edgar Quinet et de Pierre Leroux, qui font eux aussi partie de la « postérité spirituelle de Joachim de Flore [53] ». L’un et l’autre associent en effet l’idée de révélation et de tradition à la perfectibilité de l’humanité, tout en accentuant le rôle joué dans ce contexte par la Renaissance orientale. Cependant, alors que Leroux et Quinet défendent avant tout l’individualité humaine contre le « panthéisme » oriental, Mickiewicz critique davantage le caractère passif et contemplatif de la religion des Indous. Et si pour Quinet la « grande affaire qui se passe aujourd’hui dans la philosophie », c’est « le panthéisme de l’Orient, transformé par l’Allemagne [54] », annonciateur d’une synthèse heureuse de l’Orient et de l’Occident, du principe religieux traditionnel et de l’esprit critique moderne, Mickiewicz associe l’Inde et l’Allemagne tout autrement : « les systèmes philosophiques des Indous ressemblent beaucoup à ceux des Allemands : c’est un travail d’hommes oisifs qui ne font aucun effort pour réaliser leurs rêves [55] ». Le millénarisme universaliste de Leroux, nourri des philosophies de l’Occident comme de celles de l’Inde, visant à un règne terrestre de Dieu sans au-delà ni transcendance, ne pouvait pas non plus gagner les faveurs de Mickiewicz, qui se prononce expressément à son sujet dans la leçon XXXIII du cours II (1 juillet 1842) :

28

Quelques philosophes français, et entre autres M. Pierre Leroux, espèrent que la connaissance approfondie de la philosophie des Indous et des Orientaux donnera enfin à l’Europe le mot de l’énigme ; la renaissance, dit M. Pierre Leroux, a démoli le moyen âge ; la philosophie des Indous, ses mythes profonds une fois expliqués, démoliront le Christianisme, ou du moins ce qu’il y a d’humain dans le Christianisme, suivant M. Pierre Leroux [56].

29Tout comme Quinet, Leroux compare la Renaissance orientale à la Renaissance du xve et xvie siècles [57]. Selon lui, elle apportera un renouveau religieux au prix de l’achèvement du christianisme officiel et dominateur. Celui-ci ayant sombré dans l’idolâtrie en identifiant exclusivement Jésus au Verbe, devra se « désanthropomorphiser » [58]. Mickiewicz, croyant exactement le contraire, observe dans la leçon XXXII qu’en niant la résurrection du Christ, Leroux nie l’Évangile [59]. Pour Mickiewicz, Jésus est l’incarnation parfaite de la tradition vivante – l’Homme-Dieu, un être en chair et en os qui transforme le monde par ses actes et par sa parole [60]. En « désanthropomorphisant » le Verbe, Leroux semble vouloir le soustraire à l’histoire, tout en en faisant son moteur. Les récits sur son incarnation, notamment indous [61], sont des mythes qu’il ne faut pas lire à la lettre, car on confond alors la révélation et les révélateurs. Rien de plus étranger à Mickiewicz : dans la doctrine towianiste [62], l’histoire est divisée en sept époques, et chacune d’elles est ouverte par un envoyé divin. Towiański est la seconde incarnation du Verbe après Jésus, et devait continuer l’œuvre de régénération et de libération après l’échec de Napoléon [63].

30Bien que Mickiewicz soit en un certain sens resté fidèle jusqu’à la fin de ses jours à son « maître et seigneur », comme il l’appelait, la rupture entre les deux hommes qui a lieu en 1846, alors que le poète crée un nouveau Cercle de l’Œuvre de Dieu sous son auspice, est un fait. La raison principale de cet évènement est l’attitude « quiétiste » de Towiański, exigeant des membres de la secte humilité et soumission à la grâce, au moment où selon Mickiewicz, il fallait lutter et agir. Towiański, dans ce contexte, peut faire figure de « gourou » lituanien, respectant l’ancien ordre des choses, alors que le prophète polonais attendait une transformation totale et imminente de la situation nationale et politique, provoquée par une nouvelle effusion de l’Esprit [64]. Le principe dualiste et persan de la « psychomachie slave [65] », de la guerre sous l’étendard de la Lumière, aurait-il prévalu chez Mickiewicz, auteur du poème Ahrimane et Ormuzd (1830) – aussi bien sur l’élément indien synonyme de contemplation passive, que sur la douceur et la patience slaves chantées par Herder ?

Conclusion

31Les conclusions qui s’imposent sont les suivantes : sur la question de l’origine du peuple slave, dans le contexte de la Renaissance orientale, Mickiewicz demeure indécis. Plutôt favorable à la thèse « migratoire [66] », il semble convaincu de la provenance assyrienne des Slaves, mais se contredit facilement en citant ses sources (qui sont d’ailleurs parfois de valeur fort discutable). Quant à la religion, il partage en principe avec nombre de chercheurs l’idée que l’Inde est le berceau religieux du monde indo-européen, et inclut les Slaves dans une vision de l’évolution des croyances où le monothéisme primitif, quitte à se confondre avec le panthéisme, est opposé aux préjugés rationalistes sur les civilisations anciennes. Cependant, en même temps, Mickiewicz fait tout pour souligner le caractère unique du peuple slave et de sa religion, en les associant à la tradition judéo-chrétienne, elle aussi unique et supérieure à toutes les autres.

32Conscient ou non des contradictions et des inconséquences de sa conception, Mickiewicz semble trouver dans le peuple lituanien un point de jonction entre la culture des Indous et celle des Slaves. L’importance de cet élément lituanien doit être mise en rapport avec le messianisme mickiewiczien [67], clef de voûte des cours parisiens, ainsi qu’avec la figure messianique de Towiański. Et elle expliquerait d’autant mieux la déception du wieszcz à l’égard de son maître. Celui-ci, incarnation du Verbe, mais aussi continuateur de Napoléon, ne devait-il pas mettre en œuvre l’esprit guerrier lituanien, qui a plus d’une fois changé le cours de l’histoire polonaise, en éveillant chez les Slaves leur conscience « psychomachique [68]  » ? Mickiewicz, malgré ses assertions sur la pureté et l’isolement de la religion slave primitive, aurait inconsciemment attesté qu’à travers la croyance slave en la lutte d’un Dieu blanc et d’un Dieu noir, celle-ci est en réalité tributaire de l’ancien mythe dualiste.

Notes

  • [1]
    Wiktor Weintraub, Literature as prophecy : Scholarship and martinist poetics in Mickiewicz’s Parisian lectures, Gravenhage, Mouton and C°, 1959. Sur les cours, et plus largement sur la pensée de Mickiewicz, on trouvera une bibliographie élargie dans mon article : Tomasz Szymański, « Les cours parisiens d’Adam Mickiewicz et l’idée de religion universelle », Slavia Meridionalis, 2017, 17, https://doi.org/10.11649/sm.1339 (consulté le 19.01.2019). L’édition des cours est tiraillée entre la parole vivante que les sténographes se sont efforcés de noter, et les versions remaniées et publiées en français ainsi que dans d’autres langues.
  • [2]
    Adam Mickiewicz, L’Église officielle et le messianisme. Littérature et philosophie, Paris, Au comptoir des imprimeurs-unis, 1845, https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=nyp.33433078559170;view=1up;seq=9 (consulté le 02.02.2019).
  • [3]
    Ibid., p. 87-137.
  • [4]
    Adam Mickiewicz, Dzieła, t. 10 : Literatura słowiań­ska, Wydanie Rocznicowe 1798–1998, J. Maślanka (éd.), L. Płoszewski (trad.), Warszawa, Czytelnik, 1997, p. 357.
  • [5]
    Adam Mickiewicz, L’Église officielle et le messianisme, ouvr. cité, p. 100-106.
  • [6]
    Voir le premier cours, leçon VI ; Adam Mickiewicz, Les Slaves : Cours professé au Collège de France, t. 1, Paris, Au comptoir des imprimeurs-unis, 1849, https://archive.org/details/lesslavescoursp00mickgoog (consulté le 19.01.2019), p. 76-77.
  • [7]
    Adam Mickiewicz, L’Église officielle et le messianisme, ouvr. cité, p. 106-111.
  • [8]
    Ibid., p. 220-238.
  • [9]
    Ibid., p. 224.
  • [10]
    Ibid., p. 8-9.
  • [11]
    Ibid., p. 221.
  • [12]
    Adam Mickiewicz, Dzieła, ouvr. cité, t. 10, p. 363, 377.
  • [13]
    Adam Mickiewicz, L’Église officielle et le messianisme, ouvr. cité, p. 226-227.
  • [14]
    Ibid., p. 232-233.
  • [15]
    Ibid., p. 233.
  • [16]
    Ibid., p. 240.
  • [17]
    Ibid., pp. 247-257.
  • [18]
    Ibid., p. 221.
  • [19]
    Adam Mickiewicz, Dzieła, ouvr. cité, t. 10, p. 381-382.
  • [20]
    Adam Mickiewicz, L’Église officielle et le messianisme, ouvr. cité, p. 261-262.
  • [21]
    Ibid., p. 260.
  • [22]
    Ibid., p. 261.
  • [23]
    Ibid., p. 267.
  • [24]
    Ibid., p. 269-272.
  • [25]
    Voir Philippe Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, Le Seuil, 2004, p. 183-203.
  • [26]
    Adam Mickiewicz, L’Église officielle et le messianisme, ouvr. cité, p. 271-272.
  • [27]
    Ibid., p. 273-275.
  • [28]
    Ibid., p. 269-270.
  • [29]
    Ibid., p. 273.
  • [30]
    Ibid., p. 275-279.
  • [31]
    Ibid., p. 278.
  • [32]
    Adam Mickiewicz, Les Slaves, t. 1, ouvr. cité, p. 65-66.
  • [33]
    Il mentionne alors les noms Czorny God et Bel bog, qui renvoient respectivement à un Dieu noir et à un Dieu blanc. Voir Adam Mickiewicz, L’Église officielle et le messianisme, ouvr. cité, p. 104.
  • [34]
    Ibid., p. 260.
  • [35]
    Variante orthographique vieillie.
  • [36]
    Adam Mickiewicz, Les Slaves, t. 1, ouvr. cité, p. 81-82.
  • [37]
    Adam Mickiewicz, L’Église officielle et le messianisme, ouvr. cité, p. 294.
  • [38]
    Ibid., p. 291.
  • [39]
    Ibid., p. 281.
  • [40]
    Ibid., p. 282-283.
  • [41]
    Ibid., p. 295.
  • [42]
    Ibid., p. 280-281.
  • [43]
    Ibid., p. 297-298.
  • [44]
    Ibid., p. 290.
  • [45]
    Ibid., p. 294-297.
  • [46]
    Ibid., p. 299.
  • [47]
    Poète inspiré dont la création possède un caractère prophétique, guide de la nation.
  • [48]
    Arthur McCalla, A romantic historiosophy : The philosophy of history of Pierre-Simon Ballanche, Leiden/Boston, Brill, 1998, p. 277-280.
  • [49]
    Adam Mickiewicz, L’Église officielle et le messianisme, ouvr. cité, p. 19.
  • [50]
    Ibid., p. 21.
  • [51]
    Arthur McCalla, ouvr. cité, p. 268-282. Sur Ballanche et la Renaissance orientale, voir aussi Alan J.L. Busst, L’Orphée de Ballanche : Genèse et signification. Contribution à l’étude du rayonnement de la pensée de Giambattista Vico, Bern, Peter Lang, 1999, p. 79-97.
  • [52]
    Adam Mickiewicz, Les Slaves, t. 3, ouvr. cité, https://archive.org/details/lesslavescoursp02mickgoog/page/n14 (consulté le 6.02.2019), p. 352.
  • [53]
    Henri de Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore : De Joachim à nos jours, Œuvres complètes XXVII–XVIII, M. Sutton (éd.), Paris, Les Éditions du Cerf, 2014.
  • [54]
    Edgar Quinet, Du génie des religions, Paris, Charpentier, 1842, p. 90.
  • [55]
    Adam Mickiewicz, L’Église officielle et le messianisme, ouvr. cité, p. 268.
  • [56]
    Adam Mickiewicz, Les Slaves, t. 3, ouvr. cité, p. 363.
  • [57]
    Pierre Leroux, Du Christianisme et de son origine démocratique, Boussac, Imprimerie de Pierre Leroux, 1848, http://premierssocialismes.edel.univ-poitiers.fr/document/fd1630/notice (consulté le 19.01.2019), p. 16-44. L’ouvrage reprend l’article « De l’influence philosophique des études orientales », paru dans la Revue Encyclopédique (avril 1832) et l’article « Christianisme » de l’Encyclopédie nouvelle (t. 3, 1837), que Mickiewicz pouvait connaître.
  • [58]
    Ibid., p. 211-213.
  • [59]
    Adam Mickiewicz, Les Slaves, t. 3, ouvr. cité, p. 353.
  • [60]
    Adam Mickiewicz, L’Église et le Messie, Paris, Au comptoir des imprimeurs-unis, 1845, https://books.google.pl/books?id=E7w9AAAAYAAJ&printsec=frontcover&hl=pl#v=onepage&q&f=false, p. 199.
  • [61]
    Pierre Leroux, Du Christianisme, ouvr. cité, p. 206.
  • [62]
    L’enseignement de Towiański, compris notamment dans un opuscule intitulé Le Banquet avec Jan Skrzynecki, est un ensemble d’éléments ésotériques et historiosophiques greffés sur le catholicisme.
  • [63]
    Ewa Hoffmann-Piotrowska, Mickiewicz-towiańczyk : Studium myśli, WPUW, Warszawa 2004, p. 220-222. Cette conception, qui ne manque pas d’évoquer celle des avatars de la tradition indoue, a été probablement inspirée par la vision des « sept sceaux » de l’Apocalypse.
  • [64]
    Pour un élargissement du contexte, voir notamment les études de Michel Masłowski et Andrzej Walicki dans Michel Masłowski, François-Xavier Coquin (dir.), Le Verbe et l’histoire : Mickiewicz, la France et l’Europe, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002.
  • [65]
    Le dualisme perso-iranien serait à l’origine de ce que Zbigniew Kaźmierczyk nomme la « psychomachie slave », dont nous trouvons les résidus dans les croyances populaires des Slaves. Ainsi, le témoignage de la Chronique d’Helmold, curé allemand dans le village de Holsztyn (Holstein) au xiie siècle, évoque la croyance en deux dieux – un Dieu Noir et un Dieu Blanc, luttant dans le monde d’ici-bas sous le regard passif du Dieu des dieux, figure rappelant le deus otiosus des mythologies orientales. L’hypothèse d’un dualisme religieux primitif chez les Slaves s’est vue confortée par les recherches modernes dans le domaine des sciences religieuses ; Zbigniew Kaźmierczyk, Słowiańska psychomachia Mickiewicza, WUG, Gdańsk 2012, p. 9-11, 25-26, 65-78.
  • [66]
    Joachim Lelewel, enseignant de Mickiewicz à Vilnius, s’oppose aux thèses « migratoires » de savants comme Adam Czarnocki ou Skorochód Majewski. Majewski, pionnier des études indianistes polonaises, défend la thèse de l’ethnogenèse proto-indo-iranienne du peuple slave. Czarnocki (connu aussi sous le nom Zorian Dołęga-Chodakowski), autre orientaliste et ethnographe de premier plan, maître à penser des romantiques polonais, se prononce en faveur de l’ethnogenèse indienne des Slaves (ibid., p. 24-39). Tous deux sont liés aux principaux centres d’études orientalistes polonais du début du xixe siècle, qui entretiennent des relations étroites avec Calcutta, Paris, et plusieurs villes allemandes : Puławy, résidence du prince Adam Kazimierz Czartoryski (en rapports avec Herder et William Jones), la Société des Amis des sciences à Varsovie, et l’Université de Vilnius, où Mickiewicz fait ses études dans les années 1815-1819 ; Jan Tuczyński, Motywy indyjskie w literaturze polskiej, Warszawa, PWN, 1991, p. 41-49. Mickiewicz connaît donc Czarnocki et Majewski, mais ne les cite qu’occasionnellement dans ses cours. Son accès aux sources à Paris est cependant fort limité.
  • [67]
    Trois peuples y jouent un rôle clef : les Slaves, dont l’histoire est parsemée de souffrance, les Juifs, toujours en attente du Messie, et les Français, dont l’action passionnée peut transformer le monde.
  • [68]
    Le conflit polono-russe pouvant être interprété chez Mickiewicz comme une manifestation historique du dualisme métaphysique perso-iranien (voir Zbigniew Kaźmierczyk, ouvr. cité, p. 331-345. Voir aussi la leçon I du troisième cours (6 décembre 1842) ; Adam Mickiewicz, L’Église officielle et le messianisme, ouvr. cité, p. 14).
Français

L’article se propose d’étudier le rapport d’Adam Mickiewicz à la Renaissance orientale et à la « thèse indo-européenne », en se basant essentiellement sur ses cours de littérature slave au Collège de France. Sur la question de l’origine des Slaves, Mickiewicz, favorable à la thèse « migratoire », émet l’hypothèse de leur provenance assyrienne. Adoptant en principe l’idée que l’Asie est le berceau religieux du monde indo-européen, fondée sur les recherches des mythologues, il souligne en même temps le caractère unique de la révélation chrétienne et de la religion slave, et les met en contraste avec le panthéisme hindou et le dualisme persan. Cependant, une réflexion plus attentive sur le messianisme du wieszcz, où l’élément lituanien joue un rôle clé, semble faire ressortir le caractère « psychomachique » et profondément oriental de sa pensée.

English

This paper will focus on Adam Mickiewicz’ relationship to the eastern Renaissance and to the “Indo-European” thesis, on the basis essentially of his classes in Slavic literature at the Collège de France. Regarding the issue of the origins of the Slavs, Mickiewicz, who favoured the “migratory” thesis, formulated the hypothesis of an Assyrian origin. By adopting the principle that Asia is the cradle of the Indo-European world’s religions, on the basis of research in mythology, he also highlighted the unique character of the Christian revelation and of Slavic religion, and contrasted them with Hindu pantheism and Persian dualism. However, paying more attention to the messianism of the wieszcz, where the Lithuanian element plays a key role, seems to make the “psychomachic” and deeply oriental character of his thought stand out.

Tomasz Szymański
(Institut d’études romanes, Université de Wrocław)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/rom.185.0074
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