CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À l’orée du xixe siècle, le déchiffrement du sanscrit, et bientôt celui de l’avestique, alors appelé « zend », prépare un bouleversement de la conscience européenne. La grammaire comparée, stimulée par ces découvertes, propose bientôt d’identifier des parentés linguistiques significatives entre ces langues et celles de l’Europe, à commencer par le latin et le grec ancien. Dès lors, l’Europe romantique est saisie du vertige de se reconnaître dans le miroir que lui tendent les antiquités de l’Inde et de la Perse. Les savants lisent les grandes épopées indiennes du Râmâyana ou du Mahabarata, les Védas écrits dans un sanscrit encore plus archaïque ou le Zend Avesta où subsisterait l’enseignement de Zoroastre, comme les archives de leurs propres origines. Un vaste mouvement intellectuel, qu’Edgar Quinet qualifia de « renaissance orientale [1] », affecte l’étude des langues, des religions et des mythologies, des institutions et de l’histoire des peuples, et bouscule les piliers traditionnels de la culture européenne, la Bible, d’un côté, et, de l’autre, les classiques de la première « Renaissance [2] ». Au regard de l’exploration, à la même période, d’autres Orients, celui de l’Égypte, de la Chine ou de l’Arabie, la redécouverte de ces textes de l’Inde et de la Perse ancienne, aiguillonnée par la perception d’une parenté des langues et des mythes, ouvre ainsi les portes d’un Orient oublié et lointain mais paradoxalement familier. Elle plonge aussi l’histoire de l’Europe contemporaine dans un étrange paradoxe : décentrant celle-ci en transplantant ses racines dans une nouvelle altérité, elle a pourtant offert aux idéologies identitaires un imaginaire puissant [3]. Notre présent semble lui-même toujours voué à parcourir ce cercle, entre l’élargissement du front de connaissance suscité par l’idée indo-européenne – ainsi la paléogénétique qui prête maintenant renfort à la linguistique pour tenter d’identifier les locuteurs d’une langue proto-indo-européenne et la cartographie de leurs migrations [4] – et le retour critique sur la manière dont maintes fois l’articulation des savoirs ainsi mobilisés a pu nourrir le projet identitaire, qu’il soit nationaliste ou nourrisse désormais, avec les enquêtes génétiques offertes au grand public, une quête individuelle de distinction [5].

2Pourquoi revenir au premier xixe siècle comme le propose le présent dossier ? Il s’agit d’abord de mesurer l’ampleur de la « Renaissance indo-européenne » au sein de la « Renaissance orientale ». Savons-nous à quel point l’Orient a en effet affecté les savoirs de l’Europe, modifiant la façon dont ceux-ci définissaient leurs objets et construisaient leurs méthodes, et suggérant entre eux de nouvelles convergences ? Savons-nous que ces révolutions épistémologiques prennent leur source dans la rencontre avec les savoirs vivants de l’Orient ? Ainsi la grammaire élaborée par les brahmanes de l’Inde, sans laquelle la révolution linguistique européenne n’aurait peut-être pas eu lieu sous la forme qu’on lui connaît. Le présent numéro propose d’explorer la profondeur des reconfigurations épistémologiques suscitées par l’idée indo-européenne, à travers l’étendue des domaines affectés (de la grammaire à la science des religions, de l’histoire de l’art à l’histoire de la Cité grecque et romaine) aussi bien que celle des aires culturelles touchées par ce mouvement (ainsi la Pologne, et pas seulement l’Angleterre, l’Allemagne ou la France). Ce faisant, il s’agit aussi de nourrir la réflexion critique qui nous apprend à mieux maîtriser les articulations et les glissements que peut susciter l’idée indo-européenne. Car le xixe siècle ouvre la diversité des façons dont l’hypothèse indo-européenne a pu être explorée, et dont l’usage raciste n’était qu’un des possibles. Au cours du premier xixe siècle, tout particulièrement, l’hypothèse des affinités linguistiques entre les peuples indo-européens ne semble pas imposer de scénario univoque en termes d’histoire, de peuplement, de mentalités, d’institutions. Même chez les auteurs qui envisagent que la communauté linguistique se fonde dans une descendance et une pensée communes, rien n’oblige, comme nous le verrons, à détacher les peuples indo-européens d’une filiation commune avec leurs cousins « sémitiques », si l’on envisage, comme Renan, qu’« Aryens » et « Sémites » doivent être considérés comme deux jumeaux issus d’un même berceau que l’on aurait séparés à quatre ou cinq ans. De nombreux auteurs intègrent en outre la filiation indo-européenne à l’héritage biblique, d’autres en font le ferment d’une fraternité humaine et de projets révolutionnaires et émancipateurs. C’est à l’exploration de cette diversité que les auteurs du premier xixe siècle nous invitent, en nous offrant par là même les ressources critiques pour identifier les glissements qui conduiraient à croire pouvoir superposer de manière grossière toutes les formes de parenté, que ce soient celles de langue ou d’origine, de pensée ou de taille des crânes.

Mais où sont passés les Indo-Européens ? Retour sur un débat

3Nous avons souhaité que ce dossier sur l’idée indo-européenne dans le premier xixe siècle n’ignore pas les débats les plus contemporains. Aussi s’ouvre-t-il sur un entretien avec Jean-Paul Demoule, qui revient sur son récent ouvrage [6] et sur certains des débats qu’il a soulevés. C’est l’occasion pour l’auteur de rappeler qu’il n’a jamais voulu dire que l’idée indo-européenne, en particulier les faits linguistiques qui la nourrissent, ait constitué un simple mythe [7]. L’approche de Jean-Paul Demoule a le mérite de décomposer la construction des « Indo-Européens » en autant de « thèses » qu’il faut savoir différencier si l’on veut pouvoir en interroger l’articulation. Parmi la douzaine de thèses qu’il propose, on trouve par exemple : « les langues indo-européennes […] forment une famille de langues cohérentes […] que les linguistes organisent en un arbre unique » (thèse 1) ; cette parenté des langues indo-européennes a été découverte par William Jones et formalisée par Franz Bopp (thèse 2) ; ces langues dérivent d’une langue originelle (thèse 3), parlée par un « Peuple originel » (thèse 4), qui « vivait dans un Foyer originel » localisable (thèse 5). Et c’est seulement parce qu’on a déjà superposé des thèses relevant des plans linguistique et ethnologique, que naît l’ambition de « reconstituer l’environnement naturel, l’économie et la culture du Peuple originel à l’aide des mots communs à la totalité ou à une grande majorité des langues indo-européennes » (thèse 6), de retracer « la diffusion des langues indo-européennes » qui se serait faite « par voie de migrations et de conquêtes à partir du Foyer originel [8] » (thèse 7) et de comparer « les différentes religions et mythologies des peuples indo-européens anciens » pour « reconstituer leur mythologie originelle », leurs institutions ou leur poésie (thèse 9). Apprendre à distinguer ces thèses, c’est aussi entreprendre de reconnaître les problèmes méthodologiques qui surgissent lorsque l’on veut les relier.

4Dans l’entretien présent dans ce dossier, Jean-Paul Demoule revient sur son parcours intellectuel et sur la manière dont celui-ci lui a fait rencontrer la question indo-européenne. Nous suivons ainsi le questionnement d’un jeune archéologue se spécialisant, dans les années 1970, sur le Néolithique, une période dans laquelle on aurait assurément dû trouver ce peuple primitif qui aurait dû parler cette langue commune dont les plus anciennes langues indo-européennes connues au second millénaire avant notre ère, le sanscrit, le hittite et le mycénien, auraient dû provenir. À l’époque où était fondé le Journal of Indo-European Studies, le projet de localisation du foyer primitif indo-européen, abandonné par certains [9], continuait à nourrir tant d’hypothèses qu’il n’y avait peut-être pas un coin de l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural en passant par le pôle Nord, où l’on n’ait pas cherché à localiser la patrie originelle du peuple originel parlant la langue originelle. C’est dès cette époque que naît chez Jean-Paul Demoule le projet de déconstruire un « modèle arborescent-centrifuge dans sa version invasionniste la plus simpliste » qui a, selon lui, nourri diverses idéologies nationalistes du xixe siècle à nos jours (thèse 11), dont le nazisme est l’« un des points d’aboutissement possibles, et historiquement attesté [10] » – idéologies tellement chevillées au modèle scientifique lui-même, qu’elles en constituent, non une dérive mais le « miroir grossissant [11] ». Le débat est toujours intense, et il porte tout particulièrement sur la manière dont s’articulent ces différentes thèses qui composent l’idée indo-européenne, puisque les linguistes et les généticiens défendent de nouveau la possibilité de maintenir à la fois la thèse d’une langue commune, le proto-indo-européen, d’une localisation (les steppes [12]), d’institutions spécifiques – notamment la domestication du cheval – et d’une migration (essaimage vers l’ouest et vers l’est), sans pour autant chercher à relier la communauté de langue à une communauté de sang, de caractère ou de pensée. C’est peut-être là l’un des aspects que le xixe siècle nous apprend à reconnaître avec vigilance : la propension d’une nation à chercher dans ses ancêtres l’origine de son caractère et de ses vertus. Se défaire de telles idées, c’est peut-être aussi accepter que l’existence de communautés humaines ayant parlé une langue proto-indo-européenne, composées d’agriculteurs ou de nomades, n’implique au fond pas grand-chose de plus : ni communauté de sang, ni âme commune, ni destin spécifique s’imposant à leurs descendants.

Décentrements : savoirs indiens, Bible, Rome et Grèce

5Rouvrir le dossier indo-européen supposait d’abord de reconsidérer l’œuvre pionnière de William Jones dont la « légende dorée [13] » a obéré tant la dimension politique que sa dette vis-à-vis des savoirs de l’Inde. Gildas Salmon a prêté une attention précise à ce que les découvertes de William Jones doivent au contexte impérial, et au projet de gouverner les peuples par leurs propres autorités, qui fait de la philologie l’instrument original de cette forme de domination, paradoxalement d’autant plus efficace qu’elle met ses méthodes au service des sources indigènes. C’est dans ce contexte que naît la possibilité d’une hybridation inédite, qui déjoue la représentation que l’on se fait habituellement du surgissement de la grammaire comparée. L’affirmation des parentés morphologiques entre le sanscrit, le grec et le latin par le secrétaire de l’Asiatic Society eut été impossible sans l’appropriation des savoirs grammaticaux des brahmanes indiens par les orientalistes britanniques. Autrement dit la « révolution morphologique » de la philologie comparée, celle qui, selon Foucault [14], fait basculer le paradigme épistémologique des Européens au tournant du xixe siècle, ne peut être comprise si l’on ne commence par y voir une hybridation des savoirs occidentaux au contact des savoirs indiens.

6Le fait que Jones réinscrivait en outre la nouvelle parenté des langues indiennes et européennes au sein d’un horizon permettant de les ramener toutes à leurs origines bibliques achève de montrer que l’origine même de la révolution orientale, fruit d’une fécondation de l’Occident par l’Orient, était parfaitement indifférente à la construction d’un différentialisme opposant Indo-Européens et Sémites. S’il est indéniable que la découverte indo-européenne s’est inscrite dans un vaste mouvement de laïcisation du monde auquel elle contribue, elle n’en reste pas moins tributaire « dès sa première entrée en scène » avec William Jones d’un modèle « adamique [15] ». Comme y insiste Gildas Salmon, cette inscription de l’Inde dans le prolongement de la filiation biblique répond chez le savant britannique à une forme de prudence politique, tant son projet d’éditer les textes de la tradition brahmanique se heurte à de vives résistances en Angleterre. La référence biblique sert en quelque sorte à revêtir l’inconnu d’un manteau familier aux yeux de ceux que son altérité inquiète. L’idée indo-européenne se déploiera dans d’autres contextes en rupture avec cette référence, nourrissant chez un Renan l’idée d’un monde mental parfaitement étranger à celui dont la Bible et les Évangiles sont la plus haute expression. Pourtant, il reviendra à Proudhon, particulièrement dubitatif à l’égard de l’idée indo-européenne, de mettre en relief le lien, à ses yeux profond, entre philologie comparée et modèle théologique, même lorsqu’elle se détourne apparemment de la filiation biblique, comme chez Renan : rechercher l’origine commune, ce serait encore croire au modèle théologique.

7Grâce aux manuscrits inédits consultés par Edward Castleton, on peut désormais reconstituer le parcours du philosophe bisontin, qui a commencé sa carrière en tant que linguiste et philologue poursuivant la recherche de la langue originelle dans une perspective adamique, pour finir par considérer que la faiblesse théorique de l’idée indo-européenne réside dans ce trait fondamental qu’elle partage avec des recherches d’inspiration théologique : « la volonté de rapporter toutes les langues à une langue originelle ». Edward Castelton montre toutefois que ces réticences de Proudhon ne le conduisent pas à nier l’existence de similitudes ou d’analogies entre les langues indo-européennes ; elles le poussent cependant à penser celles-ci selon une unité de série et non de généalogie. S’ouvre alors une perspective nouvelle : contre l’idée d’un peuple primitif privilégié ou d’une nation initiatrice, Proudhon défend, dans un manuscrit des années 1850 intitulé Chronos, dans lequel il entreprenait un grand récit de l’histoire de l’humanité depuis ses origines, l’idée que les hommes sont apparus spontanément en de multiples foyers, ce qu’il appelle « l’ubiquité de la création ». L’homme est ainsi partout indigène, et les parentés des langues s’expliquent par l’unité des facultés humaines et par la proximité des conditions géographiques.

8En permettant d’inscrire l’histoire des peuples dans un passé immémorial, la Renaissance indo-européenne impose une nouvelle concurrence aux modèles classiques hérités de la Renaissance, de Rome et de la Grèce. La querelle entre classiques et romantiques allemands épris d’Orient a été bien documentée : on a dit la résistance des bastions de la philologie classique à la pénétration du comparatisme indo-européen [16]. Julie Ramos propose d’aborder une autre résistance, celle de l’histoire de l’art. Se penchant sur la réception des œuvres de l’artiste Philipp Otto Runge, Julie Ramos met au jour les points de convergence entre un défenseur du classicisme comme Aloys Schreiber et l’indophile Joseph Görres. Lorsqu’il s’agit de savoir à quel point les œuvres de Runge sont « indo-européennes », on s’aperçoit que l’indophile lui-même, s’il se plaît à reconfigurer l’horizon commun du religieux, ne parvient pas à renoncer à l’autonomie de l’art grec dans la représentation du divin. Le comparatisme peine à passer du terrain linguistique et mythologique à celui de la symbolique.

9Au début des années 1860, en France, La Cité antique de Fustel de Coulanges constitue, pour Renan, l’extension du comparatisme philologique et mythologique au droit et aux institutions. Arnaud Macé propose d’explorer cette piste de lecture de l’ouvrage de l’historien français en mesurant ce que l’intégration à l’horizon indo-européen fait à l’histoire ancienne. Il s’agit de contextualiser la manière dont Fustel replace les Romains et les Grecs au sein d’un horizon indo-européen, à travers trois traits structurels qui le rapprochent de Renan : l’inscription dans le tournant « aryaniste » et spiritualiste d’Eugène Burnouf ; l’articulation d’une histoire intérieure et extérieure de l’esprit ; la temporalité paradoxale d’une histoire qui se dilate entre un surgissement initial où tout est donné et une continuité du développement où abondent les renouveaux. Dans ce contexte, l’originalité de Fustel apparaît dans le fait que les ressources de l’histoire institutionnelle qui documentent pour lui la vie de l’esprit supposent de reconnaître une diversité et une malléabilité aux croyances des Indo-Européens, de telle sorte que ceux-ci ne peuvent plus être aussi strictement opposés à d’autres peuples que ne le faisait Renan. C’est chez Proudhon que l’on trouve la plus vive critique de Renan sur ce point, comme le montre Edward Castleton à partir des manuscrits : le polythéisme et le monothéisme ne sauraient être considérés comme des caractéristiques essentielles des Indo-Européens et des Sémites – et l’hypothèse que le peuple juif soit issu d’une migration indo-européenne est aussi envisagée.

Les variations de l’idée indo-européenne : contextes scientifiques et politiques

10Les réticences de Proudhon vis-à-vis de l’idée indo-européenne ne sont pas marginales. Loin de s’imposer avec évidence en Europe, l’idée indo-européenne a donné lieu à de fortes résistances de la part des institutions universitaires et religieuses. Si tel est le cas, c’est parce qu’elle s’inscrit d’emblée dans des problématiques non seulement scientifiques mais aussi politiques particulièrement vives dans les sociétés européennes, profondément ébranlées par l’événement révolutionnaire. Ce contexte affecte aussi bien les débats philologiques [17] que ceux qui concernent l’histoire. En France par exemple, la Restauration est le théâtre d’un « combat pour l’histoire [18] ». La référence au passé est immédiatement politique ; c’est d’ailleurs dans ce cadre polémique que s’opéra un renouveau profond des sciences historiques de la décennie 1820. Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait eu, tant chez les partisans de la Restauration que chez ceux de la Révolution, des usages politiques rivaux de la philologie, parce qu’elle ouvre la voie à la connaissance d’une histoire jusqu’alors engloutie, « l’histoire originelle du genre humain [19] ». Les débats philologiques entre héritiers de la Révolution et partisans de la Contre-révolution ont toutefois été rétrospectivement obérés par l’importance qu’a prise, à juste titre, dans l’histoire des idées, l’étude de l’exploitation raciste de l’hypothèse indo-européenne. Or, il est indéniable que les travaux des philologues français du premier tiers du xixe siècle se comprennent moins dans le cadre d’une généalogie de la pensée raciste que dans celui de la lutte pour l’hégémonie quant à la référence à l’histoire. Les publications du baron d’Eckstein, tout comme celles de Schlegel outre-Rhin, ne s’inscrivent pas tant dans une perspective « nationaliste [20] » que dans une perspective « contre-révolutionnaire » où les recherches sur le sanscrit servent à confirmer la Révélation. C’est dans cette perspective d’un « combat pour la philologie » qu’Aurélien Aramini examine les travaux de l’orientaliste Eugène Burnouf. En situant l’œuvre de celui qui contribua à percer le secret de l’écriture cunéiforme dans la tradition intellectuelle du sens commun puisé chez un Vico interprété par Michelet, il s’avère que les textes sanscrits et « zends » sont considérés comme une voie d’accès privilégiée à l’histoire primitive de l’esprit humain, sans qu’il y ait pour autant affirmation d’une identité indo-européenne spécifique. Parce qu’il donne à voir l’esprit humain dans son activité prométhéenne de création des langues, le comparatisme indo-européen fournit alors à Eugène Burnouf les arguments pour défendre une conception révolutionnaire du langage contre les tenants de la conception catholique traditionaliste selon laquelle « nulle langue n’a pu être inventée, ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre [21] ».

11Les profondes résonances politiques de la philologie s’entendent tout autant dans l’Europe de Metternich en passe d’être ébranlée par le principe des nationalités. Les recherches philologiques sur une supposée antiquité indo-européenne sont l’occasion d’échanges, de collaborations mais aussi de rivalités entre les savants de l’Allemagne, de l’Angleterre, de la France ou encore de l’Italie, de la Pologne ou de la Russie, tous en quête d’ancêtres glorieux [22]. Or, l’idée indo-européenne subit des déformations conceptuelles qui épousent les contours des nations qu’elle rencontre tout autant qu’elle contribue à en renouveler la compréhension. Depuis sa chaire de littérature slave au Collège de France, Mickiewicz mobilise l’idée indo-européenne pour traiter de l’origine des Slaves et de leur destination historique. Tout en admettant l’existence d’un fonds commun indo-européen, l’écrivain polonais en exil cherche à montrer en quoi les Slaves sont « un peuple unique en son genre ». Tomasz Szymański explicite, dans son étude des cours du professeur prophète du Collège de France, le lien entre la place attribuée au peuple lituanien, au point de jonction entre la culture des Indous et celle des Slaves, et le messianisme de Mickiewicz, proche du mystique Andrzej Towiański. Indépendamment des contradictions repérables dans les propos de l’écrivain polonais, il est indéniable que l’idée indo-européenne se teinte de pittoresque en voyageant aux quatre coins de l’Europe, en faisant toujours l’objet d’une réappropriation singulière ordonnée aux préoccupations politiques propres à chaque espace national en quête d’une légitimité millénaire.

12Se dessinent, par la comparaison des comparatismes, des potentialités inattendues de l’idée indo-européenne. Loin d’être l’apanage d’auteurs « racistes » ou « réactionnaires » tels que Gobineau ou Vacher de Lapouge, la philologie indo-européenne a nourri, au cœur du xixe siècle, des discours émancipateurs, universalistes et progressistes. Outre la philologie révolutionnaire d’Eugène Burnouf ou le discours messianique de l’écrivain emblématique d’une nation polonaise martyrisée déjà évoqués, le comparatisme indo-européen a enrichi l’œuvre d’auteurs à la sensibilité républicaine. Des articles de la Revue encyclopédique aux entrées de l’Encyclopédie nouvelle, l’idée indo-européenne se révèle être la promesse d’un « humanisme intégral » et la source supposée d’un renouveau religieux pour les penseurs républicains de la dissidence saint-simonienne tels que Jean Reynaud ou Pierre Leroux [23].

13Dans la constellation républicaine de la monarchie de Juillet, la mobilisation par Quinet de l’idée indo-européenne présentée par Frédéric Brahami est exemplaire par sa dimension à la fois universaliste, progressiste et révolutionnaire. Si Michelet, son frère d’armes au Collège de France, aura dans la Bible de l’humanité en 1864 un usage inquiétant de l’idée indo-européenne, fragmentant l’identité humaine en traditions rivales, l’auteur du Génie des religions publié en 1842 mobilise la découverte des textes sacrés de l’Inde et de la Perse pour repenser la dynamique sociale de l’humanité à partir d’un premier credo. Subordonnant l’opposition entre polythéisme et monothéisme à celle du dieu nature et du dieu esprit, Quinet s’efforce d’établir la filiation des dogmes pour trouver, dans le passé, la tradition qui unit les peuples en une même humanité mais aussi pour s’engager vers la formulation de la religion de l’avenir que la Révolution française a portée en germe. Parce que la différence du panthéisme naturaliste indo-perse et de la transcendance spiritualiste sémite n’a pas valeur de dichotomie, s’esquisse, au cœur même du xixe siècle, une autre idée indo-européenne qui trouve dans la pensée de Quinet l’une de ses expressions les plus séduisantes, aux antipodes du mythe aryen. N’est-elle pas la meilleure preuve que, de l’idée indo-européenne à l’ethnodifférentialisme raciste, la conséquence n’est ni bonne ni directe ?

14Notre espoir est que ce long détour par le xixe siècle puisse susciter, autant chez les littéraires que chez les artistes, les scientifiques ou les philosophes, un regain d’intérêt pour l’étude de l’effet des recherches indo-européennes sur l’ensemble des savoirs et des écritures du xixe siècle à nos jours. La restitution des configurations politiques, scientifiques et artistiques du premier xixe siècle, en particulier, offre un regain d’intelligibilité sur l’articulation contemporaine des savoirs et des discours. Il y a fort à parier que les débats sur les arbres linguistiques, les gènes des chevaux des steppes pontiques ou les noms des peuples enfouis dans les strates de langues millénaires ne manqueront pas de rester vifs. Nous voudrions suggérer que la restitution des débats du xixe siècle sur la question indo-européenne est aussi un levier critique robuste pour une approche de l’ensemble de ces questions, qui n’en laisse pas le monopole aux discours mystificateurs et à leurs tentatives de remodeler les fractures du présent sur le partage des origines fantasmées.

Notes

  • [1]
    Reprise en 1842 dans le Génie des Religions, la formule est, à l’origine, le titre d’un article publié en 1841 dans la Revue des Deux Mondes, t. 28, quatrième série, Paris, Bureau de la Revue des Deux Mondes, 1841 (p. 112 et suiv.).
  • [2]
    Raymond Schwab, La Renaissance orientale, Paris, Payot, 1950.
  • [3]
    Léon Poliakov, Le Mythe aryen : essai sur les sources du racisme et des nationalismes, Paris, Calmann-Lévy, 1971 ; Maurice Olender, Les Langues du Paradis : Aryens et Sémites : un couple providentiel, Paris, Gallimard/Seuil, 1989 ; Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ?, Paris, Seuil, 2014.
  • [4]
    Voir ci-après les références à la littérature la plus récente.
  • [5]
    Sur ce point, voir l’entretien avec Jean-Paul Demoule dans le présent volume.
  • [6]
    Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens, ouvr. cité.
  • [7]
    Sur les débats avec les linguistes évoqués dans l’entretien, voir par exemple le compte rendu critique de l’ouvrage de J.-P. Demoule, par Thomas Pellard, Laurent Sagart et Guillaume Jacques, « L’indo-européen n’est pas un mythe », Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, Peeters Publishers, 2018, 113 (1), p. 79-102. Pour des éléments de réponse à ces critiques, outre l’entretien figurant dans le présent dossier, on consultera le billet de Jean-Paul Demoule sur le carnet de recherche « Cipanglossia » (Jean-Paul Demoule, « [Billet invité] Réponses de Jean-Paul Demoule à propos des Indo-Européens », Cipanglossia, 19 mars 2018 https://cipanglo.hypotheses.org/689).
  • [8]
    Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ?, ouvr. cité, p. 14-16.
  • [9]
    Jean-Paul Demoule cite Vere Gordon-Childe, déclarant « puéril » en 1957 la tentative de trouver le berceau aryen à laquelle il avait contribué trente ans plus tôt dans The Aryans: A Study of Indo-European Origins (1926), mais aussi Colin Renfrew, qui, en 1987, dans Archaeology and Language : The Puzzle of Indo-European Origins, maintient l’hypothèse d’une diffusion des langues indo-européennes à partir du Proche-Orient vers l’ensemble de l’Europe durant le néolithique. Il partage alors le scepticisme de James Mallory, dont il supervise la traduction française, voir À la recherche des Indo-Européens, Paris, Le Seuil, 1997.
  • [10]
    Jean-Paul Demoule, « [Billet invité] Réponses de Jean-Paul Demoule à propos des Indo-européens », Cipanglossia, 19 mars 2018 https://cipanglo.hypotheses.org/689
  • [11]
    Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ?, ouvr. cité, p. 598.
  • [12]
    Le « retour » du modèle « steppique » s’appuie essentiellement sur deux arguments de paléogénétique relatifs à la génétique des populations pontiques et à celle du cheval qui aurait été domestiqué par ces mêmes populations. Concernant le premier argument, la génétique permettrait d’établir un double mouvement migratoire : des steppes vers l’Europe et des steppes vers l’Inde. Deux articles de paléogénétique semblent ainsi corroborer le mouvement « steppes-Europe » (Allentoft, Morten E. et al., « Population genomics of Bronze Age Eurasia », Nature 522 (7555), 2015, p. 167-172. https://doi.org/10.1038/nature14507 ; Haak, Wolfgang et al., « Massive migration from the steppe was a source for Indo-European languages in Europe », Nature 522 (7555), 2015, p. 207-211. https://doi.org/10.1038/nature14317) et un article sur le mouvement « Steppes-Inde » (Narasimhan, Vagheesh M. et al., « The genomic formation of South and Central Asia », bioRxiv.org, 2018, https://doi.org/10.1101/292581). Concernant la génétique du cheval, animal dont le nom est reconstructible en proto-indo-européen et qui aurait été domestiqué dans les steppes, voir Gaunitz, Charleen et al., « Ancient genomes revisit the ancestry of domestic and Przewalski’s horses », Science 360 (6384), 2018, p. 111-114. https://doi.org/10.1126/science.aao3297. Pour davantage de précisions, on consultera l’article déjà cité « L’indo-européen n’est pas un mythe » et tout particulièrement le point consacré au « modèle steppique ».
  • [13]
    Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ?, ouvr. cité, p. 20.
  • [14]
    Sur la rupture qu’inscrit la grammaire comparée vis-à-vis de la grammaire générale voir Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966.
  • [15]
    Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ?, ouvr. cité, p. 23-24.
  • [16]
    Voir Pascale Rabault-Feuerhahn, L’Archive des origines. Sanskrit, philologie, anthropologie dans l’Allemagne du xixe siècle, Paris, Cerf, 2008, p. 106-118.
  • [17]
    Voir Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, ouvr. cité, p. 304 : « tout au long du xixe siècle la philologie aura de profondes résonances politiques ».
  • [18]
    Concernant l’usage politique de l’histoire sous la Restauration, voir tout particulièrement l’ouvrage classique de Stanley Mellon The Political Uses of History, a Study of Historians in the French Restoration, Standford University Press, Stanford, California, 1958 et le dossier « De la Révolution à l’Histoire » coordonné par Frédéric Brahami, Archives de philosophie, Centre Sèvres, Facultés Jésuites de Paris, t. 80, cahier 1, janvier-mars 2017.
  • [19]
    Friedrich Schlegel, Über die Sprache und Weisheit der Indier, Heidelberg, Mohr und Zimmer, 1808, traduction d’Adolphe Mazure, Essai sur la langue et la philosophie des Indiens, Paris, Parent-Desbarres, 1837, p. 157.
  • [20]
    Cette dimension « nationaliste » est toutefois déjà bien présente, voir Léon Poliakov, Le Mythe aryen, essai sur les sources du racisme et des nationalismes, ouvr. cité, p. 219 et suiv.
  • [21]
    Jean-Yves Pranchère, L’Autorité contre les Lumières. La philosophie de Joseph de Maistre, Genève, Librairie Droz, 2004, p. 324 sqq. Pour une lecture très précise de la pensée maistrienne du langage voir, dans ce même ouvrage, les pages 322-328.
  • [22]
    Si les cas français, anglais ou allemand ont fait l’objet de nombreuses études qui sont évoquées dans les articles du présent dossier, les cas italien et russe sont encore peu connus. Pour l’Italie, voir l’étude d’Aurélien Aramini consacrée au philologue turinois Gaspare Gorresio, « Gaspare Gorresio : de la recherche de l’origine à la (re)découverte de l’identité aryenne », dans La Pensée de la race en Italie, du romantisme au fascisme, sous la direction d’Aurélien Aramini et d’Elena Bovo, Besançon, Cahiers de la MSHE Ledoux, Série « Archives de l’imaginaire social », 2018 ; sur le cas russe, voir L’Imaginaire raciologique en France et en Russie, xixe-xxe siècles publié sous la direction de Sarga Moussa et de Serge Zenkine (Presses Universitaires de Lyon, coll. Littératures et idéologies, 2018), tout particulièrement l’article de Victor Shnirelman, « Les “Slavo-Aryens” : un ésotérisme à la russe », p. 127-142 ; Marlène Laruelle, Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du xixe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2005.
  • [23]
    Voir sur ce thème Aurélien Aramini et Vincent Bourdeau, « Synthèse et association. La Revue encyclopédique de Leroux, Reynaud et Carnot », dans Quand les socialistes inventaient l’avenir (1825-1860), Th. Bouchet, V. Bourdeau, E. Castleton, L. Frobert, F. Jarrige (dir.), Paris, Éditions La Découverte, 2015, p. 84-96, et Aurélien Aramini, « Zoroastre républicain Les enjeux philosophiques et politiques de la découverte des textes “zends” : Eugène Burnouf et Jean Reynaud », dans Klesis, 30/2014, p. 27-54.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/rom.185.0005
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