CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La rénovation en cours des bâtiments de la Bibliothèque nationale de France, rue de Richelieu, est l’occasion de s’interroger sur leur histoire [1]. Plusieurs travaux ont récemment mis en valeur l’œuvre exceptionnelle de leurs architectes Henri Labrouste [2], Jean-Louis Pascal [3] et Michel Roux Spitz [4]. Nous revenons dans cet article sur un aspect moins connu de l’histoire de la Bibliothèque au xixe siècle, particulièrement dans la première moitié, celle de ses publics, et sur le prêt de livres à l’extérieur, pratique maintenant abandonnée, mais alors fort répandue et objet de polémique.

2 Après son installation en 1721 dans une partie de l’ancien Palais de Mazarin, la Bibliothèque du Roi s’ouvre progressivement à différents publics, qui reflètent trois usages du lieu et de ses collections : lire sur place, dans les vastes galeries qui longent la rue de Richelieu ; déambuler dans ces mêmes galeries dans un but de visite : on parle alors de « curieux » ; emporter les ouvrages pour les lire au-dehors. Ces usages cohabitent pacifiquement [5]. La Révolution et l’Empire dérangent cet équilibre. En effet, confiscations et conquêtes doublent les collections, et le changement de statut de l’établissement l’ouvre à des publics nouveaux.

3 Les visiteurs, ou le public promeneur, comme on l’appelle parfois, toujours cantonnés au mardi et au vendredi, se font plus nombreux : désormais toutes les descriptions de Paris et les guides de voyage mentionnent la bibliothèque comme un but de promenade et non pas seulement comme un lieu d’étude [6]. Cette cohabitation devient insupportable pour une partie des lecteurs sur place, gênés par ces visiteurs et qui déplorent d’être privés par les emprunteurs indélicats des livres dont ils ont besoin.

4 Dès lors, un débat public s’ouvre, dont la presse s’empare. Les pouvoirs publics tentent de dialoguer, parfois difficilement, avec les conservateurs, pour encadrer les pratiques des uns et des autres, tout en se montrant longtemps incapables de trancher sur la lancinante question du déménagement de la bibliothèque ou de sa reconstruction sur place. Le Second Empire tranchera en optant pour la reconstruction sur place, confiée à Henri Labrouste, et apportera une solution originale à la question des publics en les répartissant dans deux salles de statuts différents.

5 Mais nous voudrions insister sur la réponse qu’avait apportée la monarchie de Juillet [7], en nous attardant sur la pratique du prêt de livres à l’extérieur [8].

La réforme de 1833

6 Guizot, lors de son passage, à partir du 11 octobre 1832, au Ministère de l’instruction publique auquel étaient rattachées depuis peu les bibliothèques publiques [9], n’a pas manqué de s‘intéresser à la première d’entre elles.

7 Le règlement du 26 mars 1833 [10] s’attaque à plusieurs maux de la Bibliothèque sans pour autant remettre en cause le système, si controversé et qui remonte au Directoire, de la direction de la Bibliothèque par une assemblée collégiale, le Conservatoire (c’est-à-dire la réunion des conservateurs des départements). Consacré pour une part importante au service public, il décide la création d’une salle d’étude par département, « où les travailleurs seuls seront admis ». Jusqu’ici, les lecteurs se répartissaient dans les vastes galeries qui encadraient, au premier étage, sur les côtés ouest, nord et est, la grande cour de la Bibliothèque, située pour une bonne part au même emplacement qu’aujourd’hui. Des tables y étaient, selon des modalités mal connues, disposées, comme l’écrit Dumersan dans son guide du visiteur : « On communique les livres, avec beaucoup d’obligeance, aux personnes qui les désirent, et qui peuvent lire ou travailler sur des bureaux placés dans les galeries [11]. » Ces modalités de communication des livres semblent relever alors surtout du dialogue direct entre les bibliothécaires et les lecteurs [12].

8 La nouvelle salle de lecture, ouverte le 21 octobre 1833, regroupe les lecteurs, en les séparant des magasins où étaient stockés les livres, ce que fera beaucoup plus nettement Labrouste quelques années plus tard à la Bibliothèque Sainte-Geneviève (1851) puis à la Bibliothèque impériale (1868). Le règlement prévoit cependant des tables particulières pour la consultation des journaux littéraires et scientifiques et pour celle des livres rares et précieux, dont les collections sont alors en cours de regroupement dans une réserve [13]. La salle contient un choix d’ouvrages d’usage courant (dictionnaires, ouvrages généraux, œuvres complètes de grands auteurs, etc.), au nombre d’une vingtaine de milliers, suffisant, écrit le Journal des débats, « à la plupart des demandes [14] ». Le regroupement des lecteurs facilite le service public en rationalisant la communication des ouvrages qui restent conservés dans les galeries, en permettant la surveillance et en organisant le renseignement aux lecteurs autour d’un bureau central unique. Cette salle constitue un espace de tranquillité, protégé de la gêne provoquée par la déambulation des curieux. Comme l’explique le Journal des débats du 18 octobre 1833, « les Lecteurs seront complètement séparés des personnes que la simple curiosité amène à la Bibliothèque, ou qui vont visiter le cabinet des médailles. Les Lecteurs, après avoir traversé la cour, trouveront en face de la porte principale de la rue Richelieu, un grand escalier qui conduit à la salle qui leur est réservée. Cette vaste galerie, dont les deux extrémités sont fermées par des boiseries vitrées, aura l’avantage de donner place à plus de monde, de favoriser l’étude par le silence, et d’y maintenir la température plus douce. » Les visiteurs, au terme de leur déambulation qui pouvait les mener dans les galeries des différents départements, butaient en effet sur une cloison vitrée, à travers laquelle ils pouvaient apercevoir, respectueusement, les « travailleurs » regroupés autour de quelques grandes tables.

9 Ceux-ci peuvent même bénéficier, au tout début de 1840, du chauffage, au grand dam de certains conservateurs qui déplorent la création d’un véritable chauffoir. Dans une petite brochure adressée au ministre de l’Instruction publique, publiée à cette date, l’administrateur Jean-Antoine Letronne se vante d’avoir mis fin aux souffrances des lecteurs en ayant été l’instigateur de l’installation de plusieurs calorifères : « Dès le commencement de novembre, la température des vastes salles où le public est admis s’abaissait peu à peu ; quelques jours après les premiers froids, ordinairement vers la mi-décembre, elle descendait à zéro ou au-dessous ; elle ne remontait plus que faiblement, parce que la crainte de l’humidité obligeait de laisser les fenêtres closes ; en temps de dégel, le froid intérieur devenait encore plus vif et plus pénétrant. Cela durait au moins jusqu’à la mi-mars [15]. »

10 Quant aux collections non abritées dans la salle de lecture, elles restent conservées dans les galeries, sur plusieurs niveaux, du rez-de-chaussée aux combles, derrière des armoires souvent grillagées. Des monte-charges, installés en 1836, permettent de les acheminer plus rapidement vers la salle de lecture. Encore faut-il les repérer. Le maillon faible de la Bibliothèque, c’est bien sûr l’absence de catalogue, objet d’une infinité de plaintes et de moqueries dans la presse. Le bibliothécaire, bien souvent le conservateur, reste un indispensable intermédiaire pour repérer un livre dans les collections. Certains, tel Joseph Van Praet, le conservateur du département des imprimés, qui décède au début du mois de février 1837, âgé de 82 ans, s’y sont acquis une grande réputation. Mais il faudra attendre encore une vingtaine d’années pour que paraissent les premiers volumes d’un catalogue méthodique, consacré à l’histoire de France.

Visiteurs et lecteurs

11 Connaître ce public serait un enjeu de taille. En dehors des visites administratives, la Bibliothèque reçoit des visiteurs illustres, comme le roi de Naples au mois d’août 1836. Le 21 juin suivant, le duc et la duchesse d’Orléans parcourent pendant quatre heures les galeries de la Bibliothèque. « Madame la Duchesse d’Orléans a voulu tout voir : elle n’a pas craint de parcourir jusqu’aux combles de la Bibliothèque ; elle a jeté un coup d’œil sur la salle de lecture que remplissaient alors plus de deux cents lecteurs, absorbés par l’étude [16] ». Quant au public promeneur, c’est, d’après le Nouveau tableau de Paris au xixe siècle, un mélange de provinciaux venus découvrir Paris, de paysans, d’invalides et d’étrangers surtout anglais [17] ! Les curiosités ne manquent pas pour ceux qui déambulent : hautes murailles de livres, bustes d’écrivains, les deux fameux globes de Coronelli, trésors du Cabinet des médailles alors installé au-dessus de l’arcade Colbert, vitrines de manuscrits précieux disposées dans la galerie Mazarine, etc.

12 Aucune donnée statistique fiable ne nous est parvenue au sujet des lecteurs sur place. Les évaluations rencontrées au hasard des textes sont contradictoires, souvent destinées à défendre une cause. Même si l’inflation des chiffres au fil du siècle reflète une tendance à la hausse, parler de 600 lecteurs comme le fait Paul Lacroix (le Bibliophile Jacob [18]) semble bien excessif eu égard à la taille de la salle (150 places [19]) et à l’étroitesse des horaires d’ouverture en vigueur jusqu’au Second Empire (de 10 à 15 heures). On s’en tiendra plutôt à l’évaluation de 2 à 300 par jour donnée par Letronne [20] en 1842. Et tout compte fait, pour une fois, car il s’appuie sur un décompte précis, cela concorde avec les statistiques données par Taschereau (administrateur général à partir de 1858) qui annonce 31 419 lecteurs pour le second semestre de 1867, soit une moyenne de 210 par jour, alors que les horaires ont été élargis d’une heure [21].

13 Quant à la composition du public, il ne manque pas de textes pour en railler l’hétérogénéité et le faible niveau. Paul Lacroix, encore lui, est le chef de file de ceux qui ironisent sur les « liseurs ». Pour eux, la création de cette salle de lecture, comme le chauffage ou l’élargissement des horaires, encore à l’état d’hypothèse, ne fait qu’accroître le mal. Ils n’ont pas de mots assez durs pour dépeindre ces lecteurs qu’ils jugent incultes et illettrés : « Pourquoi a-t-on formé à grands frais pendant quatre siècles ce dépôt unique, auquel tous les écrivains français apportent en tribut le premier exemplaire de leurs ouvrages, et qui sert, en quelque sorte, d’archives générales à la pensée humaine ? Pour que les oisifs, les flâneurs et les écoliers viennent là, tous les jours, de dix heures du matin à trois heures de l’après-midi, errer, s’asseoir, dormir, lire, écrire ! Telle est maintenant la destination presque exclusive de la Bibliothèque du Roi [22] ! » Quelques années plus tard, le rapport la commission présidée par Mérimée pour préparer le décret de réorganisation du 14 juillet 1858 ne sera guère plus bienveillant.

Les registres de prêt

14 Troisième volet du service public aux termes du règlement de 1833, le prêt de livres à l’extérieur mérite une approche plus fine. Précisons que notre étude ne porte que sur les livres imprimés. Les estampes, conservées dans des recueils de grand format, étaient exclues du prêt, de même en principe que les trop précieuses et fragiles collections du département des Médailles et antiques. Le prêt de manuscrits était, lui, autorisé, mais, soumis à des règles strictes, d’une volumétrie bien inférieure à celle des livres imprimés [23]. Les manuscrits à peintures, notamment, en étaient exclus.

15 Nous l’avons dit, le prêt d’ouvrages imprimés à l’extérieur est en forte hausse au xixe siècle, s’élevant pendant toute la première moitié à plusieurs milliers chaque année. Ces registres ne sont pas inconnus des chercheurs ; ils ont été signalés par Eugène-Gabriel Ledos en 1936 [24]. Les historiens de la littérature les utilisent fréquemment, y trouvant matière à retracer, en partie du moins, les lectures préparatoires à l’écriture d’un ouvrage. La bibliographie de ce mode d’exploitation est longue [25]. Il nous a semblé que leur étude, non pas limitée à un auteur, mais statistique, apporterait un éclairage sur le lectorat et ses pratiques, ainsi que sur l’image de la Bibliothèque. Leur exploitation doit être complétée par d’autres sources, notamment les correspondances administratives (demandes d’accréditation, lettres de réclamation, etc.) et les procès-verbaux des séances du Conservatoire de la Bibliothèque [26].

16 L’étendue de la source nous a conduits à choisir l’année 1837, une des premières du fonctionnement de la nouvelle salle de lecture. Le régime du prêt, objet de nombreuses critiques dans le premier tiers du siècle, vient tout juste d’être réorganisé. Les procédures d’inscription, de délivrance et de restitution des ouvrages sont alors décrites précisément par le règlement du 26 mars 1833.

17 L’année 1837 occupe deux registres [27], qui comportent les informations suivantes, regroupées en colonnes : le numéro du journal (n° d’ordre de 1 à… pour l’année), l’auteur et/ou le titre de l’ouvrage, le « numéro du catalogue » (c’est-à-dire la cote), le nom de l’emprunteur, la date de l’emprunt et la date de retour (date attendue) [28], une rubrique observation dévolue presque systématiquement à la signature de l’emprunteur [29], et comprenant la mention de rendu ou non de l’ouvrage emprunté.

18 En 1837, on dénombre 5 767 emprunts dont 4 268 (74 %) émanent d’emprunteurs extérieurs et 1 499 (26 %) de membres du personnel [30]. Les emprunts par le personnel témoignent parfois de quelques libertés avec le règlement. Ils obéissent à des motivations variées, sans qu’il soit toujours possible de faire la part de chacune d’elles : loisir, recherches personnelles, prêt à une personne non accréditée, travail professionnel [31], etc. On ne peut non plus exclure un certain sous-enregistrement de ces emprunts. Ils sont donc d’une nature différente de celle des autres, et il nous a semblé préférable de les distinguer systématiquement ou même de les retirer de notre échantillon afin de ne pas le fausser.

19 Compte tenu des nombreux jours de fermeture de la Bibliothèque, qui lui étaient souvent reprochés, la moyenne quotidienne des emprunts extérieurs approche la vingtaine. Les variations mensuelles, peu significatives, révèlent une légère augmentation au mois d’août, avant la fermeture annuelle de septembre.

20 Ces emprunts sont le fait de 605 emprunteurs extérieurs différents (auxquels s’ajoutent 51 membres du personnel). Parmi eux, on dénombre 45 étrangers, tous européens, venus essentiellement des pays germaniques (19) et scandinaves (5). Les femmes sont au nombre de 28 (4.6 %), chiffre à l’image d’une bibliothèque où les gravures de cette époque montrent peu de lectrices et où le personnel est presque en totalité masculin (à l’exception de quelques portières et de quelques employées de l’atelier de collage des estampes). Parmi ces emprunteuses, on relève plusieurs noms de femmes auteurs, par exemple Sophie Ulliac Tremadeure, Laure d’Abrantès, Sophie Gay, Pauline Roland ou encore Eugénie Niboyet.

Devenir emprunteur

21 L’autorisation d’emprunter n’était accordée, selon le règlement de 1833, qu’à « des personnes d’une solvabilité notoire, connues pour se livrer à des travaux utiles ». Les demandes, écrites, étaient soumises au Conservatoire qui les examinait à la fin de chacune de ses réunions hebdomadaires. Sur les 201 formulées en 1837, 70 se heurtent à un refus, c’est-à-dire un pourcentage de 35 % légèrement supérieur à celui des années précédentes (30,6 % en 1835). Encore faut-il préciser que beaucoup de recalés obtiennent satisfaction lors d’une deuxième demande. Les lettres sont, pour une large part, conservées. De nombreux candidats, sûrs de leurs titres, de leur bon droit ou de leurs relations avec les conservateurs, ne prennent pas la peine de se justifier. Par exemple, Prosper Mérimée n’invoque que son titre d’inspecteur des monuments historiques pour argumenter son besoin de consulter des ouvrages archéologiques. Sans doute les lettres les plus intéressantes émanent-elles de candidats sans notoriété, qui se heurtent souvent à un refus. Beaucoup d’entre elles évoquent l’étroitesse, bien réelle, des horaires d’ouverture de la Bibliothèque, ou la pauvreté qui interdit d’acheter des livres, à une époque où, on le sait, celui-ci est encore très cher.

22 La réforme de 1833 oblige tous les emprunteurs à se réinscrire. La Bibliothèque tient deux registres [32] qui portent les mentions de nom, prénom, profession et adresse. Malgré erreurs et omissions, ils apportent des informations précieuses. Sur nos 605 emprunteurs de 1837, 141 (23 %) n’ont pas encore, au moment de leur premier emprunt, été officiellement réinscrits, ce qui atteste d’une certaine liberté vis-à-vis de la réglementation, et aussi sans doute de la persistance de circuits différents. Les archives offrent de nombreux exemples de lettres de recommandation (sans doute ce terme est-il un euphémisme) venues des ministres, en faveur d’étrangers, de provinciaux ou de personnes chargées de missions diverses. A contrario, sur les 464 emprunteurs régulièrement inscrits, plus de la moitié le sont déjà depuis plusieurs années.

23 Dans 15 % des cas, la signature de la personne qui retire l’ouvrage ne correspond pas au nom de l’emprunteur. Ce rôle d’intermédiaire peut être tenu par des personnes de statut très différent, un domestique qu’on aura muni d’un billet, un homme de confiance ou un membre du personnel de la Bibliothèque. Par exemple, la correspondance de Balzac nous le montre en relations avec Demanne, employé au département des livres imprimés, qui retire les ouvrages au nom de l’écrivain (15 juillet 1837).

24 Les modalités de demande des documents, une fois l’inscription effectuée, sont décrites par l’article 83 du règlement. Les demandeurs doivent déposer la veille « dans une boîte destinée à cet usage, un bulletin portant leur nom, leur adresse et le titre de l’ouvrage qu’elles demandent […] Le bulletin reste déposé, comme pièce justificative, pour être rendu lorsqu’on remettra l’ouvrage, et après vérification faite de l’état de conservation de cet ouvrage. »

Recherches sur les emprunteurs

25 356 emprunteurs extérieurs ont pu être identifiés, soit 58,4 % [33]. Ce sont très majoritairement des hommes. Leur moyenne d’âge est de 39 ans. La répartition, par tranche d’âge, est la suivante :

Tableau 1

Répartition par tranches d’âge (pour 356 emprunteurs).

Tranche d’âge % du total
21-30 ans 25,2
31-40 ans 36,1
41-50 ans 19,1
51-60 ans 9,3
61-70 ans 7
71 ans et plus 3,3
figure im1

Répartition par tranches d’âge (pour 356 emprunteurs).

26 Une répartition professionnelle de 517 emprunteurs a pu être esquissée. Exercice délicat, étayé par les déclarations faites au moment de l’inscription, et non dépourvu d’ambiguïtés. En effet, nombreux sont ceux qui annoncent une double activité, par exemple médecin et homme de lettres. Si nous avons privilégié dans ces cas l’aspect qui motivait leur inscription à la bibliothèque, nous n’ignorons pas les limites de cette classification.

Tableau 2

Répartition des emprunteurs par professions.

Professions Nombre %
Académiciens 22 4,3
Administration 41 7,9
Université (professeurs, étudiants, chercheurs) 40 7,7
Enseignants de lycées et collèges 33 6,4
Artistes 6 1,2
Monde des lettres 164 31,7
Monde du livre 12 2,3
Presse et journalisme 43 8,3
Bibliothèques et musées 33 6,4
Professions juridiques 35 6,8
Politique 19 3,7
Ecclésiastiques 14 2,7
Militaires 13 2,5
Architectes, ingénieurs 11 2,1
Médecins 22 4,2
Scientifiques 7 1,4
Sans profession 2 0,4
Total 517 100
figure im3

Répartition des emprunteurs par professions.

27 Les emprunteurs de 1837 déclarent donc appartenir majoritairement au monde des lettres (32 %). Des recherches systématiques dans le Catalogue général de la bibliothèque montrent qu’au moins 53 % des emprunteurs sont déjà des auteurs d’ouvrages et que 13 % le deviendront ensuite. Ces chiffres ne peuvent qu’être inférieurs à la réalité car les contributions à la presse périodique, alors en plein essor, ainsi qu’à beaucoup d’activités savantes ne sont pas repérées par le catalogue. Ils confirment que l’accès au prêt était accordé prioritairement à des auteurs. À l’inverse, il reste une part non négligeable d’incertitude. Tous les emprunteurs se déclarant hommes de lettres, et ils sont nombreux, ne figureront pas nécessairement au Catalogue de la Bibliothèque !

Une géographie parisienne très tranchée

28 L’exploitation des adresses parisiennes des emprunteurs, fournies par le registre d’inscriptions (registre 106), pourrait permettre d’en établir une carte. Nous avons élargi notre échantillon aux 1 665 adresses recueillies pour la période 1833-1843.

29 Sur ce total, seules 1 424 sont exploitables. Si 35 signalent des adresses hors de Paris, dans les villages proches qui seront absorbés en 1860, la répartition par arrondissements présente une très forte concentration sur la moitié ouest de la capitale.

Tableau 3

Répartition des emprunteurs par arrondissements.

Arrondissement avant 1860 Correspondance avec les arrondissements actuels Nombre d’emprunteurs
1 1, 8 une partie du 2, 9 et 16 252
2 2, 9 350
3 2, 10 et une partie du 1 83
4 1 et une partie du 2 30
5 2, 10 36
6 3 et une partie du 4, 11 27
7 3, 4 17
8 3, 11, 12 et une partie du 4 20
9 4 et une partie du 1 26
10 7 et une partie du 6, 15 290
11 6 et une partie du 5 197
12 5 et une partie du 13, 14 61
Total   1424
figure im5

Répartition des emprunteurs par arrondissements.

30 Les 1er, 2e, 10e et 11e arrondissements, qui regroupent, au recensement de 1841, 36,2 % de la population, concentrent 1089 adresses, soit 76,5 des emprunteurs. Plus des trois quarts de ceux-ci habitent donc à l’ouest d’une ligne allant, grosso modo, de la barrière Poissonnière (à l’angle des actuels boulevards Magenta et Rochechouart) à la barrière d’Enfer (actuelle place Denfert-Rochereau). À l’est de cette ligne, seul le 12e arrondissement, (c’est-à-dire une partie du 5e actuel), regroupe un nombre suffisamment important d’emprunteurs. L’analyse de cette répartition doit tenir compte des lieux de résidence des provinciaux et des étrangers, nombreux, qui lors de leur séjour à Paris choisissaient souvent des hôtels proches de la Bibliothèque ou du Quartier latin, renforçant ainsi le déséquilibre signalé plus haut.

31 Au sein d’un même arrondissement, de fortes disparités peuvent se rencontrer d’un quartier à l’autre [34].

Que lisent-ils ?

32 Un certain nombre d’ouvrages sont exclus du prêt, notamment tous ceux qui sont considérés comme les usuels de la nouvelle salle de lecture (dictionnaires, éditions d’œuvres complètes, etc.), mais aussi les ouvrages les plus rares et les plus précieux comme les incunables ou les reliures remarquables. De leur côté, journaux et revues ne sont prêtés qu’une fois reliés. Quant aux romans et aux ouvrages de littérature dite légère ou frivole, et aux brochures politiques de circonstance, ils ne sont communiqués en salle de lecture que pour ceux qui en ont besoin « pour un travail littéraire ou historique dont ils indiqueront l’objet aux conservateurs ». Les mêmes restrictions s’appliquaient au prêt.

33 L’immensité de l’échantillon nous a amenés à le limiter à un emprunt sur cinq. Notre étude porte donc sur 1108 documents, dont 835 concernent des emprunteurs extérieurs et 273 des membres du personnel. Si les registres sont bien tenus dans l’ensemble, l’indication de la cote est souvent défaillante (32 % des cas), tout simplement parce que beaucoup d’ouvrages n’en portaient pas encore, comme le soulignent nombre de critiques contemporaines. 1055 documents ont pu être identifiés, soit 95 % de l’échantillon.

34 La cotation des documents reposait déjà sur la classification méthodique dite de Clément, élaborée au XVIIe siècle, encore en vigueur aujourd’hui pour les fonds anciens. Chaque cote commence par une lettre de l’alphabet qui désigne un domaine du savoir. Afin de faciliter de futures comparaisons, nous avons recherché la cote actuelle de ces documents [35]. Dans le tableau ci-dessous, nous avons regroupé certaines cotes concernant des domaines voisins.

Tableau 4

Répartition des emprunts par sujets.

Cote Domaine couvert Total %
A à E Religion 65 8,1
E* à F Droit 32 4
G à P Histoire et géographie 384 48,1
Q Bibliographie 9 1,1
R Sciences philosophiques 35 4,4
S Sciences naturelles 15 1,9
T Sciences médicales 41 5,1
V Sciences et Arts 34 4,3
X Linguistique et rhétorique 27 3,4
Y et Y² Littérature 92 11,5
Z Polygraphie et mélanges 65 8,1
    799 100
figure im7

Répartition des emprunts par sujets.

35 Les chiffres, d’une grande netteté, montrent la place prépondérante de l’histoire dans les lectures des emprunteurs. Dans cette tranche, la série L (ouvrages de l’histoire de France) représente la moitié, avec une forte proportion d’ouvrages d’histoire locale.

36 Les documents empruntés sont majoritairement des documents en français (72 %), en latin (13 %) et en anglais (6 %). Quant à la date de publication des ouvrages empruntés, elle est également significative.

Tableau 5

Répartition des emprunts extérieurs par période de publication.

Siècle Emprunteurs extérieurs En % du total
1400-1499 3 0,4
1500-1599 49 6,2
1600-1699 111 14,1
1700-1799 234 29,8
1800-1837 389 49,5
  786 100,0
figure im9

Répartition des emprunts extérieurs par période de publication.

37 La moitié des ouvrages sont, à l’échelle de l’histoire éditoriale, des documents récents, publiés au xixe siècle, et, à l’intérieur de cette tranche, en grande majorité après 1810 (86 % d’entre eux). Cette tendance serait encore renforcée si la réglementation n’interdisait pas le prêt d’ouvrages usuels ou de périodiques encore non reliés. Le public des emprunteurs nous semble ici, au risque de trop simplifier, partagé : la moitié des livres emportés (plus de 3 000 volumes donc à l’échelle d’une année complète) datent de l’Ancien régime et peuvent être considérés comme des sources. L’autre moitié au contraire, souligne le rôle de « documentation » des collections de la bibliothèque. Il s’agit plutôt d’ouvrages spécialisés qu’on ne peut sans doute trouver ailleurs dans Paris et dont l’acquisition était difficile pour un particulier. La part des ouvrages en langues étrangères (anglais et allemand surtout) y est logiquement plus importante que pour la partie ancienne.

38       

39 Ces quelques données ne prendront tout leur sens que par comparaison avec celles d’autres époques. Certaines, comme la part de l’histoire comme objet de recherche, semblent être une constante des centres d’intérêt du lectorat de la Bibliothèque, d’autres restent à confirmer. Encore faut-il rester vigilant. Si les emprunteurs, nombreux, forment une partie non négligeable des lecteurs de la Bibliothèque royale à cette époque, il est, répétons-le, impossible d’évaluer leur représentativité par rapport au reste des lecteurs. Beaucoup déclarent être l’un et l’autre au moment de leur inscription, mais cela pourrait n’avoir qu’une motivation stratégique. La virulence des attaques contre les lecteurs de la salle montre aussi qu’un fossé croissant était en train de se creuser. Même si l’usage du prêt à l’extérieur obéissait d’abord à de simples motivations de confort (lire chez soi), on ne peut exclure qu’il ait contribué à accentuer la séparation entre les publics, ce que consacrera la création de deux salles de lecture sous le Second Empire. Tandis que les « liseurs » seront regroupés dans la salle publique en attendant de migrer vers d’autres bibliothèques, les emprunteurs, progressivement privés d’un privilège devenu insupportable, rejoindront dans la nouvelle salle de travail ceux pour qui la lecture ne doit pas être une activité de loisir.

Notes

  • [1]
    Richelieu : quatre siècles d'histoire architecturale au cœur de Paris, Aurélien Conraux, Anne-Sophie Haquin et Christine Mengin (dir.), Paris, Bibliothèque nationale de France, Institut national d'histoire de l'art, 2017.
  • [2]
    Labrouste, 1801-1875, architecte : la structure mise en lumière, Corinne Bélier, Barry Bergdoll, Marc Le Cœur et al. (dir.) Paris, N. Chaudun, Cité de l'architecture et du patrimoine, New York, The Museum of modern art, 2012.
  • [3]
    Anne Richard-Bazire, « Jean-Louis Pascal », dans Livraisons d’histoire de l’architecture, n° 28, 2e sem. 2014, p. 9-226.
  • [4]
    Michel Roux-Spitz architecte : 1888-1957, Michel Raynaud, Didier Laroque, Sylvie Rémy (dir.), Bruxelles, Liège, P. Mardaga, 1983.
  • [5]
    Pour l’histoire de la Bibliothèque sous l’Ancien régime, on se reportera à l’ouvrage de Simone Balayé, La Bibliothèque nationale des origines à 1800, Genève, Droz, 1988.
  • [6]
    La liste en est longue. On citera : Théophile Marion Dumersan, Guide des curieux et des étrangers dans les bibliothèques publiques de Paris…, Paris, chez les marchands de nouveautés, 1808. Ouvrage maintes fois réédité.
  • [7]
    Pour une première approche, on se reportera à l’article de Simone Balayé, « Les publics de la Bibliothèque nationale », dans l’Histoire des bibliothèques françaises, t. 3, Les bibliothèques de la Révolution et du xixe siècle, 1789-1914, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2009.
  • [8]
    Voir l’ouvrage de Jean-François Foucaud, La Bibliothèque royale sous la monarchie de Juillet : 1830-1848, Paris, Bibliothèque nationale, 1978.
  • [9]
    Voir Pierre Casselle, « Les pouvoirs publics et les bibliothèques » dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 3, ouvr. cité.
  • [10]
    On trouvera les principaux textes réglementaires de la première moitié du siècle dans Recueil des décret, ordonnances, arrêtés et règlements concernant le régime de la Bibliothèque royale (an IV-1847), Paris, impr., de Guiraudet et Jouaust, 1848.
  • [11]
    Théophile Marion Dumersan, Guide du curieux et des étrangers dans les bibliothèques publiques de Paris, Paris, chez les Marchands de nouveautés, 1810, p. 11.
  • [12]
    Pour une description des salles, des galeries de livres et du public avant la réforme de 1834, se reporter à l’article d’Antoine de Vaulabellle, « Bibliothèque du Roi », publié dans le tome 1 du Nouveau tableau de Paris au xixe siècle, Paris, Librairie de Madame Charles Béchet, 1834.
  • [13]
    Sur ce sujet, voir l’article d’Antoine Coron, « La Réserve, essai d’histoire » dans « La Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale », numéro spécial d’Arts et Métiers du livre, janvier-février 1994, p. 8-16.
  • [14]
    Journal des débats, 20 avril 1834.
  • [15]
    Rapport adressé à M. le ministre de l'instruction publique sur le chauffage des salles de la Bibliothèque royale destinées à l'étude. (Signé : Letronne, directeur de la Bibliothèque.) [20 janvier 1840], p. 4.
  • [16]
    Journal des débats, 22 juin 1837.
  • [17]
    Antoine de Vaulabellle, Nouveau tableau de Paris au xixe siècle, ouvr. cité, p. 379.
  • [18]
    Paul Lacroix, Réforme de la Bibliothèque du Roi, Paris, Techener, 1845, p. 33.
  • [19]
    Journal général de l’Instruction publique, 20 avril 1834.
  • [20]
    Arch. Nat. F 17/3454.
  • [21]
    Arch Nat. F17/3458.
  • [22]
    Paul Lacroix, ouvr. cité p. 25.
  • [23]
    BnF, Manuscrits, Arch. Mod. 560-582.
  • [24]
    Eugène-Gabriel Ledos, Histoire des catalogues des livres imprimés de la Bibliothèque nationale, Paris, Éd. des bibliothèques nationales, 1936.
  • [25]
    Citons, pour notre époque, et sans souci d’exhaustivité, les recherches de Roger Pierrot sur Balzac, ou de Jean Richer et d’Huguette Brunet sur Nerval, ou d’Anne Ubersfeld sur Hugo.
  • [26]
    Le département des Manuscrits en conserve une série complète.
  • [27]
    BnF, Littérature et art, registres de prêt 73 et 74.
  • [28]
    La date mentionnée est la date théorique du retour du document et rien n’indique que celle-ci est respectée.
  • [29]
    La signature quand elle existe n’est pas toujours celle de la personne accréditée. Cette information est donc à prendre avec précaution.
  • [30]
    Un Répertoire des emprunts regroupés par emprunteurs en 1837 est disponible en salle T au département Littérature et art de la BnF.
  • [31]
    On rencontre par exemple dans les registres une entrée générique sous le nom du département des Manuscrits.
  • [32]
    BnF, Littérature et art, registre de prêts 101 (Liste alphabétique des emprunteurs autorisés. 1833-1843), et registre de prêts 106 (Liste par séances du conservatoire des personnes autorisées à emprunter des livres du 26 juin 1833 au 19 janvier 1926).
  • [33]
    Quand nous parlons ici d’identification, nous comprenons au moins la connaissance de la date de naissance.
  • [34]
    La lecture des études de Françoise Parent-Lardeur (Lire à Paris au temps de Balzac, les cabinets de lecture à Paris, 1815-1830, 2e éd., Paris, Éd. de l'École des hautes études en sciences sociales, 1999) ou celle d’Adeline Daumard (La Bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Paris, A. Michel, 1996) montre bien la nécessité de descendre au niveau du quartier.
  • [35]
    Émile-Gabriel Ledos, Histoire des catalogues des livres imprimés de la Bibliothèque nationale, ouvr. cité.
Français

La Bibliothèque nationale, considérablement enrichie par les confiscations de la Révolution et de l’Empire, accueille au xixe siècle un public en augmentation régulière. Si elle tente d’adapter ses salles de lecture à cette situation nouvelle, elle laisse également se développer la pratique du prêt de livres imprimés à l’extérieur, privilège très convoité qui donne lieu à nombre élevé de critiques, notamment dans la presse. L’étude des registres de prêt est une source précieuse pour connaître une partie ce lectorat tant dans sa composition sociologique que dans ses pratiques de lecture. L’année 1837 est prise ici comme exemple.

English

The Bibliothèque nationale, considerably enriched by the confiscations enacted during the Revolution and Empire, saw its public increase regularly throughout the 19th century. It adapted its reading rooms to this growth but also developed the practice of lending its books and letting them out, a practice much criticised, among other places in the press. The study of the lending archives is nonetheless a precious resource for understanding part of the library’s readers, both sociologically and in its practices. This paper focuses in the year 1837 as an example.

Bruno Blasselle
Ségolène Blettner
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2017
https://doi.org/10.3917/rom.177.0008
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