CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La bibliothèque personnelle de Victor Hugo, formée par lui en exil à Guernesey dans les Îles Anglo-Normandes, à Hauteville House, maison qu’il habita de novembre 1856 à août 1870, constitue une des rares bibliothèques d’écrivain du xixe siècle qui aient été physiquement conservées jusqu’à nos jours [1]. En effet, la plupart de ces collections ont disparu intégralement, d’autres ne sont plus représentées que par quelques exemplaires conservés par des institutions publiques, et d’autres encore se cachent certainement chez les descendants des auteurs, ni cataloguées ni publiées, dans l’attente de leur inventeur. Quant aux ventes qui ont dispersé les livres des écrivains du xixe siècle, elles n’ont pas toujours été accompagnées, pour l’occasion, de la publication d’un catalogue. Or, cette bibliothèque physique ou matérielle, observable livres en mains, est fondamentale tant pour l’historien qui s’intéresse aux objets et aux pratiques de lecture des auteurs que pour le chercheur en génétique des textes. Sans elle, le premier peut difficilement exister, car il est alors contraint de se limiter à l’étude de la correspondance et d’archives qui n’informent que ponctuellement sur les livres que l’écrivain possédait et sur l’usage qu’il en faisait. Les éventuels catalogues de vente informent certes du contenu d’une bibliothèque, mais gomment la plupart des indices de lecture ou de non-lecture et des signes d’appropriation de l’objet par l’auteur-lecteur. Quant au second, dont la discipline consiste notamment à déterminer les sources collectées par l’auteur préalablement à la rédaction de son texte, il ne peut, en l’absence de la source naturelle et primordiale constituée par la matière lue par l’auteur, que travailler en aval sur la matière écrite, au moyen de l’analyse intertextuelle parfois conjecturale.

2 Quelques mots, donc, sur les conditions de l’heureuse survie de la bibliothèque de Victor Hugo que nous étudions. Après son retour en France en 1870, l’auteur ne vendit ni sa propriété guernesiaise ni le mobilier qu’elle abritait, bibliothèque comprise. Parmi les diverses dispositions prises dans le testament mystique qu’il dicta le 9 avril 1875 [2], quelques années après le décès de ses fils Charles et François-Victor, Victor Hugo légua à ses petits-enfants, enfants de Charles, Hauteville House et son contenu qui feraient partie de sa succession au jour de son décès. Respectueux de la mémoire de leur aïeul, les descendants de l’auteur disparu en 1885 léguèrent en mars 1927 la maison – bâtiment et mobilier –, à la Ville de Paris, qui en a assuré jusqu’à aujourd’hui, in situ, la conservation. Les conditions ont donc été réunies pour que le statut d’œuvre de cette maison, objet unique pensé, composé et signé par Victor Hugo lui-même au même titre que ses poèmes et ses romans, soit préservé. La matière première n’est plus ici constituée de mots mais d’obscurité et de lumière jouant l’une contre l’autre – la lumière l’emportant, finalement, dans l’explosion de clarté du cabinet d’écriture ouvert sur le ciel – et d’objets d’art et d’artisanat combinés, pour dire, comme à travers l’œuvre écrite et avec autant d’énergie, la fonction du poète, le progrès, la valeur du mélange des genres et l’importance du grandiose comme du trivial pour former le tout. La bibliothèque, partie de l’œuvre hugolienne, a donc été, à ce titre, conservée.

3 Parmi la masse de données bibliographiques et de particularités d’exemplaires fournies par la collection, nous nous proposons ici d’examiner plus particulièrement les envois adressés à Victor Hugo, c’est-à-dire les inscriptions manuscrites apposées sur le livre pour en manifester l’offrande et faire hommage au destinataire. La source initiale que nous observons pour la présente étude est constituée de 5472 exemplaires [3], parmi lesquels 916 présentent 922 envois [4], dont 834 sont adressés à Victor Hugo [5]. La cohérence et l’ampleur de ce corpus nous invitent à observer celui-ci dans sa totalité afin de dessiner des tendances et de produire des statistiques, et à rester au plus près des données variées et nombreuses qu’il délivre, dans une tentative d’exploitation maximale. Nous proposons ici quelques premières remarques issues de l’étude de ce corpus de 834 envois, remarques que nous organisons en trois parties. Pour la première, nous restons au bord de l’envoi, d’où nous examinons les manières de nommer et repérons de qui il émane. Nous observons ensuite l’envoi de l’intérieur pour distinguer les contenus sémantiques à travers lesquels s’élaborent un portrait de Victor Hugo et un portrait du dédicateur, et se manifestent des relations entre les deux. Enfin, nous distinguons les aspects de la figure hugolienne que les dédicateurs retiennent et auxquels ils s’adressent.

Procédés d’identification

4 L’usage le plus généralisé consiste à nommer explicitement le dédicataire. Nous l’observons dans 83,3 % (695 [6]) des envois, qui nomment très majoritairement en faisant suivre le prénom Victor du patronyme Hugo, plus rarement par le patronyme sans le prénom, et dans quelques cas plus rares encore par les initiales du prénom et du patronyme (3) ou par le prénom seul (3), pratique réservée aux proches tels Paul Foucher (1810-1875) [7], beau-frère de Victor Hugo, lorsqu’il dédicace La Vie de plaisir (1860) [8] en ces termes : « À mon cher et grand Victor / celui qui sera toujours fier / et heureux d’être son humble frère / Paul Foucher [9] ». Au cours des deux parties suivantes de cette étude, nous aurons l’occasion d’indiquer d’autres moyens que le dédicateur emploie pour nommer Victor Hugo, cette fois-ci implicitement. Notons dans ce corpus la présence de 7 envois à un dédicataire collectif. Ainsi, c’est à Victor et à son épouse Adèle que sont adressés par leur auteur la première partie de L’Italie des Italiens (1862) de Louise Colet (1810-1876) et La Femme médecin. Sa raison d’être au point de vue du droit, de la morale et de l’humanité (1868) de Mme A. Gaël, et à la famille Hugo Le Poëme des heures (1855) et La Nuit de Noël (1861) d’Alfred Busquet (1820-18..) et Le Joueur de vieille [sic], Lamento, Belle Isabeau, L’Étoile, Les Apparences & Folle Jeunesse (1er cahier, s. d.) par J. B. Laurens, auteur de la mise en musique. Les enfants Hugo, alors adultes, vécurent en effet l’exil avec leurs parents à Hauteville House. Dans ce contexte, les envois qui ne nomment le dédicataire ni explicitement ni implicitement par quelque moyen que ce soit sont remarquables. Les formules sur le modèle de l’« Hommage Sympathique de l’auteur. / Ch. Bordon » et les parcimonieux « hommage de l’auteur » ne représentent que 3,4 % du corpus observé. Il faudrait, à présent que ce repérage est effectué, tenter de déterminer, par un examen de la correspondance notamment, ce que peut révéler – distance, réserve, désinvolture ? – un tel choix de la part des auteurs de ces envois.

5 Quant au dédicateur, il s’identifie généralement grâce à l’apposition de son nom – dans la plupart des cas clairement lisible –, ou d’une signature ou d’un paraphe plus ou moins reconnaissable, usage que l’on observe pour 85,5 % (713) des envois. S’il ne signe pas, il s’identifie en indiquant sa responsabilité comme auteur, traducteur, etc., du texte offert, ce qui concerne 97 envois, ou par l’allusion à son rapport au livre en question, la mention de son lien de parenté avec Victor Hugo ou encore un indice biographique, pratiques que l’on rencontre dans 11 cas. Citons par exemple le « Veytaux » figurant à la fin de l’envoi « au grand Proscrit, à l’immortel Poète. / 22 Mars 1870. Veytaux. » qu’Hermione Quinet, épouse d’Edgar, adresse à Victor Hugo de son lieu d’exil suisse à l’occasion de l’envoi de Mémoires d’exil. L’amnistie. Suisse orientale. Bords du Léman (nouvelle série, 1870). 13 envois sont non signés et ne comportent aucune indication identificatrice.

6 Dans les cas majoritaires où Victor Hugo est nommé explicitement ou implicitement, l’usage courant consiste à lui accorder la préséance en le faisant figurer en tête du texte manuscrit, ou du moins avant l’auteur. Les formules plus ou moins développées autour du schéma de l’auteur à Victor Hugo sont observées dans 4,8 % (40) des envois seulement.

7 Qui dédicace ? Le dédicateur est pour 88,3 % du corpus l’auteur d’une monographie, auteur unique dans la plupart des cas [10]. Viennent ensuite les traducteurs qui composent 35 des envois, doublant ainsi leur fonction de passeur de l’œuvre de celle de passeur du livre. C’est ainsi par l’intermédiaire de Paul Béesau, de William Little Hugues et d’Hélène Janin que les premières traductions en français d’Eugène Onéguine (1868) d’Aleksandr Sergeevič Puškin (1799-1837), des Mémoires d’un valet de pied (1859) de William Thackeray (1811-1863) et de Ma femme et moi (1872) de Harriet Beecher Stowe (1811-1896) parviennent à Victor Hugo. 34 autres envois émanent d’un des auteurs ayant partiellement participé à une publication résultant de responsabilités multiples. Il s’agit notamment des auteurs de pièces liminaires et de l’appareil critique accompagnant le texte principal de publications parfois posthumes qui, par définition, ne peuvent être offertes par leur auteur. Les Mémoires de l’Impératrice Catherine II (1859) sont ainsi adressés par leur préfacier Aleksandr Ivanovič Gercen (1812-1870) et Les Amis de la Pologne. Les discours de Lafayette pour la Pologne (1864) par Armand Lévy (1827-1891), auteur de l’introduction. Quelques périodiques sont dédicacés par des responsables, à des degrés divers, de ces publications. Citons notamment Annuaire de l’Association pour 1867 (1867) adressé par Élie Reclus que la page 9 de l’ouvrage mentionne comme le « gérant du journal l’Association » (« à l’auteur des Misérables / Elie Reclus », [fig. 1]) et L’Amateur d’autographes. Bulletin des collectionneurs et Revue des archives (nos 165-168, nov.-déc. 1868), dédicacé par Anatole France (1844-1924) qui y participe comme chroniqueur et comme auteur avec son sonnet « L’Autographe » dédié à Étienne Charavay, directeur du périodique.

Figure 1

Annuaire de l’Association pour 1867, envoi d’Élie Reclus. Maison de Victor Hugo – Hauteville House. © Céline Micout.

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Annuaire de l’Association pour 1867, envoi d’Élie Reclus. Maison de Victor Hugo – Hauteville House. © Céline Micout.

8 Puis, toujours dans cette catégorie des publications à responsabilités partagées, nous relevons 18 partitions musicales dédicacées, dont 17 le sont par le compositeur et une par l’auteur des paroles. Nous observons que l’ouvrage est rarement dédicacé par son éditeur, puisque nous n’avons relevé que 5 noms illustrant cette pratique : Joseph Albanel, Alfred Cadart (1828-1875), l’éditeur londonien Edward Truelove (1809-1899), VM. H. Moore & Co., de Cincinnati, et Carleton qui envoie les tomes de l’édition new-yorkaise de 1862 des Misérables.

9 Enfin, des tiers n’ayant pas d’implication auctoriale ou éditoriale dans les ouvrages en question, mais liés de près ou de loin soit à l’auteur soit au sujet, dédicacent. 2,4 % des envois sont concernés. Lié familialement ou amicalement à l’auteur décédé, le dédicateur inscrit alors un envoi posthume effectué de la part de celui-ci, comme l’indique le « A Monsieur Victor Hugo. / Hommage d’outre-tombe. / acomplissement [sic] d’un vœu de l’auteur par sa veuve / C. Richard, / Colmar |Ht Rhin| 24 Juillet 1865 » accompagnant La Kaisersburg d’Alsace. Récit du treizième siècle (1865) de Richard-Alexandre Richard. Lié au sujet, le comte Th. d’Estampes dédicace le livre d’Abel Jeandet (1816-1899) consacré à son grand-père, Biographie. Illustrations bourguignonnes anciennes et modernes. Le Général Thiard, ancien député de Saône-et-Loire (1869) comme suit : « Veuillez accepter La vie de mon gd / père il est peint tel qu’il fut / sans rien atténuer d’aucun acte de la / vie. / à Victor Hugo / Témoignage de sympathie et de / hte admiration / Cte Th. d’Estampes / Jersey. 15 Juillet. 1870. » Quant à António Rodrigues Sampaio, il ne peut être plus lié au sujet de l’ouvrage d’António Augusto Teixeira de Vasconcelos Les Contemporains portugais, espagnols et brésiliens. Galerie portugaise. Antonio Rodrigues Sampaio, journaliste (1858) qu’il dédicace, puisqu’il le constitue lui-même. Précisons qu’il nous reste 6 dédicateurs tiers à identifier.

Contenus sémantiques

10 Intéressons-nous maintenant à la substance de l’envoi en distinguant les contenus sémantiques présents. Qu’il suive le modèle qui par sa récurrence devient topos ou qu’il fasse preuve d’originalité, le dédicateur, par le geste du don et par le choix des termes qu’il emploie pour rendre celui-ci effectif, instaure une relation ou en témoigne et forme une image de lui-même et du dédicataire auquel il s’adresse. En tentant de distinguer les formules rencontrées, nous espérons pouvoir dessiner un portrait de Victor Hugo vu par ses contemporains et observer le positionnement des dédicateurs vis-à-vis de celui-ci.

11 Faire hommage d’un livre signifie faire cadeau de cet exemplaire à une personne que l’on respecte et matérialiser ce don par une dédicace manuscrite [11]. Le schéma neutre selon le modèle « A Victor Hugo. / hommage de / L’auteur / Gustave Lambert. » et les formules plus sobres encore telles que « A Victor Hugo, / de la part de Anatole France » représentent un peu plus de 10 % de l’ensemble étudié. Le dédicateur est en général plus loquace. Le mot hommage figure dans la moitié des envois et le respect est explicitement exprimé (par les mots respect, respectueux et respectueusement) dans 25,3 % (211) des envois observés, complétés, pour ce groupe sémantique, par 18 envois disant l’estime (2,2 %), 18 autres le respect profond (vénération, vénérer, vénéré), 4 la considération (0,5 %) et 1 la déférence. Le deuxième sentiment que sa récurrence place au rang de topos au même titre que le respect est l’admiration (admiration, admirateur/admiratrice, admirer, « sentiment excité par ce qui est beau, merveilleux, sublime [12] »), exprimée par 21,8 % (182) du corpus. Viennent ensuite la moins distante sympathie (sympathie, sympathique, « faculté […] de participer aux peines et aux plaisirs des autres [13] »), qui apparaît dans 8,2 % (68) des envois, le « cher » employé dans 3,4 % (28) des cas, et les plus intimes sentiments que sont l’affection (affection, affectueux, affectueusement, affectionné, « sentiment d’amitié, d’amour, d’attachement [14] ») exprimée dans 2,9 % (24) des envois, l’amitié (16), l’hommage venant du cœur (11), la fraternité (fraternel, fraternité, 3, à l’exclusion des beaux-frères de Victor Hugo) et l’attachement (1). Enfin, malgré le « […] à vous, que chacun admire sans / qu’il ose vous aimer […] » de B. Victor Idjiez figurant sur la page de faux titre de Dissertation historique et scientifique sur la Trinité égyptienne, précédée d’un coup-d’œil historique sur l’Histoire, de documents pour servir à l’historique du magnétisme-animal, et d’un essai de bibliographie magnétique (1844), 2 auteurs, Émile Allix et Emmanuel des Essarts (1839-1909), disent à Victor Hugo qu’ils l’aiment.

12 Pour exprimer la puissance de ces sentiments souvent combinés au sein d’un même envoi, l’usage courant consiste à leur associer des adjectifs, adverbes et compléments qui en manifestent la sincérité et le degré élevé. Le sentiment est haut, très haut, très grand, sincère, profond surtout, voire vif et enthousiaste, sinon, pour les plus passionnés et exaltés, empressé, ardent, fervent, infini, absolu, inaltérable, sans borne, sans réserve. D’autres (10) utilisent le point d’exclamation, voire plusieurs, à la suite du nom du dédicataire ou du terme exprimant le sentiment, procédé facile et efficace pour véhiculer l’enthousiasme. Henri de Lacretelle (1815-1899) utilise le « à Victor Hugo ! » à deux reprises et Adolphe de la Tour s’exclame « à Monsieur Victor Hugo / Admiration et Respect !! / A. de la Tour ». Enfin, le dédicateur dit parfois que l’admiration est telle que l’hommage peut difficilement en rendre compte, procédé utilisé notamment par le jeune Camille Flammarion (1842-1925) avec son « A Monsieur Victor Hugo, / Faible hommage d’admiration profonde. / C. Flammarion » [fig. 2] pour La Pluralité des mondes habités, étude où l’on expose les conditions d’habitabilité des terres célestes, discutées au point de vue de l’astronomie et de la physiologie (1862).

Figure 2

Camille Flammarion, La Pluralité des mondes habités, étude où l’on expose les conditions d’habitabilité des terres célestes, discutées au point de vue de l’astronomie et de la physiologie, envoi de l’auteur. Maison de Victor Hugo – Hauteville House. © Céline Micout.

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Camille Flammarion, La Pluralité des mondes habités, étude où l’on expose les conditions d’habitabilité des terres célestes, discutées au point de vue de l’astronomie et de la physiologie, envoi de l’auteur. Maison de Victor Hugo – Hauteville House. © Céline Micout.

13 Victor Hugo est admiré parce qu’il est supérieur. Il est grand d’abord, dans 11,5 % (96) des envois (un dédicateur le dit encore grandi par l’exil), illustre (59), le génie (32), immortel (10), noble (pour Hugo lui-même et une fois pour son œuvre, William Shakespeare, 7), glorieux (glorieux, gloire, 7), sublime (Hugo est sublime ou touche au sublime, 5), géant (2). Il est la grande figure de la France, du monde, du xixe siècle, des temps modernes, voire des temps anciens et modernes, le premier, le roi des poètes, émule de Byron et héritier de Corneille et Shakespeare selon Robert Maunoir, Goethe français pour Louis Wihl, Homère de la France selon Eugenio Fazio, Dante (de l’époque ou de la France ?) pour Émile Dario ou encore Prométhée moderne comme le désigne Louis Tiercelin (1849-1915). 8 envois disent sa proximité avec le divin, voire la part de divin qui réside en son talent. Le dédicateur, quant à lui, est humble (humble, humblement, humilité) dans 6,6 % (55) des cas, il, ou le livre offert, est petit (13), il est un auteur obscur (5), un inconnu (4), indigne (3) voire anti-littéraire (1), ou tout simplement « un nouveau venu dans la critique littéraire » comme se décrit lui-même Neyret-Sporta sur la page de faux titre de Salon marseillais de 1859 (1860) dont il est l’auteur. C’est un rapport de maître à élève qui est de manière récurrente et explicitement manifesté. Victor Hugo est le maître (le maître du dédicateur, le maître tout court, le maître des maîtres, le maître de tous, de la pensée, de la poésie, etc.) pour 11,5 % (96) des envois, le père littéraire (4), l’exemple (1), face au dédicateur qui confirme éventuellement sa subordination en s’auto-désignant comme le disciple (17), l’élève (5), l’écolier (1), en insistant sur son jeune âge (6), ou en ayant recours à des formules, souvent métaphoriques, qui opposent les deux protagonistes (24). C’est ainsi « un tailleur de pierre en littérature », Frédéric Charrassin, qui s’adresse à « l’architecte littéraire », Joseph-Guillaume-Anatole Faugère-Dubourg et E. Mannoury Lacour sont l’hysope face au cèdre, c’est encore « l’écho, à la voix » de Galoppe d’Onquaire (1805-1867) et « le petit des oiseaux à l’aigle » de Barrier des Graviers. Certains osent exprimer leur rêve, celui d’être lu par le maître. « […] s’il pouvait entièrement / de vous être lu, franchement / aurais-je besoin d’autre éloge ? […] », écrit Émile Négrin pour introduire Souvenir des villes de soleil. Les Odes (vol. 1, s. d.). Le jeune Albertus sollicite des encouragements en envoyant Essai d’anti-encyclique (1865) en ces termes : « […] C’est jeune, c’est anti-littéraire. Mais, l’auteur / n’a que 20 ans et pas d’instruction. Si vous voulez bien, / Monsieur, l’encourager un peu, il tâcherait de mieux faire. » D’autres n’hésitent pas à lui demander sa protection et, finalement, son aide pour être lancés auprès du public. C’est le cas de Félix Valmont pour Sur terre, sur mer et dans les airs (1867) : « A Monsieur Victor Hugo / Le lierre ramperait tristement sur la terre, / Sans le puissant appui des robustes ormeaux ; / Permettez que je vienne, à l’exemple du lierre, / Demander votre appui pour mes premiers travaux. / Si vous daignez offrir une main protectrice / A ces faibles essais d’un tout modeste auteur, / Ils se verront grandir sous votre ombre propice, / Et du public alors ils auront la faveur […] ». Les célébrités contemporaines, qui semblent dédicacer plus sobrement, sont rares. Nous sommes ici plutôt face à une armée de jeunes, voire très jeunes – certains sont nés dans les années 1830 voire 1840 – poètes, romanciers et journalistes. Certains ne sont qu’au tout début de leur carrière, tel Hector Malot (1830-1907) qui dédicace Les Amours de Jacques (1861), Camille Flammarion (1842-1925) et Anatole France (1844-1924) cités plus haut, d’autres n’auront pas de carrière et d’autres encore, nombreux, resteront des « écrivassiers » et des « poétereaux ». Quant aux Léon Laurent-Pichat (1823-1886), Mario Proth (1832-1891), Louis Jourdan (1810-1881), Louis Ulbach (1822-1889) et autres Eugène Pelletan (1813-1884), qui assurent le service de presse de Victor Hugo lors de la sortie de ses œuvres, ils sont présents, saluant le maître qu’ils adulent [15].

À quel Victor Hugo s’adresse-t-on ?

14 Au poète d’abord, désignation choisie pour 104 envois soit 12,5 % du corpus, utilisée 70 fois seule et 34 fois combinée à d’autres termes (penseur, exilé, citoyen, etc.), rappel de la figure inspirée et prophétique dessinée par Victor Hugo lui-même au cours de la publication successive de ses recueils poétiques. Le terme écrivain, bien moins marqué par le concept d’élévation, apparaît 5 fois seulement, toujours associé à d’autres termes (homme, poète et penseur). En revanche, 29 envois mentionnent ou font allusion à des œuvres données. Lucrèce Borgia, représenté pour la première fois et publié en 1833, est convoqué 37 ans plus tard par Benjamin Gastineau (1823-1904) – qui n’avait que dix ans au moment de la parution originale –, parce que le personnage est traité dans ses Courtisanes de l’Eglise (2e édition, 1870) et qu’à cette occasion Victor Hugo est cité dans l’ouvrage, comme le précise l’envoi : « A l’auteur de / Lucrèce Borgia, / Victor Hugo (cité / dans cet ouvrage) / Son admirateur Benjamin Gastineau » [fig. 3].

Figure 3

Benjamin Gastineau, LesCourtisanes de l’Église, envoi de l’auteur. Maison de Victor Hugo – Hauteville House. © Céline Micout.

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Benjamin Gastineau, LesCourtisanes de l’Église, envoi de l’auteur. Maison de Victor Hugo – Hauteville House. © Céline Micout.

15 Les Contemplations, publié en 1856, semble avoir marqué Octave Pirmez qui le mentionne en 1862 puis à nouveau en 1872. Élise Saint-Omer, en envoyant Le Travail ou la vision de Pierre (1866), fait allusion aux Travailleurs de la mer publié la même année en s’adressant au « plus sublime des travailleurs », œuvre dans laquelle Jules Rengade (1841-18..) voit une approche similaire à celle qu’il déploie dans Promenades d’un naturaliste aux environs de Paris (1866) qu’il adresse en ces termes : « À l’illustre poëte ; / au savant naturaliste des / Travailleurs de la Mer, / Respectueux hommage de son sincère / admirateur ; / Jules Rengade ». C’est à l’auteur des Misérables qu’Amélie Perronnet s’adresse en mai 1862, année de publication du roman, et c’est toujours la figure du défenseur de la cause du peuple qu’Élie Reclus (1827-1904) en 1867 par un envoi cité plus haut [fig. 1] et Victor-Henri, comte de Rochetin, accompagnant Aucune âme de peuple ne doit mourir. Antithèse à l’imprécation : Plus de Pologne (1) (1866), voient en Victor Hugo. Hernani (1830), Notre-Dame de Paris (1831), Marion de Lorme (1831), Le Roi s’amuse (1832), Ruy Blas (1838), Le Rhin (1842), Châtiments (1853), La Légende des siècles (1859), William Shakespeare (1864), Les Chansons des rues et des bois (1865) et L’Année terrible (1872) sont aussi cités. Nous relevons également les désignations suivantes, plus éparses : l’homme (9), le penseur (9), le philosophe (3), l’esprit (1), l’observateur (1), celui qui sait (1). Autre pan de la figure hugolienne, la dimension politique du personnage est elle aussi mentionnée. Victor Hugo est l’exilé dans 28 envois, par exemple celui de Charles Blanc (1813-1882), frère de Louis, directeur des Beaux-Arts de 1848 à 1852 et futur rédacteur en chef de la Gazette des Beaux-Arts, qui adresse De Paris à Venise (1857), et celui de Charles Pellarin (1804-1883) accompagnant Essai critique sur la philosophie positive. Lettre à M. E. Littré (de l’Institut) (1864). Le terme citoyen est employé dans 20 envois, par exemple par Alfred de Caston, auteur des Marchands de miracles. Histoire de la superstition humaine (1864), et par Jean-Baptiste Boichot (1820-1895), représentant du peuple à l’Assemblée législative en 1849 et lui-même exilé sous le Second Empire, pour Souvenirs d’un prisonnier d’Etat sous le Second Empire (1867) [fig. 4]. Victor Hugo est le proscrit dans 10 autres envois.

Figure 4

Jean-Baptiste Boichot, Souvenirs d’un prisonnier d’État sous le Second Empire, envoi de l’auteur. Maison de Victor Hugo – Hauteville House. © Céline Micout.

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Jean-Baptiste Boichot, Souvenirs d’un prisonnier d’État sous le Second Empire, envoi de l’auteur. Maison de Victor Hugo – Hauteville House. © Céline Micout.

16 Il est aussi « la grande voix qui flétrit le Crime » pour Charles-Louis Chassin (1831-1901), le « grand poëte qui effacera la peine de mort de notre Code » pour Robert Courtaux, « l’immortel défenseur des idées démocratiques » selon J.-G. Ponzio, celui dont le génie foudroie les tyrannies selon Émile Allix, l’ami des opprimés pour Eugenio Fazio et Emily Julia Black offre un témoignage de sympathie pour sa haine, haine toute politique bien sûr. Enfin, c’est au défenseur de l’abolitionniste américain de l’esclavage John Brown qu’est sensible F. W. Sargent, qui adresse Les États confédérés et l’esclavage (1864) « Au peintre de John Brown. » Simples sympathisants républicains, militants engagés, voire proscrits eux-mêmes, dont certains furent les compagnons de l’exil jersiais de Victor Hugo, tels Jules Cahaigne, Charles Ribeyrolles (1820-1861), Philippe Faure (1823-1856) ou encore Luigi Pianciani (1810-1890), ces dédicateurs, coreligionnaires politiques pour reprendre l’expression d’Aleksandr Ivanovič Gercen (1812-1870) dans un de ses nombreux envois à Victor Hugo, tiennent à exprimer leur sympathie ou leur souvenir politique et à rappeler la communauté qu’ils forment autour de Victor Hugo dont ils partagent les idées.

Conclusion

17 Cette étude ne constitue qu’un premier défrichement, un premier balisage des formules et des pratiques dédicatoires présentes dans le corpus, étape initiale nécessaire pour rendre compte d’une matière d’abord dense, brute et informe et pouvoir la représenter en en distinguant les grandes caractéristiques formelles et substantielles. D’autres axes de recherche que nous n’abordons pas ici, tels que le domaine de la matérialité du texte (médium, tracé) ou les langues représentées, méritent d’être empruntés. Le choix du champ réservé pour certains envois coincés contre le coin de la page ou presque invisibles en haut de la marge de tête, et le choix de l’emplacement de l’apposition entre la page de titre protectrice, la page de faux titre offrant de grands espaces et la première de couverture peu pérenne, ont une forte incidence sur le degré de dignité du message et de l’offrande. Dans le domaine sémantique, il faudrait relever les marques de dévouement et de reconnaissance, les contrastes créés par l’adresse directe à Victor Hugo contre l’emploi de la troisième personne du singulier plus distante, les quelques paroles peut-être maladroites à son égard, la faible présence tant du livre considéré comme texte et contenu que de la lecture, finalement, alors que c’est bien l’existence du livre qui motive l’offre et l’envoi. Quant aux listes de dédicateurs et de messages que cette méthode permet d’obtenir, listes regroupant les sobres, les hyperboliques, les poétiques, les politiques, les reconnaissants, etc., et aux informations biographiques que les envois délivrent, il faut désormais, dans une deuxième étape, les rapprocher de la correspondance et des archives, afin de nuancer, confirmer ou compléter chacune de ces deux sources.

Notes

  • [1]
    Citons, parmi ces rares collections, le cas du millier de livres ayant appartenu à Gustave Flaubert. Voir Yvan Leclerc (dir.), La Bibliothèque de Flaubert, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 2001, et les travaux du Centre Flaubert de l’Université de Rouen, http://flaubert.univ-rouen.fr/bibliotheque/.
  • [2]
    Clos le 9 avril 1875 et déposé le 23 mai 1885, conservé au Centre historique des Archives nationales, cote ET/LXXXIX/1748. 
  • [3]
    Nous excluons de ce décompte les exemplaires disparus dont l’existence est connue grâce aux inventaires réalisés du vivant de Victor Hugo par sa belle-sœur Julie Chenay, car ces documents ne mentionnent pas systématiquement la présence d’envois et, lorsqu’ils le font, n’en donnent pas le texte. Nous retranchons également de notre catalogue la collection de trois titres de périodiques, Le Charivari, Le Rappel et The Illustrated London News, acquis par achat de lots ou par abonnement. L’inclusion des uns et des autres, en raison de leur nombre élevé, fausserait en effet les données chiffrées que nous donnons.
  • [4]
    6 exemplaires offrent en effet la particularité d’abriter chacun 2 envois.
  • [5]
    88 envois sont adressés à des tiers représentant essentiellement la famille proche et élargie de l’auteur.
  • [6]
    Sauf indication contraire, le nombre donné entre parenthèses est le nombre des envois.
  • [7]
    Pour le nom des auteurs, nous suivons la forme donnée par les notices d’autorité des catalogues des bibliothèques nationales ou bien, le cas échéant, la forme translittérée donnée par la Bibliothèque nationale de France. Nous donnons à la suite, lorsque nous les connaissons, les dates de naissance et de décès des auteurs afin d’en faciliter la situation chronologique par rapport à Victor Hugo ainsi qu’à leur propre production imprimée.
  • [8]
    Nous donnons entre parenthèses à la suite des titres la date de publication des ouvrages.
  • [9]
    Notre relevé des textes manuscrits respecte les manques d’accent, les fautes et particularités orthographiques, suivies de la mention [sic], la ponctuation et, lorsqu’ils sont donnés intégralement, représente les mises à la ligne par le signe /.
  • [10]
    Dans les cas plus rares d’une monographie co-écrite par deux auteurs, la dédicace émane soit d’un seul des deux auteurs, soit des deux auteurs collectivement.
  • [11]
    Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, t. 2, Monte-Carlo, Éditions du Cap, 1971, p. 3008.
  • [12]
    Ibid., t. 1, p. 82.
  • [13]
    Ibid., t. 4, p. 6151.
  • [14]
    Ibid., t. 1, p. 99.
  • [15]
    Voir à ce sujet Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo. II. Pendant l’exil I (1851-1864), Paris, Fayard, p. 731-750, l’épisode du banquet des Misérables.
Français

Parmi la masse de données bibliographiques et de particularités d’exemplaires délivrées par la bibliothèque personnelle de Victor Hugo (Hauteville House, Guernesey, Îles Anglo-Normandes), nous nous proposons ici d’étudier les envois adressés à l’auteur, soit un corpus de 834 textes. Cet article se divise en trois parties. La première s’applique à repérer comment les dédicateurs nomment Victor Hugo et se désignent eux-mêmes, et à distinguer de qui émanent les envois (auteur, traducteur, tiers, etc.). Nous analysons ensuite les contenus sémantiques à travers lesquels le dédicateur forme une image de lui-même et du dédicataire auquel il s’adresse, et rend compte, le plus souvent, d’une position subordonnée face au maître. Enfin, nous distinguons les aspects de la figure hugolienne que les dédicateurs retiennent, figure poétique et/ou figure politique.

English

Among the mass of bibliographic data and copy markings Victor Hugo’s personal library (in Hauteville House, Guernsey) has yielded, we will focus on the corpus of 834 handwritten dedications sent to the author. The paper is in three parts. The first one concentrates on the way handwritten dedication writers address Hugo and designate themselves, and in classifying the type of handwritten dedication writers (authors, translators, others, etc.). We then analyse the semantic contents through which the writers create an image of themselves and of the person they are writing to, accounting, most often, for a subordinate position in relation to the Master. Finally, we focus on the aspect of the Hugolian figure the writers choose to emphasize, whether the poetical figure or the political one.

Céline Micout
(CHCSC, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2017
https://doi.org/10.3917/rom.177.0064
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