CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La Troisième République, dans la continuité de la tradition révolutionnaire et de l’attrait du xixe siècle tout entier pour la biographie, a développé comme aucun autre régime auparavant un culte des grands hommes, exposant aux yeux des citoyens des figures exemplaires érigées en modèles [1]. Le panthéon républicain qui se développe dès 1870 accueille en son sein des figures très diverses, et parmi elles des figures d’artistes. Ce « triomphe des héros culturels [2] » se fonde en partie sur l’héritage du romantisme qui a, le premier, suggéré pour l’artiste non seulement une place à part dans la société, mais aussi une responsabilité collective. Il témoigne aussi d’une laïcisation de la figure du grand homme, jalon du projet républicain et démocratique [3]. Rien d’étonnant, alors, à ce que la République naissante choisisse pour son panthéon des grands hommes des figures d’artistes, nationaux ou européens, contemporains ou non.

2Si c’est avant tout l’écrivain, « sacré » par le xixe siècle, qui se place à la tête de cette légion de grands hommes culturels, les artistes plastiques [4] et les musiciens [5] y gagnent aussi progressivement leur place. Cela va de pair avec la modification des liens entre ces différents arts et le pouvoir. Les dernières décennies du xixe siècle voient la multiplication des sociétés de concerts publics et une démocratisation de l’écoute, qui entraînent un intérêt accru pour la figure du compositeur. Dans le même temps, la musicologie française, à la suite de sa voisine allemande, se structure et devient une discipline universitaire, dotant par là même le musicien d’une légitimité collective. Dans le domaine des Beaux-Arts, la fin du siècle est au contraire marquée par la fin de l’hégémonie de l’Académie, et par l’autonomisation d’un champ artistique qui entend se défaire de la tutelle politique. La République, prudente, limitera donc son intervention dans les affaires artistiques, mais l’art – et l’artiste – tiennent une grande place dans son projet civilisationnel, comme en témoignent l’objectif sans cesse affiché de « démocratisation » de l’art, lieu commun de bien des discours républicains, mais aussi les différentes tentatives de structurations ministérielles autour du domaine artistique [6].

3La « statuomanie [7] » de la Troisième République, par son ampleur, inclut donc dans le geste de panthéonisation des artistes et des musiciens (le monument Beethoven de José de Charmoy est par exemple projeté dès 1905). À la « statuomanie » plastique correspond, en littérature, la mode des portraits et biographies en tous genres. Selon la formule de Barbey d’Aurevilly souvent reprise, par Hélène Dufour par exemple, « il pleut des portraits [8] » au xixe siècle. L’ampleur de l’engouement pour le geste biographique n’est plus à démontrer. Le portrait court, d’origine journalistique, non fictionnel et non romanesque, occupe, par sa grande malléabilité, une place de choix dans la production biographique. Détaché du roman, devenu un genre autonome, il n’en reste pas moins un genre profondément polymorphe, ce qui lui assure une longévité fondée sur la recomposition constante de ses thèmes et de ses formes. Cette porosité formelle lui permet de continuer à se déployer sous la Troisième République, et de contribuer, sous certaines modalités, au culte des grands hommes.

4C’est bien sûr, on l’a dit plus haut, la figure « sacrée » de l’écrivain qui est au centre du dispositif de canonisation. Paul Bénichou avait bien montré que, dès le début du xixe siècle, les poètes « ont été agréés, dans leur prétention à un ministère spirituel, par l’ensemble des autres catégories de la corporation pensante [9] […] ». Mais la présence des autres catégories d’artistes dans le panthéon républicain est bien réelle, bien que plus tardive et plus progressive. Le « portrait littéraire », compris comme « portrait d’écrivain », est souvent étudié comme une forme étanche, autonome. Cependant, avec l’amplification et la diversification des figures de grands hommes, mais aussi la fascination croissante exercée par la figure de l’« artiste », le « portrait d’artiste », au sens large, constitue lui aussi une catégorie homogène, même si elle emprunte une grande part de ses motifs au portrait d’écrivain. La « classification » des artistes, via les collections ou recueils de portraits, suit la logique générale de catégorisation propre au xixe siècle. L’artiste, en tant que « type social nouveau », mais aussi « type équivoque et polymorphe » fait d’« identités mouvantes [10] », devient un mets de choix pour les portraitistes, surtout dans le journal qui prend en charge une « mission d’ordre à la fois signalétique et taxinomique [11] ». On voit alors apparaître des recueils mêlant tous les types d’artistes [12], sans distinction ni commentaire de la part de l’auteur ni de l’éditeur.

5Mais comment le portrait d’artiste, par essence doublement polymorphe, par sa forme et par la nature changeante de son objet, parvient-il à s’accommoder du projet pédagogique de la Troisième République, et de la dimension édifiante de celui-ci ? Comment la forme légère et mouvante de la « silhouette » se reconfigure-t-elle en partie au contact de la pédagogie républicaine des grands hommes, dont le monument est la forme la plus évidente ? Nous tenterons, par l’analyse de recueils de portraits d’artistes des premières décennies de la Troisième République, de montrer les tensions qui se font jour entre une forme particulière – le portrait d’artiste – et un projet collectif – la panthéonisation des héros culturels – mais aussi de mettre en évidence les stratégies – thématiques, poétiques et médiatiques – mises en œuvre par les auteurs pour dépasser ce hiatus.

Exemplarité et forme courte

6La question qui se pose aux portraitistes des débuts de la Troisième République rejoint en réalité une question plus ancienne : comment l’artiste, symbole de l’individualité créatrice et originale, peut-il s’incarner dans la figure du grand homme, personnalité par essence collective ? Nathalie Heinich y avait en partie répondu, en mettant en évidence l’ethos romantique de l’« élite artiste », qui permettait de faire le lien entre le régime démocratique et les fantasmes élitistes avec lesquels il cohabite :

7

L’art en est donc venu à représenter la conjonction improbable de deux valeurs incompatibles : la valeur démocratique, en vertu de laquelle tout homme a le droit d’être un artiste, et la valeur aristocratique, en vertu de laquelle tout artiste est – au moins fantasmatiquement – au-dessus des normes et des lois [13].

8La forme particulière du portrait court, cependant, semble a priori contradictoire avec ce sacerdoce moral et collectif de l’artiste, puisqu’il s’agit avant tout, en peu de mots, de donner l’image singulière d’une personnalité, d’en retirer les quelques particularités, d’attirer l’attention du lecteur sur un détail piquant [14]. Comment alors tisser le réseau des valeurs qui construisent l’exemple ? Il faut ici distinguer le « portrait de contemporain », genre à part dans la production de portraits, et le « portrait de maître », susceptible de recouvrir la même forme courte et enlevée, mais dont l’enjeu est plus clairement pédagogique et édifiant. Dans ce deuxième cas, les auteurs sont bien conscients des difficultés auxquelles ils font face, et de l’inadéquation possible entre la forme du portrait court et l’enjeu patrimonial de l’évocation du grand homme. Camille Bellaigue, musicographe et critique à la Revue des Deux Mondes, opère dans son recueil Portraits et silhouettes de musiciens une classification d’ordre à la fois formel et axiologique, en distinguant en tête du recueil « Trois maîtres d’Italie », suivis d’un long portrait sur Charles Gounod, lui-même suivi d’un nombre important de « Silhouettes » de quelques pages chacune. La première section correspond à une série publiée dans la Revue des Deux Mondes ; les « Silhouettes », en revanche, constituent des portraits publiés de façon dispersée. Abordant la figure de Beethoven dans l’une de ces « Silhouettes », il ressent le besoin de s’excuser, ou du moins de commenter l’inadéquation entre la stature du modèle et la forme choisie : « J’ai douté longtemps si j’oserais en peu de lignes parler de celui-là. À revivre avec lui pendant quelques jours, on est saisi d’admiration et presque d’épouvante. Il est si grand [15] ! » Ce sera, d’ailleurs, le seul portrait du recueil à ne pas en être un : il s’agira plutôt d’une méditation d’ordre esthétique, et Bellaigue n’y déploiera pas les ressources du récit et de la plaisanterie, comme il le fait dans les autres portraits. En revanche, le portraitiste se trouve beaucoup plus à l’aise lorsqu’il s’agit d’aborder la figure d’Auber, compositeur d’opéras-comiques qui jouit d’une réputation bien plus légère. Dès le début du portrait, il évoque la brièveté formelle, sur le ton de la causerie : « On ne peut toujours parler de grands musiciens. Parlons donc aujourd’hui d’Auber ; ce sera l’affaire d’un instant [16]. »

Les valeurs républicaines au centre du discours

9La première stratégie utilisée par les portraitistes pour tenter de résoudre ce hiatus qu’ils perçoivent entre la forme du portrait et la mission pédagogique de l’évocation de la vie des grands hommes, est de mettre au centre de leurs portraits les grandes valeurs républicaines dont ils dotent leurs héros. Ils peuvent ainsi redéfinir l’ethos de l’artiste, en prenant en compte l’exigence morale républicaine et bourgeoise, tout en conservant au portrait son caractère piquant et enlevé, notamment en utilisant massivement les thèmes de la lutte et du travail. Ils ont tous deux l’avantage de contribuer au magistère moral républicain, tout en permettant de mener des récits pathétiques et frappants pour le lecteur. L’artiste comme « lutteur » et comme « combattant » : c’est un lieu commun des discours sur l’art, que l’on retrouve de façon quasi systématique dans ces portraits courts de la fin du xixe siècle. Ainsi, dans ses Silhouettes d’artistes, l’homme de lettres Yveling Rambaud écrit de Rodin qu’il est « armé pour la lutte », et que « sa vie, d’ailleurs, n’est qu’un long combat […] [17]. » Blaze de Bury, dans un portrait paru dans la Revue des Deux Mondes, affirme que « ce n’était pas un lutteur ordinaire que Berlioz » :

10

Âme honnête, simple et virile, esprit hautain, convaincu, ne transigeant sous aucun prétexte, l’existence n’aura guère été pour lui qu’une suite de combats pour l’idée, où, si la victoire se fit toujours rudement payer cher, la défaite au moins ne fut jamais sans gloire. C’était un réformateur, le vrai musicien d’une période archi-critique comme la nôtre. Tout ce qu’on peut savoir, il le savait, et cela non-seulement dans les questions particulières de son art. Le monde de l’intelligence n’a pas une province qu’il ne se soit donné le plaisir de parcourir à son heure [18] […].

11Outre la valeur de la lutte, on peut remarquer que Blaze de Bury dote ici Berlioz d’un certain nombre de valeurs républicaines : esprit réformateur, virilité, universalisme. Pour autant, affirme-t-il, le propre de Berlioz était d’« aspirer », de « tendre vers les hauteurs », ce qui « sera toujours le fait d’une minorité [19] ». On voit que le portraitiste tente ici de conjuguer singularité et exemplarité, en insistant dans son éloge, non seulement sur les valeurs éternelles de l’art de Berlioz, mais aussi sur les valeurs qui le rendent exemplaire et digne du panthéon artistique républicain.

12La seconde valeur récurrente de ces portraits est celle du travail, pierre de touche de l’idéologie bourgeoise qui fonde en partie celle de la Troisième République. Dans le recueil cité plus haut, Yveling Rambaud range Rodin, « ce grand pétrisseur de terre », parmi « ceux qui travaillent et qui pensent », qui va devant lui « continuant son œuvre, sans découragement, sans faiblesse », « pour ne pas voir les turpitudes dont on l’entoure, ni entendre les imbécilités qu’on débite sur son compte [20] ». Le hiatus entre solitude et exemplarité est ici résolu par le double motif de l’injustice faite aux grands, et de l’incompréhension d’une critique partisane et hostile aux artistes. Rodin incarne ici une forme épurée de l’idéal du citoyen républicain, honnête, travailleur et intransigeant. C’est une image similaire que Rambaud dresse du peintre Sisley :

13

À le voir lui-même soigné, calme, discret d’allure, presque timide, on ne supposerait pas la mâle énergie, la flamme intérieure qui l’animent, ni la fierté non plus du noble artiste, ni la hauteur de son dédain mêlé parfois d’ironie. Il est, avec Claude Monet, Pizzaro [sic], Degas, celui qui a lutté le plus opiniâtrement pour la pleine et diffuse lumière et son rôle dans la peinture [21].

14Comme celle de Rodin, la figure de Sisley est ici assimilée à la figure idéale de l’artiste-citoyen, porteur de toutes les valeurs qui sont alors invoquées pour construire le canon national : droiture, force morale et virilité.

La modalité picturale : « fixer » l’image du grand homme

15Le portrait se situe, par essence, au croisement du récit biographique et du portrait pictural qui « tend à fixer son sujet dans la pose ou l’instant [22] ». Il n’est donc pas étonnant que la deuxième stratégie mise en place par les portraitistes pour conjuguer légèreté stylistique et mission pédagogique soit de se référer aux techniques propres à la peinture, afin de dynamiser le portrait tout en lui conservant une dimension exemplaire. L’ekphrasis est ainsi couramment employée : elle permet bien sûr de créer des effets visuels, de stimuler le récit par une construction en abyme, et de mettre en évidence la stature du grand homme par sa représentation [23]. Édouard Schuré, en 1884, utilise ainsi le masque mortuaire de Beethoven pour dresser un portrait moral du musicien :

16

J’ai vu quelque part un plâtre du masque pris sur Beethoven après sa mort. Ce masque saisissant montre l’athlète en face de l’éternité, mais frémissant encore du combat de la vie. On regarde un instant, et le visage s’anime ! Ces yeux flamboient de tendresse et puis de défi, la bouche amère et ferme se plisse, le menton carré et solide se ramasse avec la ligne des lèvres ; ces traits creusés par la douleur bravent tout, et sur la rondeur de ce vaste front se joue comme un reflet de la paix divine. Voilà le vrai Beethoven, le Titan de la symphonie [24].

17Le portrait qui s’anime peu à peu grâce aux verbes d’action est celui d’un guerrier, d’un « athlète en face de l’éternité », et ce sont les traits du visage qui, reprenant vie, miment le combat entre la volonté et le destin ; on peut aussi remarquer l’importance des yeux et du « vaste front ». Mais ce qui rend ce portrait si intéressant, c’est que l’ekphrasis aboutisse à une affirmation de véracité : « voilà le vrai Beethoven », contradiction éclatante avec les marques de littérarité affichées dans le portrait, d’autant que l’affirmation de véracité se double d’une nouvelle référence mythique au « Titan ». Le vrai Beethoven, ici, est donc celui du mythe, de l’artefact. Camille Bellaigue, sur Gluck, emploie un procédé proche, mais accentue davantage encore l’implication du lecteur et l’identification du portraitiste au portraituré :

18

Un jour, un beau jour d’été, à l’heure éclatante et chaude de midi, allez au Louvre. Entrez d’abord dans la salle des Houdon. Le vieux maître est au fond. Voici son front vaste, ses cheveux en désordre, son visage que la petite vérole a criblé, sa bouche serrée, son air hautain et dur. Il est là, derrière la svelte Diane, entre un Amour bouclé et une Douleur mignarde. Il les regarde et ne les reconnaît pas [25].

19Les similitudes avec le portrait de Beethoven sont notables : les marques physiques du génie ne varient donc que peu d’un portrait à l’autre, malgré l’ambition annoncée de dire la singularité de l’artiste [26]. Victor Wilder dans Le Ménestrel, évoque quant à lui le monument qui doit être élevé à la gloire de Bizet qui vient de mourir.

20

Ses amis dévoués, Charles Gounod en tête, se sont réunis pour lui élever, non pas l’un de ces monuments officiels, pour lesquels on fait appel aux indifférents mêmes, par souscription publique, – mais un mausolée modeste, élevé par la seule amitié, et dont l’architecte Garnier avec le statuaire Dubois traceront fraternellement les lignes simples et sobres [27].

21Le portrait, sous-titré « esquisse biographique », se fait ainsi lui aussi « mausolée modeste », mimant le geste sculptural évoqué dans ses lignes par la brièveté de la forme.

L’artiste en costume d’écrivain

22Pour faire du portrait d’artiste un discours élogieux, c’est souvent le modèle de la vie d’écrivain qui est invoqué. De fait, l’écrivain constitue le modèle de l’artiste en grand homme, et les figures d’artistes en voie de « canonisation » sont donc souvent présentées en « costume d’écrivain », comme gage de légitimité. Il n’est ainsi pas rare que le portraitiste fasse l’éloge de la qualité d’écrivain d’un musicien, comme ici :

23

Sans être un écrivain, il avait un style, et sa langue, Dieu merci, ne fut point celle que parlent beaucoup d’honnêtes gens toujours dressés sur les ergots de ce qu’ils appellent très plaisamment leur compétence. […] Berlioz n’était pas ce musicien manqué qui se fait littérateur [28].

24Lorsqu’il s’agit de comparer Berlioz à Victor Hugo, Blaze de Bury ne tremble pas : « pourquoi ne citerais-je pas Victor Hugo ? L’homme est de taille à ne redouter aucun rapprochement [29]. » L’artiste à sa table de travail constitue également une image d’Épinal de ces portraits : ainsi Haydn, présenté par Camille Bellaigue comme « travaill[ant] gaiement du matin au soir, couvrant de sa fine écriture les feuillets d’un papier qu’il ne trouvait jamais assez lisse ni assez blanc [30] ». C’est ici non seulement l’écrivain, mais l’écrivain travailleur qui est mis en avant. Dans la revue-collection Portraits d’hier, qui paraît un peu plus tardivement, en 1909, ce sont Puvis de Chavannes et Manet qui sont ainsi croqués en costume d’écrivain, le crayon ou la plume à la main, en situation de scripteurs. Chavannes, écrit Léon Werth, « fut avant tout un grand dessinateur. Il n’a pas besoin du prestige d’un mur pour nous émouvoir. Une feuille de papier et un crayon lui suffisent [31] ». Camille de Sainte-Croix, évoquant une rencontre avec Manet, raconte qu’il « avait à la main un crayon et un block-notes [sic] ; et [que], tout en discourant, il traçait des traits rapides [32] ». Dans la préface de leur monographie sur le peintre Gavarni, enfin, les frères Goncourt rappellent qu’il « fut toujours très-écrivassier de ses impressions, de ses sensations, de ses aventures psychologiques, et [que] […] toute sa vie, il l’a écrite [33] ». Ici, non seulement le peintre bénéficie de la légitimité de la fonction d’écrivain, mais il semble se substituer au biographe, qui ne serait plus alors que le transcripteur d’épisodes déjà organisés par le portraituré.

Du journal au recueil

25Enfin, les paratextes produits à l’occasion de la publication des portraits en recueil fournissent l’occasion aux auteurs de réfléchir sur la forme particulière du portrait, et sur la façon dont elle peut s’inscrire dans le projet de panthéonisation des artistes. En premier lieu, le portrait est senti comme un genre journalistique, appartenant au champ de la critique et non de la littérature. La plupart des recueils « gomment » d’ailleurs leur origine journalistique, ne stipulant pas, par exemple, les lieux et dates de la première publication des articles, et faisant souvent l’économie de la préface. Ce silence sur l’origine des textes s’explique peut-être par la tentative d’estomper leur caractère disparate. Le recueil de portraits est en effet un genre discontinu. S’il accède à la dignité du livre, il est alors souvent considéré comme une forme mineure, comme en témoignent les rares préfaces de recueils, qui se fendent toujours de commentaires sur la légitimité de la forme choisie. « Si c’est un livre, ce n’est qu’un livre de journaliste [34] », s’excusait Léon Bernard-Derosne. Teodor de Wyzewa, à la même époque, faisait preuve de la même (fausse ?) modestie :

26

Ce livre n’est, en vérité, qu’un recueil d’articles publiés en divers endroits, et que je me suis borné à transcrire tels, ou à peu près, qu’ils avaient paru dans leur temps. Quelques-uns datent des années lointaines […]. D’autres sont plus récents : on ne s’étonnera pas s’ils portent la trace de sentiments et de goûts nouveaux [35].

27Ici, la discontinuité est assumée comme telle. Ailleurs, on tente de la réduire, soit par l’affirmation d’un lien fort entre les articles dans la préface, par exemple dans le cas de recueils de souvenirs, soit par le travail de la composition du recueil. Dans le recueil de Bellaigue, cité plus haut, les transitions sont soignées de façon à lier tous les portraits entre eux. Passant de Haydn à Mozart, l’auteur choisit l’anecdote historique : « En 1790, lorsque Haydn partit de Vienne pour Londres, Mozart, qui l’aimait, se jeta dans ses bras en sanglotant [36] […] ». Il procède de même pour passer de Beethoven à Rossini :

28

Au mois de mai 1822, Rossini, passant par Vienne, souhaita de voir Beethoven. D’après les uns, l’auteur des Symphonies reçut froidement l’auteur du Barbier ; suivant les autres il ne le reçut pas du tout. Il n’y avait rien de commun entre eux [37].

29L’effet de recueil se double ici d’une savoureuse ironie, puisque le travail de transition est nié par l’affirmation de la dissemblance des figures. Cependant, l’impression laissée par ce recueil est bien celle d’une lignée des génies, et chacun d’entre eux est conforté dans sa valeur au miroir de celle des autres. Camille Bellaigue montre bien ici, par le floutage de la discontinuité journalistique, sa volonté de canoniser les grandes figures de musiciens, en les élevant non seulement à la dignité du livre, mais en les incluant dans un collectif qui fasse sens pour le lecteur.

30D’autres auteurs, au contraire, revendiquent la particularité de ce genre hybride et ses potentialités stylistiques. Le plaisir procuré par le portrait, genre vif et enlevé, serait plus à même d’insuffler l’admiration pour les grandes figures d’artistes que les formes classiques de l’hagiographie, comme la biographie. « Voici du nouveau », affirme Alexandre Hepp, faisant la réclame pour le recueil qu’il préface : « une formule vivante, alerte, pittoresque, et qui ne vise à aucun de ces solennels, définitifs jugements, sur lesquels l’avenir se plaît d’ailleurs à souffler tant de belles révisions [38]. » Une telle déclaration se fait l’écho de la concurrence qui oppose alors littérature et critique ; Wyzewa, quelques années auparavant, faisait le constat amer que « la critique seule bientôt aura [it] le droit de parler », et que « la littérature [devenait] la servante de la critique », proposant même une métaphore inquiétante : « [La littérature] prépare les plats, mais c’est la critique qui les mange [39]. » La critique, et surtout les portraitistes, se défendent alors en revendiquant leur légitimité. Alexandre Hepp, à ce titre, livre un véritable plaidoyer pour le portrait comme genre de l’entre-deux. Certes, dit-il, c’est une forme issue du journal, mais une forme qui s’élève au-dessus de celui-ci, comme elle s’élève au-dessus de la réalité :

31

C’est dans le « Journal » en effet que ces portraits ont paru d’abord, avec le plus grand succès. Et dans le choc des actualités, parmi ce qui dit tant de fièvres, de laideurs, de tristesses, quel charme, quel rafraîchissement, que de rencontrer tout à coup un nom d’artiste, une silhouette, un rappel d’œuvre qui évoquent la joie, la beauté et l’amour de vivre, les paysages clairs, le ciel libre, quelque chose de supérieur et d’infiniment consolant ! Aussi bien ce sont de ces invites à élever les contemplations, à considérer que tout n’est pas de vile prose ou de vil métal, à sourire à un idéal, qu’il faudrait souhaiter rencontrer souvent en cette obscure mêlée [40]

32Le portrait est donc conforté dans sa fonction patrimoniale, non pas malgré, mais grâce à sa légèreté et sa vivacité stylistiques et narratives. Il fonctionne parfois, de fait, comme modèle pour les monographies plus « sérieuses ». Le musicologue Arthur Pougin, par exemple, n’a jamais versé dans le portrait ni dans la silhouette : son domaine est la biographie scientifique. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’évoquer le jeune Boïeldieu quittant sa famille, balluchon sur le dos, le musicologue avoue son impuissance, et choisit de citer longuement le récit pittoresque qu’en avait fait Jules Janin en 1834 pour le Journal des débats :

33

Mais au lieu de raconter moi-même cet épisode si intéressant, si vraiment touchant […], j’en vais emprunter le récit à Jules Janin […]. Je ne saurais assurément faire aussi bien que lui, qui a écrit ces lignes émues au lendemain de la mort du grand musicien. D’ailleurs, ce récit acquiert, sous sa plume, un charme inexprimable. On me saura donc gré de le reproduire ici [41].

34La fonction explicitement patrimoniale de la biographie, significativement intitulée Boïeldieu, sa vie, son œuvre, son caractère, se voit donc renforcée, selon Pougin, par l’esthétique du portrait dans ce qu’il a de piquant ou d’amusant.

35                                       

36Le portrait journalistique, aux débuts de la Troisième République, se trouve donc au centre d’un réseau d’oppositions : forme issue du journal, brève et légère, elle se voit pourtant dotée, dans le développement du culte des grands hommes, d’une mission de classification et d’exemplification. Dans le cadre des portraits d’artistes, la question se complexifie d’autant plus que la figure de l’artiste est elle aussi mouvante, diverse, et accède tardivement au panthéon républicain, auprès des hommes politiques, des scientifiques, des inventeurs et des humanistes en tous genres. Malgré tout, les auteurs élaborent des stratégies stylistiques et formelles pour conserver la poétique originale du portrait et sa liberté formelle, tout en s’inscrivant dans le projet républicain de panthéonisation des grandes figures d’artistes. Les « silhouettes » participent ainsi, à leur manière, à la « statuomanie », et proposent des discours d’éloge alternatifs aux monographies officielles, plus didactiques. Si les figures d’artistes restent sur un piédestal et si la satire n’affleure que très rarement dans ces portraits de la Troisième République, l’admiration est rendue plus vivante par l’inventivité formelle, et plus sincère par l’implication personnelle des portraitistes. Le portrait joue alors un rôle capital dans la construction du Panthéon artistique national, en lui conservant ses paradoxes : individualité et collectivité, originalité et exemplarité.

Notes

  • [1]
    Nous renvoyons, pour l’analyse de ce phénomène, au numéro de la revue Romantisme consacré aux « grands hommes » (1998, vol. 28, n° 100), et notamment aux articles de Maurice Agulhon (« Nouveaux propos sur les statues de “grands hommes” au xixe siècle », p. 11-16), Pierre Vitoux (« Carlyle et le culte du héros », p. 17-29), Alice Gérard (« Le grand homme et la conception de l’histoire au xixe siècle », p. 31-48) et Jacques-Olivier Boudon (« Grand homme ou demi-dieu ? La mise en place d’une religion napoléonienne », p. 131-141).
  • [2]
    Jules Hargrove, « Les Statues de Paris », La Nation. Les Lieux de mémoire II, t. 3, Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, 1986, p. 256.
  • [3]
    Voir Maurice Agulhon, Histoire vagabonde I. Ethnologie et politique dans la France contemporaine, Paris, NRF, Gallimard, 1988, p. 143.
  • [4]
    Voir Thierry Laugée, Figures du génie dans l’art français (1802-1855), Paris, PUPS, 2016.
  • [5]
    Dans son étude sur l’invention de la célébrité, Antoine Lilti affirme d’ailleurs que « dans le domaine de la célébrité, la véritable révolution romantique tient moins au théâtre qu’à la musique » (Figures publiques. L’Invention de la célébrité, 1750-1850, Paris, Fayard, 2014, p. 317), et il suggère que le premier phénomène de célébrité musicale est celui qui émergea autour de la figure de Franz Liszt.
  • [6]
    Un Ministère des Sciences, Lettres et Beaux-Arts sera créé en 1870 avant d’être rattaché au Ministère de l’Instruction publique. Le gouvernement Gambetta, en 1881, ne réussira qu’à faire vivre quelques mois un Ministère des Arts. Le Conseil supérieur des Beaux-Arts, créé en 1875, connaîtra en revanche un sort plus pérenne.
  • [7]
    Voir Maurice Agulhon, « Imagerie civique et décor urbain » et « La statuomanie et l’histoire », dans Histoire vagabonde I, ouvr. cité.
  • [8]
    Hélène Dufour cite Jules Barbey d’Aurevilly à propos du Salon de 1872 : « Aussi en pleut-il, des portraits ! », Sensations d’art, Les Œuvres et les Hommes, VII, Paris, L. Frinzine, 1886, p. 260. Voir Portraits, en phrases. Les recueils de portraits littéraires au xixsiècle, Paris, PUF, 1997, p. V.
  • [9]
    Paul Bénichou, « Parcours de l’écrivain, entretien avec P. Bénichou », paru dans Le Débat, mars-avril 1989, n° 54, repris dans Romantismes français I, Paris, Gallimard, 2004, p. 12. Voir également Jean-Christophe Igalens et Sophie Marchand (dir.), Devenir un grand écrivain. Métamorphoses de la reconnaissance littéraire, revue Orages. Littérature et culture 1760-1830, mars 2010, n° 9.
  • [10]
    Alain Bonnet, « La transfiguration de l’artiste », dans L’Artiste en représentation. Images des artistes dans l’art du XIXsiècle, Hélène Jagot et Alain Bonnet (dir.), Lyon, Fage, 2012, p. 7-8.
  • [11]
    Adeline Wrona, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann, 2012, p. 79.
  • [12]
    L’importance de ce genre est signalée par Hélène Dufour qui en fait le deuxième item de sa typologie des recueils de portraits. Voir Hélène Dufour, ouvr. cité.
  • [13]
    Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, NRF, Gallimard, 2005, p. 350-351.
  • [14]
    L’enjeu est le même pour les portraits photographiques de la même époque. Voir Portraits d’ateliers. Un album de photographies fin de siècle, Pierre Wat (dir.), Grenoble, INHA-ELLUG-MSH Alpes, 2013.
  • [15]
    Camille Bellaigue, Portraits et Silhouettes de musiciens, Paris, Delagrave, 1896, p. 273.
  • [16]
    Ibid., p. 303.
  • [17]
    Yveling Rambaud, Silhouettes d’artistes, Paris, Société française d’éditions d’art, 1899, p. 223.
  • [18]
    Blaze de Bury, « Caractères et portraits du temps : Hector Berlioz », Revue des Deux Mondes, mars-avril 1869, t. 80, p. 1007.
  • [19]
    Ibid., p. 1006.
  • [20]
    Yveling Rambaud, ouvr. cité, p. 224.
  • [21]
    Ibid., p. 243.
  • [22]
    Robert Dion et Mahigan Lepage, « Avant-propos » à Portraits biographiques, Rennes, PUR, 2009, p. 7.
  • [23]
    Voir sur ce point le passionnant article de Roger Chartier, « Le sens de la représentation », La Vie des idées, 22 mars 2013. URL : http://www.laviedesidees.fr/Le-sens-de-la-representation.html.
  • [24]
    Édouard Schuré, « Les Concerts du dimanche et les maîtres symphonistes », Revue des Deux Mondes, 15 avril 1884, p. 795-796.
  • [25]
    Camille Bellaigue, « Gluck », ouvr. cité, p. 268.
  • [26]
    L’influence de la physiognomonie est ici sensible. Cesare Lombroso, qui contribua fortement à la diffusion de ces théories, évoque d’ailleurs longuement le cas de Beethoven dans son deuxième ouvrage, L’Homme de génie (trad. par Fr. Colonna d’Istria, Paris, F. Alcan, 1889). Sur les « marques du génie », voir aussi, pour exemple, le recueil de « têtes célèbres » de Charles Rouvin, La Tête humaine, études illustrées de phrénologie et de physiognomonie appliquées aux personnages célèbres (Paris, J. Boyer, 1873).
  • [27]
    Victor Wilder, « Bizet, esquisse biographique III », Le Ménestrel, 18 juillet 1875, p. 259.
  • [28]
    Blaze de Bury, « Hector Berlioz » [1869], art. cité, p. 1007.
  • [29]
    Ibid., p. 1013.
  • [30]
    Camille Bellaigue, « Haydn », ouvr. cité, p.259.
  • [31]
    Léon Werth, « Puvis de Chavannes », Portraits d’hier n° 2, 1er avril 1909, p. 36.
  • [32]
    Camille de Sainte-Croix, « Manet », ibid., n °19, 15 décembre 1909, p. 6.
  • [33]
    Edmond et Jules de Goncourt, Gavarni, l’homme et l’œuvre, Paris, Plon, 1873, p. II.
  • [34]
    Léon Bernard-Derosne, Sur le vif, portraits au crayon, Paris, Calmann-Lévy, 1893, p. I.
  • [35]
    Teodor de Wyzewa, Nos Maîtres. Études et portraits littéraires, Paris, Perrin et Cie, 1895, p. I.
  • [36]
    Camille Bellaigue, « Mozart », ouvr. cité, p. 63.
  • [37]
    Camille Bellaigue, « Rossini », ibid., p. 279.
  • [38]
    Alexandre Hepp, « Préface » à Yveling Rambaud, Silhouettes d’artistes, ouvr. cité, p. I.
  • [39]
    Teodor de Wyzewa, « De la critique et de son rôle dans la littérature de ce temps » (Revue bleue, 27 avril 1894), reproduit dans Nos Maîtres, études et portraits littéraires, ouvr. cité, p. 243.
  • [40]
    Alexandre Hepp, ouvr. cité, p. III-IV.
  • [41]
    Arthur Pougin, Boieldieu, sa vie, ses œuvres, son caractère, Paris, Charpentier et Cie, 1875, p. 20.
Français

Le romantisme avait déjà suggéré pour l’artiste non seulement une place à part dans la société, mais aussi une responsabilité collective. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la République naissante, à partir de 1870, choisisse pour son panthéon des grands hommes des figures d’artistes. L’une des voies de diffusion de ce panthéon est le genre du portrait, qui se déploie surtout dans un cadre non romanesque et non fictionnel. Cependant, la forme particulière du « portrait », brève, enlevée, polymorphe, sujette à toutes les déformations et qui prend souvent le nom de « Silhouette », s’accommode mal du projet pédagogique de canonisation républicaine, dont la forme favorite est la statue, et sa traduction littéraire : la monographie. L’article s’attache à mettre en lumière ce problème, et les stratégies de détournement mises en œuvre par les portraitistes.

English

Romanticism was the first movement to suggest artists not only held a special position in society but also bore responsibility for society as a whole. No wonder therefore the nascent Republic, from 1870 on, should choose for its pantheon of great men a number of artists. One of the ways this pantheon was disseminated was through the genre of the portrait, diffused mainly in non-fictional contexts outside the form of the novel. However, the formal specificities of the “portrait”, short, witty, polymorphous, subject to all sorts of distortions and often called a “silhouette” did not lend themselves well to the pedagogical project of republican canonisation, whose favourite form is rather the statue and its literary translation, the monograph. This paper highlights this problem and the subversive strategies used by portraitists.

Marie Gaboriaud
(CELLF, Université Paris-Sorbonne)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/09/2017
https://doi.org/10.3917/rom.176.0070
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