CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Balzac inaugure la veine réaliste de la peinture d’intérieur, inspirée et influencée par les modèles de l’école flamande [1]. De toute évidence, une telle transposition de la matière picturale en texte littéraire, au moyen de la description, ne relève pas uniquement d’une volonté ornementale ou d’une fonctionnalité narrative, même si le passage du premier statut au second marque la principale nouveauté de la description réaliste, comme l’a démontré autrefois Gérard Genette. Car le foisonnement de la peinture d’intérieur dans le roman balzacien révèle un enjeu encore plus fondamental, qui consiste à concevoir l’intérieur comme un espace de coagulation et de densification du sens, comme un lieu herméneutique constamment investi par une activité de déchiffrement [2].

2 De ce point de vue, Balzac réinvente l’intérieur littéraire en actualisant sa relation dialectique avec l’extérieur, sous le signe d’une exigence propre à son époque, celle de la protection de la vie privée et de l’intimité : valeur éminemment bourgeoise, mais qui se charge dans le roman balzacien d’une visée typologique. En effet, contrairement à l’espace social extérieur, lieu de l’indifférenciation et du brouillage des identités, l’intérieur se configure comme l’espace – illusoire, voire idéal – dans lequel les identités individuelles et collectives s’éclairent et se stabilisent. La loi du milieu, postulant par un déterminisme strict l’harmonie entre l’individu et l’espace qu’il habite – intérieur in primis –, constitue le fondement d’une telle visée typologique.

3 Cependant, l’espace intérieur ne résiste pas toujours au chaos social, dont le désordre finit par l’investir : l’encombrement d’objets hétéroclites devient ainsi le trait caractéristique des descriptions d’intérieurs, suivant un principe qui mine le déterminisme propre au classement social. À la loi du milieu semble alors se substituer une autre modalité herméneutique fondée sur l’analyse de la subjectivité, et notamment de l’empreinte que l’individu laisse sur l’espace qu’il habite : il s’agit d’une forme de distinction qui relève d’un nouvel aménagement de l’espace intérieur, qui sera ici défini, dans la dernière partie de cette étude, sous l’expression de « désordre arrangé », dont j’essayerai d’analyser les enjeux sociaux et idéologiques.

1.  La protection de l’intérieur

4 Le phénomène d’urbanisation massive liée à la révolution industrielle engendre, dès le début du xixsiècle, un désir croissant de protection de la sphère privée qui investit non seulement la bourgeoisie, mais aussi les classes populaires, comme le souligne Michelle Perrot [3]. Or, cette nouvelle manière d’habiter l’espace relève aussi de l’ordre moral : « la vie privée doit être murée », indique le dictionnaire Littré de 1863-1872, dans une nette séparation de l’espace qui, souligne de manière synthétique l’historienne Adeline Daumard, « se repartit symboliquement en intérieur-famille-sécurité/extérieur-étranger-danger [4] ».

5 En guise de protection contre l’inconnu extérieur, la maison enveloppe l’individu qui l’habite. Telle est l’hypothèse de Walter Benjamin, qui étudie cette nouvelle relation spatiale par la métaphore de l’appartement comme étui, susceptible de recueillir et garder les traces de ses occupants : « Le xixe siècle a cherché plus que tout autre l’habitation. Il a considéré l’appartement comme un étui pour l’homme ; il a si profondément encastré celui-ci dans l’appartement, avec tous ses accessoires, que l’on croirait voir l’intérieur d’une boîte à compas dans laquelle l’instrument est logé avec toutes ses pièces enfoncées dans de profondes cavités de velours le plus souvent violet. Est-il en effet un objet pour lequel le xixe siècle n’ait pas inventé de boîtier et d’étui ? Il y en a pour les montres, les pantoufles, les coquetiers, les thermomètres, les cartes à jouer. Et, faute de boîtiers et d’étui, il invente des enveloppes, des tapis, des couvertures et des housses [5]. »

6 Se définissant comme un microcosme, l’appartement bourgeois reproduit en son intérieur la division entre sphère publique et sphère privée, séparant les pièces de réception (antichambre, salon, boudoir) des chambres, lieu de l’intime dont l’accès reste interdit aux invités [6] ; en cela, il s’oppose à l’appartement aristocratique, où la chambre est un lieu de réception, notamment à l’occasion des fêtes. Le roman balzacien permet de représenter un tel clivage, si l’on songe à l’opposition entre la chambre de Clémence Desmarets dans Ferragus – lieu sacré de l’intimité conjugale, où seul le mari peut rentrer – et la chambre de la comtesse Fœdora, dans La Peau de chagrin, ouverte aux invités, et dans laquelle Raphaël pourra se cacher une nuit entière ; même si dans d’autres cas l’accès aux appartements privés est interdit, comme dans la scène du bal chez les Lanty au début de Sarrasine, où une porte invisible dans le boudoir, par laquelle Marianina fait disparaître son oncle, cache les mystères de la famille et l’identité même de la Zambinella.

7 Au-delà de ces dispositions réglementées en termes d’accès, il faut souligner que le roman balzacien exprime le plus souvent cette hantise d’une protection de la vie privée, notamment en ce qui concerne le regard. J’ai pu montrer ailleurs à quel point la fenêtre, image omniprésente dans La Comédie humaine, représente moins un passage qu’un obstacle visuel, dont la fonction est précisément d’empêcher ou de troubler l’observation de l’espace intérieur [7]. En effet, dans le roman balzacien la fenêtre est le plus souvent vue depuis l’extérieur, et figure ainsi le seuil d’un univers caché, celui de la vie privée, que l’observateur essaie de scruter. Ce dispositif, propre aussi à la littérature panoramique, est donc censé permettre un dévoilement des mystères de la vie privée, et donner accès à une connaissance de l’espace intérieur, dans la mesure où le fragment de réel encadré par la fenêtre devient paradigmatique de l’ensemble.

8 Cependant, ce dispositif se trouve constamment entravé, au niveau optique comme au niveau herméneutique, dans la mesure où la fenêtre est presque systématiquement protégée pas des éléments qui lui sont consubstantiels et qui empêchent le passage du regard : persiennes et volets à l’extérieur, mais surtout rideaux à l’intérieur. À Paris comme en province, dans les fastueux hôtels particuliers comme dans les plus humbles demeures, il serait difficile de trouver une croisée qui ne soit pas doublée à l’intérieur d’un rideau protecteur qui, comme l’écrit Balzac à propos de la fenêtre inaugurale de La Comédie humaine, celle d’Augustine dans La Maison du chat-qui-pelote, cache « les mystères de cet appartement aux yeux des profanes [8] ».

9 Les vitres des fenêtres étalent ainsi à leur intérieur une profusion d’étoffes plus ou moins riches – brocart, damas, lampas, soie, mais aussi calicot, percale ou simplement tissu – et plus ou moins épaisses – velours, toile, mais aussi tulle, dentelle, mousseline – qui témoignent de cette obsession du recouvrement propre à l’appartement-étui analysé par Benjamin ; et ce à n’importe quel niveau social, de l’aristocratie à la bourgeoisie jusqu’aux milieux populaires (comme l’appartement de la grisette Ida, dans Ferragus) et à la sphère des artistes. Un exemple majeur, qui corrobore les hypothèses de Benjamin, est la chambre en violet de la comédienne Florine, où loge Nathan dans Une fille d’Ève, dont la description se fait au moyen d’une énumération de draperies : « des rideaux en velours doublés de soie blanche, drapés sur un voile de tulle ; un plafond en cachemire blanc relevé de satin violet ; au pied du lit un tapis d’hermine ; dans le lit, dont les rideaux ressemblaient à un lys renversé, se trouvait une lanterne pour y lire les journaux avant qu’ils ne parussent [9]. »

10 Dans tous ces cas, les rideaux des fenêtres ont la fonction de troubler la dangereuse transparence de la vitre, de faire obstacle au regard de l’observateur qui ne peut alors que deviner (dans le meilleur des cas, lorsque le tissu est léger) l’espace intérieur. Et encore cette divination peut se révéler trompeuse, comme en témoigne une scène, aussi comique que paradigmatique, des Petites misères de la vie conjugale : désespérée du peu d’attention que lui voue son mari, la jeune épouse Caroline espionne le bonheur conjugal du couple qui habite en face, au moyen naturellement d’une fenêtre, et « se donne des maux de nerfs en étudiant sur les rideaux, un soir que l’on oublie de fermer les persiennes [10] », les ombres chinoises de ces voisins si joyeux. Croyant à ce que le rideau lui fait deviner, la malheureuse héroïne conçoit ainsi l’idée de se servir de ce bonheur conjugal pour reconquérir le mari, à qui elle demande d’inviter le couple pour lier connaissance ; mais la scène de réception lui dévoilera que le jeune homme que Caroline voit par la fenêtre n’est pas le mari de sa voisine…

11 À travers tous ces moyens de protection, le roman balzacien semble créer un espace intérieur imperméable à l’extérieur, car ni l’accès réglementé, ni la vision par les fenêtres ne permettent d’accéder à l’espace privé. En réalité, seule l’effraction est susceptible de dévoiler les mystères des intérieurs, à condition d’en savoir lire les signes.

2.  La loi du milieu (et ses limites)

12 La pénétration dans l’espace intérieur de la demeure dévoile l’identité de la personne qui l’habite : cette constante du roman balzacien, qui actualise implicitement la métaphore ancienne du corps comme maison (et des yeux comme fenêtres), repose sur une loi bien connue, celle du milieu, véritable fondement d’une entreprise typologique visant à classer les individus et à réordonner le chaos social contemporain. Cette loi est énoncée dans l'« Avant-propos » de La Comédie humaine, au moyen d’une comparaison avec les paradigmes classificatoires de la zoologie [11], et trouve sa concrétisation romanesque dans un grand nombre de peintures d’intérieur placées sous le signe de l’harmonie entre l’espace et le personnage, comme l’avait déjà souligné Erich Auerbach analysant un passage exemplaire à cet égard : la célèbre description de la salle à manger de la pension Vauquer, associée au portrait de la maîtresse de maison, qui se termine par une définition axiomatique de la relation : « toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne [12]. »

13 Cette loi veut ainsi que le milieu, dans le roman balzacien, influence profondément les personnages, jusqu’à en déterminer l’identité, suivant le modèle des sciences naturelles. Il n’en reste pas moins que le concept de milieu, appliqué à la société humaine, risquerait de rester assez vague, s’il ne trouvait pas un lieu de concrétisation, représenté précisément par l’intérieur des demeures. En effet, le concept de milieu résulte de l’articulation de deux éléments : le premier, immanent, renvoie au contexte socio-historique dans lequel les personnages sont plongés, et implique une forte temporalisation de la métaphore spatiale du milieu. On connaît l’adage balzacien selon lequel « les époques déteignent sur les hommes qui les traversent [13] », ainsi que la définition de ce nouveau réalisme moderne, que l’on doit à Auerbach, ne pouvant représenter l’homme « qu’engagé dans une réalité politique, économique et sociale en constante évolution [14] ». Or la maison fonctionne dans l’univers balzacien comme l’espace qui garde les traces du temps, et qui permet par analogie de reconstruire un contexte socio-historique ; il suffira de rappeler, parmi les nombreux exemples possibles, le début de La Recherche de l’absolu : « Il existe à Douai dans la rue de Paris une maison dont la physionomie, les dispositions intérieures et les détails ont, plus que ceux d’aucun autre logis, gardé le caractère des vieilles constructions flamandes, si naïvement appropriées aux mœurs patriarcales de ce bon pays [15]. »

14 Le deuxième élément qui fonde le concept de milieu est contingent, et renvoie donc proprement à l’espace entourant le personnage qui l’habite. Sa structure est concentrique, notamment dans le cadre urbain qui implique d’abord la description (ou l’évocation) de la ville, puis de ses quartiers (chacun ayant sa physionomie), puis des rues (associées à des qualités humaines, comme au début de Ferragus), puis des maisons, puis des dispositions intérieures de celles-ci, et enfin des meubles ou des objets qui définissent l’identité de l’habitant, point de convergence des différents cercles [16].

15 On perçoit aisément que la protection de l’espace intérieur, évoquée plus haut, répond à des enjeux idéologiques bien plus vastes que le simple respect de la vie privée. Une telle protection semble en effet dévoiler la nostalgie d’un ordre où les signes renvoient à des valeurs établies, et permettent ainsi de figer les identités sociales au moyen d’une opposition entre l’intérieur, conçu comme espace de classification, et l’extérieur, lieu de l’indifférenciation et du chaos social. Si l’on songe aux nombreux exemples d’harmonie entre les peintures d’intérieur et les connotations sociales qu’elles véhiculent dans la définition identitaire de l’habitant, ce dispositif idéologique fonctionne, et motive d’ailleurs la profusion descriptive des détails, des objets, des meubles qui se trouvent investis d’une valeur normative. Mais en même temps, selon un esprit de contradiction propre au roman balzacien, la disposition concentrique du milieu, qui converge sur l’intérieur de la demeure, peut transformer celui-ci en espace de captivité, qui finit par cloîtrer les personnages, le plus souvent féminins, quel que soit d’ailleurs leur niveau social (par exemple, Eugénie Grandet ou Julie d’Aiglemont) ; et le roman se charge alors d’exprimer l’horreur de l’intérieur comme lieu qui étouffe l’individu.

16 La détermination sociale, valeur propre à la peinture d’intérieur, se fait donc au prix d’une négation de l’individualité. Là se trouve, me semble-t-il, la faille fondamentale d’un système de classification déterministe qui ne fonctionne pas toujours dans l'œuvre, et qui risque de réduire la complexité du réel à une représentation simpliste (comme dans le cas de l’opposition entre l’artiste et le bourgeois), immuable, voire caricaturale. La limite du principe réside dans son caractère déductif : procédant du général au particulier, c’est-à-dire en attribuant des traits typiques à l’individu ou le définissant par son milieu d’appartenance, la classification déterministe ne pourrait pas répondre à l’exigence d’une différenciation nécessaire aux yeux de l’auteur. Tel est, me semble-t-il, le sens de la célèbre préface d’Une fille d’Ève, de 1839, dans laquelle Balzac exprime son angoisse devant un état social égalitaire, et par conséquent indistinct :

17

Autrefois tout était simplifié par les institutions monarchiques ; les caractères étaient tranchés : un bourgeois, marchand ou artisan, un noble entièrement libre, un paysan esclave, voilà l’ancienne société de l’Europe ; (elle prêtait peu aux incidents du roman. Aussi voyez ce que fut le roman jusqu’au règne de Louis XV). Aujourd’hui, l’Égalité produit en France des nuances infinies. Jadis, la caste donnait à chacun une physionomie qui dominait l’individu ; aujourd’hui, l’individu ne tient sa physionomie que de lui-même [17].

18 La fin de la réflexion introduit un aspect fondamental : afin de pouvoir décrire les « nuances infinies » permettant de différencier la nouvelle société contemporaine, le point de départ doit être l’individu, considéré moins dans son appartenance à une espèce ou à un espace, que dans sa singularité. La limite de la loi du milieu réside à cet égard dans son aspect excessivement déterministe, qui procède dans une seule direction : le milieu, concrétisé dans l’espace intérieur de la maison, définit certes l’individu qui l’habite, renvoyant à un ordre social stable ; mais l’individu laisse également ses traces dans cet espace, contribuant ainsi à troubler l’ordre établi, voire à le détruire.

3.  Le désordre comme forme de distinction

19 La valeur de détermination identitaire et la fonction de classement socio-économique propres à la peinture d’intérieur ne semblent pas résister à l’empreinte que l’individu laisse sur l’espace qu’il habite. Le concept fondamental qui permettra d’appuyer cette hypothèse est celui d’ordre.

20 Dans les manières d’habiter et d’arranger les intérieurs, l’ordre est une valeur bourgeoise, idéologique et esthétique à la fois. Car c’est bien cette classe qui, pour le dire avec Marta Caraion, incarne l’avènement de l’ère de l’objet : « alliant une production exubérante à une intense pulsion de possession, la bourgeoisie va se construire une légitimité matérielle en lieu et place de fondement historique et culturel [18]. » Or cette pulsion se doit naturellement d'être canalisée et rangée : en étudiant les nombreux « manuels d’ameublement » qui paraissent au xixsiècle et qui prônent les modèles d’une logique géométrique, Manuel Charpy souligne que, devant l’inflation d’objets, « l’ordre domestique devient une obsession » pour le bourgeois, qui « tente de mettre en ordre le divers dans le projet paradoxal d’affirmer son individualité et de se conformer aux convenances sociales [19] ».

21 La valeur bourgeoise de l’ordre domestique n’a évidemment pas cours dans le roman balzacien, si ce n’est pour la déprécier en l’assignant uniquement à la classe des petits commerçants : l’exemple majeur est celui de la maison Guillaume, dans La Maison du chat-qui-pelote, dont les intérieurs et les mœurs sont aussi bien ordonnés que les pièces de drap numérotées de la boutique. Ce refus de l’ordre, considéré comme une valeur mesquine, me paraît extrêmement significatif, voire révélateur d’une remise en question du principe même qui préside à la peinture d’intérieur chez Balzac : celui de réordonner un état social mouvant et instable, au moyen du déterminisme propre à la loi du milieu. En effet, force est de constater que ce principe d’ordre se trouve nié, dans le roman balzacien, par la disposition même de l’espace décrit, qui relève le plus souvent de la profusion désordonnée de détails, de l’accumulation hétéroclite d’objets, du bric-à-brac.

22 Le désordre textuel qui en découle constitue ainsi un trait propre à la description balzacienne, dont Auerbach avait eu l’intuition en commentant cet exemple paradigmatique de la loi du milieu que nous avons déjà rappelé, le portrait de Madame Vauquer dans la salle à manger de sa pension : « Il ne semble pas que les différents retours du motif de l’harmonie obéissent à un ordre préconçu, ni que Balzac suive un plan systématique dans la description de Madame Vauquer. La succession des objets mentionnés – bonnet, coiffure, pantoufle, physionomie, mains, corps, encore le visage, yeux, corpulence, jupon – ne laisse deviner aucune trace de composition [20]. » Le critique allemand explique ce « défaut d’ordre et de rationalité du texte » par le recours à un lieu commun qui avait cours à l’époque, la « hâte avec laquelle Balzac travaillait », et y voit le signe de la volonté obsessionnelle d’assigner des significations secondes aux objets.

23 Il est cependant possible de lire dans ce désordre textuel une faille susceptible de ruiner le principe d’harmonie présidant à la loi du milieu ; ou encore, si l’on songe à la description emblématique du bric-à-brac du magasin d’antiquités dans La Peau de chagrin, à la volonté d’inscrire textuellement une absence d’ordre, et par conséquent de hiérarchie, qui traduit une crise de valeurs propre à l’état social contemporain [21]. Certes, le magasin n’est pas un espace intérieur privé, et peut donc répondre à d’autres logiques que celle de l’aménagement domestique ; cependant, de nombreuses descriptions d’intérieurs privés relèvent du même principe du désordre. Un premier exemple relève de l’architecture populaire : il s’agit, dans Ferragus, du « cabajoutis » où habite la veuve Gruget, ancienne concierge, dont le manque d’harmonie est visible depuis l’extérieur :

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Cette maison était une de celles qui appartiennent au genre dit cabajoutis. Ce nom très significatif est donné par le peuple de Paris à ces maisons composées, pour ainsi dire, de pièces de rapport. […] Ni les étages ni les fenêtres ne sont ensemble, pour emprunter à la peinture un de ses termes les plus pittoresques ; tout y jure, même les ornements extérieurs. Le cabajoutis est à l’architecture parisienne ce que le capharnaüm est à l’appartement, un vrai fouillis où l’on a jeté pêle-mêle les choses les plus discordantes [22].

25 La description du capharnaüm annoncé, qui présente des similitudes significatives avec le magasin de La Peau de chagrin, vient confirmer la comparaison entre l’extérieur et l’intérieur, en étalant les signes du désordre au regard de Jules Desmarets, qui s’était rendu chez la veuve Gruget pour percer le mystère de la conduite de sa femme Clémence, soupçonnée d’infidélité :

26

Jules suivit cette femme dans une première pièce où il vit, mais en masse, des cages, des ustensiles de ménage, des fourneaux, des meubles, de petits plats de terre pleins de pâtée ou d’eau pour le chien et les chats, une horloge de bois, des couvertures, des gravures d’Eisen, de vieux fers entassés, mêlés, confondus de manière à produire un tableau véritablement grotesque, le vrai capharnaüm parisien, auquel ne manquaient même pas quelques numéros du Constitutionnel[23].

27 Par un examen attentif des meubles de l’appartement et de la physionomie de la mère Gruget, Jules Desmarets parvient à comprendre son vice caché – le jeu – et à corrompre l’ancienne concierge, lui demandant de pouvoir espionner la rencontre entre Clémence et Ferragus depuis un trou pratiqué dans le mur de la pièce voisine. On peut donc voir dans cette scène une confirmation de la loi du milieu, sur laquelle le narrateur avait déjà insisté, d’abord en présentant la figure de la concierge comme un « résumé » du quartier ; ensuite, en définissant l’encombrement de choses propre à son appartement comme « le trait caractéristique des logements occupés par des ouvriers, par de petits ménages, auxquels la place et l’air manquent [24] ».

28 Par cette dernière généralisation, on pourrait croire que le principe du désordre relève d’une simple contingence, le manque d’espace ; ou encore, si l’on songe au vice caché de la mère Gruget, que le désordre de son appartement traduit les mœurs également désordonnées et corrompues que Balzac assigne souvent aux classes populaires, comme dans le tableau sociologique qui ouvre La Fille aux yeux d’or.

29 Mais en réalité, dans le roman balzacien ce principe du désordre est commun à un grand nombre de peintures d’intérieur, et traverse donc les espaces sociaux. Dans son article sur la « société des choses », José-Luis Diaz a fait l’inventaire de ces « descriptions énumératives de choses empilées dans le désordre », qui président à la représentation non seulement du capharnaüm de la mère Gruget, mais aussi de la chambre d’étudiant de Lousteau, dans Illusions perdues, de l’avare Gobseck et du comte Restaud, ou du boudoir de Félicité des Touches dans Béatrix ; au point que ce principe du désordre finit par investir l'œuvre, « devenue elle-même, à force, un bazar, un bric-à-brac, mettant en scène toute une population d'êtres en société entourés d’une grouillante quantité d’objets [25] ».

30 Le foisonnement d’objets typique du roman balzacien peut ainsi indiquer l’emprise de l’espace social, avec ses nouveaux mécanismes de production de marchandises, sur l’espace privé ; mais en même temps, l’entassement des objets a pour conséquence leur dé-hiérarchisation, et la perte de leurs valeurs différentielles, en termes matériels et symboliques à la fois – d’où la ressemblance entre la chambre de la concierge, du bourgeois enrichi ou de l’aristocrate. L’indifférenciation dont témoignent ces descriptions, placées sous le principe commun d’un désordre qui traverse les classes sociales et les types humains, semble indiquer que l’intérieur a perdu sa fonction de lieu de définition des identités collectives, investi désormais par ce chaos social qu’il était censé exorciser.

31 Afin de pouvoir procéder à un classement, ce qui reste l’exigence majeure du roman balzacien, il est alors nécessaire de changer de critère et de renverser le principe déterministe propre à la loi du milieu ; en privilégiant l’élément particulier au détriment de l’élément général, ce nouveau critère se fonde sur l’empreinte personnelle que l’individu laisse sur son espace intérieur, qui révèle une forme de distinction autre que celle de la stratification sociale. Cette nouvelle forme de distinction qui me paraît à l'œuvre dans le roman balzacien est ce qu’on pourrait appeler le désordre arrangé. Elle relève moins du capital économique que du capital culturel – pour le dire avec Bourdieu – dans la mesure où sa fonction distinctive ne se fonde pas sur la valeur matérielle des objets, mais sur leur agencement dans l’espace.

32 Le désordre arrangé est une manière de se soustraire au conformisme (bourgeois) de l’ordre, d’affirmer un goût individuel, et en même temps de définir une nouvelle forme distinctive qui introduit un clivage social opposant l’ostentation de la richesse à la dissimulation de la valeur matérielle des objets. La première manière d’aménager l’espace intérieur est propre aux parvenus ; un exemple majeur en est l’hôtel particulier où logent les Guillaume, désormais retirés du commerce après avoir laissé la boutique du chat-qui-pelote entre les mains de leur gendre :

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Depuis que son mari s’était ainsi trouvé placé haut dans l’administration, madame Guillaume avait pris la détermination de représenter : ses appartements étaient encombrés de tant d’ornements d’or et d’argent, et de meubles sans goût mais de valeur certaine, que la pièce la plus simple y ressemblait à une chapelle. […] L’on eût dit que monsieur Guillaume avait eu en vue de faire un placement d’argent jusque dans l’acquisition d’un flambeau. Au milieu de ce bazar, dont la richesse accusait le désœuvrement des deux époux, le célèbre tableau de Sommervieux avait obtenu la place d’honneur [26].

34 Loin de répondre à la valeur bourgeoise de l’ordre, l’appartement des Guillaume présente un encombrement d’objets qui trahit l’obsession d’étaler la richesse jusque dans les moindres détails ; et le mauvais goût qui y règne finit par rendre dérisoire cette « place d’honneur » réservée au tableau de l’autre gendre, le peintre Théodore de Sommervieux, qui avait immortalisé l’intérieur de la boutique dans une toile sublime. Le leitmotiv de ce genre de descriptions – à laquelle participe aussi, pour ne citer qu’un autre exemple, l’appartement des Marneffe dans La Cousine Bette – est l’ostentation d’un luxe vulgaire, entaché de médiocrité en dépit de sa valeur matérielle.

35 À l’opposé de cette manière d’aménager l’intérieur se trouve la forme distinctive du désordre arrangé ; un exemple, dans ce même roman, est fourni par les appartements de la duchesse de Carigliano, dans lesquelles pénètre Augustine dans l’espoir de percer les secrets de sa rivale :

36

Quand elle parvint aux petits appartements de la duchesse, elle éprouva de la jalousie et une sorte de désespoir, en y admirant la voluptueuse disposition des meubles, des draperies et des étoffes tendues. Là le désordre était une grâce, là le luxe affectait une espèce de dédain pour la richesse. Les parfums répandus dans cette douce atmosphère flattaient l’odorat sans l’offenser. Les accessoires de l’appartement s’harmoniaient avec une vue ménagée par des glaces sans tain sur les pelouses d’un jardin planté d’arbres verts. Tout était séduction, et le calcul ne s’y sentait point. Le génie de la maîtresse de ces appartements respirait tout entier dans le salon où attendait Augustine. Elle tâcha d’y deviner le caractère de sa rivale par l’aspect des objets épars ; mais il y avait là quelque chose d’impénétrable dans le désordre comme dans la symétrie, et pour la simple Augustine ce fut lettres closes. Tout ce qu’elle put y voir, c’est que la duchesse était une femme supérieure en tant que femme [27].

37 Le désordre, ici, ne relève plus de l’entassement et du bric-à-brac : il est au contraire voulu, calculé et arrangé de manière à cacher précisément son statut artificiel, à dissimuler le calcul qui a présidé à sa disposition sous le sceau d’une naturalité nonchalante. Cet art d’arranger les objets luxueux de manière à ce qu’ils effacent les signes mêmes de la richesse est le fondement de la distinction, qui implique un nouveau clivage social entre la duchesse et Augustine, incapable de comprendre les mécanismes de ce désordre arrangé. La dernière phrase de l’extrait est de ce point de vue extrêmement significative : la supériorité de la duchesse dépend moins d’un classement socio-économique (au fond, l’hôtel particulier des parents d’Augustine présentait des valeurs matérielles comparables à celui-ci) que d’une empreinte individuelle par laquelle se définit la distinction.

38 Pour preuve, cette forme de distinction n’est pas l’apanage de la seule aristocratie raffinée : l’arrangement de la salle à manger de la comédienne Florine répond au même principe, entassant des objets d’un luxe « dédaigneux », placés « sans aucune symétrie mais avec un art inaperçu », fruit « de la coquetterie et du laisser-aller, deux qualités qui ne se trouvent réunies que chez les artistes [28] ». Ou encore, la « chambre sacrée » de la bourgeoise Clémence Desmarets, dans Ferragus, témoigne également d’un raffinement exquis, qui consiste à dissimuler la richesse dans un espace inaccessible, voué uniquement à l’amour conjugal, et entièrement marqué par l’empreinte de l’individu. Le narrateur en tire d’ailleurs une loi générale :

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Toute femme de goût pouvait en faire autant, quoique, néanmoins, il y ait dans l’arrangement de ces choses un cachet de personnalité qui donne à tel ornement, à tel détail, un caractère inimitable. Aujourd’hui plus que jamais règne le fanatisme de l’individualité. Plus nos lois tendront à une impossible égalité, plus nous nous en écarterons par les mœurs. Aussi les personnes riches commencent-elles, en France, à devenir plus exclusives dans leurs goûts et dans les choses qui leur appartiennent, qu’elles ne l’ont été depuis trente ans [29].

40 Cette considération gnomique nous permet de conclure ce bref parcours des intérieurs balzaciens, qui aura montré à quel point la dialectique des espaces constitue un élément fondamental de l’entreprise romanesque de réordonner un état social mouvant et instable. L’intérieur fait figure de lieu privilégié d’un classement déterministe, qui s’opère au moyen de la loi du milieu ; mais cet espace protégé se trouve réinvesti par le chaos social, qui met en crise l’entreprise typologique. Or le pouvoir du roman balzacien est de trouver une issue devant la situation aporétique d’une indifférenciation idéologiquement insupportable ; le « fanatisme de l’individualité » deviendrait alors salutaire, et pourrait constituer le facteur déterminant pour concevoir et établir de nouveaux critères de distinction fondés sur la subjectivité, qui permettent de définir des clivages sociaux inédits.

Notes

  • [1]
    Sur cette filiation, voir notamment l’ouvrage d’Olivier Bonard, La Peinture dans la création balzacienne (Genève, Droz, 1969) et l’article de Thierry Laugée, « Les couleurs de l’âme : Balzac et les peintres d’intérieur », L’Année balzacienne, 2011.
  • [2]
    Hypothèse formulée aussi par José-Luis Diaz à la fin de son article « La société des choses », dans Usages de l’objet. Littérature, histoire, arts et techniques, xixe-xxe siècles, Marta Caraion (dir.), Seyssel, Champ Vallon, 2014.
  • [3]
    Michelle Perrot, « Manières d’habiter », dans Histoire de la vie privée, tome IV, Michelle Perrot (dir.), Paris, Seuil, « Points-Histoire », 1999 (éd. orig. 1987), p. 281-297.
  • [4]
    Adeline Daumard, La Bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Paris, Albin Michel, 1996 (éd. orig. 1963).
  • [5]
    Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, Paris, Les Éditions du Cerf, 1989, p. 239. Sur cette thématique de l’intérieur, voir aussi l’exposé de 1835 (p. 41-42) et l’exposé de 1839 (p. 53), où Benjamin note les enjeux idéologiques de la question : pour pallier « l’absence de trace de la vie privée dans la grande ville », le bourgeois tente de trouver « une compensation entre les quatre murs de son appartement », qui deviennent précisément l’espace où s’impriment ses traces.
  • [6]
    Et ce même en province, comme en témoigne la description de la salle au rez-de-chaussée de la maison Grandet : « Peu de personnes connaissent l’importance d’une salle dans les petites villes de l’Anjou, de la Touraine et du Berry. La salle est à la fois l’antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle à manger ; elle est le théâtre de la vie domestique, le foyer commun » (Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, dans La Comédie humaine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976-81, t. III, p. 1040 ; toutes les citations suivantes renvoient à cette édition de référence).
  • [7]
    Voir mon ouvrage La Fenêtre. Sémiologie et histoire de la représentation littéraire, Paris, Seuil, 2014 (sur Balzac, notamment les chapitres II.3 et III.2).
  • [8]
     Honoré de Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote, t. I, p. 40.
  • [9]
    Honoré de Balzac, Une fille d’Ève, t. II, p. 315.
  • [10]
    Honoré de Balzac, Petites misères de la vie conjugale, t. XII, p. 94.
  • [11]
    Ne citons que la question qui ouvre ce développement connu : « La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? » (« Avant-propos » de La Comédie humaine, t. I, p. 8).
  • [12]
    Honoré de Balzac, Le Père Goriot, t. II, p. 54 ; voir le commentaire qu’en donne Erich Auerbach dans Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, « Tel », 1977 (éd. orig. 1946), p. 465-468.
  • [13]
    Honoré de Balzac, La Vieille Fille, t. IV, p. 830.
  • [14]
    Erich Auerbach, Mimesis, ouvr. cité, p. 459.
  • [15]
    Honoré de Balzac, La Recherche de l’absolu, t. X, p. 657.
  • [16]
    Il s’agit de la structure propre à la description initiale du Père Goriot, qui converge sur le personnage de Madame Vauquer.
  • [17]
    Honoré de Balzac, préface à Une fille d’Ève, t. II, p. 263.
  • [18]
    Marta Caraion, « L’objet en représentation », dans Usages de l’objet, ouvr. cité, p. 7.
  • [19]
    Manuel Charpy, « Enquêtes en chambre. Romans policiers et culture matérielle domestique au xixsiècle », dans Usages de l’objet, ibid., p. 84.
  • [20]
    Erich Auerbach, Mimesis, ouvr. cité, p. 467.
  • [21]
    Voir à ce propos l’article de Pierre Glaudes, « Le tournebroche et l’ostensoir. L’imaginaire de la crise dans La Peau de chagrin », Recherches et Travaux, no 38, 1990, p. 40.
  • [22]
    Honoré de Balzac, Ferragus, t. V, p. 866.
  • [23]
    Ibid., p. 868.
  • [24]
    Ibid., p. 867.
  • [25]
    José-Luis Diaz, « La société des choses », dans Usages de l’objet, ouvr. cité, p. 51.
  • [26]
    Honoré de Balzac, La Maison du chat-qui-pelote, t. I, p. 80.
  • [27]
    Ibid., p. 85.
  • [28]
    Honoré de Balzac, Une fille d’Ève, t. II, p. 315.
  • [29]
    Honoré de Balzac, Ferragus, t. V, p. 839.
Français

Les descriptions d’intérieurs foisonnent dans le roman balzacien et répondent à l’exigence de réordonner un espace social indifférencié, aux valeurs instables, par la délimitation d’un lieu privé susceptible de définir les identités individuelles et collectives sous le sceau de l’harmonie entre le sujet et son milieu. Cependant, l’espace intérieur ne résiste pas toujours au chaos social, dont le désordre finit par l’investir : l’encombrement d’objets hétéroclites devient ainsi le trait caractéristique des descriptions d’intérieurs, suivant un principe chaotique transversal, qui mine le déterminisme propre au classement social des individus. Face à cette aporie, le roman balzacien semble instaurer un nouveau critère qui se fonde sur l’empreinte personnelle que l’individu laisse sur son espace intérieur, révélant une forme de distinction autre que celle de la stratification sociale.

English

Descriptions of domestic interiors abound in the Balzacian novel, and answer the need to give a new order to undifferentiated social space whose values are unstable by delineating a private space capable of sustaining individual and collective identities under the banner of a harmony between a subject and its environment. Nonetheless interior spaces do not always resist social chaos, whose disorder ends up investing them : the description of interiors thus becomes characterised by an overload in heterogeneous objects, according to a principle of chaotic transversalism, which undermines the determinism behind the social classification of individuals. Confronted with this aporia, the Balzacian novel seems to put in place a new criteria based on the personal imprint an individual leaves on his private space, which reveals a distinctiveness different from that given by social stratification.

Andrea Del Lungo
(Université Lille 3, équipe ALITHILA/IUF)
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/06/2015
https://doi.org/10.3917/rom.168.0039
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