CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le 18 décembre 1881, Jules Verne lit devant les membres de l’Académie d’Amiens une nouvelle intitulée « Dix heures en chasse ». Une seconde version paraîtra en volume, à la suite du Rayon vert, en juillet 1882. Ce texte autobiographique à l’humour grinçant s’ouvre ainsi : « Puisse ce récit, sincère et véridique, dégoûter à jamais mes semblables de s’en aller à travers champs, à la suite d’un chien, le carnier sur le dos, la cartouchière à la ceinture, le fusil sous le bras [1] ! » Ce récit raconte en détail l’unique chasse de l’auteur, à Hérissart, près d’Amiens, en compagnie d’un groupe de chasseurs décrits comme des caricatures. Après une série de mésaventures, le néophyte est verbalisé par un gendarme pour avoir tiré sur son chapeau en le prenant pour un lièvre. La chute reprend la déclaration initiale : « Je n’aime pas les chasseurs ainsi que je l’ai dit au début, et surtout parce qu’ils racontent leurs aventures de chasse », conclut Verne, « Or je viens de raconter les miennes. Veuillez me le pardonner. Cela n’arrivera plus. Cette expédition aura été à la fois la première et la dernière de l’auteur [2]. » L’écrivain qui n’a écrit que ce texte explicitement cynégétique, et paradoxal puisqu’il tourne la chasse en dérision, a pourtant situé de très nombreuses parties de chasse romanesques, non pas dans la campagne française où lui-même a poursuivi en vain les lièvres picards, mais dans les lieux lointains où se déroulent ses Voyages extraordinaires.

2 Dès les premiers volumes de cette série, ses explorateurs abattent inlassablement le gibier des contrées qu’ils traversent : phoques et ours du Pôle Nord des Voyages et aventures du capitaine Hatteras (1866), chevreuils argentins et kangourous australiens des Enfants du capitaine Grant (1867), animaux dont la compagnie de Hudson vend les peaux dans Le pays des fourrures (1873), oiseaux et rongeurs de L’Île mystérieuse (1875). L’exotisme des Voyages extraordinaires prend ainsi la forme d’un gibier inconnu en Europe et l’aventure, celle d’une grande partie de chasse. L’explorateur vernien doit sa survie à la précision de son tir et de ses armes de chasse, qu’il emporte dans ses bagages quand il s’éloigne de l’Occident ou, même, de la Terre comme dans De la Terre à la Lune (1865) où les voyageurs se dotent de « carabines de chasse à système et à balles explosives [3] » dans l’obus qui leur sert de fusée. Avec cette série de chasseurs, Jules Verne répète le type qu’il a créé sous les traits de Dick Kennedy dans Cinq semaines en ballon (1863). Ce titre, le premier de sa série, raconte comment un explorateur baptisé Fergusson cartographie l’Afrique en la survolant. Le romancier a placé aux côtés de ce géographe anglais un chasseur écossais présenté « comme un merveilleux tireur à la carabine [4] ». Mais le principe narratif qui consiste à faire survoler à distance le « continent noir » se prête mal à la poursuite du gibier, et c’est dans son deuxième volume situé en Afrique, Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe, que le romancier donne toute son ampleur au thème cynégétique. Ce roman paru en feuilletons à partir du 20 novembre 1871 est représentatif du rôle et des enjeux ambigus de la chasse dans l’œuvre de Verne qui déclare ne pas aimer les chasseurs et qui en peuple ses récits.

RESSOURCES DIDACTIQUES ET ROMANESQUES DES CHASSES AFRICAINES

3 Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe raconte comment une expédition scientifique parvient à mesurer une portion de méridien terrestre en triomphant des difficultés techniques du projet et de ses propres conflits internes. À la manière de Dick Kennedy, l’un des trois membres de la délégation anglaise, baptisé Sir John Murray, est un « grand amateur du gibier de poil et de plume [5] ». Ce personnage va trouver en Afrique un terrain de chasse à la mesure de sa passion cynégétique. Même si personnellement il « n’aime pas les chasseurs », l’écrivain exploite leurs ressources didactiques et romanesques. Il destine, en effet, ses textes aux collections pour la jeunesse de Hetzel, et il se conforme au programme que l’éditeur a résumé dans le titre de sa revue : le Magasin d’éducation et de récréation. Deux ans avant la parution du roman en volume, Hetzel a vanté l’habileté avec laquelle son écrivain marie ces deux exigences : « L’instruction qui amuse, l’amusement qui instruit, M. Verne le prodigue sans compter dans chacune des pages de ses émouvants récits [6]. »

4 Du point de vue de « l’éducation », le thème cynégétique permet de diversifier les savoirs dispensés par un volume inspiré à son auteur par « les travaux d’Arago [7] ». Ses héros sont des astronomes qui relèvent un méridien en produisant des relevés et des calculs de triangulation et de calcul zénithal. L’instruction transmise par Verne en géodésie et en trigonométrie vient essentiellement de deux titres : Leçons nouvelles de cosmographie (1853), un manuel scolaire d’Henri Garcet, et l’Astronomie populaire (1856), un ouvrage de vulgarisation signé par François Arago. La chasse, quant à elle, permet d’articuler au personnage de Murray toute une série d’informations sur la faune africaine grâce à l’équivalence soulignée par le romancier : un chasseur « est souvent doublé » d’un « naturaliste » (p. 102). Par le biais du regard de passionné et de spécialiste de son personnage, l’écrivain insère ainsi dans sa fiction un aperçu sur de « magnifiques échantillons de gibier sauvage » (p. 40) et il présente ceux-ci sous la forme de listes et de tableaux exotiques. L’histoire naturelle appréhendée sous l’angle de la chasse vient de trois récits publiés entre 1860 et 1863 par des chasseurs. Leur lecture a pu donner à Verne l’idée de faire de l’un de ses scientifiques un « amateur du gibier de poil et de plume » particulièrement attentif à la faune africaine. Deux d’entre eux, « Aventures et chasses du voyageur Anderson dans l’Afrique australe [8] » et « Chasses en Afrique de Port-Natal aux chutes du Zambèse par William Charles Baldwin [9] », ont paru dans Le Tour du monde, une revue éditée par Hachette et dirigée par Édouard Charton, qui compte le romancier parmi ses abonnés.

5 Le premier récit est composé d’extraits traduits de Lake Ngami, or explorations and discoveries, un ouvrage du Suédois Charles Jean Andersson (1827-1867) publié à Londres par Hurst et Blackett en 1856. Ces extraits sont regroupés en sept chapitres non numérotés et illustrés d’une carte et de six dessins de Gustave Doré d’après des croquis d’Andersson. Le Tour du monde, qui est une revue spécialisée dans les voyages et non dans la chasse, présente l’auteur en fonction de sa ligne éditoriale qui associe la vulgarisation géographique à l’idéologie saint-simonienne, comme « un des voyageurs qui de nos jours ont renouvelé entièrement la géographie de l’Afrique australe » et qui parcourent ce continent « pour trouver entre l’Europe civilisatrice et les tribus barbares parmi lesquelles il vit et se dévoue, la voie de communication la plus courte et la plus facile [10] ». Pourtant, la géographie africaine est paradoxalement absente du récit. Les chasses ne sont même pas toujours localisées. Le lac Ngami est le seul lieu qui fait l’objet d’une description, d’ailleurs brève et négative [11]. L’Afrique australe d’Andersson se réduit à un terrain de chasse où l’auteur poursuit, tour à tour, des girafes, des lions, des rhinocéros noirs et blancs, des éléphants et des crocodiles. Cité deux fois dans Cinq semaines en ballon (CSB, p. 129, 239), Andersson est mentionné à quatre reprises dans Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe. Le roman cite ses « chasses en Afrique occidentale » (p. 11), vante ses « exploits » (p. 40) cynégétiques. Il le présente comme un voyageur et un cartographe par référence à « Livingstone » (p. 11, 26, 8) et comme un « naturaliste » (p. 68).

6 Olivier Dumas a déjà identifié l’autre récit du Tour du monde auquel Verne s’est référé pour décrire l’Afrique australe et construire le personnage de Murray : il est signé par William Charles Baldwin [12] (1827-1903) qui a sillonné l’Afrique australe, de Port-Natal aux chutes Victoria en passant par le désert du Kalahari, à la poursuite du gros gibier dans les années 1850. Au cours du second semestre de 1863, Le Tour du monde a fait paraître des extraits de son journal de chasse dans une traduction inédite d’Henriette Loreau [13]. Ce récit est illustré par quarante-deux dessins de Janet-Lange, d’après des croquis du chasseur. Jules Férat s’en est inspiré pour dessiner les gravures de l’édition illustrée d’Hetzel [14]. Baldwin est présenté comme un « membre de la Société de géographie de Londres [15] ». Mais, à l’instar de celle d’Andersson, sa relation est, en fait, centrée sur le gibier, et non pas sur la géographie. Jules Verne le cite comme naturaliste (p. 68) et comme chasseur : il mesure le tableau de chasse de Murray à l’aune des « exploits d’un Cummins (sic), d’un Anderson ou d’un Baldwin » (p. 40) et, plus loin, « des Delegorgue, des Valhberg (sic), des Cumming, des Baldwin » (p. 84).

7 Roualeyn Gordon-Cumming (1820-1866) a écrit le troisième récit cynégétique dont Jules Verne s’est inspiré. Lui aussi est l’auteur d’un récit de chasses en Afrique australe publié en 1850 à Londres sous le titre Five Years ofa Hunters Life in the Far Interior of South Africa. With notices of the native tribes, and anecdotes of the chase of the lion, elephant, hippopotamus, giraffe, rhinoceros[16] chez John Murray. Le patronyme du célèbre éditeur est aussi celui de l’un des compagnons de David Livingstone dans ses expéditions, notamment celle au lac Ngami. Andersson le rappelle ainsi : « MM. Oswell, Livingstone et Murray [...] ont découvert le lac [17] ». Livingstone offre peu d’informations sur Mungo Murray qui a participé à ses explorations. Quand il le mentionne, c’est souvent dans le cadre d’une anecdote cynégétique : chasse à « l’élan [18] » ou sportive dont le principe amuse les « gens du pays [19] » qui considèrent que chasser est un travail pénible, et non pas un loisir.

8 Ainsi Verne a-t-il baptisé son personnage en reprenant le patronyme d’un chasseur cité par Andersson et lié à Livingstone [20] et le nom complet de l’éditeur britannique qui a fait paraître le récit de Cumming. Le Tour du monde n’a pas publié d’extraits de celui-ci mais le romancier français a lu la traduction d’une version abrégée de l’ouvrage par Bénédict-Henry Révoil (1816-1882), fondateur de La Chasse illustrée et auteur de nombreux ouvrages cynégétiques. Cette version a paru en 1860 à Paris sous le titre La Vie au désert. Cinq ans de chasses dans lintérieur de lAfrique méridionale dans une édition d’Alexandre Dumas. Verne lui emprunte les armes des chasseurs de Cinq semaines en ballon et d’Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe. Après Cumming qui est armé, précise-t-il, de « trois carabines à deux coups, de Purdey Williams Moore et Dickson d’Édimbourgv [21] », Kennedy et la mission anglo-russe emportent en Afrique, le premier, « une carabine à toute épreuve de la fabrique de Purdey Moore et Dickson d’Édimbourg » (CSB, p. 48) » ; les autres, « une collection respectable de fusils de la fabrique de Purdey Moore, d’Édimbourg » (p. 28). Comme ceux d’Andersson et de Baldwin, le nom de l’auteur de La vie au désert revient dans le texte : « le célèbre Cumming », écrit ainsi Verne à propos d’un troupeau poursuivi par Murray, « quand il chassait dans le pays des Namaquois, lors même qu’il montait les chevaux de grand fond, n’avait pas atteint, dans toute sa vie de chasseur, quatre de ces merveilleuses antilopes ! » (p. 160).

9 Outre son intérêt didactique, la chasse au grand gibier offre la « récréation » qui fait partie du cahier des charges des Voyages extraordinaires. Elle fournit, en effet, tout un réservoir de dangers, de suspens et d’aventures au milieu d’animaux exotiques et, pour certains, féroces : ils ont même, dramatise le romancier, « toutes les férocités de la sauvagerie » (p. 116). De ce point de vue, le thème semble d’autant mieux adapté au roman que celui-ci contient des pages particulièrement arides d’exposés géodésiques. Les escapades cynégétiques de Murray compensent ainsi la description minutieuse des opérations menées par la mission et elles permettent au romancier de combiner le sérieux scientifique et la « récréation » cynégétique. Verne fait d’abord alterner les deux thèmes. La première partie de chasse de Murray, par exemple, prend place après les chapitres 7 et 8 consacrés à des calculs géodésiques. Progressivement, sans doute pour éviter de lasser son lecteur en décrivant toujours les mêmes opérations scientifiques, le romancier place celles-ci au milieu des « bêtes fauves » (p. 92). La chasse donne ainsi une dimension romanesque aux relevés géodésiques situés, non dans l’espace protégé de l’observatoire de Cambridge où travaille l’un des Anglais ou de celui de Kiev d’où vient l’un des Russes, mais parmi les hyènes, les chacals et les lions où Murray fait « plus d’une fois le coup de feu entre deux observations zénithales » (p. 93). Verne, qui déclare en 1881 qu’il « n’aime pas les chasseurs », sait exploiter, en tant que romancier chargé de dispenser « enseignement » et « amusement », toutes les possibilités de la chasse, vecteur de savoir et productrice de fiction sous la forme de poursuites de gibier, de dangers divers et de coups de fusil plus ou moins heureux. Ce thème central du roman produit des effets de sens dans le cadre d’un texte construit, à certains égards, par référence à la structure et à l’idéologie du roman colonial.

LES APPARENCES DU ROMAN COLONIAL

10 En envoyant des astronomes européens relever un méridien en Afrique australe, Jules Verne construit une confrontation entre la civilisation occidentale, technique et scientifique, et un espace présenté, par contraste, comme archaïque et sauvage. Les méthodes et les armes de chasse respectives des indigènes et des explorateurs reflètent parfaitement cette opposition qui semble indissociable d’une valorisation du « progrès » occidental. Ainsi les « flèches empoisonnées » (p. 10) et les « carquois d’aloès » (ibid. et p. 118) des Hottentots du roman sont-ils le signe de leur caractère primitif. À l’inverse, Verne dote ses astronomes d’un équipement cynégétique tout aussi moderne que meurtrier. Le chef de la délégation anglaise, le colonel Everest de l’Observatoire de Cambridge, l’annonce à son arrivée : son groupe est pourvu de « belles armes » et, précise-t-il même, d’« un arsenal presque complet » (p. 26). Le romancier énumère celui-ci en rendant hommage au savoir-faire des armuriers européens. Il cite ainsi, tour à tour, « un excellent Manton » (p. 10) du nom d’un fabricant londonien [22], « un excellent rifle, du système Pauly » (p. 40), du nom de l’armurier suisse Jean Samuel Pauly connu pour avoir fait breveter à Paris le premier fusil de chasse à chargement par la culasse, ainsi qu’une « arme admirable de F. Goldwin » (p. 84). Il offre aussi des précisions quant aux munitions utilisées par ses chasseurs russes et anglais, « balle conique » (p. 10) et, surtout, « balle explosive » (p. 79, 82). Dans sa livraison du 8 mars 1860, le journal d’Alexandre Dumas, Le Monte-Cristo a rendu compte de « l’effet foudroyant [23] » de ces balles inventées par l’armurier Louis François Devisme (1806-1873) et destinées à « la chasse des gros animaux durs à tuer et revenant sur le chasseur, tels qu’éléphants, lions, hippopotames, etc. [24] ». Jules Gérard (1817-1864), qui les a utilisées pour poursuivre le lion en Algérie, ainsi que d’autres chasseurs de fauves nord-africains comme Charles-Laurent Bombonnel, Jacques Chassaing et Eugène Pertuiset ont vanté leur impact dans leurs récits parus en feuilletons dans le Journal des chasseurs et en volume [25]. Verne détaille également les gestes requis par cet armement moderne : « Sir John Murray et lui [son guide], armés chacun d’une carabine se chargeant par la culasse, n’eurent qu’à glisser dans le tonnerre la cartouche à culot de cuivre, et à essayer si le chasse-cartouche fonctionnait bien. Michel Zorn et William Emery, porteur de rifles rayés, renouvelèrent les amorces que l’humidité de la nuit pouvait avoir endommagées » (p. 118).

11 Tous ces détails pratiques et techniques confèrent une apparence réaliste, voire documentaire, aux pages sur la chasse au gibier africain. Mais celles-ci soulignent, en fait, l’enjeu symbolique des armes. Il s’agit de tuer le plus de gibier possible en ajustant mieux celui-ci et en rechargeant plus vite. Le fusil du système Pauly est, précise ainsi le romancier, « à longue portée » (p. 40). Quant au Manton, c’est, explique-t-il, une « arme de précision » (ibid.) qui permet « d’abattre un chat sauvage ou une antilope à une distance de huit à neuf cents yards » (ibid.). Dans le domaine de la vitesse de rechargement, Verne construit une représentation encore plus symbolique. Il dote ses personnages d’une arme à répétition présentée comme « une sorte de mitrailleuse » (p. 28). Celle-ci est anachronique dans un récit censé se situer en 1854, au début de la guerre de Crimée. Elle anticipe sur l’évolution à venir des armes occidentales, sur la mitrailleuse dotée de canons rotatifs et d’une manivelle inventée en 1861 par l’Américain Gatling, sur la mitrailleuse Reffye employée par l’armée française lors de la guerre de 1870. Utilisée pendant la guerre de Sécession, la Gatling fait partie de l’armement des Versaillais et des Communards qui s’affrontent dans Paris quand Verne écrit son récit. La mitrailleuse des astronomes signifie, de manière hyperbolique, la puissance meurtrière des armes de l’expédition. Ses carabines et ses balles explosives sont représentatives de l’Occident et de ses avancées techniques. Verne souligne cette valeur emblématique en les désignant par les formules d’« armes » et de « balles européennes » (p. 10, 93, 152).

12 Ces armes symboliques des explorateurs du roman n’apparaissent pas seulement au cours de nombreuses parties de chasse. Verne construit, en effet, un temps fort de son récit autour d’un combat entre un peuple africain, les Makololos, et ses scientifiques, retranchés dans un fortin où ils se défendent avec leur mitrailleuse en se livrant à une véritable hécatombe. Ce combat constitue le sommet du roman et l’apothéose des aventures cynégétiques. Les Africains prennent, ici, la place du gibier. Cette substitution a été préparée dans le récit. Au chapitre 12, le colonel Everest a, en effet, décrit les lions comme « des indigènes à quatre pattes et à crinière noire » (p. 115). De même, l’épisode du fortin répète une scène antérieure où les scientifiques se défendaient contre des fauves « entre deux observations zénithales » (p. 93). Dans son volume de 1863, Jules Verne animalisait déjà les indigènes : vus depuis le ballon de Fergusson, ceux-ci apparaissent aux trois Britanniques « comme des insectes » (CSB, p. 74) et « des singes » (CSB, p. 109). Cette assimilation des Africains avec du gibier qui va être mis à mort est caractéristique du roman colonial selon Jean-Marie Seillan qui voit dans Cinq semaines en ballon le premier texte du genre [26].

13 Plus globalement, cette transformation des Occidentaux en chasseurs, des Africains en gibier chassé s’inscrit dans le prolongement des théories raciologiques qui ont cours dans la deuxième partie du XIXe siècle et qui justifient l’anéantissement de peuples entiers au nom du « progrès ». Verne a diffusé la conviction selon laquelle les « races inférieures » sont condamnées à disparaître au profit des « races supérieures » dans La Jangada (1881) où, sans mentionner l’Afrique, il recense les peuples disparus ou promis à l’extinction : « C’est la loi du progrès. Les Indiens [du Brésil] disparaîtront. Devant la race anglo-saxonne, Australiens et Tasmaniens se sont évanouis. Devant les conquérants du Far West s’effacent les Indiens du Nord-Amérique. Un jour, peut-être, les Arabes se seront anéantis devant la colonisation française [27]. » L’hécatombe des Makololos figure de manière frappante cet anéantissement tout en annonçant le rôle que prendront les mitrailleuses et les canonnières dans les guerres coloniales de la fin du siècle : les troupes anglaises, soutenues par des Gatling, décimeront les Zoulous le 4 juillet 1879 à Ulundi ; le 2 septembre 1898, elles utiliseront des mitrailleuses Maxim à Omdurman contre soixante mille combattants mahdistes dont elles brisent tous les assauts : « Leurs étendards tombaient par douzaines et leurs hommes par centaines [28] », racontera Winston Churchill qui combattait alors dans les rangs du 21e Lanciers.

14 Dans l’épisode du fortin, le thème de la chasse sert à poser une ligne de partage entre humanité et animalité et, ainsi, à retirer leur humanité aux Makololos et à justifier leur extermination. Mais cet épisode s’inscrit dans un texte qui transgresse, à d’autres égards, les codes et l’idéologie du roman colonial. À l’intérieur des Voyages extraordinaires, une série qui se définit par son ambiguïté, Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe se distingue, en effet, par son ambivalence particulière. Le motif de la chasse, souvent traité sous l’angle du burlesque, renforce le flottement des significations. Le romancier, qui « n’aime pas les chasseurs », reste ambigu, en effet, sur son degré d’adhésion aux valeurs du « progrès » et de la « civilisation » et à l’identification de celles-ci à l’Europe.

LA SAUVAGERIE DU « CIVILISÉ »

15 Le but scientifique de la mission du roman leste les aventures africaines du sérieux didactique voulu par le projet d’Hetzel de transmettre de « l’éducation » aux lecteurs de ses collections. Les références cynégétiques, on l’a vu, semblent remplir la même fonction. Mais la désinvolture avec laquelle Jules Verne traite ce domaine du savoir signale une probable intention ironique et subversive. Andersson devient « Anderson » dans le roman mais cette orthographe fautive n’est pas un choix du romancier. C’est un emprunt à la revue Le Tour du monde qui l’orthographie ainsi. L’orthographe du patronyme Cumming varie, en revanche, de manière plus significative. Correctement orthographié dans Cinq semaines en ballon et dans deux des occurrences d’Aventures de trois Russes et de trois Anglais, le nom du célèbre chasseur en Afrique australe devient ailleurs « Cummins » (p. 40) sans que la coquille ne soit corrigée dans aucune des versions du roman. Le romancier a donné libre cours à sa fantaisie en matière de pseudo-références dans le domaine des fabricants d’armes. À l’instar de « Cumming » transformé en « Cummins », l’armurier « F. Goldwin » (p. 84) devient « Goldwing » (p. 93) dans le cours du récit. De toute façon, cet armurier est imaginaire [29]. Verne s’est amusé a inventer ce patronyme d’allure anglophone qui suggère, tout à la fois, le luxe (gold) et de beaux tableaux de chasse (win). Le « système Pauly » (p. 40), quant à lui, n’est pas une invention du romancier mais celui-ci a, soit négligé de vérifier sa référence, soit inséré volontairement une référence anachronique en 1854 où ce système est devenu obsolète. Ainsi, en matière de références cynégétiques Jules Verne mêle le faux et le vrai, la référence réelle et l’invention.

16 De même, le romancier traite de manière burlesque trois chasses du roman. Jules Verne n’invente pas le renversement qui consiste à transformer le chasseur en chassé. Le thème apparaît déjà dans le sommaire d’« Aventures et chasses du voyageur Anderson dans l’Afrique australe [30] ». Le romancier renforce le caractère comique de ce renversement. Ainsi fait-il de l’un des Russes un gibier doublement chassé. Il est d’abord une proie convoitée par des crocodiles qui s’apprêtent à le dévorer, une situation évoquée dans le récit de Baldwin et sur le dessin de Janet-Lange intitulé « Baldwin endormi sur un îlot ». Il est également pisté par ses compagnons désireux de l’arracher à son dangereux voisinage. Les scientifiques et leur guide lancent un chien sur les traces de l’astronome disparu et ils mènent leurs recherches en « interrogeant le sol, relevant les plus insignifiantes empreintes » (p. 106) du savant égaré exactement comme s’il s’agissait d’un animal. Lorsque le chien découvre la trace du disparu, le guide s’exclame : « Il est tombé sur les traces du gibier, – pardon du savant que nous chassons » (p. 108). Nicolas Palander, l’astronome traqué à la manière d’un gibier, est l’un de ces excentriques que Verne place dans ses romans pour amuser ses lecteurs. Après s’être égaré sans même s’en rendre compte, ce mathématicien enfermé dans son univers de calculs, se fera voler les registres de relevés par des singes.

17 Palander n’est pas le seul excentrique du roman. Murray est aussi un personnage à marotte dont l’obsession déclenche des situations comiques. Verne résume ainsi leurs manies respectives : « Palander extrayait mentalement des racines cubiques sans remarquer les sites enchanteurs de la rive, et sir John Murray et le bushman formaient des projets d’hécatombes cynégétiques » (p. 40). Comme l’annonce cette formule, les chasses de Murray se placent sous le signe de l’excès. À cet égard, la première, qui fournit un épisode burlesque au roman, donne le ton. Au début du chapitre 9, l’astronome et son guide partent chasser. Ils sont armés « chacun d’une carabine de chasse, à balle explosive », explique le narrateur, « ce qui dénotait de leur part l’intention de s’attaquer aux fauves de la contrée » (p. 79). Faute de « fauves », Murray ajuste un lièvre et s’étonne de la disparition de sa cible. La conclusion revient à son compagnon : « Quand on tire un lièvre avec une balle explosive, il serait étonnant qu’on en retrouvât une parcelle » (p. 83). L’épisode transpose en Afrique australe une gravure d’Honoré Daumier parue dans Le Charivari du 14 septembre 1858. Sous le titre « Inconvénient de tirer les perdreaux avec les nouvelles balles foudroyantes de Devisme », la caricature montre un couple regardant un chasseur et son gibier dont il ne reste que quelques plumes.

18 Six chapitres plus loin, Verne invente un nouvel épisode comique aux dépens de son chasseur. Dans le chapitre 15, l’infatigable Britannique, armé, cette fois, d’« un rifle, à balle conique » (p. 154) s’apprête à s’attaquer à un vieux rhinocéros. L’épisode commence par une controverse : « une balle de mon rifle en aura facilement raison » (p. 152), annonce avec assurance Murray. La déclaration suscite cette objection de son guide : « jamais on n’a vu un rhinocéros tomber sous une seule balle » (ibid.). Persuadé de l’efficacité de la « balle conique » et des « armes européennes » (ibid.), l’astronome s’entête et s’adresse avec condescendance à son compagnon. Renonçant à le convaincre, celui-ci parie « une livre si le rhinocéros ne tombe pas sous les balles » (p. 154). Son premier gain est suivi d’une longue série, qui prouve les limites de la puissance des « armes européennes » ainsi que l’intérêt de savoir garder son « sang-froid » (ibid.) quand on chasse, ce que Murray est incapable de faire. Comme celle de l’épisode du lapin pulvérisé par une balle explosive, la chute du chapitre est ironique : comme Murray « le dit plus tard à ses collègues du Hunter-Club de Londres : “C’était une bête de prix”. Et, en effet, elle ne lui avait pas coûté moins de trente-six livres, somme considérable que le bushman encaissa avec son calme habituel » (p. 155). Ces deux épisodes comiques où l’armement européen se révèle, tour à tour, trop puis insuffisamment puissant, transgressent les codes du roman colonial et brouillent le sens du récit.

19 Les « projets d’hécatombes » de Murray, son besoin insatiable de tuer toujours plus de gibier font écho aux récits d’Andersson, de Baldwin et de Cumming. Outre l’exploration, d’ailleurs assez peu présente dans les traductions françaises de leurs aventures, l’Afrique offre à ce trio un terrain de chasse autorisant tous les excès. Andersson le révèle quand il note que ses chasses ont dépeuplé toute la région de Kobis [31]. Baldwin, de son côté, part en Afrique avec le désir, explique-t-il, de trouver « quelque pays lointain où l’on eût la liberté de se mouvoir [32] ». La lecture de l’ouvrage de Cumming le détermine à aller trouver cet espace de liberté dans le Natal. La vie au désert donne l’image d’un chasseur toujours prêt à monter à cheval pour forcer sans relâche les éléphants, les girafes et autres antilopes africaines. Il semble que Verne a expérimenté lui-même ce besoin de tuer que révélerait la chasse. C’est, en tout cas, l’image que donne « Dix heures en chasse ». L’écrivain décrit sa propre exaltation quand il ajuste la bête qui se révélera être un chapeau de gendarme. Et tout le lexique de sa nouvelle suggère qu’une pulsion homicide travaille le groupe qu’il accompagne, depuis le début où Verne évoque un certain Maximon comme « un de ces chasseurs dont on dit qu’ils tueraient un de leurs compagnons plutôt que de revenir bredouille [33] » jusqu’à la fin où il précise que deux des chasseurs sont « brouillés à mort depuis leur dispute, et des coups de poing avaient été échangés » entre deux autres [34]. Cette perte de contrôle du chasseur, qui sera présentée sous un jour grinçant dans le récit de 1881, reste amusante dans le roman de 1872.

20 Comme excentrique, Murray forme un duo avec Palander. Comme chasseur, il compose un autre duo avec Mokoum, le guide indigène sur qui repose la logistique de la mission. « Les deux chasseurs s’entendaient bien » (p. 40), souligne le narrateur. Mais Verne construit ce nouveau duo sur une antithèse. Par opposition au manque de contrôle, à la surexcitation du chasseur britannique, Jules Verne dote d’un sang-froid à toute épreuve celui qu’il nomme le « bushman ». Il résume ce contraste dans une formule : « dans son impatience, précédant le patient bushman, il [Murray] se dirigea vers la lisière d’un taillis » (p. 160). Ainsi, par le biais de ses deux chasseurs, l’un britannique, l’autre indigène, l’un « impatient », l’autre « patient », Jules Verne inverse le système axiologique du roman colonial. Son Occidental maîtrise difficilement ses pulsions tandis que son Africain contrôle parfaitement celles-ci. Le renversement est d’autant plus remarquable que l’Anglais Murray incarne aussi la science et la modernité technique. Le « civilisé » a donc tout à apprendre du prétendu « sauvage ». Inversant les relations paternalistes décrites par Cumming, Verne construit des épisodes de chasse où Mokoum sert de mentor aux Européens. Ainsi quand la mission s’apprête à chasser à l’affût une troupe de lions, le romancier donne la parole au guide indigène, à « l’homme patient des chasses » (p. 116) qui offre « des conseils que son expérience rendait précieux ».

LA CHASSE ET LA SCIENCE, DEUX ÉTAPES DANS L’HISTOIRE DU MONDE

21 Le traitement du thème de la chasse révèle ainsi parfaitement les contradictions d’un roman qui transforme certains Africains en gibier, conformément à la logique du roman colonial, mais qui interprète ses sources (Andersson, Baldwin, Cumming) pour découvrir la sauvagerie des Occidentaux qui se rendent en Afrique pour chasser le gros gibier. Ces contradictions sont masquées par l’apparente simplicité du texte. Celui-ci semble structuré par une symétrie arithmétique puisque le trio de la mission britannique répond à celui de la mission russe. Ces deux trios nationaux se recomposent aussi en duos de types définis par les mêmes caractéristiques. Les responsables des deux délégations, le Britannique Everest et le Russe Strux, sont dotés d’un nationalisme identique. L’Anglais William Emery trouve sa réplique avec le Russe Michel Zorn. Par contraste avec leurs austères aînés, ces jeunes gens se transforment au contact de l’Afrique en « échappés de collèges, heureux de traverser les forêts épaisses, de courir les plaines infinies, de respirer ce grand air tout chargé de pénétrantes senteurs » (p. 50). Le Russe Palander partage avec Murray une excentricité qui en fait des types comiques.

22 La structuration en trios nationaux est, surtout, déconstruite par la présence d’un septième personnage : le guide qui dirige l’organisation matérielle de l’exploration. « Né d’un père anglais et d’une mère hottentote » (p. 9), le métis Mokoum échappe au classement par nationalité. Ainsi, la simplicité arithmétique qui semble gouverner la composition du roman n’est qu’apparente. L’importance de Mokoum dans le récit porte le nombre des personnages à sept, un chiffre qui se prête difficilement à des regroupements stables et précis en trios ou en duos. Cette imprécision des regroupements recoupe celle des significations. Les personnages, brossés à grands traits, incarnent bien des modèles mais aucune hiérarchie définitive ne classe ceux-ci. Parmi ces modèles, s’opposent ceux de la science et de la chasse qui renvoient à des rapports au monde antithétiques. Jules Verne représente le premier comme le « monde des chiffres » distinct du « monde réel » (p. 106). La chasse, par contraste, est l’activité libératrice qui permet « de courir les plaines infinies » (p. 50). Par opposition à la science, associée à la modernité et à l’avenir de l’Europe, elle est liée au passé. Dans cette perspective, les chasseurs d’Aventures de trois Russes et de trois Anglais en Afrique australe prolongent celui de Cinq semaines en ballon.

23 Comme Cumming, Kennedy et Murray sont, non seulement chasseurs, mais aussi écossais. Cette double identité, peut-être inspirée par la source de Jules Verne, est symbolique. Elle renforce la signification de la chasse montrée comme une activité archaïque : « Dick causait du passé, Samuel préparait l’avenir ; l’un regardait en avant, l’autre en arrière » (CSB, p. 17), précise le narrateur. De même, l’Écosse est reliée aux époques passées, conformément à l’image donnée par Walter Scott qui, justement, est cité dans la présentation du chasseur : sa « physionomie rappelait beaucoup celle de Halbert Glennining, telle que l’a peinte Walter Scott dans Le monastère[35] », souligne Verne. Le chasseur écossais et l’aérostatier anglais de Cinq semaines en ballon représentent deux conceptions antithétiques qu’ils exposent successivement au chapitre XVI. Fergusson développe la prophétie, progressiste et cyclique, d’une Humanité exploitant successivement l’Asie, l’Europe, l’Amérique et, finalement, l’Afrique. Le chasseur, quant à lui, conteste cette vision utilitariste de la nature et il prophétise cette apocalypse : « À force d’inventer des machines, les hommes se feront dévorer par elles ! Je me suis toujours figuré que le dernier jour du monde sera celui où quelque immense chaudière chauffée à trois milliards d’atmosphères fera sauter notre globe » (CSB, p. 17). Le chasseur et l’inventeur représentent ainsi, à eux deux, la vision ambivalente de Verne. Inventeur d’une série de machines futuristes, comme l’aérostat de Cinq semaines en ballon, le projectile de De la Terre à la Lune et Autour de la Lune ou le sous-marin de Vingt mille lieues sous les mers, et de personnages d’ingénieurs et de scientifiques, le romancier a exprimé, en même temps, sa défiance à l’égard du « progrès » et il a fait détruire nombre de ses machines, à l’image du projectile d’Autour de la Lune qui disparaît dans l’océan Pacifique en revenant vers la Terre.

24 Dans le roman de 1872, tandis que l’Écossais Murray est présenté comme « moitié savant, moitié chasseur » (p. 131), le véritable chasseur, qui incarne un monde en voie de disparition, prend les traits de Mokoum. À la manière de Kennedy, le bushman condamne la modernité scientifique et technique dans un exposé plein d’« une véritable philosophie naturelle » (ibidem) où il défend ce point de vue : « Mais aussi, quelle idée ont-ils, ces savants, de mesurer la longueur ou la largeur de la Terre ? », s’indigne le chasseur, « J’aime mieux croire immense, infini ce globe que j’habite, et j’estime que c’est le rapetisser que d’en connaître les dimensions exactes ! » (ibid.). Le Tour du monde en quatre-vingts jours, qui succède à Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe dans la série des Voyages extraordinaires, développera à l’échelle d’un roman cette notion d’un globe qui « a diminué [36] » à cause du progrès de la connaissance et des moyens de communication modernes.

25 Dans le roman situé en Afrique australe, le chasseur bushman représente et défend une civilisation pré-scientifique et pré-industrielle. En parallèle, la référence à Walter Scott s’efface devant des allusions à James Fenimore Cooper dont Jules Verne a été un lecteur et un admirateur. L’écrivain a construit le personnage de Mokoum sur le modèle de Leatherstocking, le héros du romancier américain. Il le souligne en présentant le mentor de Murray comme « une sorte de personnage coulé dans le moule du célèbre Bas-de-Cuir, le héros des prairies canadiennes » (p. 8). Verne se réfère aussi aux chasseurs de Cooper pour transposer au contexte de l’Afrique australe, et au milieu du XIXe siècle, la transformation de l’Amérique telle qu’elle est représentée dans le cycle de Bas-de-Cuir. Dans les cinq volumes de sa série située dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Fenimore Cooper raconte la progression inexorable de la civilisation dans un espace de sauvagerie et de liberté. Après Bas-de-Cuir, le bushman représente un mode de vie qui va disparaître dans un monde gouverné, de plus en plus, par la science et par la technique. Comme le personnage de Cooper, le défenseur d’une « philosophie naturelle » (p. 131) de Verne se conduit de manière paradoxale en se plaçant dans le camp des explorateurs blancs qui vont, à terme, permettre la colonisation des terres sauvages, détruire les forêts et leur gibier et les exclure ainsi de leur propre territoire. Cooper a construit un mythe de la « frontière » américaine en voie de disparition. Il a fixé celui-ci dans quelques images marquantes. L’une d’elles, dans les dernières lignes des Pionniers (1823), est la silhouette de son chasseur en route vers l’ouest : « Il s’avançait vers le soleil couchant, le premier de cette troupe de pionniers qui ouvrent aux Américains un chemin vers l’autre mer au travers du continent [37]. » Une autre image, complémentaire, est celle l’incendie qui détruit une forêt entière dans La Prairie (1827). Ce feu spectaculaire montre les conséquences de l’épopée des pionniers américains : la destruction du monde sauvage où vivent le gibier et les Indiens. Verne reprend cette image du feu destructeur dans le chapitre XIII de son roman où, pour pouvoir établir ses calculs, sa mission scientifique fait brûler toute une forêt dont elle chasse les habitants.

26 Mais Verne ne se contente pas d’adapter des thèmes et des images héritées de Cooper et de projeter sur l’Afrique, en anticipant, les transformations de l’Amérique du Nord. Dans Les voyages extraordinaires, il fait circuler une représentation personnelle où il réunit, en un raccourci saisissant, le summum de la civilisation occidentale (science, vapeur) et le comble de la « sauvagerie » (américaine, africaine ou asiatique) incarnée par les bêtes fauves. Dans le volume de 1872, il place ainsi les relevés de ses scientifiques au milieu d’une nuit africaine traversée par les cris des hyènes et des lions. Dans les romans ultérieurs, il construira des scènes où les trains et les vapeurs les plus modernes de son temps conduisent leurs passagers au cœur de terres peuplées d’autres bêtes sauvages : transcontinental américain qui « franchit une contrée encore fréquentée par les Indiens et les fauves [38] », Great Indian Peninsula Railway qui traverse la vallée du Gange « au milieu des hurlements des tigres, des ours, des loups qui fuyaient devant la locomotive [39] », steam-boat remontant la Kama tandis qu’« au murmure des eaux brisées sous son étrave, se mêlaient les rugissements des loups [40] ».

27 Son expérience de « dix heures en chasse » a conduit Verne à la conclusion qu’il n’aime ni les chasseurs, ni l’activité que ceux-ci pratiquent. Mais la lecture de récits de voyage en Afrique où les aventures cynégétiques s’écrivent, plus ou moins, sous le prétexte de vulgarisation géographique, comme ceux d’Andersson, de Baldwin et de Cumming, lui a montré les ressources romanesques de chasses livresques synonymes d’exotisme, de suspens et de péripéties diverses. Ces chasses des récits de voyage recoupent des sujets récurrents dans les Voyages extraordinaires : la fin des voyages d’exploration, la progression du modèle occidental sur l’ensemble du globe. Or Jules Verne représente ces thèmes sous un jour aussi ambigu que celui sous lequel il place la chasse au gros gibier dans Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe. L’avers de cette représentation fait du chasseur européen un héros qui prouve la supériorité de sa culture scientifique et technique par la puissance de ses armes de chasse. Cette supériorité technique serait indissociable de valeurs morales et de cette pensée saint-simonienne incarnée, selon Le Tour du monde, par Andersson supposé parcourir l’Afrique, moins pour traquer le gibier, que « pour trouver entre l’Europe civilisatrice et les tribus barbares parmi lesquelles il vit et se dévoue, la voie de communication la plus courte et la plus facile [41] ». Dans une certaine mesure, Jules Verne transpose dans son roman cette opposition entre « civilisation » et « barbarie » et il lui donne, même, la forme du « chasseur blanc » se défendant des attaques du « fauve noir ». Mais la particularité de la vision du roman est d’être parfaitement ambivalente. Entre prétendu « civilisé » et « barbare » supposé, entre Europe et Afrique, finalement, Jules Verne ne tranche pas. Le revers de sa représentation fait du chasseur blanc un destructeur incapable de maîtriser ses pulsions et doté d’armes (la mitrailleuse) et de munitions (les balles explosives) à la puissance inédite et inquiétante.

Notes

  • [1]
    Jules Verne, Dix Heures en chasse. Simple boutade (première version, 1881), Bulletin de la Société Jules Verne, n ° 149,1er trimestre 2004, p. 7.
  • [2]
    Ibid., p. 20.
  • [3]
    Jules Verne, De la terre à la lune, Paris, Gallimard, « Folio junior », 1977, p. 224.
  • [4]
    Jules Verne, Cinq semaines en ballon. Voyage de découvertes en Afrique par trois Anglais, Paris, Librairie générale française, « Livre de poche » n° 2028, p. 16. Désormais, les références à cette édition seront indiquées dans le texte par les lettres CSB suivies du numéro de la page.
  • [5]
    Jules Verne, Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe, Paris, Hachette, « Les intégrales Jules Verne », 1982, p. 39. Désormais, les références à cette édition seront indiquées dans le texte par le numéro de la page.
  • [6]
    Pierre-Jules Hetzel, « Avant-propos », Voyages et aventures du capitaine Hatteras, édition illustrée in 8°, cité par Jacques Noiray, préface à Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Gallimard, 2005, « Folio classique », p. 12.
  • [7]
    Jules Verne, lettre à son éditeur datée du 15 février 1871, Correspondance inédite de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel, vol. 1, Genève, Slatkine, 1999, p. 154-155.
  • [8]
    Le Tour du monde, premier semestre 1860, p. 241-256.
  • [9]
    Le Tour du monde, second semestre 1863, p. 369-415.
  • [10]
    Le Tour du monde, premier semestre 1860, p. 242.
  • [11]
    Chapitre 5 résumé par ce sommaire, « Retour d’un messager envoyé en avant. Récit de son voyage. Départ pour le lac Ngami. Arrivée sur ses bords. Désappointement », Le Tour du monde, premier semestre 1860, p. 250-251.
  • [12]
    Olivier Dumas, « Chasseurs, sachez chasser (Baldwin et Jules Verne) », Bulletin de la Société Jules Verne n° 67, 1983, p. 135-137.
  • [13]
    Le récit a aussi paru en volume chez Hachette sous le titre De Natal au Zambèse (1851-1866). Récits de chasse dans une édition abrégée par Jules Belin de Launay (1868) puis dans une édition abrégée par Hippolyte Vattemare (« Bibliothèque des écoles et des familles », 1879).
  • [14]
    Pierre Le Roy, « Les illustrateurs de Jules Verne », Bulletin de la Société Jules Verne n° 67, 1983, p. 106.
  • [15]
    Le Tour du monde, second semestre 1863, p. 369.
  • [16]
    À partir de 1856, John Murray proposera des éditions abrégées du texte sous le titre The Lion Hunter of South Africa : Five Years Adventures in the Far Interior of South Africa.
  • [17]
    Le Tour du monde, premier semestre 1860, p. 250.
  • [18]
    David Livingstone, Explorations dans l’intérieur de l’Afrique australe et voyages à travers le continent : de Saint-Paul de Loanda à l’embouchure du Zambèse, de 1840 à 1856, Henriette Loreau (trad.), Paris, Hachette, 1859, p. 69.
  • [19]
    Ibidem.
  • [20]
    Il le mentionnera à nouveau dans le récit d’Un capitaine de quinze ans (1878) qui retrace les voyages du missionnaire : « en 1849, Livingstone quittait Kolobeng avec sa femme, ses trois enfants, et deux amis, MM. Oswell et Murray » (Jules Verne, Un capitaine de quinze ans, Paris, Librairie générale française, « Livre de poche », p. 467).
  • [21]
    Roualeyn Gordon-Cumming, La vie au désert, Arles, Actes Sud, 1990 p. 26.
  • [22]
    Le répertoire de référence, le Heer der Neve Støckel, Journal Verlag (t. 2, 1979) cite différentes générations de ces armuriers londoniens : John Manton (1752-1834), George Henry Manton (1789-1857), Frederick Manton (1799-1863).
  • [23]
    Le Monte-Cristo n° 47, 8 mars 1860, p. 740.
  • [24]
    Ibidem.
  • [25]
    Jules Gérard, le premier, a raconté ses chasses algériennes dans La chasse au lion (La librairie nouvelle, 1855) et dans Le tueur de lion (Hachette, 1855). Charles-Laurent Bombonnel (1816-1890), avec Bombonnel, le tueur de panthères. Ses chasses écrites par lui-même (Hachette, 1860), Jacques Chassaing, avec Mes chasses aux lions (Dentu, 1865), Eugène Pertuiset, avec Les aventures d’un chasseur de lions (Dreyfus, 1878), se sont placés sur le même terrain éditorial des histoires vécues de chasse aux fauves.
  • [26]
    Jean-Marie Seillan, Aux sources du roman colonial. L’Afrique à la fin du XIXe siècle (1863-1914), Paris, Karthala, 2006.
  • [27]
    Jules Verne, La Jangada. Huit cents lieues sur l’Amazone, Paris, Hetzel, 1881, p. 70.
  • [28]
    Winston Churchill, Mémoires d’un jeune homme (My Early Life, 1930), Jean Rosenthal (trad.), Paris, Édition spéciale, 1972, p. 188.
  • [29]
    Le Heer der Neve Støckel (Journal Verlag, t. 1, 1978) ne recense ni Goldwing, ni Goldwin.
  • [30]
    Le chapitre 4 annonce « Le chasseur chassé à son tour » (Le Tour du monde, premier semestre 1860, p. 247) et raconte comment Andersson, après avoir attaqué un rhinocéros blanc, est poursuivi par un noir. L’épisode est illustré par Gustave Doré. La légende du dessin reprend la formule « Le chasseur chassé à son tour ».
  • [31]
    Le Tour du monde, premier semestre 1860, p. 246.
  • [32]
    Le Tour du monde, second semestre 1863, p. 369.
  • [33]
    Jules Verne, « Dix heures en chasse », ouvr. cité, p. 9.
  • [34]
    Ibid., p. 20.
  • [35]
    Ibidem.
  • [36]
    Jules Verne, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Paris, Gallimard jeunesse, « Chefs-d’œuvre universels », 1994, p. 15.
  • [37]
    James Fenimore Cooper, Le Roman de Bas-de-Cuir, A. J. B. Defauconpret (trad.), Paris, Presses de la cité, « Omnibus », 1989, p. 1330. La traduction de The Pioneers par Defauconpret a paru dès 1823 et celle de The Prairie dès 1827 chez Gosselin.
  • [38]
    Jules Verne, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, « Livre de poche », p. 205.
  • [39]
    Ibid., p. 107.
  • [40]
    Jules Verne, Michel Strogoff. Moscou-Irkoutsk (1876), Paris, Librairie générale française, « Livre de poche », p. 107.
  • [41]
    Le Tour du monde, premier semestre 1860, p. 242.
Français

Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe (1872) est construit comme un récit de voyage fictif sur les traces de Livingstone et comme un roman scientifique qui retrace le calcul d’un méridien terrestre. Il se lit aussi comme une grande partie de chasse au gibier africain. Les ressources didactiques et romanesques du thème, l’inspiration puisée dans des succès éditoriaux signés par des chasseurs (Baldwin et Cumming notamment) ne suffisent pas à expliquer ce parti pris d’un romancier qui a déclaré qu’il « n’aime pas les chasseurs ». Chasses africaines et armement européen traduisent l’ambiguïté de Verne à l’égard du modèle occidental qui progresse alors sur le globe. Ils reflètent aussi l’évolution d’un écrivain qui déconstruit ici le roman colonial dont il a lui-même lancé la vogue avec Cinq semaines en ballon.

English

The Adventures of three Englishmen and three Russians in southern Africa presents itself as fictional travel writing about an expedition in search of Livingstone and as a scientific novel about the determination of a meridian line. It can also be read as the account of a great African hunting party. The didactic and romantic dimensions of the theme and the use of ideas sought out in publishing successes by hunters (Baldwin and Cumming among others) do not alone explain this choice on the part of a novelist who had stated that he “didn’t like hunters”. African hunts and European weapons articulate Verne’s ambivalence towards the Western model then advancing across the globe. They also reflect the evolution of a writer who is busy deconstructing the colonial novel whose vogue he had himself launched with Five weeks in a balloon.

Isabelle Guillaume
(Université de Pau et des Pays de l’Adour-CRPHLL)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/09/2014
https://doi.org/10.3917/rom.165.0087
Pour citer cet article
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