CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les manuels de savoir-vivre et essais pédagogiques destinés aux jeunes filles ou à leur mère abondent durant la deuxième moitié du XIXe siècle, édictant les préceptes qui doivent guider la formation et le bon développement conjugal et social des futures épouses. La prolifique Louise d’Alq affirme dans l’un de ses nombreux ouvrages que « plaire est le but de toutes les jeunes filles [1] », et que chacune « doit, avant tout, savoir se faire aimer pour trouver à se marier et être heureuse [2] ». Au-delà de l’équivalence qu’elle pose entre le mariage et le bonheur, l’assertion induit que la vie matrimoniale est obligatoirement et essentiellement le destin qui attend une jeune fille : celle-ci, comme « toutes » les autres, qui poursuivent un seul et même objectif (« le but »), « doit » prendre époux. Et, de fait, à l’époque de Louise d’Alq, le mariage constitue une norme implacable : si la doxa bourgeoise valorise l’« honnête » épouse et mère [3] (et, à l’inverse, craint et ridiculise la vieille fille [4]), c’est toute l’organisation sociale qui s’appuie sur la création d’alliances familiales régissant la circulation des femmes et des biens [5]. Dans ce paradigme, l’adolescence sert à conduire les filles à leurs noces, à les mener à devenir des femmes (mariées) et à les initier aux rôles et devoirs de la bonne épouse [6] – la constitution du trousseau, qui occupe les jeunes filles durant cette période, indique bien qu’elles vivent dans l’expectative de l’union conjugale [7]. Entre-temps la jeune fille reste « en attente et en suspens [8] », dans une phase de transition qui la cantonne souvent à des définitions par la négative : il s’agit d’« un être qui n’[est] plus une petite fille et pas encore une femme [9] », écrit Edmond de Goncourt dans Chérie.

2 Le statut – intermédiaire – de jeunes filles ne semble sous cet angle exister que dans la perspective de noces que l’on espère imminentes. Il est par conséquent étonnant de rencontrer dans le roman naturaliste (aux prétentions de mimesis notoires) tant de jeunes héroïnes qui ne deviendront jamais des femmes accomplies et demeureront figées dans un état pourtant par définition transitoire : si Pauline Quenu, dans La Joie de vivre de Zola, se résigne à « voi[r] sa puberté rester à jamais sans but et sans fonction [10] » et vieillira en se consacrant au bonheur des autres, plusieurs meurent à la fleur de l’âge, vierges encore, sans se marier ou tout juste au seuil d’une possible conjugalité (pensons, toujours chez Zola, à Miette, qui dans La Fortune des Rougon s’éteint « avant les noces, [...] pleura[nt] sa virginité [11] », à Angélique, dans Le Rêve, morte à sa sortie de l’église [12] ou encore, chez les frères Goncourt, à Renée Mauperin) ; plusieurs autres disparaissent au terme d’une vie amoureuse consommée mais avortée, les condamnant au perpétuel entre-deux de celle qui n’est plus vierge mais qui, à défaut de noces officielles, ne sera jamais consacrée femme (Germinie Lacerteux des Goncourt ou encore Albine dans La Faute de l’abbé Mouret de Zola). En dépit des contre-exemples fournis par Thérèse Raquin de Zola et par Jeanne, dans Une vie de Maupassant, le cadre du roman semble trop étroit pour accueillir la transformation d’une jeune héroïne en femme : Au Bonheur des Dames se clôt sur la seule promesse d’un avenir à deux, lequel ne sera pas raconté [13]. Tout se passe comme si le récit naturaliste, dans sa volonté taxinomique [14], exigeait que ces jeunes filles demeurent enfermées dans leur typologie [15] – dans une transition dès lors perpétuelle.

3 « Monographie de jeune fille » (p. 39) qu’Edmond de Goncourt publie en 1884, Chérie présente le destin de la jeune fille comme un tiraillement incessant entre un désir d’aller de l’avant et des blocages la retenant, et cette tension se trouve spatialisée à même les mouvements de l’héroïne et dans la configuration des lieux qu’elle investit. Observer les progressions et arrêts du personnage éponyme nous permettra de cerner une mise en texte (et en espace) qui rend compte des élans et émois contradictoires subis par le corps en développement de la jeune fille, lesquels se trouvent en outre exacerbés par l’éducation qu’elle reçoit, à la fois prodigue en connaissances utiles à la future jeune femme et soucieuse de préserver la pudeur. C’est donc un savoir à propos de et pour la jeune fille du Second Empire que nous verrons exposé par la dynamique du parcours de la dernière héroïne de Goncourt.

UNE TRAJECTOIRE VERS L’INCONNU

4 Dans la première scène du roman, Chérie Haudancourt, neuf ans, reçoit en « maîtresse de maison » (p. 55) ses petites amies pour le dîner. Malgré leur jeune âge, ces fillettes présentent déjà les attitudes de « la femme même en herbe » (p. 56) et des corps qui, enjolivés par « la mode fashionable », font d’elles des « bouts de femmes » (p. 57). Toutefois, leur développement reste encore inachevé, de sorte qu’« à mesure que le dîner s’avance, les grands airs de petites femmes s’en vont des petites filles qui redeviennent des enfants joueurs. » (p. 60.) Ainsi, leur maturité s’éveille par à-coups ; deux états « vont » et viennent chez les elles. Lorsque plus tard ces filles grandies effectueront leur entrée dans le monde, l’émoi des premiers bals sera pour le narrateur goncourtien l’occasion de disserter sur celles qui se dirigent vers l’objet de leurs désirs – l’homme –, clé de leur avenir de femme : « la nature exige de la femme qu’elle aime continuellement, et l’on peut assurer qu’il n’existe pas une créature féminine dont les tendresses, ouvertes ou cachées, n’aillent pas, tout le temps de son existence, à un être de l’autre sexe, tout rapproché d’elle ou lointain » (p. 189, nous soulignons). Visiblement, pour Goncourt le « passage de la petite robe courte à la grande robe » (p. 153, nous soulignons), pensé d’emblée comme translation et inscrit comme tel à la faveur d’un certain nombre de métaphores spatiales, s’accomplit avec une poussée « naturelle » dans la direction de l’être convoité, sur le chemin des noces qui entérinent l’accession au statut de femme.

5 Cette isotopie du mouvement et cette mise en espace suggèrent que c’est dans et par leur corps que les jeunes filles, et particulièrement Chérie, éprouvent l’impulsion de leur essence féminine en éveil. Dès l’enfance, l’attente de quelque visite espérée ou surprise convoitée – perspectives qui projettent l’héroïne vers l’avant – est ressentie de manière puissamment physique :

6

Toute la journée, dans la pièce où on la tenait, c’était une allée et venue continuelle, sans pouvoir un instant s’asseoir ; elle ne prenait de repos que par un moment d’appui des mains et de son petit ventre sur le rebord des fauteuils, et, dans ce remuement incessant, avait les yeux tout remplis de lointain, la bouche murmurante de paroles [...] qui ne finissaient pas : – d’une espèce de monologue intérieur sur la chose ou l’être désirés (p. 84).

7 Mue par ses envies, Chérie trépigne, les « yeux remplis de lointain », comme si elle cherchait à entamer une progression qui puisse la sortir de cette « allée et venue continuelle ». Pas étonnant, sous cet angle, qu’au Muguet (une ancienne abbaye en pleine campagne habitée par les Haudancourt) « l’endroit qu’aim[e] le mieux pour jouer la petite Chérie » soit « un corridor, un long corridor de soixante pas de long » (p. 88), lieu de transit étendu (le mot « long » est répété), presque infini aux yeux d’une petite fille qui l’explore « instinctivement » (ibid.). Ce véritable passage est de surcroît le théâtre de l’émergence des soins maternels chez la petite, puisque sa poupée y est « bien plus “sa fille” que dans les autres pièces du château » (p. 90). Jouer à la poupée étant dans Chérie une façon, pour la fillette, de se préparer à son destin de femme [16], nous nous trouvons à suivre l’héroïne éponyme bien engagée dans une voie qu’elle a l’urgence d’explorer, celle d’un savoir insu, d’une féminité épanouie par l’amour et la maternité.

8 C’est le corps tout entier de Chérie qui est appelé par une trajectoire la menant au loin, comme le démontre l’évocation d’un autre terrain de jeu qu’elle apprécie beaucoup :

9

[S]i Chérie, dans le château, tenait pour lieu de prédilection le corridor des Maréchaux, il se trouvait dans le parc une allée préférée vers laquelle elle entraînait toujours sa bonne. [...] À l’extrémité de cette allée si longue qu’elle n’apercevait plus sa bonne, quand elle était au bout, [...] la petite fille trouvait le côté charmeur, mystérieux, épeurant, des endroits illimités qui ne sont pas enfermés dans le mur d’une propriété, de lieux qui renferment de l’inconnu. Puis quand, dans cette verdure fermée s’ouvrait tout à coup du côté du vallon une percée, une de ces grandes fenêtres habilement ménagées par place au milieu des arbres, [...] Chérie éprouvait, son petit corps avancé sur le vide, un sentiment vertigineux qui, le plus souvent chez les enfants, se traduit par une excitation cérébrale et une certaine alacrité dans les membres (p. 94-96).

10 Le « sentiment vertigineux » qui ici se manifeste à la fois dans sa tête et dans son corps se rapporte à un lieu « illimité ». À bien y regarder, il s’agit d’un endroit où, tout au bout, l’on s’émancipe de sa bonne, dans la hâte de découvrir du « mystérieux » et de l’« inconnu ». L’homologie avec le destin de la petite fille devenue grande qui emprunte le chemin de la maturité conjugale et qui se familiarise avec des sensations inédites s’impose. Elle est renforcée par le fait que ce soit suite à l’initiative d’un petit garçon, Mascaro, qui « march[e] en avant » (p. 99), que Chérie s’enfonce dans les bois. On ne sera pas insensible non plus à l’étonnante formule qu’emploie le narrateur pour désigner ce camarade de jeu : « l’interminable garçon » (ibid.) réaffirme plus explicitement encore le pouvoir d’attraction de l’illimité chez la jeune héroïne. Est-ce là indiquer que le garçon ouvre une perspective infinie ? ou qu’interminable, il n’arrivera jamais assez rapidement au goût de l’héroïne, impatiente d’aller à la rencontre de ses désirs ? Les deux interprétations concordent avec la perspective de ce séjour de Chérie à la campagne, lieu propice à l’éveil des sens, envisagé comme l’embrayeur d’un devenir femme (mère et amoureuse).

11 Ce devenir se matérialise sous la forme d’un chemin (couloir et allée) sans limites, ouvert à toutes les découvertes. Aussi, « le passage de la libre existence en plein air dans le grand parc du Muguet à la vie renfermée de Paris [sera] une désolation pour Chérie » (p. 108) : une fois en ville, l’héroïne devra se contenter de trouver son « intime satisfaction » dans le son des « fiacres roul[ant] sur le pavé » (p. 286), piètre ersatz de ses promenades avec Mascaro. Dans Chérie, tout comme dans la célèbre scène au café Riche dans La Curée de Zola [17], le passage du moyen de transport métaphorise les transports de l’héroïne.

12 Corollairement à cette spatialisation du développement et des envies de la jeune fille, le confinement dans le récit de Goncourt dresse le spectre d’une croissance inadéquate de même que celui d’une vie sans amour. Jouant avec ses amies, Chérie quitte le couloir tant apprécié, s’aventure dans les culs-de-sac que sont les « chambres inhabitées » (p. 107) de l’ancienne abbaye, et la frayeur qui les prend d’y demeurer emprisonnées est directement liée à un développement corporel incomplet :

13

Un coup de vent fermait la porte de la chambre où le petit monde venait de se faufiler, et pas une des petites filles, même en se haussant sur la pointe des pieds, n’était assez grande pour atteindre la serrure. Un premier moment de stupéfaction suivi d’une angoisse inexprimable, dans laquelle ces enfants avaient la terreur [...] qu’elles restassent indéfiniment enfermées (p. 107, nous soulignons).

14 Toutes espèrent la libération, apanage de celles qui seraient « assez grandes ». Il est significatif, en ce sens, que ce soit une caisse renfermant un cadeau donné par Mascaro (p. 108) qui permettra finalement aux fillettes, « dans le battement [...] des petits cœurs » (ibid.), de sortir de cette chambre : une aide masculine paraît requise pour quitter la claustration des « religieuses d’autrefois », confinées dans des « cellules » (p. 88), et rejoindre la voie de circulation courante, empruntée par tous (toutes).

15 À celles qui n’ont pas pris d’époux, d’ailleurs, le récit goncourtien ménage une place tout aussi marginale, spatialement, que ces dortoirs vacants : une « vieille demoiselle » venue au chevet de Chérie à la fin du roman se tient « dans une embrasure de fenêtre » (p. 291), tandis qu’une sœur cloîtrée de son entourage s’isole derrière « une grille et un rideau » (p. 208). La vieille fille comme la religieuse n’ont pas effectué (et n’effectueront jamais) le passage de la fille à la femme. Leur statut, on le voit, se reflète métaphoriquement dans l’espace mitoyen et, même, cloisonné qu’elles occupent, si différent du chemin (de la conjugalité et de la maternité) promis à Chérie et à ses amies – modèles de jeune fille exposés comme tels par Goncourt, qui prétend avec ce roman apporter un éclairage sur la physiologie et la psychologie des seuils de l’adolescente.

UN DÉSIR ENTRAVÉ

16 Toutefois, à lire les passages que nous avons relevés, il faut bien convenir que l’avancée de l’héroïne semble sérieusement menacée, compromise ou entravée : au moment où elle attend une « chose ou [un] être désirés », la fillette est décrite comme enfermée « dans la pièce où on la t[ient] » (p. 84) ; autour de son corridor favori, plusieurs des anciennes cellules de religieuses « [ont] eu leurs portes bouchées, maçonnées » (p. 88) ; même l’allée champêtre de tout à l’heure est bordée d’une « verdure fermée » (p. 96). À cela il faut ajouter que, malgré l’attirance de Chérie pour les longs passages et la béance, le mystère des espaces ouverts lui est également, souvenons-nous, « épeurant » (p. 95). Cette crainte l’enjoint d’obstruer elle-même certaines brèches, comme lorsqu’elle gagne sa chambre, le soir : « son premier et instinctif mouvement [...] était d’aller fermer [...] une grande armoire à robes, dont le trou sombre lui faisait peur », relate la narration, avant d’évoquer les « angoisses de certaines nuits, où, le drap jeté sur la tête, [Chérie] se retenait de respirer, toute frissonnante du voisinage de cet inconnu indéfinissable remplissant la cervelle de l’enfant » (p. 110). Bref, à la fois attirée et effrayée par les espaces ouverts recélant des mystères pour l’heure ignorés, mais soupçonnés, Chérie a tendance à se réfugier, à se replier sur elle-même.

17 On remarquera d’ailleurs que la jeune fille délaisse petit à petit le monde des marieuses et de la séduction ; et plus elle s’écarte de la route tracée de l’épanouissement amoureux, plus elle se confine chez elle et en elle. D’abord lui « v[ient] [...] un goût de la solitude, de l’immobilité en un coin de sa chambre » (p. 156). Plus tard on la voit préférer sa propre compagnie à celle des autres, « demeur[er] en sa chambre, en des adorations paresseuses de sa personne, [...] enfermée » (p. 243), ou encore, le matin, « se refourr[er] entre les draps parfumés, prenant soin de les ouvrir le moins possible », pour finalement « trouv[er] une volupté dans un sommeil où il y [a] un peu d’ivresse cérébrale et un rien d’asphyxie » (p. 267-268). Bientôt lasse du bal, dont elle n’espère plus rien, « elle se sen[t] [...] figée, n’ayant plus du tout en elle de force pour coqueter avec les petits jeunes gens » (p. 281). Chérie s’emmure dans sa solitude, dresse des barrières physiques : l’une l’« aperçoi[t] fermant sa fenêtre », l’autre doit « forc[er] la porte » (p. 287) pour espérer lui rendre visite. Ultimement, la trajectoire de Chérie sera stoppée dans son cours. Les « syncopes » répétées (p. 293) dont elle est victime, suspendant les battements du cœur, symbolisent parfaitement l’arrêt de sa vie amoureuse.

18 Deux mouvements opposés assaillent le corps de l’héroïne : mu par un désir sans borne d’aller de l’avant, il est aussi retenu par des forces et des contraintes interrompant sa progression, l’arrêtant dans une forme de pétrification. Le douloureux tiraillement qui en résulte lui sera fatal. Lorsqu’un médecin examine la jeune fille souffrante et déclare que « c’est de ça que mademoiselle est malade », il pose un diagnostic tout à fait juste, puisqu’il pointe « vers la fenêtre toute grande ouverte et par laquelle on vo[it] jusqu’à l’horizon » (p. 171) : non seulement la fièvre des foins ainsi identifiée renvoie, ainsi que le signalent Jean-Louis Cabanès et Philippe Hamon, aux sens débridés d’une Chérie sujette à l’« émoi névrotique [18] », mais, nous l’avons vu, les espaces infinis que cherche à emprunter l’héroïne métaphorisent les penchants innés d’un être appelé à devenir femme.

19 Or, sans un « Mascaro » pour la sortir de sa chambre de jeune fille et la porter vers son « horizon », celui de la conjugalité, Chérie demeurera « un être au sexe comme indécis et non définitivement arrêté et en train de se chercher » (p. 150) – un être qui, toujours poussé par ses passions, ne pouvant se résoudre à l’immobilité qu’impose la solitude, est contraint de tourner en rond : voilà bien l’unique manière d’éviter la fixation, de demeurer en mouvement à défaut d’avancer dans l’inconnu. Une dynamique giratoire caractérise en effet l’univers spatial de cette héroïne, qui ne progresse pas et reste assaillie, entourée, de son désir. Pensons notamment aux comportements, activités ou fantasmes auxquels se livre Chérie, car, suppléant à une relation amoureuse ou lui offrant l’occasion d’expérimenter ses effusions de femme, nombre d’entre eux donnent lieu à des rotations ou à des gestes circulaires. Quand des objets et parfums exacerbent l’immersion de l’héroïne dans le plaisir solitaire, le narrateur décrit la posture recourbée de la jeune fille et les petites manipulations à tendance centripète qu’elle accomplit (ses gestes étant invariablement marqués d’un repli vers le centre) :

20

[T]oute rencognée de côté dans une causeuse et recroquevillée sur elle-même, la jeune fille tripotait et pétrissait, entre des doigts remueurs, le manche d’un éventail en bois de violette, dont elle respirait à chaque instant la senteur développée par la chaleur de ses mains. Puis elle entrait dans une immobilité complète, de temps en temps seulement allongeant à moitié les bras en de petits étirements nerveux (p. 167, nous soulignons).

21 Lorsqu’à la fin du récit elle sortira de chez elle, ce sera pour se griser de promenades sans destination « tout le temps » dans le « contentement » d’« all[er] [...] aux quatre coins de Paris » – avant de revenir, évidemment, au point de départ, son lit, où elle se « fourr[e] avec la hâte bienheureuse d’une femme se couchant [...] après avoir dansé toute la nuit. » (p. 285-286.) Dans la réclusion de sa chambre, elle « march[e] avec la fébrilité d’un animal blessé, allant et revenant d’un bout à l’autre d’une cage, [...] peu à peu montée, excitée, fouettée par cette marche courante » (p. 295). En résumé, les sens inassouvis de l’héroïne sclérosée dans sa chasteté se manifestent par des déplacements et des actions qui tournent à vide, entrecoupés d’arrêts dans la « pose ankylosée » (p. 294) des êtres qui n’emboîtent plus le pas de la vie.

22 La critique goncourtienne a associé l’« instabilité » de Chérie à la « pathologie [19] » de l’hystérie, qui selon la médecine du temps frappait celles dont la virginité se prolongeait indûment [20]. Nous conduit au même constat notre examen de l’agitation circulaire et spasmodique qui assaille la jeune fille prise entre son désir d’avancer et sa claustration physique : ne faut-il pas reconnaître dans ces mouvements et postures des avatars des crises secouant les patientes de la Salpêtrière, lesquelles traversaient des phases « cloniques » (convulsions) et « toniques » (contractions [21]) ? La science du corps malade et l’œil clinicien de Goncourt informent l’évocation romanesque des blocages du développement de l’adolescente.

23 La frénésie giratoire habitera Chérie jusqu’à son issue fatale, la poussant à déclarer qu’elle ne veut pas mourir « dans un coin noir de la chambre, au fond d’un lit », mais plutôt « en voiture... dans la grande Avenue des Champs-Élysées... au milieu du mouvement, du bruit, de la vie de tout Paris » (p. 298, nous soulignons). Étourdie d’un désir qui, pour elle du moins, reste sans trajectoire.

UN SAVOIR CACHETÉ

24 Chérie, être « en voie de formation » (p. 154), s’avère immobilisée à ce stade. Pour être usitée, la formule employée par Goncourt n’en demeure pas moins éminemment spatiale (« voie ») et polysémique (la « formation » évoque autant l’éducation de la femme en devenir que la mutation du corps en puberté). Dans ce roman, les apprentissages de l’héroïne font effectivement partie intégrante du « parcours » physique censé la mener à la maturité conjugale et sexuelle ; preuve de leur importance dans ce cheminement, ils se trouvent eux-mêmes mis en espace. Ainsi, c’est à bord du coupé familial que le grand-père de Chérie lui fait répéter ses leçons (p. 121). La petite fille en outre acquiert des connaissances cruciales dans ses allées et venues le long du couloir au château, jouant à la poupée : « pour la raccommoder, elle apprenait à enfiler ses premières aiguilles » (p. 92). C’est là s’exercer à la féminité, d’une part en ce que les soins apportés à la poupée, on l’a dit, constituent une introduction à la maternité, et d’autre part dans la mesure où les travaux d’aiguille sont au cœur de l’éducation que reçoit toute fille de l’époque en vue de la mettre en contact avec sa destinée d’épouse et de mère [22]. Rappelons que le geste de passer le fil dans le chas d’une aiguille et l’expression « enfiler l’aiguille » prennent dans la culture et le langage une connotation sexuelle affirmée [23]. Petite fille encore, Chérie s’initie – de façon précoce – à sa nature de femme et s’engage dans un trajet parsemé de notions à savoir et de curiosités à dissiper.

25 Cette formation se poursuit sur le sentier sans fin du Muguet, propice à l’éveil d’intuitions dans la « cervelle ingénue » (p. 96) de la fillette : « dans l’Allée [...], Chérie ressentait ces émotions troubles et un peu enivrantes que produisent la solitude, le bois, la ruine, chez de petits êtres ignorants, en lesquels commencent sourdement à parler les choses de la nature. De là des curiosités qui se taisaient, des interrogations qui ne sortaient pas, des pourquoi qu’elle enfonçait » (ibid.). Ces pressentiments se préciseront au fil du temps, grâce notamment aux confidences de celles qui sont rendues plus loin. L’une la « quitt[e] [...] pour monter en voiture » (p. 276) vers sa nuit de noces ; elle sera en mesure de lui dévoiler bien des secrets (p. 276-280). D’autres, par des lettres où elles lui racontent la conjugalité ou la grossesse, l’entraînent plutôt avec elles : l’intimité d’autrui ainsi exhibée donne à la jeune fille l’impression de « travers[er] des intérieurs pleins d’une impudeur glorieuse » (p. 272, nous soulignons). La connaissance acquise prend, « aux yeux de la jeune fille, l’aspect d’un phallus dessiné sur un mur » (ibid.), sorte de flèche indicatrice d’une éducation sexuelle en train de se faire. À l’évidence, tous ces apprentissages conduisent en principe Chérie à l’âge adulte.

26 Toutefois, à l’instar du corridor (bordé de chambres maçonnées) et de l’allée (ménagée dans une verdure fermée), la voie de l’apprentissage se trouve entravée, et même parfois bloquée, comme s’il fallait ni aller trop vite ni aller trop loin : la route vers l’externat de Chérie n’est-elle pas impérativement ponctuée d’une « halte tiède d’un moment au milieu de son voyage » (p. 119) ? C’est que l’enseignement officiel dispensé à la jeune fille demeure modéré, ne dit pas tout, et ainsi la retient dans l’univers ouaté des connaissances inoffensives et soporifiques. Rien d’étonnant à ce qu’une lecture licite induise la somnolence chez la jeune fille recluse dans sa « chambre aux volets fermés » (p. 164). Pour qu’une brèche s’ouvre dans cette torpeur murée, il faudra les voix, venues du dehors, de petites campagnardes « caus[ant] de la douceur du premier baiser d’amour donné sur la bouche » : alors Chérie « laiss[e] entrer dans sa chair ouverte le gazouillement sensuel des deux fillettes » (p. 165). Mais en dépit de cet éveil momentané, les savoirs à acquérir au sujet du corps et de la sexualité conserveront un hermétisme certain pour la jeune fille. À preuve, l’obscurité dans laquelle resteront drapées (jusqu’à une éventuelle maturité) les connaissances engrangées grâce au « hasard » (p. 231) ou issues de sources alternatives :

27

[L]es vilaines choses révélatrices qui rendent les fillettes savantes, ces notions arrivant on ne sait d’où, du mur de la rue, de la chanson de l’écurie, ces notions avaient pénétré chez Chérie pour ainsi dire cachetées ; elles demeuraient au fond d’elle dans leur enveloppe close, jusqu’à l’heure où tout d’un coup la lumière se produit chez la femme, éclaire soudainement tout ce qu’elle a en elle, sans le savoir, d’acquisitions dormantes dans l’obscurité (p. 232, nous soulignons).

28 Quant au roman-feuilleton, lequel pourrait procurer à l’héroïne quelques connaissances scabreuses, il est évidemment défendu à la jeune fille, et le grand-père prend soin en sa présence de garder le journal licencieux plié, « dans un mouvement de fermeture et de cachetage » (p. 157, nous soulignons). La formation de la jeune fille s’avère ainsi limitée, voire obstruée, et la pudeur reste préservée.

29 Le chemin mondain menant au mariage constitue une autre forme d’éducation qui, bien balisée, accompagne prudemment la jeune fille vers sa féminité adulte. Chaque fois que le grand-père de Chérie lui présente un parti, l’endroit où se déroule l’entretien signale symboliquement à quel point la démarche (plutôt prude) est encadrée : il l’emmène tantôt dans un « petit cabinet » où ils se trouvent « calfeutrés » (p. 227), tantôt dans un salon bordé d’« immenses armoires [...] en forme de portes-fenêtres grillagées et voilées de rideaux verts » (p. 228). Espace privilégié du « flirtage » (p. 284), le bal impose également certaines contraintes visant à assurer la correction des femmes en devenir. Il s’agit, suivant une logique qui ne craint pas le paradoxe, de propulser la jeune fille dans la sphère de la séduction tout en contenant les débordements potentiels et en préservant sa pudeur. En témoigne la toilette créée pour Chérie à l’occasion de ses débuts dans le monde : si son décolleté livre au regard de tous deux bras nus, qui paraissent « longs, longs, longs, si longs » (p. 188), extensions d’un corps attiré « plus loin » (ibid.), en revanche le corset « enferme les contours vivants de [sa] jeune poitrine » (p. 184, nous soulignons), et d’innombrables « pince[s] » stratégiquement placées « entour[ent] [son corps] d’un enveloppement pudique », « rend[ent] la toilette toute virginale » (p. 186). Cette sémiotique contradictoire du vêtement illustre pleinement la tension guidant l’éducation de celles qu’on veut à la fois désirables et pures, développées et régularisées.

30 La conjugaison de pôles aussi antinomiques devient impossible lorsque les permissions et l’attachement induits par la figure d’autorité sont excessifs : si le grand-père de Chérie la laisse « s’habiller comme une femme mariée » (p. 224), en contrepartie il fait obstacle au mariage par sa manière archaïque de patronner les rencontres galantes, à une époque où pourtant les enfants se « mari[ent] tout seuls » (p. 275). Oscillant constamment entre une permissivité illimitée et une prude supervision, la formation que reçoit Chérie l’invite à soupçonner l’existence de secrets à découvrir et la livre « hyper-féminisée [24] » au monde, tout en la maintenant dans sa chaste ignorance et dans le giron feutré de l’innocence. L’effet est pervers ; Chérie développe une « curiosité malsaine de vierge » (p. 158) qui l’amène à passer outre la barrière des interdits et à s’abandonner aux frissons alors ressentis.

31 L’épisode où elle prendra connaissance du roman-feuilleton prohibé est à cet égard éloquent. Le narrateur goncourtien a beau insister sur le fait que cette lecture ne cause aucun émoi sexuel à la jeune fille (p. 159), le moment de cette découverte représente pour Chérie une excitante et bouleversante ouverture sur un monde mystérieux : pour mettre la main sur le journal, l’héroïne doit « se hasard[er] hors de sa chambre » et pénétrer dans « l’immense salon qui [...] lui para[ît] être terriblement grand et avoir des profondeurs bien sombres » (p. 158). Il y a là une émancipation de la claustration chez la jeune fille (elle quitte sa chambre) et une aventureuse poussée vers l’inconnu. Ce qui ressort par-dessus tout, cependant, est le fait que la tension entre la barrière (de l’interdit) et la béance (de la découverte) met les nerfs de Chérie à rude épreuve ; aussi sommes-nous tentée, voyant l’adolescente « troublée par le volètement lourd contre les lambris d’un papillon de nuit » (ibid.), de faire de ce bourdonnement erratique d’insecte en détresse une image programmatique de la marche circulaire et hystérique de la jeune fille recluse de la fin du récit.

32 Encore une fois, le texte de Goncourt nous met devant le dérèglement de l’héroïne, exprimé au moyen d’une isotopie de la circularité. À l’évidence, les savoirs du corps inculqués à Chérie, en raison de leurs ambivalences (entre transmissions et entraves, entre ouvertures et obstructions), catalysent, parce qu’ils obéissent à une dynamique analogue, les difficultés d’une héroïne d’emblée poussée par des désirs de femme en même temps qu’enfermée dans une virginité qui bloque son épanouissement. S’il s’agit là de tiraillements immanents au statut propre de la jeune fille, laquelle est par définition, nous l’avons dit, un être en transition, dans le cas précis de Chérie ces forces exacerbées et intenables conduisent à une effervescence pathologique, puis à une mort au milieu de toute cette agitation.

33 Car Chérie ne peut progresser ; la voie qu’Edmond de Goncourt lui ménage doit demeurer sans suite. En cette même année de 1884, Zola fait passer devant les yeux de Pauline Quenu, à la dernière page de La Joie de vivre, « une petite voile blanche, très loin », qui « mettait encore une étincelle » dans l’étendue des possibles, mais qui sitôt s’est éteinte, « lorsque l’astre fut descendu sous la grande ligne droite et simple de l’horizon [25] », laissant cette jeune fille embrasser l’« éternel recommencement [...] [d]es misères quotidiennes [26] ». Plus sombre est le couloir de prédilection de l’héroïne goncourtienne ; Edmond le meuble d’une « malle » venue des « campagnes de l’Empire », d’un « coffre du moyen âge », d’une « commode en forme de tombeau » et autres « vieilles choses sans destination » (p. 89) qui situent les jeux de la fillette au sein d’un monde avorté, caduc, mort, où toute avancée ne peut qu’être vainement entamée. Ne restera alors que la marche du récit, intermittente et suspendue elle aussi [27], menée jusqu’à son point final avec une jeune fille qui, « toute petite, [...] débitant de beaux contes à ses poupées, [...] promenant dans le corridor des Maréchaux d’enfantines imaginations, [...] parlait tout haut en marchant » (p. 123, nous soulignons).

Notes

  • [1]
    Louise d’Alq, Essais pour l’éducation du sens moral : La science de la vie, la vie intime, Paris, Bureaux des causeries familières, s. d., p. 12.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Anne Martin-Fugier affirme que la « femme de foyer », sur laquelle pèsent de nombreuses attentes, est érigée en parangon au tournant du XXe siècle : « Ce modèle de la femme bourgeoise est celui d’épouse, mère, maîtresse de maison, éducatrice. C’est lui qui justifie la femme d’exister. Les jeunes filles accèdent à ce rôle par le mariage. » Anne Martin-Fugier, La Bourgeoise : Femme au temps de Paul Bourget, Paris, Grasset, 1983, p. 14.
  • [4]
    Voir Jean-Claude Bologne, « Les clichés du célibat : le spectre de la vieille fille », dans Histoire du célibat et des célibataires, Paris, Fayard, 2004, p. 249-259.
  • [5]
    Voir Claudie Bernard, « L’alliance », dans Penser la famille au XIXe siècle (1789-1870), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007, p. 71-87 ; Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris/La Haye, Mouton & Co/Maison des Sciences de l’Homme, 1967, p. 74 et Arnold van Gennep, Les Rites de passage, Paris, Mouton & Co/Maison des Sciences de l’Homme, 1969, p. 169-170.
  • [6]
    Comme le montre Anne Martin-Fugier, les diverses activités auxquelles se livre la jeune fille à sa sortie du pensionnat (tâches domestiques, comptabilité, mondanités, arts d’agrément) visent toutes à faire d’elle une digne « reine du foyer » ; elles occupent ainsi utilement la « transition entre le pensionnat et le mariage », laquelle « n’a en réalité qu’une seule fonction, la recherche d’un mari ». Anne Martin-Fugier, ouvr. cité, p. 26 ; voir tout le chapitre « Apprentissages », p. 21-41.
  • [7]
    Yvonne Verdier explique comment le geste de broder (initialiser, chiffrer) les différentes pièces du trousseau est lié à la puberté : non seulement c’est à cette époque de sa vie que la jeune fille commence à signer son linge, à le « marquer » de points de croix, mais le mot « marquer » renvoie également dans le langage au fait d’avoir ses règles. Aussi cette occupation traditionnelle affirme-t-elle la nubilité de la jeune fille et la promesse de son destin – biologique – d’épouse et de mère. Voir Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire : La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, 1979, p. 180-190.
  • [8]
    Anne Martin-Fugier, ouvr. cité, p. 14.
  • [9]
    Edmond de Goncourt, Chérie, Jean-Louis Cabanès et Philippe Hamon (éd.), Jaignes, La Chasse au Snark, 2002, p. 150. Désormais, les références à cette édition seront indiquées dans le corps du texte, par le numéro de page entre parenthèses.
  • [10]
    Véronique Cnockaert, Émile Zola. Les inachevés : Une poétique de l’adolescence, Montréal, XYZ, 2003, p. 136.
  • [11]
    Émile Zola, La Fortune des Rougon, dans Les Rougon-Macquart : Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960-1967, vol. I, p. 217.
  • [12]
    Marie Scarpa démontre que « tout est fait dans l’économie narrative [de ce roman] pour que la jeune fille ne devienne pas “femme” ». Marie Scarpa, L’Éternelle Jeune Fille : Une ethnocritique du Rêve de Zola, Paris, Champion, 2009, p. 60.
  • [13]
    Voir Émile Zola, Au Bonheur des Dames, dans ouvr. cité, vol. III, p. 803. Le dernier roman de la série évoquera rapidement la progéniture du couple a posteriori. Émile Zola, Le Docteur Pascal, dans ouvr. cité, vol. V, p. 1016.
  • [14]
    Philippe Hamon explique cette tendance phare du roman zolien : « Les lois de la série, jointes au parti pris d’exhaustivité et de parcours méthodique, imposent [...] une certaine spécification du personnage, délégué à la “classe” qu’il a pour charge de représenter. » Philippe Hamon, Le Personnel du roman : Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Genève, Droz, 1998, p. 34, l’auteur souligne. Des fixations semblables se rencontrent dans l’ensemble du corpus naturaliste ; Edmond de Goncourt, par exemple, envisage Chérie comme « une étude de jeune fille du monde officiel sous le Second Empire » (p. 39).
  • [15]
    On remarquera que, de manière analogue, plusieurs vieilles filles donnent l’impression d’avoir toujours été vieilles filles (Mlle de Varandeuil dans Germinie Lacerteux, tante Lison dans Une vie) ou n’avoir jamais eu de jeunesse (Sidonie Rougon et Mlle Saget, dans La Curée et Le Ventre de Paris de Zola).
  • [16]
    Le texte de Goncourt le pose clairement : « La poupée ! cette espèce de jaillissement de l’instinct maternel, et peut-être le tâtonnement et l’apprentissage de soins que donnera plus tard à l’enfant de ses entrailles la mère de la poupée ! » (p. 91.) Du reste, il n’y a là rien de nouveau. Jean-Louis Cabanès et Philippe Hamon dressent une liste des romans qui explorent cette thématique, avant d’affirmer qu’Edmond suit « une sorte de parcours topique de la psychologie de la petite fille telle qu’on la représente à l’époque » (p. 91, note 1).
  • [17]
    Difficile en effet de ne pas penser au moment où Renée, se donnant à Maxime, « sen[t] le sol trembler et enten[d] le fracas de l’omnibus des Batignolles qui d[oit] tourner le coin du boulevard », notation qui permet l’ellipse des secousses de l’amour charnel tout en les évoquant. Émile Zola, La Curée, dans ouvr. cité, vol. I, p. 456.
  • [18]
    Voir à ce sujet l’appareil critique de Jean-Louis Cabanès et Philippe Hamon (p. 171, note 1).
  • [19]
    Béatrice Laville et Vérane Partensky, « Avant-propos », Cahiers Edmond & Jules de Goncourt : Le roman de la jeune fille, 2013, no 20, p. 7.
  • [20]
    Voir Mireille Dottin-Orsini, « Chérie, Renée, Pauline et les autres... », Cahiers Edmond & Jules de Goncourt : Les romans d’Edmond, 2009, no 16, p. 66.
  • [21]
    Voir à ce sujet les descriptions détaillées de Bourneville et Regnard, Iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Adrien Delahaye & Cie, 1878.
  • [22]
    Cet apprentissage jalonne chaque étape du développement (scolaire, culturel et biologique) des fillettes et jeunes filles jusqu’à leur mariage. Yvonne Verdier, ouvr. cité, p. 157-258 ; pour une perspective littéraire, voir Marie Scarpa, « La Brodeuse », dans ouvr. cité, p. 19-60.
  • [23]
    Yvonne Verdier, ouvr. cité, p. 243-246.
  • [24]
    Chantal Pierre, « Perversion de l’épopée, perversion du conte de fées : le masculin et le féminin dans Chérie », Cahiers Edmond & Jules de Goncourt : Le roman de la jeune fille, 2014, no 20, p. 61. Selon Chantal Pierre, l’« entrée dans le monde déviant de la “réalité élégante” » est problématique pour cette jeune fille qui, mal-initiée, demeure « à jamais étrangère aux hommes », ibid., p. 60-61.
  • [25]
    Émile Zola, La Joie de vivre, dans ouvr. cité, vol. III, p. 1129-1130.
  • [26]
    Ibid., p. 1126.
  • [27]
    Les chapitres sont très courts ; des listes, des lettres et même un rébus s’insèrent dans la narration.
Français

La question du passage est inhérente à l’état de jeune fille, lequel à la fin du XIXe siècle est envisagé comme une transition vers le mariage et le statut de femme accomplie. Or, plusieurs héroïnes naturalistes demeurent figées dans cette phase par définition intermédiaire. Celle qu’Edmond de Goncourt présente dans Chérie (1884) apparaît tiraillée entre un désir la poussant vers l’avant et des blocages entravant sa progression. Cette tension, mise en espace par le biais des mouvements de Chérie (avancées, arrêts) et des lieux qu’elle investit (couloirs, culs-de-sac), fait du corps en développement de la jeune fille le siège de forces antagonistes, exacerbées par une éducation qui la propulse vers le destin de femme tout en la retenant dans la pudeur. La dynamique du parcours de cette héroïne met ainsi en lumière un savoir à propos de et pour la jeune fille du Second Empire.

English

The notion of passage is intrinsically linked to the state of the jeune fille, which in the late 19th century is seen as a mere transition towards marriage and becoming an accomplished woman. Yet many naturalist heroines remain stuck in this passing phase. Edmond de Goncourt’s 1884 novel Chérie tells the story of a little girl’s struggle with her own desire to go forward when an array of instances hold her back. This tension is textually mapped out by means of Chérie’s movements (runs and halts) within the spaces she plays in (hallways, dead-ends), illustrating how the young one’s developing body is subject to antagonistic forces exacerbated by an education that pushes her toward a woman’s destiny all the while impeding her for decency’s sake. The dynamics of the heroine’s path thus shed light on knowledge about and for the jeune fille of the Second Empire.

Sophie Pelletier
(Université du Québec, Montréal)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/09/2014
https://doi.org/10.3917/rom.165.0031
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