CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Concernant un des textes les plus étudiés de la littérature allemande, il peut paraître osé de proposer une interprétation qui semble avoir jusqu’ici échappé à la sagacité des commentateurs. Pourtant, lorsque l’éditeur intervient pour justifier son zèle à transmettre tous les éléments en sa possession, jusqu’au « moindre feuillet retrouvé », en arguant « qu’il est si difficile de découvrir les ressorts ne serait-ce que d’une seule action, lorsqu’elle se produit parmi des gens qui ne sont point de nature commune [1] », développant un propos de Werther lui-même [2], on peut d’une part en déduire qu’aucun passage ne peut a priori être rejeté ni même ignoré, d’autre part considérer comme improbable qu’une conception aussi lourde d’implications n’ait pas elle-même été cryptée à même le texte. Ainsi, cette analepse aussi spectaculaire qu’elliptique qui apparaît dès l’incipit et qui semble peu en rapport avec l’intrigue principale :

2

La pauvre Leonore ! Et pourtant, je suis innocent. Qu’y pouvais-je, tandis que les charmantes agaceries de sa sœur me procuraient un agréable divertissement, si une passion s’élevait dans ce pauvre cœur ! Et pourtant – suis-je tout à fait innocent ? (4 mai, p. 59).

3 Il y a certes de nombreuses traces dans la biographie de Goethe qui peuvent se rattacher à l’expression d’un tel sentiment de culpabilité : on connaît la façon peu glorieuse dont il fuit sa relation avec Frédérique Brion, la fille du pasteur de Sesenheim. On connaît moins les circonstances du bal du 9 juin 1772 à Volpertshausen, au cours duquel Goethe fait la connaissance de Charlotte : il fut donné par une grand-tante du poète, Susanne Lange, pour les vingt et un ans de la sœur aînée de Charlotte, qui devait fêter par la même occasion ses fiançailles avec le fils de cette grand-tante. Or à cette époque, Goethe en courtise la fille, Johannette Lange, qu’il délaisse dès qu’il a fait la connaissance de Charlotte. On peut aussi évoquer le fait que la sœur de celle-ci se prénomme Karoline – que Goethe orthographiait volontiers Caroline – ce qui constitue l’exacte anagramme de Cornelia, prénom de la sœur cadette de Goethe, qui entretenait avec elle un rapport quasi incestueux [3] : on peut en tirer la conclusion que par le truchement romanesque, Goethe aura voulu cerner et ainsi mettre à distance le sentiment de culpabilité qu’un tel rapport ne manque pas d’engendrer. Mais que Goethe ait avancé d’un an la date du bal [4] doit aussi être pris en considération, comme trace d’un arbitraire potentiellement signifiant que tout auteur assume lorsqu’il joue avec les éléments de sa biographie ou, plus généralement, avec les références externes à la fiction.

4 De même, le traitement des deux éléments déterminants que sont le suicide de Jérusalem (dont la relation par Kestner est par endroits retranscrite mot à mot dans le roman) et la relation amoureuse de Goethe avec Charlotte Buff (promise à Kestner, qui l’épousera effectivement) relève déjà d’une opération romanesque, car dans la réalité (si tant est que celle-ci soit aussi aisément identifiable qu’il y paraît), les choses semblent moins nettes : dans les pages qu’il consacre à Werther dans Poésie et Vérité, Goethe revient sur la mort de Jérusalem et expose comment les « affaires » (Fälle) qui l’avaient « le plus oppressé et angoissé » s’organisent soudain à partir de cette nouvelle donne [5]. Le pluriel, étrange pour qui privilégie les explications monocausales, est encore confirmé dans une lettre du 1er juin 1774 à Gottlieb Friedrich Ernst Schönborn, où Goethe dépeint cette fois son personnage comme « un jeune homme qui, doué d’une sensibilité profonde et pure, d’une authentique pénétration d’esprit, se perd en rêves exaltés, se mine par la spéculation et, ruiné par quelques passions malheureuses, en particulier un amour sans issue, finit par se tirer une balle dans la tête » (je souligne) – ce qui confirme que le rapport semble-t-il direct entre le suicide de Werther et son « amour sans issue » pour Charlotte est déjà l’effet d’une transformation poétique.

5 Toujours dans le même chapitre de Poésie et Vérité, on trouve un peu plus loin (p. 645) une pique à l’adresse de Nicolai, qui s’était permis une méchante parodie du Werther : « [...] insensible au fait que la jeunesse de Werther, dans sa fleur, apparaissait d’emblée comme mortellement piquée aux vers [...] ». Cette expression, parfaitement suggestive, permet quant à elle de poser que Werther est déjà rongé par la mort avant de faire la connaissance de Charlotte, ce qui correspond bien à ce que dit le roman : dès le 22 mai, donc avant même d’avoir rencontré Charlotte, Werther apparaît hanté par la pensée du suicide. Après avoir donné une version qui se veut lucide de la condition humaine, il conclut en effet : « Et alors, quelque bornée que soit sa vie, il [l’homme] n’en conserve pas moins dans son cœur le doux sentiment de la liberté, et qu’il peut quitter ce cachot quand il veut » (p. 68).

6 Or le dispositif autobiographique rappelé plus haut, en éliminant tout ce qui n’entre pas dans le cadre délimité par la relation amoureuse nouée dans les limites explicites du roman et le suicide qui s’ensuit pour les raisons que l’on croit savoir, a jusqu’ici eu pour conséquence aussi directe que prévisible (car en vérité inéluctable) de scotomiser des pans entiers du texte, et tout particulièrement son incipit, lequel constitue du même fait, parmi les incipit célèbres de la littérature allemande, le plus mal lu – quand il n’est pas simplement ignoré : éluder pour ne pas élucider, tel semble être le programme tacitement admis, parfois dans les mêmes termes [6] et avec un ensemble remarquable, ce qui montre que les commentateurs sont plus soucieux de se lire les uns les autres que d’interroger le texte qu’ils commentent – avec les conséquences qu’on imagine aisément pour le texte lui-même. Quand un type de lecture ne s’impose qu’à condition de purger le texte d’une référence que sa situation textuelle rend a priori peu contournable, ne faut-il pas pour le moins s’interroger sur sa pertinence ?

7 On peut donc légitimement se demander en quoi il serait satisfaisant d’expliquer l’ensemble du roman à partir de la mise sous tutelle de sa signifiance par une instance exclusivement extratextuelle qui exhibe un schéma causal d’une trop grande simplicité, et occulte pour ce faire cette puissante évidence, bien connue des romanciers eux-mêmes, que toute référence extérieure qui fait trace dans un texte n’y joue que dans la perspective d’un romanesque référentiel[7]. Autrement dit, ces éléments se fondent dans l’ensemble autonome que constitue le roman – autonome ne signifiant en rien « clos sur lui-même », mais « qui produit la loi à laquelle il se plie » – et Goethe ne dit pas autre chose quand il énonce « avoir [par l’écriture du roman] transformé la réalité en poésie [8] », ce qui ne signifie assurément pas qu’on dépose une chape poétique sur une réalité qui resterait ce qu’elle est ou qu’on veut qu’elle soit.

RELIRE L’INCIPIT

8 Mieux que leurs interprètes, ceux qui réfléchissent sur leur propre écriture savent l’importance stratégique d’un incipit, et les dangers qu’il y a à refuser de le lire. J’en veux pour témoignage ces propos de Bernard Pingaud, s’appuyant lui aussi (il doit bien y avoir une raison à cela) sur un écrivain :

9

L’incipit n’est pas seulement une information donnée en passant. Il annonce, il est déjà ce « volume pressenti dès le début » dont parle Gracq, que l’œuvre a pour mission de déployer et que j’appelle ensemble[9].

10 Si l’on accepte donc de suivre les écrivains plutôt que des commentateurs plus soucieux de légitimité institutionnelle que de véritable lecture [10], on se rend rapidement compte que l’incipit de Werther inaugure un « ensemble » conçu selon des lois qu’il produit de lui-même, dès la première ligne et à partir d’une indication lexicale peu susceptible d’être contredite :

11

Je suis parti, et j’en suis tout réjoui ! Très cher ami, qu’est-ce que le cœur humain ! Te quitter, toi que j’aime tant, dont j’étais inséparable, et se réjouir ! (4 mai, p. 59).

12 L’exclamation in medias res de Werther exprime un soulagement problématique puisque souligné par le paradoxe d’être « réjoui », alors que ce départ implique que Werther se sépare de son ami qu’il « aime tant » et dont il est « inséparable ». Il faut donc que cette séparation soit motivée par un événement susceptible de reléguer cette amitié sans pour autant la renier, et qui ne peut être la raison alléguée – rendre visite à une tante afin d’arranger une affaire d’héritage – mission dont le déroulement [11] ne justifie en rien le sentiment soulagé de Werther.

13 Deux éléments dans cette exclamation confortent l’idée qu’il y va d’un événement exceptionnel, car le lexique choisi par Werther, qui peut paraître courant, ne l’est aucunement si l’on se réfère à sa distribution dans le roman. En effet, je ne crois pas qu’on ait déjà pris en compte le fait que la double occurrence de l’adjectif froh (reprise dans la traduction par « tout réjoui » et « se réjouir ») est, dans le texte, un hapax : nulle part ailleurs, ce mot si courant n’est repris. De même, il faut prendre en compte la répétition du pronom sujet en ceci qu’elle inaugure la possibilité d’une instance dédoublée [12] qui se révèle aussitôt après conflictuelle, et ce précisément à propos de ce qui est arrivé à « la pauvre Leonore », ce personnage qui semble disparaître aussitôt qu’il a été nommé, et qui ne fait peut-être que disparêtre[13].

14 Par ailleurs, Werther use d’une double stratégie destinée à neutraliser et/ou mettre à distance l’événement problématique : juste après l’exclamation initiale, il dilue la force de l’énoncé (et donc de la situation individuelle qu’il recouvre) en le référant immédiatement à la généralité du « cœur humain », puis en s’interrompant pour anticiper le pardon de son ami – précipitation lourde de sous-entendus si l’on s’accorde sur le fait qu’une telle situation est simplement impossible. En effet, si l’on pouvait anticiper avec certitude un acte tel que le pardon, il s’agirait alors d’un programme écrit d’avance, ce qui est en contradiction patente avec ce qu’on peut appeler l’exception du pardon.

15 La stratégie de généralisation est répétée un peu plus loin (« ô qu’est-ce que l’homme... »), dans un contexte encore plus parlant, puisqu’elle permet à Werther d’interrompre un raisonnement qui le conduirait directement à la prise de conscience entière d’une culpabilité [14], directement liée à « la pauvre Lenore » :

16

Mais je sais que tu me pardonnes. Mes autres relations n’étaient-elles pas bien choisies par le destin pour angoisser un cœur comme le mien ? La pauvre Leonore ! Et pourtant, je suis innocent. Qu’y pouvais-je, tandis que les charmantes agaceries de sa sœur me procuraient un agréable divertissement, si une passion s’élevait dans ce pauvre cœur ! Et pourtant – suis-je tout à fait innocent ? N’ai-je pas nourri ses sentiments ? N’ai-je pas pris un malin plaisir à ces expressions si vraies de la nature qui si souvent nous ont fait rire, si peu risibles qu’elles fussent, n’ai-je pas – ô qu’est-ce que l’homme pour oser s’apitoyer sur soi ! Je veux, cher ami, je te le promets, je veux m’amender, je ne veux plus ruminer le moindre mal que nous présente le destin, comme je l’ai toujours fait ; je veux jouir du présent, et que le passé reste passé.

17 Une fois « la pauvre Leonore » évoquée, Werther se lance dans une introspection biaisée qui fait comprendre le sens du dédoublement initial du sujet : il y a un Werther qui se réjouit paradoxalement, parce qu’un autre Werther (et pourtant le même, au niveau de la conscience) s’est arraché à une situation qui lui était intolérable. De fait, il balance maintenant entre une proclamation d’innocence, laquelle s’impose de suite à son esprit, comme pour interdire toute autre possibilité, et son immédiate relativisation. Nous avons appris entre-temps que Leonore a été prise d’une « passion » pour Werther [15] et que celui-ci ne l’a pas tout à fait détrompée, causant ainsi un événement dont rien ne nous est dit (Werther ne peut ou ne veut le verbaliser directement, condition et premier temps de la mise à distance), mais dont la logique de la vérité romanesque nous impose de formuler l’hypothèse qui ne pourra s’étayer que de ses possibles effets sur la suite du texte : le suicide de Leonore [16], qui hantera Werther jusqu’à répéter cet acte sur lui-même.

18 Par ailleurs, cette stratégie se redouble ici d’un spectaculaire renversement, puisque Werther, en s’accusant, fait précisément le contraire de « s’apitoyer » sur lui-même : un système de brouillage s’est mis en place, qui rend ses propres propos inaudibles à Werther, phénomène qui parasite irréductiblement la signification consciente de son discours, son vouloir-dire.

19 D’où cette radicale revendication de rompre avec ce qui est passé et de se tourner exclusivement vers le présent – posture naïve qui ouvre la voie à toutes les ruses de l’inconscient : il suffit pour s’en convaincre de relever la violente protestation volontariste (quatre occurrences, pas moins !) de Werther, et de la mettre en relation avec cet autre aveu, qui concerne le vouloir lui-même. La décision du suicide prise, il la ponctue d’un Ich will, ich muß ! (p. 193 de la traduction) qu’on peut analyser en je le veux [parce que] je ne peux faire autrement. Pour s’approprier fantasmatiquement ce qu’il ne peut maîtriser, le sujet transforme cette nécessité en volonté.

20 Plus qu’au refoulement qui va habituellement de pair avec la dénégation, on a affaire ici à ce mécanisme de défense particulier qu’est l’isolation [17]. En effet, il ne peut être question de refoulement concernant un événement qui, quelle qu’en soit la teneur, vient manifestement de se produire. On peut donc considérer que l’isolation, comprise comme une stratégie visant à couper le fait insupportable de son affect alors qu’il demeure à fleur de conscience, forme une sorte de sas dans lequel l’événement attend de pouvoir être refoulé par dilution dans une surenchère d’affects, situation recherchée à laquelle la rencontre avec Charlotte donnera corps. Si l’interruption d’une pensée qui doit déboucher sur sa culpabilité est ici la marque la plus évidente de cette stratégie – confirmant par contrecoup que le soulagement de Werther, interrompu par la première généralisation, est bien lié à son sentiment de culpabilité en partie dénié – on observe le même schéma pour la résolution de « [s]’amender » que pour son refus de « s’apitoyer » : encore un renversement, car s’amender, ce n’est rien d’autre ici que fuir une possible culpabilité, ce qui, si l’opération était pleinement consciente, relèverait de l’antiphrase.

21 Tout ceci n’est possible que sur la base du rapport au temps que Werther dit vouloir instaurer, et qui manifeste la coupure la plus évidente : puisque son défaut est de « ruminer », il déclare vouloir laisser le passé [18] où il est et uniquement « jouir du présent ». Dans le contexte surdéterminé de l’incipit, il s’agit d’une dénégation du passé qui en réalité lui laisse carte blanche, et le simple bon sens critique devrait ici trouver matière à s’interroger sur les motifs qui le conduisent à ne lire et croire que ce que Werther dit explicitement. Car enfin, comment peut-on concilier la volonté affichée de « jouir du présent » et le fait de tomber amoureux d’une femme dont on sait tout de suite qu’elle est déjà promise [19] ?

22 Il semble dès lors plus en rapport avec le texte de penser que dans l’amour qu’il va porter à Charlotte non pas bien qu’il soit impossible, mais parce qu’il l’est, Werther se donne l’issue sans issue qu’il recherche pour à la fois assumer sa culpabilité envers Leonore (il se tue, un suicide pour un suicide) et l’effacer (ce n’est pas pour Lenore qu’il est persuadé de mourir, mais évidemment pour Charlotte, même si, nous le verrons plus loin, ses propos, eux, n’en sont pas toujours convaincus).

23 Le triptyque qui s’esquisse ainsi entre Werther, Leonore et Charlotte peut se lire à travers un adjectif qui commence par réunir Werther et Leonore dans ce qui ne peut qu’être un événement malheureux. Dès la toute première phrase de la courte préface de l’éditeur en effet, on peut lire : « Tout ce que j’ai pu retrouver de l’histoire du pauvre Werther... [20] », soit le même adjectif qui dans l’incipit qualifie Leonore, par deux fois, la seconde évoquant son « pauvre cœur ». Le 13 mai, après avoir pris Wilhelm à témoin de l’inconstance de son caractère (on parlerait aujourd’hui de son trouble bipolaire) et évoquant « une funeste passion », Werther évoque son « petit cœur », et le compare à un « enfant malade » à qui il « passe toutes ses volontés » (p. 63). Il n’y a là encore aucun rapport avec Charlotte, qu’il ne connaît pas encore, mais suffisamment d’affect et de secret pour que Werther demande à son ami de « ne pas le répéter ».

24 L’autonomie ainsi accordée à son cœur est une des marques les plus claires de l’isolation par laquelle Werther tente fantasmatiquement de circonscrire l’épisode Leonore, et c’est aussi un aveu de dépendance (celui qui « passe toutes ses volontés » à quelqu’un s’expose forcément à celles-ci, et donc à celui-là). La pathologisation de son cœur, si elle dit bien une vérité, est aussi destinée à justifier la présence (auprès) de Charlotte, qui en retour souligne l’incapacité de Werther à maîtriser l’affect secret :

25

Ce que Lotte doit être pour un malade, je le sens à mon pauvre cœur à moi, qui est plus mal en point qu’un tel qui se consume sur son lit de douleur (1er juillet, p. 90).

26 Si Charlotte peut jouer ce rôle de garde-malade, c’est précisément qu’elle n’a rien à voir avec le désordre de ce cœur [21] : rien en effet dans les lettres situées entre la rencontre et celle-ci, où il est question tour à tour du retour du bal, de « mon Wahlheim » et des « enfants de Lotte » ne peut expliquer cet état morbide, bien au contraire. Cette autre chose qui le met « mal en point » est tue, mais elle n’en est pas moins.

SPECTRE DE LA FIGURANTE

27 Pour que Charlotte puisse ainsi devenir remède, elle doit remplir une autre condition, qui est pour Werther d’être hospitalière au fantôme de Leonore. Et il faut tous les préjugés métaphysiques véhiculés par la prétendue « interprétation immanente à l’œuvre » d’Emil Staiger pour oser écrire que « Charlotte est elle-même, rien d’autre, parfaitement présente [22] ». Car enfin, que Charlotte soit hantée au sens littéral du mot, cela s’exprime en toutes lettres, puisqu’elle endosse le désir de sa mère mourante de s’occuper de ses frères et sœurs comme si elle était « leur mère » et d’avoir pour son père « la fidélité et l’obéissance d’une épouse » (10 septembre, p. 127s.). Son fiancé Albert ne s’y trompe pas, qui observe « que depuis ce temps un tout autre esprit anime Lotte » (10 août, p. 109). Or, quand l’unité d’une psyché est entamée par de l’autre (et elle l’est toujours, l’identité ne pouvant pour se constituer se passer de l’altérité), et qui plus est par de l’autre mort, les conséquences en restent radicalement ouvertes et potentiellement infinies.

28 La thèse ici expérimentée permet de relire de façon beaucoup plus précise plus d’un passage, rarement soumis à interprétation. Ainsi celui qui constitue la seconde partie du second billet du 26 juillet, qui s’ouvre sur la résolution (impossible) de « ne pas la voir aussi souvent » (p. 104). Sans transition (puisqu’il n’y en a effectivement pas), Werther évoque un conte qu’il tient de sa grand-mère, censé illustrer cette irrésistible attirance :

29

Ma grand-mère savait un conte de montagne magnétique. Les bateaux qui s’en approchaient de trop près étaient d’un coup dépouillés de leurs ferrements, les clous volaient vers la montagne et les pauvres misérables s’échouaient parmi les planches qui s’effondraient les unes par-dessus les autres (p. 105).

30 L’arbitraire de l’association qui identifie ainsi la « tentation [23] » (p. 104) d’aller voir Charlotte, à une attirance répondant à des lois qui ne relèvent pas de la volonté humaine mais des forces de la nature qui conduisent à la mort ne peut s’expliquer que par l’action, en Werther, d’une force analogue, qui adapte en quelque sorte Charlotte aux données du conte. Il est dit en effet dans l’œuvre qui fournit ce passage [24] que le navire se trouve ainsi en présence de la « Montagne Noire » (c’est la « montagne magnétique » censée représenter Charlotte !) parce qu’il a d’abord essuyé une tempête qui lui a fait perdre son cap, événement déclencheur qui peut être rapporté, dans le contexte du roman, à la mort présumée de Leonore, cause du départ précipité tel que décrit dans l’incipit. La référence au conte dit donc en substance que Werther n’a pu être attiré par Charlotte qu’à la suite d’une catastrophe (tempête), sans laquelle il n’aurait jamais été mis en sa présence, et que derrière cette attirance magnétique se profile, muette et invisible, une masse « noire » comme la mort qu’elle provoque, et qui est le véritable aimant. Quant à l’image finale des clous et des planches, elle évoque à l’évidence le cercueil, mais laisse la possibilité de le lire comme motif de résurrection, dont on sait combien il travaille le rapport de Werther à la mort [25].

31 Il y va en Charlotte d’une préséance qui interdit toute présence pleine ou à soi ; pour le dire d’un autre mot, Charlotte abrite une figurante, si on veut bien lire dans ce mot non seulement le personnage secondaire, destiné à être vu sans être vu, mais aussi celui qui donne figure spectrale à Charlotte, déjà insaisissable, dans la phrase qui clôt le premier livre, après l’évocation pathétique de l’au-delà :

32

[...] j’eus encore le temps d’apercevoir là-bas, dans l’ombre des grands tilleuls, sa robe blanche briller vers la porte du jardin, j’étendis les bras, et elle disparut (10 septembre, p. 129).

33 Cette interprétation spectrale est confortée par une étrange inversion que fait Werther lorsqu’il parle de la mère de Charlotte, derniers mots d’un billet qu’il lui adresse sous le coup de la « faute » du baiser volé : « Ta mère, ta propre image » (p. 209). Il faut prendre toute la mesure de cette paradoxale inversion : si cette mère défunte, que Werther n’a jamais connue, peut ainsi être l’image de Charlotte, cela signifie que Werther peut à loisir (ou plutôt ne peut faire autrement que) projeter sur une morte l’image de Charlotte. Et pas seulement sur sa mère, mais sur une figure qui est elle-même l’inversion de cette mère : une femme qu’il a connue, et que rien ne peut rapporter à une figure maternelle – Leonore correspond à ces critères.

34 Enfin, l’image finale du 10 septembre est aussi l’inversion ou le négatif de la silhouette du 24 juillet (noir sur blanc après le blanc sur noir), qui atteste que de Charlotte, Werther ne peut cerner que l’ombre, signifiant du deuil d’une autre, isolée au secret.

35 Si, le 10 mai, Werther pouvait imaginer « l’image d’une Bien-aimée » (p. 62) et jouir de cette représentation intériorisée en lieu et place de sa création, il n’est plus question de cela dans cette lettre, qui décrit le ratage apparent d’une volonté de création : ayant par trois fois échoué à fixer le portrait de Charlotte, il se résout à faire sa silhouette, laquelle est donc une représentation impossible des traits vivants de Charlotte – aussi lourde de sens en réalité que la scène sur laquelle elle se détache implicitement ; car entre le portrait inachevable et la silhouette, Werther dit être prêt à prendre « de l’argile » et à la pétrir, « même s’il n’en sort que des gâteaux ! » (p. 104). L’image peut sembler incongrue, voire indéchiffrable, mais il est en réalité assez facile de montrer qu’elle renvoie au désir secret qui hante cette scène, tout en maintenant le lien avec le désir conscient du portrait. En effet, par la référence à l’argile, Werther renvoie implicitement à la légende qui préside à la naissance du portrait, et qui inclut précisément la silhouette : on sait que, selon Pline l’Ancien, Dibutade, fille du potier Boutadès, voulut garder l’image de son amant en cernant son ombre projetée sur une muraille, ombre que son père remplit d’argile, qu’il fit ensuite cuire. C’est cela qui par association devient chez Werther « des gâteaux », mais là encore l’image détournée du ratage est plus forte que l’intention, s’il y en a : dans la lettre du 22 mai, c’est précisément pour illustrer sa conviction que les adultes n’en savent pas plus que les enfants sur le sens de leur vouloir comme de leur existence qu’il a précisément recours à cette image [26]. En se contentant d’une silhouette, procédé par lequel il peut croire ne mettre que peu, voire rien de lui-même, Werther exhibe sans le savoir ce désir qui doit rester secret : identifier Charlotte à la morte qui le hante. Et c’est aussi selon cette logique qu’on peut maintenant comprendre l’étonnante formulation selon laquelle, en ratant le portrait, il a par trois fois « prostitué [son] talent » – glissement de la morale vers l’esthétique qui lui permet de juger sans la juger la faute morale dont il s’accuse sans s’accuser.

36 Du reste, au moment du geste fatal, qui doit selon lui accomplir « tous les désirs et tous les espoirs de [sa] vie » (p. 215), Werther est conscient qu’il ne meurt pas pour Charlotte – son inconscient lui cache seulement là encore le pourquoi :

37

Si avait pu m’échoir le bonheur de mourir pour toi ! Lotte, me sacrifier pour toi ! Je mourrais avec courage, je mourrais avec joie si je pouvais te rendre le repos, le bonheur de ta vie » (p. 216).

38 Ce que Werther énonce là, c’est le désir d’établir un certain équilibre (se sacrifier, et obtenir en échange le repos de Charlotte). Mais en réalité, précisément parce qu’il ne peut pas (vouloir) mourir pour Charlotte, c’est l’aspiration à un autre équilibre – évidemment fantasmatique – qui préside à sa propre mort : ayant causé celle de Leonore, il doit se suicider aussi, ce par quoi il expie sa culpabilité ; mais en le faisant à cause de (sinon pour) Charlotte et non Leonore, il s’exonère de cette même faute, qu’il n’a pas commise puisque Leonore a maintenant disparu de sa conscience : ainsi, le balancement initial entre culpabilité et innocence se trouve maintenu jusque dans la « décision » du suicide.

Notes

  • [1]
    « L’éditeur au lecteur », Les Passions du jeune Werther, présentation, traduction et notes de Philippe Forget, Paris, Imprimerie Nationale, « La Salamandre », 1994, p. 176. Ce sera mon édition de référence. On sait que Proust, lui, parvient au même constat, mais en proposant un schéma explicatif qu’il ne réserve pas aux seules natures hors du commun : parlant du duc de Guermantes, il affirme en effet que ses « actions, comme celles de tout le monde, étaient bien souvent commandées par les actions antérieures dont le mobile premier n’existait plus » (Le Côté de Guermantes II, chap. II, dans À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Quarto », 1999, p. 1115).
  • [2]
    Dans sa discussion avec Albert, Werther réplique au refus de ce dernier de réfléchir sur le suicide : « Dire que vous autres hommes [...] ne pouvez vous empêcher, pour parler d’une chose, de dire aussitôt : c’est fou, c’est sage, c’est bien, c’est mal ! Et qu’est-ce que tout cela veut dire ? Avez-vous pour autant pénétré la logique secrète d’une action ? » (12 août, p. 111). Voir aussi note 26.
  • [3]
    Dans un ouvrage déjà ancien, K. R. Eissler ne consacre pas moins d’une centaine de pages à cette relation. Kurt Robert Eissler, Goethe. A Psychoanalytic Study, Detroit, Wayne State University Press, 1963 (traduction allemande : Goethe. Eine psychoanalytische Studie 1775-1786. Stroemfeld/Roter Stern, Basel und Frankfurt am Main 1983). Il n’existe pas à ma connaissance de traduction française de cette somme.
  • [4]
    Dans le roman, le bal est daté de l’année 1771, modification minime certes, mais qui peut donner lieu à spéculation : par cette transformation du 2 en 1 (glissant la cadette à la place de l’aînée), Goethe aura-t-il voulu déplacer le sens vers Charlotte, née par ailleurs un 11.1.?
  • [5]
    Goethe, Dichtung und Wahrheit, 3e partie, livre 13, p. 639 (d’après le vol. 10 de l’Artemis-Gedenkausgabe, Zürich, Artemis Verlag, 1948, dtv-Dünndruck 1977).
  • [6]
    Le roman est ainsi présenté comme une « histoire qui montre au début un jeune homme regardant plein d’espoir dans le monde » (Helmut Schmied, 1989), suivi par Erhard Walter, qui voit en 1992 que dans ces lignes « s’énonce le projet plein d’espoir et presque épicurien de Werther ». En 1999, Elisabeth Auer affirme dans un ouvrage qui se veut psychanalytique (« Selbstmord begehen ist wie ein Gedicht schreiben ». Eine psychoanalytische Studie zu Goethes Briefroman Die Leiden des jungen Werther, Stockholm, Almqvist & Wiksell International) que « Dans sa première lettre, Werther est soi-disant réjoui d’avoir quitté Wilhelm, bien qu’ils soient inséparables ». Ce « soi-disant réjoui » induit clairement que l’auteur ne prend pas ce sentiment de Werther au sérieux, ce qui l’empêche radicalement de lire le passage, ce qu’elle ne tente d’ailleurs même pas. Pas davantage trace d’une amorce de lecture dans l’édition la plus récente (Waltraud Wiethölter, Johann Wolfgang Goethe. Sämtliche Werke. Briefe, Tagebücher, Gespräche, Frankfurt am Main, Band 8, 1994), ni même dans un ouvrage de 2002 dont le thème et l’angle de lecture médical auraient pu laisser espérer une attention à l’implicite du discours (Thorsten Valk, Melancholie im Werke Goethes. Genese, Symptomatik, Therapie, Niemeyer, Tübingen 2002), alors que l’auteur remarque tout de même que Werther ne parvient à exécuter son programme (jouir du présent) « que pour peu de temps, et encore » (p. 64).
  • [7]
    Voir maintenant sur ce point Bernard Pingaud : L’Occupation des oisifs. Précis de littérature et textes critiques, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 71. On lit encore : « [...] ces références ne sont pertinentes que si elles s’accordent avec les consignes imposées par le texte lui-même, considéré comme guide ultime » (p. 53).
  • [8]
    Dichtung und Wahrheit, ouvr. cité, p. 642, je souligne.
  • [9]
    Bernard Pingaud, ouvr. cité, p. 30.
  • [10]
    Ce constat conforte et complète le propos récent d’Alain Vaillant, lequel expose dans Le Veau de Flaubert (Paris, Herrmann, 2013), que les commentateurs induisent le sérieux de la littérature pour mieux asseoir le leur (voir par exemple p. 218 et 224).
  • [11]
    « Tu seras gentil de dire à ma mère que je m’occupe au mieux de son affaire et lui en donnerai des nouvelles au plus tôt. J’ai parlé à ma tante et j’ai été loin de trouver la méchante femme que l’on dépeint chez nous [...] » (p. 60).
  • [12]
    Aucune des autres traductions existantes ne tient compte de ce redoublement-dédoublement, la palme revenant à Angelloz (GF), qui réussit à éliminer toute trace de sujet : « Quel bonheur d’être parti ! »
  • [13]
    J’emprunte ce néologisme à Marc Froment-Meurice : Solitudes de Rimbaud à Heidegger, Paris, Galilée, 1989, p. 183.
  • [14]
    Cette culpabilité, on peut penser qu’il l’endosse de façon indirecte et implicite à travers un récit, celui de la jeune noyée dont il défend le suicide, causé par l’attitude indélicate de son ami (12 août, p. 114- 116). À l’appui de cette interprétation, la prise en compte des marges régulièrement ignorées de ce récit : en effet, Werther commence par rappeler à Albert un drame qui a eu lieu « il y a quelque temps », et conclut : « Vois, Albert, ceci est l’histoire de plus d’un d’entre nous ! » (p. 115-116) – deux indications indéchiffrables pour Albert mais qui, rapportées l’une à l’autre, vont dans le sens de l’interprétation ici défendue. Elisabeth Auer ne voit dans ce récit qu’un « syndrome présuicidaire sous-jacent » (ouvr. cité, p. 140), ce qui la conduit à identifier Werther implicitement à la jeune fille, conséquence d’une vision naïve et simplificatrice d’un texte déroulant imperturbablement son sens du début vers la fin, syndrome prélogique sous-jacent qui explique aussi que ne soit pas prise en compte l’analepse sur laquelle s’ouvre le roman.
  • [15]
    Tout comme celui-ci, donc, se prend d’une passion pour Charlotte, répétition difficile à ignorer.
  • [16]
    On pourrait être tenté de tirer argument du fait que dans son Voyage en Italie de 1786, Goethe, à propos d’un projet avorté de « traiter l’objet Nausicaa sous forme de tragédie » (Artemis-Gedenkausgabe, vol. 11, p. 326), évoque en ces termes l’issue du drame : « Ulysse, qui, mi-coupable, mi-innocent, a suscité tout cela, est contraint pour finir de s’en aller, et il ne reste rien d’autre à cette bonne fille qu’à chercher la mort dans le cinquième acte » (p. 327). En effet, cette notation montre que l’idée du suicide chez une jeune fille traitée cavalièrement relève pour Goethe du vraisemblable. Mais cette idée est déjà bien présente dans le roman, lorsque Werther illustre sa position sur le suicide en racontant à Albert l’histoire de la jeune fille noyée (voir n. 14). Plus intéressant donc, le fait qu’Ulysse soit déclaré « mi-coupable, mi-innocent », ce qui le rapproche effectivement du Werther de l’incipit – et comment ne pas évoquer la remarque de Goethe à la suite de l’évocation de cette issue fatale : « Il n’y avait rien dans cette composition que je n’eusse pu peindre d’après nature, à partir de mes propres expériences » (je souligne). Pourtant, faire de cette anecdote un argument décisif pour notre propos reviendrait une fois de plus à mettre en absolu la mens auctoris, et d’abord à la constituer comme telle ; or, Goethe n’a écrit que trois pages à peine de ce drame, il évoque ici « de mémoire » un projet qui remonte à plusieurs années et conclut avec honnêteté qu’il ne s’agit là que d’un « souvenir fugace » (p. 328). Pour Jean Lacoste, qui évoque rapidement cet épisode au chapitre IV de son Goethe : La nostalgie de la lumière (Belin, Paris 2007) tout se passe comme si l’œuvre avait réellement existé lorsqu’il reconnaît que « Goethe n’écrira pas, en fait, cette tragédie, dont il ne reste que quelques scènes, dont le monologue d’Ulysse naufragé ». Refusant d’anticiper une issue même si, à un moment donné, elle a occupé l’esprit de l’auteur, je préfère m’en tenir aux arguments que me procure une lecture para-doxale du Werther, fondée sur la lettre même du texte, ce qui n’exclut nullement des références externes dès lors qu’elles ouvrent la lecture au lieu de la refermer sur la fable convenue, identifiée ensuite pour plus de sûreté au roman de Goethe – volonté de maîtrise d’une violence inouïe, contre laquelle tout lecteur devrait chercher à se prémunir.
  • [17]
    Freud évoque ce concept à plusieurs reprises, dès 1894 dans Die Abwehr-Neuropsychosen, puis dans Hemmung, Symptom und Angst (1926). On observera que Elisabeth Auer, qui consacre un long développement aux mécanismes de défense, les cite tous (ouvr. cité, p. 85) – sauf l’isolation, décidant de se limiter à « l’exemple » du « refoulement » au motif que « c’est le mécanisme de défense le plus important » (p. 84). On voit là encore que ce n’est pas le texte même du Werther qui fait critère, mais l’outillage critique.
  • [18]
    Ou plus exactement, non le passé en général, mais « ce qui est passé » [das Vergangene et non die Vergangenheit], qui peut donc inclure un « passé » très proche.
  • [19]
    « Prenez garde, reprit la cousine, de n’en pas tomber amoureux ! – Comment cela ? dis-je. – Elle est déjà promise, répondit celle-ci, à un excellent homme actuellement en voyage pour mettre de l’ordre dans ses affaires [...]. Cette nouvelle me laissa passablement indifférent » (16 juin, p. 76). Tellement indifférent qu’il s’empresse d’en référer en détail à Wilhelm.
  • [20]
    Et non, comme l’indique ici par erreur la traduction, du « jeune » Werther.
  • [21]
    Ce passage achève de confirmer le parallèle parfait que l’adjectif « pauvre » établit entre Werther et Leonore : « pauvre Werther »/ « pauvre Leonore » et « pauvre cœur »/ « pauvre cœur », la précision « à moi » indiquant clairement qu’il existe une référence implicite à un autre cœur, qui ne peut être selon cette logique lexicale que celui de Leonore – ce qui disqualifie définitivement l’exclusion de ce personnage du champ des interprétations.
  • [22]
    Emil Staiger, Goethe, Zürich, Atlantis Verlag, 1952, vol. 1, p. 159.
  • [23]
    Le terme de « tentation » renvoie à la sphère morale (Werther y « succombe »), mais la description qu’il en donne ensuite relève davantage de la pulsion : « [...] je n’en trouve pas moins une raison irrésistible et avant même de m’en rendre compte, me voilà auprès d’elle. »
  • [24]
    Les mille et une nuits. Contes arabes, tome premier, Histoire du troisième calender (traduction Galland, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 176. L’événement que rapporte Werther se trouve à la suite, p. 177). Par ailleurs, que le suicide soit ici déjà la signification cryptée de cette référence, on en trouve un indice dans la lettre du 12 août déjà citée, où Werther l’évoque en ces termes : [...] jusqu’à ce que pour finir une passion croissante lui ôte toute quiétude et l’entraîne vers l’abîme (p. 114, je souligne), à comparer avec la description qui, dans le conte, suit immédiatement l’image sélectionnée par Werther : « Les vaisseaux s’entrouvrirent, et s’abîmèrent dans la mer [...] » (p. 177). Enfin, on notera aussi que les victimes de ce naufrage programmé sont désignées par l’adjectif « pauvre ».
  • [25]
    Par exemple le 10 septembre : « Nous nous reverrons, m’écriai-je, nous nous reverrons, parmi les bienheureux nous nous reconnaîtrons » (p. 128).
  • [26]
    « [...] mais que les adultes aussi, pareils aux enfants, errent en titubant sur cette terre, sans savoir davantage d’où ils viennent ni où ils vont [...] et sont tout autant gouvernés par le biscuit, le gâteau et le bâton ; personne n’accepte vraiment de le croire, et il me semble que c’est une vérité bien palpable » (p. 67, je souligne). Charlotte est bien le gâteau auquel Werther se promet de goûter, sans pouvoir savoir qu’elle est aussi le bâton qu’il se donne pour se punir de sa faute initiale.
Français

Le présent article assume sa rupture avec la tradition interprétative du Werther de Goethe qui, à force de répétitions, avait accrédité une vérité canonique dans les limites de laquelle toute lecture devait se contenir. On oubliait alors que ce ne sont pas des circonstances externes présumées qui font (le sens de) l’œuvre, mais que l’œuvre se constitue et se transforme en déployant du sens à partir de ses éléments constitutifs, sans exclusive aucune. On s’intéresse donc ici à un passage à la fois surexposé et refoulé de ce roman (la référence appuyée à Léonore dans l’incipit), pour proposer une hypothèse de lecture fondée sur un nombre significatif d’indices cohérents et jusqu’ici restés lettre morte. Pour autant, il ne s’agit pas là d’un autre roman : tout au plus vient-on rappeler l’urgence de comprendre qu’un texte n’est tel qu’à proposer une signifiance ouverte, et qu’on ne devient lecteur qu’à s’y soumettre activement.

English

This article breaks with the critical tradition regarding Goethe’s Werther, which, by virtue of its repetition, had given credibility to a canonical version within which any interpretation had to hold itself. Was thus forgotten the fact that it cannot be supposed external circumstances which give a work (its) meaning, but the fact that the work establishes itself and transforms itself by diffusing meaning which originates in its constitutive parts, without exception. We therefore concentrate here on a passage from the novel both over-read and repressed, the insistent reference to Leonora in the incipit, in order to suggest a reading grounded on a significant number of cogent clues unanalysed until now. And yet we are not talking about another novel : the idea here is simply to bring back to the fore the fact that a text is a text only of its meaningfulness stays open, and that a reader must to qualify as a reader actively submit to this open-endedness.

Philippe Forget
(Paris)
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/07/2014
https://doi.org/10.3917/rom.164.0095
Pour citer cet article
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