CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Il est (dit Pope en riant et cependant Pope a raison) des vérités secrètes, ignorées des orgueilleux philosophes et révélées seulement aux vierges et aux enfants... Il n’est donné qu’à l’innocence de les croire. »
Belle parole [1].

1 Comme Montaigne, conscient de l’exception littéraire qu’il est en train d’écrire, s’interroge sur la particularité de son art, Joseph Joubert, au début de ses Carnets, suggère lui aussi la singularité de ses écrits :

2

Mais en effet quel est mon art ? Quel est le nom qui distingue cet art des autres ? quelle fin se propose-t-il ? que produit-il ? que fait-il naître et exister ? que prétends-je et que veux-je faire en l’exerçant ? [...] ai-je une classe d’idées qui soit facile à assigner et dont on puisse déterminer la nature et le caractère, le mérite et l’utilité [2] ?

3 Il est tentant de proposer l’essai comme réponse rétrospective à ces interrogations. Les notes de Joubert relèvent en effet d’une forme inclassable. L’histoire de la réception témoigne de l’errance générique d’une œuvre qui a été rangée sous des catégories diverses : pensées, carnets, notes – l’auteur quant à lui parle de ses « cahiers » – journal intime, fragments etc. En 1983, Rémi Tessonneau réunit sous le titre d’Essais un recueil de textes de Joubert de natures diverses (articles ou ébauches d’articles, salon de peinture, discours...). Des textes d’ailleurs migratoires puisque certains figurent à la fois dans les Carnets et les Essais[3]. On voit donc que la forme fragmentaire des Carnets pose problème et résiste, obligeant les éditeurs successifs à ceindre a posteriori ces notes dans des moules génériques ou des anthologies thématiques. La suggestion d’un Joubert essayiste paraît alors séduisante : elle permet de dépasser les querelles taxinomiques, en vertu de la malléabilité hospitalière de l’essai, et ainsi d’éviter l’aporie générique, en définissant les contours de ce que l’on pourrait appeler l’essai fragmentaire joubertien.

4 L’héritage postrévolutionnaire et les inclinations préromantiques de Joubert éclairent la poétique essayiste des Carnets par le paradoxe suivant : l’essai fragmentaire est à la fois la résultante d’un monde en ruines, la mimesis de la dislocation de l’histoire, et d’autre part, assumé comme tel, il est une réponse à l’idéologie systématique et totalisante des révolutionnaires, un rempart contre les entreprises sommatives du siècle des philosophes. Ces deux versants se rejoignent chez Joubert dans une même pratique de la réserve ou de la suspension. Le statut non conclusif de l’essai, qu’Adorno a parfaitement développé, en fait le lieu de prédilection du « pourquoi » :

5

Deux opérations : remuer une question et la décider. La décider sans l’avoir remuée : il vaut mieux la remuer sans la décider [4].

6 Si Joubert se dit « comme Montaigne “impropre au discours continu” [5] », c’est donc moins une filiation intellectuelle ou littéraire qu’il revendique, qu’une profession de foi, dans laquelle l’appel d’un retour au sens trouve son origine. La question de l’essai concernant Joubert est doublement pertinente : la « désécriture [6] » fragmentaire à l’œuvre dans les Carnets n’est pas sans lien avec une pratique de l’essai. Mais Joubert est aussi un critique de ce genre en devenir : d’abord parce qu’il est le lecteur de Montaigne, de Bacon, de Locke, de l’Essai sur le beau du père André ; mais aussi parce qu’il conseille activement Mathieu Molé dans la rédaction de ses Essais de morale et de politique... et dans une moindre mesure Chateaubriand lorsqu’il rédige le Génie. Ce dernier, on s’en doute, est cependant beaucoup plus rétif [7] aux conseils que lui donne son ami et qui pourraient être résumés par cette formule injonctive : « Cache ton savoir [8]. »

« COMME SI DIEU EÛT VOULU ESSAYER » : JOUBERT ET LA MÉTAPHYSIQUE DE L’ESSAI

7 Pour exposer les jalons d’une métaphysique de l’essai chez Joubert, prenons appui sur cette note en suspend qui semble redoubler l’essai démiurgique, parole échappée du silence et saisie au vol : « comme si Dieu eût voulu essayer [9] »...

Essai et christianisme : « Le romantique – jusques dans la religion [10] »

8 Quelle est chez Joubert la particularité du lien entre formes et nature de l’essai d’une part et christianisme postrévolutionnaire, voire contre-révolutionnaire d’autre part ? Il semble que depuis le XVIe siècle, ces deux discours sur le monde aient paru antagonistes : Walter Pater rappelle que l’essai apparaît « au point qui marque véritablement l’invention de l’esprit relatif, ou “moderne” [11] » à la Renaissance. Un esprit qui cherche à s’affranchir d’un dogmatisme trop figé, et qui interroge la capacité de la religion à expliquer le monde. Mais à une époque d’aspirations concordataires et de réconciliation du citoyen avec la foi de ses pères, les formes de l’essai se transforment et passent, pour ne s’attacher qu’à la tradition française (c’est-à-dire montaignienne) du genre, de la bigarrure joyeuse du branle universel à la recherche nostalgique d’une unité transcendante.

9 Chez Joubert, l’assise théologique devient le pendant de l’essai : la nature fragmentaire des Carnets, l’absence de réalisation d’une pensée dans une forme achevée, s’explique sans doute, comme dans le mythe du Livre de Novalis, par l’idée que l’œuvre humaine est incapable de rivaliser avec la Bible qui est « aux religions ce que l’Iliade est à la poésie [12] » : un sommet et une totalité embrassant l’infini de la création. La « désécriture », qui suppose la conscience que toute entreprise d’achèvement est vaine, apparaît comme la version humiliée de l’Écriture Sainte. L’homme est fait pour l’essai, l’ensemencement, le fragment germinal :

10

Pensées encore en germe : il faut les laisser se former. Si on y touche, on les gâte [13].

11 Le fragment n’est pas une forme ruinée par la finitude : dans l’attente de l’achèvement théophanique, il est le lieu du provisoire en devenir.

12 L’ethos de modestie inhérent au genre de l’essai prend dès lors chez Joubert une coloration chrétienne : l’essayiste chrétien, conscient de la précarité de tous les livres humains, les envisage comme des redites imparfaites. Dans ce contexte, l’intertextualité bruissante des écrits de Joubert sous-tend une éthique de la citation. L’essai ne se fonde pas sur la nouveauté radicale d’une matière inédite, mais sur une nouvelle manière d’agencer et de considérer des contenus déjà passés au crible d’autres esprits. C’est pourquoi l’écrivain cherche « des choses, des hommes, des livres, des mots et des événements connus de tous, où nous puissions attacher nos allusions et nos comparaisons comme à des fils déjà tendus et éprouvés. Car nous composons nos ouvrages comme l’araignée ourdit sa toile [14] ». Le creuset polyphonique qui fait entrer en résonance Platon, la Bible, Descartes, Mme de Staël, etc. correspond à la modestie de l’essai tout en rejouant l’utopie babélique, avant le temps de l’abolition finale par Dieu. La revendication des modèles intertextuels, le goût pour les notes de lecture, l’honnêteté de la référence explicite dans la pratique citationnelle, nourrissent un préromantisme naissant, fondé sur l’humilité, loin du ton claironnant qu’emprunte le style philosophique, mais aussi loin des revendications du moi de la maturité romantique.

« La foy et son bandeau [15] »

13 L’essai, miroir de la condition humaine et de l’ignorance terrestre, implique dès lors une herméneutique et une axiologie fondées sur deux préceptes clés : l’apologie de l’erreur s’origine dans la certitude qu’« il y a en effet souvent plus d’esprit et de perspicacité dans une erreur que dans une découverte [16] ». Précepte en forme de pied-de-nez au mot d’ordre des philosophes des Lumières qui sacrifiaient, selon le noteur, les vérités morales sur l’autel de la vérité scientifique. Et deuxièmement, le respect du mystère, ce dernier étant entendu dans ses inflexions préromantiques. Si « Nous ne scavons le tout de rien [17] », comme Joubert citant Montaigne aime à le rappeler, « avec Dieu, il ne faut pas être savant ni philosophe, mais enfant, esclave, écolier et tout au plus poète [18] ». Et c’est bien cette sage ignorance qui fait que les Carnets de Joubert répondent à l’éthique essayiste. Ainsi, l’essai laisse intacts les mystères du monde, les préserve de toute défloration par l’esprit en s’abstenant de « pénétrer dans ces puits et dans ces sciences [19] » quand « il faudroit traiter ces abymes comme l’hirondelle traite les eaux. Elle les rase, elle s’y joue, elle s’y trempe, mais seulement du bout des ailes [20] ».

Du dés-œuvrement à l’achèvement par Dieu

14 Est alors affirmé le caractère propédeutique de l’essai, que Luk?cs avait déjà éclairé par la célèbre comparaison de l’essayiste avec « un Jean-Baptiste s’en allant prêcher dans le désert et annonçant un autre qui doit venir ». Ce caractère propédeutique de l’essai a chez Joubert une double résonance platonicienne et chrétienne. Platonicienne car, comme il l’écrit en 1800, Platon « ne nourrit pas l’esprit, mais il le dispose à se nourrir. Il ne fait rien voir, mais il éclaire [21] ». Et chrétienne puisque le temps humain est tout entier orienté vers le Verbe démiurgique et ordonnateur. En effet, « toutes nos pensées ne sont ici-bas que les commencements de sentiments et de pensées qui seront achevés ailleurs [22] ». Les œuvres humaines font donc l’expérience de la négativité, œuvres en sursis qui portent les marques de l’effacement au sein même de la création et dont « le Ciel abolira la langue [23] ». L’essai se réalise donc dans un temps postérieur : temps de la révélation ensemencée sur le terreau platonicien... Ou temps futur de l’abolition par Dieu, seule destinée de l’œuvre terrestre, dont la forme de l’essai est la plus fidèle à sa future destination.

15 L’essai selon Joubert ne se fonde donc pas sur la relativité et la subjectivité idiosyncrasique de l’auteur. Il existe au contraire une unité de la transcendance, accolée à un arrière-monde qui uniformise les disparités de l’existence terrestre. Le vagabondage des pensées et des formes de l’écriture s’ordonnent à l’intérieur d’un cercle circonscrit : la fameuse « sphère » de laquelle, selon Joubert, l’esprit n’aime pas à sortir. Ses sauts et gambades restent aimantés à un centre fixe, et la sagesse est logée au cœur de l’éparpillement. Contre la philosophie matérialiste, sensualiste et empiriste que l’auteur des Carnets récuse, l’essai d’inspiration contre-révolutionnaire tend à rejoindre une vision essentialiste du monde. C’est pourquoi la pratique de l’essai chez Joubert ne saurait être consciemment revendiquée (sans compter de surcroît l’invisibilité relative du genre que Marielle Macé [24] a mis en lumière) : « Se corriger du vagabondage d’esprit. (Et cependant sans l’enchaîner, et le contraindre [25]). » Joubert, nourri malgré tout de références classiques, ne revendique donc pas une quelconque poétique de l’essai, et semble bien plutôt en subir l’impérieuse nécessité.

« JE L’INTITULERAI DE L’HOMME »

16 Le deuxième éclairage que l’on pourrait apporter à la proposition d’un Joubert essayiste repose sur cette idée établie entre autres par Marivaux journaliste que le fonds de l’essai n’est pas la vie culturelle, ni la vie intellectuelle, mais l’homme et, pour ainsi dire, la vie intransitive. « De l’homme » est en effet le titre que Joubert s’est un jour proposé de donner à l’ouvrage qu’il ne cessera d’échafauder. En 1805, il a cette formule : « Il faut qu’un livre soit rempli des choses humaines – ou que le style d’un livre soit tiré des choses humaines [26]. » Non seulement l’homme est au cœur des préoccupations de l’écrivain mais il devient aussi une matière stylistique qui informe l’œuvre.

Miroitements autobiographiques

17 À propos de Montaigne, Jean Starobinski avait évoqué le procédé de l’autoportrait indirect par lequel l’essayiste « se peint par touches dispersées, à l’occasion de questions d’intérêt général [27] ». Joubert s’inscrit dans la lignée de l’essai introspectif, mais en notes plus discrètes, en teintes très fortement atténuées, biffant souvent sur les manuscrits le « je » pour la neutralité de la troisième personne. Il choisit pour sujet de l’un de ses essais le sculpteur Pigalle, avec qui il partage un certain nombre de traits, projetant ainsi son propre portrait dans l’ombre du sujet mis en lumière. Voici ce qu’il dit de Pigalle, et indirectement de lui-même :

18

Il était surtout lent à finir. Aussi n’y a-t-il point d’ouvrages plus achevés que les siens. Quand il ne faut qu’un moment à la sagacité pour tout apercevoir, il faut des années à l’exactitude pour tout exprimer [28].

19 L’essai introspectif a par conséquent une temporalité propre, adossée au temps biographique et intime de l’auteur. Elle se compose pour Joubert de périodes distinctes qui refusent d’être lissées dans un temps homogénéisé rétrospectivement, comme le suggère par exemple la phrase qui clôt son paragraphe sur l’innéité des idées : « C’est tout ce que je puis voir de plus clair sur le sujet en ce moment [29]. » La temporalité de l’essai est donc liée à l’exigence de sincérité qui fonde le pacte d’écriture de Joubert, et qu’il renouvelle à plusieurs reprises : « Voilà mes principales observations. Je ne les donne pas pour bonnes mais pour miennes, comme dit Montaigne [30]. » Ce pacte de sincérité explique aussi en partie pourquoi Joubert date la plupart de ses notes.

20 Le temps dans les Cahiers est également caractérisé par la lenteur d’une création toujours renouvelée : pour Joubert, comme pour Montaigne, le temps de l’essai épouse le temps de la vie puisque tous deux ont rédigé leur œuvre jusqu’à leur mort, ou presque. André Belleau avait associé essai et maturité de l’âge : « À dix-huit ans, on peut être Rimbaud, on ne peut pas être un essayiste [31]. » L’essai est un genre à la fois cumulatif et correctif, se tissant en stratification libre dans le temps de la vie, et donc tributaire du tempo de la pensée qui « se forme dans l’âme comme les nuages se forment dans l’air [32] ». C’est que, contre la suprématie de la jeunesse, de la nouveauté et de la tabula rasa des révolutionnaires, l’essai ménage des espaces de repentirs propres à la vieillesse : « À cinquante ans, le progrès pour le philosophe est de rétrograder et de voir où il a failli./ Le progrès dans l’âge mûr est de revenir sur ses pas [33]. » Le paradoxe de cette écriture – un essai unique et pourtant morcelé par le fragmentaire – est très semblable à celui du haïku. Le fragment joubertien se veut une monade, une entité elliptique à la fois close et microcosmique ; mais à l’échelle du livre, cette écriture s’inscrit dans l’inlassable répétition du geste de l’écriture, qui semble toujours à recommencer : le geste de Sisyphe, mais sériel et ouvert sur l’infini.

De la bienveillance universelle de l’essayiste aux dangers de l’érudition : pour une pragmatique de l’essai

21 Robert Vigneault a subtilement synthétisé les divergences entre essai polémique et pamphlet, en s’appuyant sur ce que Maurice Blain a nommé « la violence sereine [34] » de l’essai. Si Joubert, en lutte contre les esprits forts de son temps, n’hésite pas à taxer Voltaire de singe, Rousseau de fou, et les révolutionnaires d’imbéciles ne voyant pas que le véritable philosophe est le prêtre, la tonalité majeure de sa voix est celle d’un polémiste pacifique, « un humoriste en sourire [35] », dit Sainte-Beuve, qui n’a, selon ses propres mots, « jamais appris à parler mal, à injurier et à maudire [36] ». Il faut peut-être ici faire le lien entre Joubert écrivain et Joubert épistolier : le ton de l’amitié tranquille est commun aux deux énonciations, en sorte que l’on pourrait proposer de voir la correspondance de Joubert comme une série d’essais épistolaires. La bienveillance, dont Joubert avait tenté de faire le sujet d’un opuscule, innerve l’œuvre de bout en bout. L’humour et l’ironie, même ad hominem, ne voisinent jamais de trop près avec l’attaque pamphlétaire. Dans son salon de peinture de 1789, Joubert, toutes proportions gardées, égratigne la statue de Mouchy, Harpocras, dieu du silence, et finit sa description en prêtant à la statue ces mots : « Ne parlez pas de moi [37]. » La pointe humoristique qui fait se correspondre le silence de la statue et le silence de la critique est celle d’un homme « plaisantant de pure joie [38] ».

22 Ce fondement éthique de l’écriture va de pair avec une pragmatique de l’essai, à l’opposé des dangers de l’érudition. Cette pragmatique, Joubert la résume par l’expression « faire son métier d’homme », qui assure la primauté de la vie sur l’art :

23

Eh jette au feu ta musique, tes tableaux, tes statues, car tu ne feras jamais bien ton métier de musicien, de peintre, de statuaire si tu ne sais faire auparavant ton métier d’homme [39].

24 C’est ce qu’entend faire Joubert en rédigeant ses notes, comme Valéry faisait « son esprit » en écrivant ses livres. « Ces pensées ne servent pas seulement de fondement à mon ouvrage, mais à ma vie [40]. » Et pour Joubert, pour qui « penser à Dieu est une action », la méditation contemplative est aussi, en ce sens, une pragmatique.

DÉAMBULATIONS JOUBERTIENNES

La précarité du provisoire contre le plan fixe

25 Puisque « la vie est un ouvrage à faire [41] », l’ouvrage reçoit réciproquement les prérogatives de la vie : circularité, hasard de la rencontre, esthétique déambulatoire. Voici le mode opératoire que Joubert expose à Mathieu Molé dans les comptes rendus qu’il fait de ses Essais de morale et de politique :

26

Je fais et je ferai mes observations de boutade (ex abrupto) ; je les hasarderai, je les confirmerai ou m’en départirai, selon qu’il me plaira et sans répondre ni de mes fautes ni de mes corrections, jusqu’à ce que j’y aie pensé plus mûrement [42].

27 Joubert dessine donc un espace du provisoire, dans l’attente d’une réflexion plus aboutie, en sorte que le fragment pourrait être qualifié d’essai mis en attente. Il définit également son œuvre par cette formule : « je couve mes petits œufs, mon nid d’oiseaux ; car mes pensées et mes paroles ont des ailes [43] », ce qui évoque « l’essaim verbal » dont parle Jean Starobinski au sujet de l’étymologie du mot « essai ». Par conséquent, la déambulation chez Joubert n’est pas sans lien avec la musique, avec la liberté de la harpe éolienne dont il se réclame :

28

Enfin, une espèce d’instinct musical qui vagabonde et qui se joue [44].

29 À l’opposé de la logique discursive, les chemins de traverse et les ponts musicaux qui signent l’écriture de Joubert ont parfois les accents de la prose poétique : il arrive qu’on songe à Baudelaire. Le cas le plus frappant a été rédigé en 1787. Dans ce qu’André Beaunier a proposé d’appeler « Tableau parisien » en référence à Mercier que Joubert admire, celui-ci s’attarde sur des détails descriptifs de la capitale, au gré des émotions et des associations d’idées ainsi suscitées. « Musiciens de nuit », « Chansons triviales », « La Morne », « Le tombeau de la mère Lebrun », « Saint-Sulpice »... les textes-tableaux serpentent au rythme de la marche que le regard épouse, brossant ainsi à grands traits, par le détour, des scènes parisiennes qui ont su éveiller la curiosité de l’essayiste.

« De l’air, de l’air ; du vide [45] ! » : le tissu éolien de l’essai

30 La spontanéité, le plaisir de la découverte impromptue s’ancrent évidemment dans un contexte d’histoire des idées : Joubert, proche des « poètes sacrés » définis par Paul Bénichou, condamne les philosophies systématiques, parce qu’elles ont ouvert la voie à la Révolution et à la Terreur. De tous ceux que Joubert appelle « les happe-chair de la philosophie [46] », Descartes est certainement le plus représenté dans les Carnets : « Descartes prépare toutes les pièces qu’il destine à entrer dans son système, comme un menuisier prépare les pièces de bois dont il veut construire une armoire [47]. »

31 L’inachèvement du fragment, qui définit l’essai dans le sens premier du mot, s’affranchit de tout esprit de méthode : « Et la méthode ? Un cordeau artificiel, le long duquel on fait ranger [48]... » : L’inachèvement de la phrase permet à la pensée d’échapper aux exigences de tout système, forcément orienté vers une conclusion que justifient les étapes antérieures. L’aspect circonstanciel de l’essai a les mêmes vertus antisystématiques. La phrase suivante est également tirée des Carnets :

32

Une analyse pour détruire, mais rarement pour établir. Comme on sépare les brins dont un faisceau est composé pour le rompre plus aisément. (À cheval) [49].

33 La note apparemment marginale « à cheval » se charge en réalité d’une discrète pointe polémique et se donne à lire comme un art poétique. La parenthèse circonstancielle indique un corps et une pensée en mouvement, soumis aux soubresauts de l’animal et risquant à tout instant d’être désarçonnés : la prise de risque conforme à la vie humaine, à l’opposé des plans écrits d’avance. Il est à ce titre caractéristique que les nota bene qui parsèment largement les Carnets se retrouvent sous une autre forme dans la Correspondance. Joubert finit très souvent sa lettre sans la finir, avec ce type de formule à contretemps « (Même jour et trois minutes après) ». L’hyperbate apparaît alors comme la traduction stylistique d’une anti-idéologie.

34 On trouve également chez Joubert des formes superlatives de cet aspect non conclusif de l’essai, ce que Jean Starobinski a suggéré en parlant de la « matière inchoative » de l’essai, et dont l’écriture joubertienne représente un point d’orgue. L’esthétique inchoative est, là encore, profondément liée aux processus internes de la pensée : « l’esprit ordinaire ne met partout en général que des commencements. Rien n’est si rare qu’une pensée qui a été conduite à son bout [50]. » D’où le foisonnement de ce que l’on peut proposer d’appeler les « notes-titres », comme autant d’essais envisagés et laissés en suspens, dont voici quelques exemples : « Les peintres et les peintureurs [51] », ou encore « Dictionnaires : boîtes à couleurs [52] ».

Essai et fictionnalisation de la pensée

35 Ces énoncés tronqués, notes-titres qui appellent un texte absent, mettent en évidence un aspect des rapports entre essai et fiction. Les espaces vacants suscitent les jeux de l’imagination et laissent résonner en écho les images et les sons de la note inachevée. C’est que « l’âme se parle en paraboles [53] », dont l’essai est le terrain de prédilection, parce qu’elle s’y trouve libérée de l’intellection du seul esprit. Les variantes, que les critiques de Joubert ont surtout étudiées du point de vue stylistique – les redites, les retouches, les réécritures – concernent également le jeu de la fiction : l’essai offre aussi la possibilité d’essayer une autre version de la réalité. Joubert fait cette expérience notamment au moment de la rédaction de l’éloge de Cook, où il imagine au navigateur une autre destinée, celle d’un commerçant, d’un soldat ou d’un capitaine. L’essai devient alors le territoire du « si », où se déclinent à l’envi les facettes d’une réalité multiforme : « Si Cook avait fait ses voyages il y a cent ans, il y a deux cents ans [54]... » L’imagination de l’auteur est au cœur d’un tel processus, si bien que l’essai voisine de très près avec la fiction. Ainsi, lorsque Joubert examine la statue du Voltaire de Pigalle, les productions de l’imagination, « miroir et peintre [55] », « œil de l’âme [56] », se projettent et finissent par télescoper l’objet considéré :

36

Quand je regarde son Voltaire, je fais en imagination un léger changement dans l’expression des traits, je fais un autre changement dans l’attitude de la tête. Je donne à toute la statue une contenance haute et Voltaire, en nous montrant son corps usé par ses travaux et par l’étude encore plus que par le temps, me semble alors [...]

37 Le pouvoir métamorphique de la littérature semble facilité par la souplesse et le mode conditionnel de l’essai, très largement investi par la subjectivité.

38 Enfin, d’un point de vue macrostructural, la fictionnalisation de l’essai chez Joubert se confond avec le parcours d’une pensée. Pierre Glaudes avait proposé de voir l’essai comme « une sorte de roman d’apprentissage dont l’essayiste campe à la fois le narrateur, le héros et tous les autres personnages [57] ». Les Carnets se donnent bien à lire comme le roman d’apprentissage d’un héros en quête de vérité religieuse et morale. Des errements libertaires de la jeunesse [58] jusqu’au retour aux « préjugés [59] » de l’âge mûr, l’essai joubertien repose sur une pensée autoréflexive, qui multiplie les analepses du discours :

39

Je me souviens qu’à vingt-cinq ans je prétendais (non sans raison peut-être) que l’oiseau tirait la forme et la construction de son nid du sentiment qu’il avait de sa propre contexture et forme intérieure [60].

40 La fictionnalisation de l’essai se construit donc en palimpseste temporel.

41 Ces ponts jetés entre le hic et nunc et des temporalités plus englobantes sont typiques de l’essai qui, refusant d’enfermer la pensée dans une seule strate temporelle, l’ouvre aux vents de la rétrospection et de la prospection, permet une oscillation entre le « je » ponctuel et le « nous » de l’humanité entière, et ne fixe jamais de manière définitive le curseur entre les deux polarités de la subjectivité idiosyncrasique et de la vérité universelle. D’où les liens privilégiés de l’essai avec la maxime, « germ[e] de tout bien qui nourri[t] la volonté [61] », à laquelle Joubert est profondément attaché.

42 L’essai selon Joubert doit donc se frayer un chemin intime au sein et contre cette nouvelle ère de la communauté étatique et de l’individu libre proclamée par Kant. L’esprit de nuance de l’essai permet peut-être d’en trouver la juste distance : « Je passe ma vie à chasser à ces papillons – tenant pour bonnes les idées qui se trouvent conformes aux communes, et les autres seulement pour miennes [62]. »

CONCLUSION

43 Dans ses Causeries littéraires, Sainte-Beuve écrit : « M. Joubert eut sa période de Diderot dans laquelle il essaya tout ; plus tard il choisit [63]. » Cette phrase retrace à grands traits l’évolution de Joubert dans son rapport à l’essayisme : de l’essai comme ébauche, échantillonnage et « essayage » d’idées et de formes plurielles à l’essai métaphysique, qui pose pour fondement la certitude de l’incertitude (je sais que je ne sais pas) et pour credo l’acceptation de la condition humaine comme essai, ou avant-goût de l’autre destinée.

44 L’essai joubertien se situe donc quelque part entre la nostalgie de la forme classique, « goutte de lumière [64] » et idéal de perfection, que Joubert continue à se donner pour modèle, et le préromantisme de sa manière, inhérent à la fracture du monde et de l’œuvre, revendiquant négligemment la beauté de la brisure et défiant toute velléité de circonscription. Ainsi, le seul mot de la fin qui puisse valoir, Joubert le prononce en clôture d’une lettre destinée à Pauline de Beaumont : « Je finis sans avoir fini [65]. »

Notes

  • [1]
    Joseph Joubert, Carnets, André Beaunier (éd.), Paris, NRF Gallimard, 1994, t. II, p. 316 (désormais noté Carnets, suivi du tome et de la page).
  • [2]
    Carnets, I, p. 309.
  • [3]
    C’est le cas par exemple du texte sur la pudeur.
  • [4]
    Carnets, II, p. 299.
  • [5]
    Carnets, II, p. 240.
  • [6]
    Le concept de désécriture qu’Alfred Glauser applique à des poètes comme Verlaine, Mallarmé ou Laforgue est défini par lui comme la négation de l’écriture, sa mise en péril ou son dévoiement, une « brisure », l’inverse du « grand poème continu qui constituerait une épopée ». Voir Alfred Glauser, Écriture et désécriture du texte poétique. De Maurice Scève à Saint-John Perse, Paris, Nizet, 2002, p. 11.
  • [7]
    Voir Joseph Joubert, Correspondance générale, Paris, William Blake & co, 1996, I, p. 195 (désormais noté Correspondance générale, suivi du tome).
  • [8]
    Correspondance générale, I, p. 191.
  • [9]
    Carnets, I, p. 476.
  • [10]
    Carnets, II, p. 614.
  • [11]
    Walter Pater, Plato and Platonism, Londres, MacMillan, 1912, p. 174, cité par Lane Kauffmann, « La voie diagonale de l’essai » dans Approches de l’essai, François Dumont (dir.), Québec, Éd. Nota Bene, coll. « Visées critiques », 2003, p. 184.
  • [12]
    Joseph Joubert, Pensées, Paul de Raynal (éd.), Paris, Émile Perrin, 1885, CXXVI, p. 32.
  • [13]
    Carnets, II, p. 174.
  • [14]
    Carnets, I, p. 558.
  • [15]
    Carnets, II, p. 462.
  • [16]
    Carnets, II, p. 390.
  • [17]
    Carnets, II 598.
  • [18]
    Carnets, II, p. 553.
  • [19]
    Carnets, I, p. 178.
  • [20]
    Carnets, I, p. 326.
  • [21]
    « Platon ne nourrit pas l’esprit, mais il le dispose à se nourrir. Il ne fait rien voir, mais il éclaire. Il met de la lumière dans nos yeux et place en nous une clarté dont ensuite tous les objets deviennent illuminés. Il n’apprend rien, mais il apprend. Il nous dresse, il nous façonne, il nous rend propres à tout savoir. Sa lecture (on ne sait comment) augmente en nous notre susceptibilité à distinguer et à admettre toutes les belles vérités qui pourront se présenter », Carnets, I, p. 378.
  • [22]
    Carnets, I, p. 246.
  • [23]
    Carnets, I, p. 286.
  • [24]
    Marielle Macé, Le Temps de l’essai, histoire d’un genre en France au xxe siècle, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2006.
  • [25]
    Carnets, I, p. 309.
  • [26]
    Carnets, II, p. 37.
  • [27]
    Jean Starobinski, « Peut-on définir l’essai ? », dans Approches de l’essai, ouvr. cité, p. 174.
  • [28]
    Essais. 1779-1821, Rémy Tessonneau (éd.), Paris, Nizet, 1983, p. 53.
  • [29]
    Carnets, I, p. 379.
  • [30]
    Essais. 1779-1821, p. 127.
  • [31]
    André Belleau, « Petite essayistique », dans Approches de l’essai, ouvr. cité, p. 162.
  • [32]
    Carnets, I, p. 103.
  • [33]
    Carnets, II, p. 393.
  • [34]
    Maurice Blain, Approximations. Essais, Montréal, HMH, coll. « Constantes », n° 11, p. 237.
  • [35]
    Charles-Augustin Sainte-Beuve, Portraits littéraires, Gérald Antoine (éd.), Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993, p. 566.
  • [36]
    Carnets, II, p. 224.
  • [37]
    Essais. 1779-1821, p. 127.
  • [38]
    Lettre à Mathieu Molé : « Vous l’auriez bien vu si je vous avais dit avec la voix ce que je vous écrit. Ce peu de véhémence si déplacé vous aurait, du moins, paru exempt d’ironie. C’est une figure que je n’ai de ma vie employée qu’en plaisantant de pure joie. Vous m’auriez entendu crier comme un aiglon. Vous savez que l’ironie a la voix basse ou rabaissée. Enfin, rien n’est si éloigné de mon naturel que le ton que vous m’attribuez, et cela est si vrai qu’en lisant sur cette clef ce que vous me citez de mes paroles, elles m’ont déplu mortellement. Je me suis un moment senti métamorphosé en auteur de l’Année littéraire et il m’a semblé que j’avais quatre jambes et quatre pieds. », Correspondance générale, I, p. 243.
  • [39]
    Carnets, I, p. 191.
  • [40]
    Carnets, I, p. 606.
  • [41]
    Correspondance, II, p. 131.
  • [42]
    Correspondance, I, p. 215.
  • [43]
    Carnets, II, p. 105.
  • [44]
    Carnets, II, p. 264.
  • [45]
    Carnets, I, p. 345.
  • [46]
    Carnets, I, p. 311.
  • [47]
    Carnets, I, p. 392.
  • [48]
    Carnets, I, p. 160.
  • [49]
    Carnets, I, p. 313.
  • [50]
    Correspondance, II, p. 52.
  • [51]
    Carnets, I, p. 144.
  • [52]
    Carnets, I, p. 144.
  • [53]
    Carnets, II, p. 48.
  • [54]
    Essais. 1779-1821, p. 74.
  • [55]
    Carnets, II, p. 366.
  • [56]
    Carnets, I, p. 185.
  • [57]
    Pierre Glaudes, « Introduction », dans L’Essai : métamorphoses d’un genre, Pierre Glaudes (dir.), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. « Cribles », 2002, introduction p. XXII.
  • [58]
    « Mon âme habite un lieu par où les passions ont passé, et je les ai toutes connues. », Carnets, I, p. 299.
  • [59]
    Carnets, II, p. 293.
  • [60]
    Correspondance générale, I, p. 216. Nous soulignons.
  • [61]
    Carnets, II, p. 156.
  • [62]
    Carnets, I, p. 452.
  • [63]
    Charles-Augustin Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, Classiques Garnier, 1851-1862, t. I, p. 161, cité par Rémy Tessonneau, Essais, éd. citée, p. 26.
  • [64]
    Carnets, I, p. 622.
  • [65]
    Correspondance générale, I, p. 249.
Français

Les notes éparses que Joseph Joubert a consignées dans ses Carnets jusqu’en 1824 n’ont jamais été envisagées sous l’angle générique de l’essai. Cet article se propose de lire l’œuvre de Joubert comme un vaste essai fragmentaire. Dans un contexte contre-révolutionnaire, l’assise chrétienne de la pensée joubertienne suppose, à l’inverse de la pratique montaignienne, une vision essentialiste de la pratique essayistique. Les fragments ainsi consignés dessinent un espace du provisoire, dans l’attente d’une réflexion plus aboutie, en sorte que le fragment pourrait être qualifié d’essai mis en attente. Ses notes lacunaires, énoncés tronqués qui appellent un texte absent, permettent également de décliner certains enjeux des liens existant essai et fiction. Les espaces vacants suscitent en effet les jeux de l’imagination et laissent résonner en écho les images et les sons de la note inachevée.

English

The dispersed notes left by Joseph Joubert in his Notebooks until 1824 have never been considered from the point of view of the genre of the essay. This article purports to read Joubert’s work as a vast fragmentary essay. In a counter-revolutionary context, the Christian foundation of Joubert’s thought supposes, a contrario Montaigne’s practice, an essentialist vision of the practice of writing essays. The fragments thus put to paper sketch out a provisional space, a weigh station for a more accomplished reflection, to such a degree that the fragment could be seen as an essay in waiting. Its discontinuous annotations, truncated assertions which call for an absent text, also enable the rehearsal of a number of the issues at stake in the relationship between essay and fiction. Vacant spaces, indeed, give rise to the play of the imagination and to the ring of the echo to the images and sounds of the unfinished note.

Sabrina Giai Duganera
(Université Jean-Moulin Lyon-3)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/07/2014
https://doi.org/10.3917/rom.164.0015
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