CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 « L’histoire de Marie Lemarchand […], telle que l’a relatée Zola, est […] résolument inexacte [1] ». C’est ainsi que Huysmans, dans ses Foules de Lourdes, commente un des cas de guérisons mystérieuses romancés par Zola dans son Lourdes. Huysmans qui, dans Là-bas expose son besoin de « sortir [d’un] cul-de-sac zolien [2] », donne sa version de Lourdes et de ses miracles en 1906 en réponse à leur remise en question par Zola en 1894. Le récit est alors parsemé de multiples interpellations de l’ancien maître, décédé depuis quatre ans à la parution de l’ouvrage de Huysmans. Zola est accusé de faillir à la vérité documentaire, d’interpréter les guérisons de façon à les couler dans son moule scientiste, donc sans tenir compte ni des faits observés ni des témoignages concordants. Nous proposons de montrer ici comment la réponse post mortem de Huysmans à Zola dans Les Foules de Lourdes va au-delà du dénigrement systématique et comment Zola, loin de n’être que l’objet d’apostrophes accusatrices multiples, dont nous ferons d’abord le compte rendu, est surtout la clé exégétique nécessaire à la compréhension complète du récit de Huysmans.

2 Certes, Zola est vilipendé partout dans le texte de Huysmans. Il est critiqué à cause de sa description de Bernadette dont les « portraits tracés par les adversaires du Surnaturel, comme l’était Zola, ne sont […] pas ressemblants » (FDL, p. 153). Zola a également tort dans son appréhension des commerçants lourdais, car les « mercantis du vieux Lourdes […] [n’] intéressent pas plus [Huysmans] que ceux du nouveau et [il] ne comprend pas pourquoi Zola s’est épris plus des uns que des autres » (FDL, p. 151). Zola s’est aussi trompé dans son jugement des discordes entre les différents ecclésiastiques autour de Lourdes puisqu’il « se documentait au galop ». « [Il] ne paraît donc pas du tout s’être rendu compte de la situation exacte des dessous » (FDL, p. 152) de la ville. Même quand il propose une méthode de vérification des miracles plus convaincante, selon lui, que les multiples certificats de médecins et témoignages, Zola suggère la photographie et il a encore tort puisque « la photographie ne donne pas la couleur et ne pénètre point dans la profondeur des tissus ; elle ne serait donc pas, par elle-même, une garantie » (FDL, p. 167-168). Enfin, toutes les interprétations des miracles de Lourdes par Zola, « les plaies nerveuses […], l’autosuggestion, la foi qui guérit » (FDL, p. 181), sont dérisoires.

3 Tout cela ressemble bien à un règlement de compte final avec le maître de Médan, avec l’auteur du Roman expérimental. Huysmans a l’air de vider ici son sac contre cet ancien parrain qui n’a rien compris à ses œuvres depuis À rebours. Pourtant, derrière l’éreintement se dissimule peut-être autre chose de moins puéril. « La première fois que je pénétrai dans ces salles, j’eus une surprise ; sur les récits de Zola qui peignit toujours ses toiles comme des décors de théâtres, je me les figurais très vastes […] Il n’en est rien » (FDL, p. 40), déclare Huysmans. Ici aussi, la représentation de Zola est discréditée, mensongère, trompeuse mais il est à noter qu’elle est aussi le repère, le référent du voyageur du récit de Huysmans. De tous les textes traitant de Lourdes que Huysmans, dans sa furie documentaire, a étudiés pour son œuvre, celui de Zola demeure dans Les Foules de Lourdes la vision qui crée les attentes du voyageur huysmansien. Or, dans le carnet de 1903, document préparatoire datant du premier voyage de Huysmans à Lourdes, la déception suscitée par les dimensions des bains de Lourdes n’est pas attribuée au seul Zola : « Une désillusion. Il semblait, d’après toutes les descriptions, que c’étaient d’assez amples bassins – rien du tout » (FDL, p. 212). « Toutes » les descriptions, c’est-à-dire aussi bien celles de Zola que celles d’autres auteurs, d’autres récits écrits ou oraux auxquels Huysmans a eu accès ; ce sont toutes ces représentations des bains qui ont trompé Huysmans. Zola ne s’inscrit comme repère premier que dans l’œuvre ; il n’est pas un repère biographique. Son rôle de référent, ou d’interlocuteur premier dans Les Foules de Lourdes, il ne l’acquiert que dans la transformation des notes en œuvre littéraire.

4 Toutefois, le lien ambigu que l’ancien disciple ne semble pas parvenir à rompre avec Zola est d’abord particulièrement visible dans la correspondance de Huysmans des années 1890 et 1891, phase finale de rédaction de Là-bas et année de sa parution. Zola semble alors, comme le dit Halina Suwala [3], « pour Huysmans une véritable obsession dont il n’arrive pas à se libérer ». En effet, dans les lettres à Arij Prins [4], son correspondant privilégié, Huysmans mentionne Zola dans onze lettres sur quinze en 1890 et dans huit sur dix en 1891. Si l’on se réfère, par ailleurs, à l’index des auteurs cités dans ces lettres de l’édition annotée par Louis Gillet et parue en 1977, le « mufle [5] » Zola est le deuxième nom propre le plus cité, après celui de Bloy. Les références à Zola au cours des années 1890-1891 s’expliquent parfois par une rencontre des deux auteurs, un dîner qui donne l’occasion à Huysmans de pester dans ses lettres contre la popularité de Zola, une invitation à une adaptation théâtrale de Germinal, à laquelle il se dit contraint de répondre malgré son dégoût pour le théâtre en général. Toutefois, plusieurs évocations de l’ancien maître ne sont suscitées par aucun événement biographique particulier, elles semblent émaner d’un combat intérieur de Huysmans se détachant de Zola mais se débattant contre son ombre qui semble, malgré tout, pesante. Tout au long de l’écriture de Là-bas, c’est ainsi à la réaction de Zola ou à l’effet de l’œuvre sur lui que Huysmans pense souvent. Le 24 juillet 1890 : « Zola ne se doute pas de ce qui l’attend dans mon livre [6] ». Le 3 novembre 1890 : « Je m’attends, en somme, à beaucoup d’ennuis de toutes sortes avec ce livre. C’est la brouille avec Zola et tous les naturalistes [7] ». Le 25 novembre 1890, alors que Là-bas est fini : « Ce livre est une brouille avec Zola, avec tout le monde [8] ». Une fois l’œuvre parue, les évocations de Zola suivent immédiatement la dénonciation de la situation de la littérature en France. Ainsi, le 4 septembre 1891 : « La littérature est ici dans le plus grand désarroi – Zola est fini – universellement méprisé par tous les artistes – Le naturalisme râle et moribonde – et il n’y a rien pour le remplacer [9] ». Le 30 septembre 1891 : « Ici, c’est le désarroi littéraire en plein, un gâchis, une armée d’attaques qui n’arrêtent pas. Je vis de plus en plus à l’écart de tous ces mufles – quant à Zola, je ne le vois plus [10] ». La douleur de la création est aussi l’occasion de s’en prendre à Zola et, alors que, comme toujours, Huysmans écrit dans la souffrance, Zola apparaît comme celui à qui l’écriture vient sans peine parce qu’insuffisamment documentée. Le 26 octobre 1891, par exemple : « J’envie presque le Zola qui se donne si peu de mal et se contente des premiers racontars qu’on lui débite [11] ». Si, après 1891, les mentions de Zola semblent diminuer, leur inscription dans un contexte tout à fait fantaisiste, qui relève presque du caprice, leur préserve leur pleine importance. Ainsi, le 4 mai 1892 : « Ici, ils [les Primitifs] sont à des prix fous, absolument inabordables. Il est vrai qu’il y en a pas mal de faux – c’est Zola qui achète ceux-là – et à un prix aussi fort [12] ». Enfin, le comble de la fantaisie, là où Zola semble, malgré la réduction évidente de ses évocations dans cette correspondance, demeurer une hantise huysmansienne, est atteint dans cet extrait de lettre du 15 octobre 1894, alors que Huysmans félicite Prins de la naissance d’un enfant : « Vous voilà débarrassé, lui écrit-il, de l’inquiétude de savoir comment l’acte cher à Zola se passerait [13] ». Rappelons que Zola n’avait pas encore écrit Fécondité, en 1894, et que la seule explication de cette allusion à l’importance de la paternité pour lui à cette époque se trouve dans une lettre précédente de Huysmans à Prins [14] évoquant le bonheur de Zola d’être devenu père par les bons soins de « la femme de chambre de sa femme » qu’il « avait enlevé [e] ». « La joie d’avoir engendré le délectait a écrit Flaubert dans L’Éducation sentimentale[15] [en fait dans Madame Bovary] », poursuivait alors Huysmans.

5 Présent dans la correspondance huysmansienne, Zola l’est également dans l’œuvre de l’auteur d’À rebours. De fait, Là-bas, première œuvre dans laquelle se manifeste clairement l’attrait du surnaturel pour Huysmans, commence par une charge ouverte contre le naturalisme, qui se réduit alors de plus en plus à Zola : « Ce que je reproche au naturalisme, ce n’est pas le lourd badigeon de son gros style, c’est l’immondice de ses idées [16] ».

6 Après Là-bas, le premier commentaire sur le Lourdes de Zola vient dans La Cathédrale. Zola y devient un envoyé de Dieu, « un instrument », selon le terme exact de Huysmans, utilisé pour faire la publicité de Lourdes et, à travers Lourdes, de Dieu : « il fallait que Lourdes pénétrât dans des couches moins malléables et plus denses, dans un public moins plat et plus difficile à contenter [17] ». Dieu avait besoin, selon Huysmans, de l’auteur dont le tirage enrageait Edmond de Goncourt, pour se faire entendre par le plus de monde possible.

7 Enfin viennent les pages inclassables des Foules de Lourdes, dans lesquelles Zola est le nom propre (excepté celui de Lourdes même) le plus cité. Inclassables parce que le genre en est, une fois de plus chez Huysmans, difficile à définir. Durtal, le héros de l’ultime série est aisément reconnaissable comme le double de son auteur. Durtal, écrivain de l’excessif, écrivain décadent dans Là-bas, se convertit dans En route et évolue au fil des romans jusqu’à devenir oblat dans le dernier. La série de Durtal fait donc souvent et, à juste titre, hésiter entre le roman et l’autobiographie. Les Foules de Lourdes nous plonge d’emblée dans l’autobiographie par l’usage d’un « je » qui passe de la courte préface de l’œuvre, par convention lieu de dévoilement des intentions de l’auteur, à l’œuvre elle-même, sans hiatus, sans signalement du passage d’un niveau diégétique à un autre. L’œuvre s’amorce alors sur un ton documentaire d’historien au premier chapitre [18], pour embrasser résolument le subjectif dès les premiers mots du deuxième : « Si quelqu’un n’a jamais été stimulé par le désir de voir Lourdes, c’est bien moi. D’abord, je n’aime pas les foules qui processionnent [19] […] » (FDL, p. 25). Les foules de Lourdes, c’est Huysmans devant la foule plutôt qu’en son sein, c’est Huysmans qui n’aime pas Lourdes parce qu’il n’aime pas la foule. Ce texte est un journal de voyage sans éphémérides, divisé cependant en chapitres qui suivent de façon implicite les journées du narrateur à Lourdes [20]. Le texte se distingue aussi du journal par la non-concordance des circonstances des visites de Huysmans à Lourdes, où il était accueilli par ses amis, les Leclaire, à celles du séjour du narrateur des Foules de Lourdes, qui, lui, s’installe à l’hôtel. Pourquoi maintenir l’ambiguïté ? Pourquoi ne pas opter carrément pour l’autobiographie ? Peut-être par une pudeur naturaliste qui subsistera jusqu’à la dernière œuvre, mais surtout par une nécessité du romanesque qu’impose l’incitatif premier de ce récit : répondre au roman de Zola d’une manière qui est justement le propos de notre démonstration et qui contraint Huysmans à garder des liens, aussi ténus soient-ils, avec le genre choisi par le chef de file du naturalisme dans son Lourdes.

8 Dernier texte paru du vivant de son auteur et sur lequel il a travaillé à un moment où aucune nouvelle forme romanesque ne semblait plus l’interpeller, Les Foules de Lourdes est, comme l’a été en quelque sorte À rebours, un lieu d’expérimentation scripturale. Huysmans écrit d’ailleurs à Henri d’Hennezel, alors qu’il travaille encore à ce récit, que l’écriture romanesque ne l’intéresse plus et que « personnellement, [il] en [a] assez et quitte le genre épuisé par les redites [21] ». Son ami et exécuteur testamentaire, Lucien Descaves, témoigne lui aussi du sentiment d’un épuisement de l’écriture qu’éprouve Huysmans à cette époque :

9

Après L’Oblat et, si l’on veut, Les Foules de Lourdes, Huysmans se trouvait, comme à l’heure d’À rebours, au bout d’une impasse. Le Ciel, considéré par l’écrivain comme un réservoir inépuisable, était tari pour lui [22].

10 L’ultime renouvellement de son écriture par Huysmans est une réponse à Zola, dans une œuvre qui est intégralement la contrepartie d’une autre. L’obsession aboutit à cette ville du miracle, ce Lourdes visité par la Vierge dans lequel Zola ne voit que le fruit de l’autosuggestion d’un peuple en manque de réconfort et d’espoir mais dont les mystères, selon Huysmans, reposent sur la foi, sur la mystique, qui est une « science résolument exacte » (FDL, p. 25).

11 Les deux approches sont donc opposées dans leurs fondements respectifs, mais dans l’un et l’autre texte, Lourdes est le lieu de confrontation de deux univers, celui de la piété naïve, profonde, douloureuse, d’une part, et celui du commerce, du bénéfice, de l’avidité des vendeurs de bondieuseries de l’autre.

12 Le titre original du texte de Huysmans était, d’ailleurs, Les Deux Faces de Lourdes. Ce n’est que peu avant sa publication qu’il devient Les Foules de Lourdes. Une épreuve du premier titre avait même été tirée en 1905 chez Stock [23] et tout au long du travail sur le texte, la correspondance de Huysmans souligne sa vision bicéphale de la ville. À Prins, Huysmans explique qu’« il y a toute une partie humaine admirable d’une part, et ignoble, de l’autre, à Lourdes [24] ». À l’abbé Mugnier, il confie que « Lourdes est la ville de l’eau et du feu [25] ». À Lucien Descaves, il dit voir « un Lourdes au repos, […] le Lourdes tel qu’il est […] très différent du Lourdes habituellement connu [26] ». Dans le carnet de 1903, enfin, Huysmans note que « nulle part, évidemment, on ne prie pareillement. C’est là le côté, vraiment beau, de foi, de cette ville en liesse […] Le côté malade est la curiosité [27] ».

13 Dans l’œuvre achevée elle-même, les évocations du paradoxe lourdais foisonnent et l’impression de dualité foncière qui frappe et marque le narrateur, lui fait identifier Lourdes à « un enfer corporel et [à] un paradis d’âme » (FDL, p. 50), à « l’extrême des douleurs et [à] l’extrême des joies » (FDL, p. 85) !

14

En somme, les impressions que l’on emporte sont de deux sortes et elles sont hostiles l’une à l’autre, inconciliables.
Lourdes est un immense hôpital Saint-Louis, versé dans une gigantesque fête de Neuilly ; c’est une essence d’horreur égouttée dans une tonne de grosse joie ; c’est à la fois et douloureux et bouffon et mufle. […]
Oui, certes, cela est bien misérable, cela incite à quitter cette ville et à n’y jamais mettre les pieds, mais c’est l’impudent revers d’un inégalable endroit ; la face, Dieu merci diffère. (FDL, p. 190)

15 L’opposition, soulignée par le titre, est, par ailleurs, présente dans les premiers écrits esthétiques de Huysmans : « Pustules vertes ou chairs roses, peu nous importe ; nous touchons aux unes et aux autres, parce que les unes et les autres existent, parce que le goujat mérite d’être étudié aussi bien que le plus parfait des hommes […] La société a deux faces : nous montrons ces deux faces [28] ». C’est ainsi dans une rhétorique antithétique que Huysmans défendait Zola et le naturalisme dans son fameux texte consacré à L’Assommoir en 1876. D’ailleurs, après avoir fait Là-bas, il voulait faire un Là-haut, le livre blanc après le livre noir, confie-t-il à Arij Prins dans une lettre du 27 avril 1891. En route devait être l’« à rebours de Là-bas[29] ». Bref la rhétorique antinomique est caractéristique de l’écriture huysmansienne.

16 Aussi le titre inférant l’antithèse, « Les Deux Faces de Lourdes », était-il donc plus conforme à la fois à l’expérience biographique de la ville par l’auteur et à une esthétique qui le représente pleinement. Il est vrai, ceci dit, que la symétrie phonique des sons [ul] et [lu] dans les deux noms des foules de Lourdes induit encore l’idée d’opposition, mais il est bien évident que le manichéisme lourdais est plus explicite dans Les Deux Faces de Lourdes. Les foules, c’est ce qui empêche la distinction, la mise en ordre. L’attente du lecteur est tout autre quand on lui annonce une face, puis l’autre. Pourquoi alors le changement de titre ?

17 Aucune explication de cette modification n’est donnée par Huysmans qui mentionne le nouveau titre dans une lettre à d’Hennezel, le 3 juillet 1906 : « Je n’en ai pas moins fini de corriger presque en entier les épreuves des Foules de Lourdes[30] ». Aucune exégèse de ce nouveau titre n’existe à notre connaissance. Or, il est de toute évidence en rupture avec l’œuvre qu’il ne reflète pas. Les Foules de Lourdes est non pas le récit des foules de Lourdes mais celui d’un voyageur souffrant de leur présence, engagé dans une observation minutieuse de ses propres sentiments et sensations, et dans une quête intime du sens des miracles et de leur justification. Autrement dit, le titre est en décalage par rapport à l’œuvre. Cette anomalie première du récit appelle à une résolution, nécessite une interprétation.

18 Or il est significatif que ce que Huysmans admirait le plus chez Zola, au-delà des ruptures et des oppositions, c’était son talent de « manieur de foules » qu’il a relevé plus d’une fois. Il l’en a loué à propos de L’Assommoir :

19

Deux de ses qualités foncières, celle de la création des personnages de second plan traités avec une ampleur inconnue jusqu’alors et le maniement prodigieux des foules, se sont accrues encore, s’il est possible, dans sa dernière œuvre [L’Assommoir[31]].

20 Cette qualité zolienne, Huysmans y revient dans une lettre suivant la lecture de La Débâcle en juin 1892 [32] et il la réitère après la lecture de Rome quand il évoque « les grouillements de foule que seul » Zola pouvait rendre [33]. Quand Huysmans évoque le Lourdes de Zola dans La Cathédrale, ce sont aussi « ses magnifiques pages où se déroulent les multitudes en flammes des processions [34] » qui gardent sa faveur, malgré le désaccord sur le propos général du roman. Bref, les foules, pour Huysmans, seraient la spécialité de Zola, celle dans laquelle il excelle de façon incontestable.

21 D’ailleurs, dans le carnet de 1903, Huysmans note le samedi 14 mars : « Lourdes médical a été fait par Boissarie – des débuts de Bernadette par Estrade – des foules par Zola [35] ». Huysmans projette de faire autre chose que ce qui a été déjà fait, c’est-à-dire qu’il ne doit pas faire un Lourdes des foules, puisque ce dernier a été fait par Zola. C’est pourtant le titre qu’il décide de donner à son œuvre « Les Foules de Lourdes », au risque de commettre un pléonasme, comme le souligne Naomi Schor [36], mais avec le bénéfice, nous l’avons mis en évidence, de faire nécessairement référence à Zola.

22 Le titre choisi par Huysmans procède de ce que Michael Riffaterre décrit comme la « trace de l’intertexte », qui « prend toujours la forme d’une aberration à un ou plusieurs niveaux de l’acte de communication : elle peut être lexicale, syntaxique, sémantique, mais toujours elle est sentie comme la déformation d’une norme ou une incompatibilité par rapport au contexte [37] ». La résolution de cette « incompatibilité » exige alors la reconnaissance d’un intertexte qui seule peut permettre un accès complet à l’œuvre. Autrement dit, seul Zola peut expliquer le titre de Huysmans.

23 D’ailleurs, la foule de Huysmans, comme souvent les foules de Zola, est redoutable, c’est une « armée » (FDL, p. 35, 76), un « troupeau » (FDL, p. 35, 37) dont toutes les parties de la ville « débordent » (FDL, p. 35). La foule « fourmille » (FDL, p. 38), son « assaut » (FDL, p. 28) est craint. Cependant, le narrateur des Foules de Lourdes, contrairement au héros de Lourdes, doit faire preuve de beaucoup d’imagination et d’adresse pour ne pas se joindre à la foule. Il faut également beaucoup d’efforts, une fois engloutis par elle, pour que le Dr Boissarie, le médecin responsable du bureau des constatations, et le narrateur « finiss (ent) par sortir de cette foule » (FDL, p. 45). Le bureau des constatations lui-même, est « protégé contre la foule par des barreaux de fer » (FDL, p. 57). Envahie par la multitude, la ville devient, pour le narrateur huysmansien, « inhabitable » (FDL, p. 75). Il se tient près de la porte de la basilique quand il y a foule et, selon lui, quand les pèlerinages internationaux arrivent, « si l’on veut se recueillir, le plus simple est de rester chez soi » (FDL, p. 76). De surcroît, la foule est sujette à une ironie acerbe chez Huysmans tandis que le héros du Lourdes de Zola, bien que prêtre apostat, bien que manifestant de son côté aussi un besoin d’isolement, est toujours compatissant, et n’hésite pas à pénétrer dans cette foule. La foule ne le tient pas à son seuil, il a souvent à transporter son amie malade, qu’il accompagne dans ce pèlerinage où elle espère guérir, et il fait son chemin au cœur même d’entassements humains qui semblent les avoir murés l’un et l’autre.

24 En outre, l’œuvre de Zola s’ouvre sur un microcosme de la foule, sur un échantillon représentatif des multitudes de Lourdes dans un train transportant des malades vers la ville mariale. Les personnages composant la foule en devenir sont individualisés, rapprochés du lecteur aussi bien que du personnage principal du roman, seul équivalent romanesque possible du narrateur de Huysmans. Le narrateur observe la foule à distance, non seulement une distance spatiale mais une distance esthétique révélée par des comparaisons picturales qui accentuent son éloignement. « En […] contemplant [les malades de Lourdes], le souvenir [le] hante du tableau du vieux Breughel » (FDL, p. 55). La proximité semble supérieure entre Huysmans et Breughel qu’entre le narrateur et la foule observée. La référence à l’histoire, une histoire éloignée, sert aussi de repoussoir aux foules chez Huysmans, dont le narrateur « se remémore les bêtes fabuleuses du Moyen-Âge » (FDL, p. 56) en observant un malade de Lourdes. Rien de tel chez Zola dont le texte raconte, à travers le regard et parfois la voix du héros, l’histoire intime de chaque misère observée. Enfin, le Lourdes de Zola se conclut sur le même train de malades revenant vers Paris mais aussi sur le décompte des passagers, « les cinq cents pèlerins, les trois cents malades allaient s’y [à Paris] perdre et retomber sur le dur pavé de leur existence [38] ». Le récit de Huysmans finit, pour sa part, sur une apostrophe du narrateur à la Vierge dans un monologue encadré de guillemets qui détachent typographiquement le « je » de toute évocation de la cohue environnante. Le retrait du narrateur par rapport aux multitudes est alors définitif.

25 Bref, avec Huysmans, on est sans aucun doute bien moins au cœur de la foule qu’avec Zola et cette évidence n’a pas pu échapper au premier. Son choix de titre final ne saurait refléter une intention de se mesurer à Zola dans la mise en scène de la foule. Il n’en demeure pas moins que cette évocation des foules est forcément une interpellation de Zola. Le titre, au lieu d’annoncer l’œuvre qu’il coiffe renvoie à celle qui l’a fait naître. Cette assimilation imposée de Huysmans à l’œuvre de Zola se manifeste d’ailleurs de manière patente dans les traitements des récits seconds.

26 De fait, Lourdes n’est pas seulement le lieu des multitudes humaines, c’est aussi la ville de la multitude narrative. Les récits y pullulent et forment une sorte de banque d’histoires offertes au romancier : histoires anciennes témoignant avec insistance des dix-huit apparitions de la Vierge à Bernadette Soubirous, autres histoires répertoriées dans les archives de la ville et contées par ses médecins spécialisés dans la constatation ou la réfutation de guérisons présentées comme miraculeuses. Toutes vont nourrir le texte naturaliste, bien sûr, avide de sources, dévorateur de documents de toutes sortes. Ces histoires seront allègrement exploitées par Zola puis reprises par Huysmans qui doit faire ici œuvre de réhabilitation de la ville mariale.

27 La lecture comparative de la reconstitution des récits nous mène au cœur de l’adieu littéraire de Huysmans à Zola. En effet les deux textes accumulent les récits de guérison et procèdent par l’évocation des noms et prénoms des bénéficiaires de la bonté mariale. L’effet de réel du nom propre ainsi assuré, l’un et l’autre ouvrages narrent les circonstances du dit miracle. C’est là qu’ils divergent, bien sûr, puisque Huysmans accepte le miracle et que Zola a pour but de lui trouver une explication rationnelle, l’hystérie, l’autosuggestion ou le souffle guérisseur des foules. Jusque-là rien de surprenant, ni de la part de celui qui en appelle désormais à une religion de la science ni de celle de l’ancien oblat vouant un culte de plus en plus exclusif à Marie.

28 Des questions affleurent néanmoins lorsque l’on compare les voix de la narration de ces récits seconds. Chez Zola, ce sont des personnages, des membres de la foule qui prennent en charge cette narration. Dans Les Foules de Lourdes, c’est, la plupart du temps, le narrateur qui raconte les histoires de miraculés. La forme dialoguée dont Huysmans use largement dans ses œuvres précédentes, et qui lui aurait permis de déléguer les histoires de guérisons miraculeuses à des interlocuteurs occasionnels du narrateur, n’est pas celle qui est retenue. Les récits de miracles lourdais sont fondus dans le récit premier du texte. Le narrateur huysmansien a la même fonction que des pèlerins quasi-inconnus de Zola. Il assume un rôle joué par la foule chez Zola. C’est ainsi qu’est racontée l’histoire de Pierre Rudder dans Lourdes :

29

Connaissez-vous l’histoire de Pierre de Rudder, un ouvrier belge ? […] demande un des pèlerins de Zola à ses compagnons de train se dirigeant vers Lourdes.
Cet homme avait eu la jambe cassée par la chute d’un arbre. Après huit ans, les deux fragments de l’os ne s’étaient pas soudés, on voyait les deux bouts au fond d’une plaie, en continuelle suppuration ; et la jambe molle, pendait, allait dans tous les sens. (L, p. 98)

30 Dans le texte de Huysmans, c’est le narrateur premier qui raconte cet épisode au lecteur :

31

Le 16 février 1867, un paysan du nom de Pierre Rudder, résidant à Jabbeke, village situé près de Bruges, eut la jambe cassée par une chute d’arbre ; il y avait fracture du tibia et du péroné […] l’on pouvait discerner dans la plaie, les deux os demeurés intacts, distants de trois centimètres l’un de l’autre. […] la partie inférieure du membre qui n’était plus soudée à l’autre ballotait, telle qu’une chiffe, dans tous les sens. (FDL, p. 248)

32 Le narrateur huysmansien s’efforce de rétablir les faits, Rudder n’était pas un ouvrier comme Zola le fait dire à son personnage mais un paysan, la date exacte de l’accident de Rudder est précisée chez Huysmans, les os touchés par l’accident sont nommés de façon scientifique mais on ne peut s’empêcher d’être frappé par la similarité de ces extraits. Les faits racontés sont les mêmes, on peut donc comprendre la référence chez les deux auteurs à deux extrémités d’os ne se rejoignant pas dans la jambe du futur miraculé ; cela peut aussi expliquer la reprise exacte de « la chute d’arbre », même si elle aurait pu être racontée en d’autres termes par Huysmans. Ce qui, en revanche, paraît révélateur de la volonté de Huysmans de remplacer le pèlerin de Zola dans son récit, c’est la répétition exacte de l’expression « dans tous les sens ». Huysmans dont l’hermétisme et la profusion de vocabulaire effarent souvent le lecteur, Huysmans qui croyait avoir écrit À Rebours « pour dix personnes [39] », répète les mêmes structures de phrases qu’un figurant du roman zolien.

33 Il est vrai que les auteurs semblent tous deux avoir eu au moins une source commune pour le cas Rudder : Les Annales de Lourdes auxquelles Zola a eu un accès direct et que Huysmans a lues à travers leur synthèse par le Docteur Boissarie dans son Lourdes, depuis 1858 jusqu’à nos jours[40] :

34

« En 1867, Pierre de Rudder, ouvrier belge, eut la jambe cassée par la chute d’un arbre[41] ».
« En 1875, huit ans après l’accident, la partie inférieure de la jambe ne tenait pas à la supérieure et était mobile en tous les sens[42] ».
« La partie inférieure de la jambe tenait faiblement à la supérieure ; le pied tournait en tout sens ; les deux parties de l’os cassé étaient distantes l’une de l’autre de 0,03 m, et se montraient à travers les chairs ; une grande et profonde plaie était là en continuelle suppuration [43] ».

35 Il semble bien y avoir là rencontre dans une source d’informations commune. Toutefois l’ouvrage de Boissarie, dans lequel Huysmans puise les détails de son récit, consacre près de 20 pages (171 à 192) à la guérison de Rudder. Dans ces vingt pages, sont reproduits certains extraits des Annales, dont ce qui précède, mais sont également cités des témoignages multiples, des récits divers racontant autrement l’histoire de Rudder. Le fait que Huysmans ait choisi d’emprunter la version qui le rapproche le plus de Zola est lourd de sens, indique qu’il y a eu désir, encore une fois, de charger Les Foules de Lourdes de renvois à Lourdes.

36 C’est encore à un représentant de la foule zolienne que le narrateur de Huysmans ressemble lorsqu’il découvre l’horreur de certaines maladies. Dans le train zolien, « une fille mince dont le visage était enveloppé dans un fichu noir disait qu’elle avait faim » (L, p. 44). À l’hôpital de Notre-Dame des Sept-Douleurs, le narrateur de Huysmans observe « un paysan, amené par le pèlerinage de Coutances, [qui] déjeune, seul, tel qu’un enfant puni, la figure contre un mur » (FDL, p. 49). Dans le train de Zola « le fichu tomba, et Marie eut un frisson d’horreur. […] “Oh ! voyez donc, Pierre !” » (L, p. 45) ; à l’hôpital de Huysmans, le paysan « se retourne pour demander du pain… oh ! » (FDL, p. 49). Dans le train, « c’était un lupus qui avait envahi le nez et la bouche, peu à peu grandi là, une ulcération lente s’étalant sans cesse sous les croûtes dévorant les muqueuses. […], les cartilages du nez se trouvaient presque mangés, la bouche s’était rétractée, tirée à gauche par l’enflure de la lèvre supérieure, pareille à une fente oblique, immonde et sans forme » (L, p. 45). À l’hôpital, « il lui [le paysan] pend d’un trou informe et limoneux, qui fut jadis une bouche, une langue énorme. La peau molle et violette, comme enduite de gomme, qui la recouvre, semble morte, mais le dedans remue et vit » (FDL, p. 49). Dans le train, comme à l’hôpital, chez Zola comme sous la plume de Huysmans, une prière fait suite à la vision d’horreur, prière de la foule chez Zola, prière du narrateur chez Huysmans :

37

Tout le wagon avait blêmi devant l’abominable apparition. Et la même pensée montait de toutes ces âmes gonflées d’espoir. Ah ! Vierge sainte, Vierge puissante, quel miracle, si un pareil mal guérissait ! (L, p. 45)
Ah ! Seigneur, tout de même, songez que vous avez revêtu pour nous racheter, la livrée humaine […] ayez pitié de celui-ci, guérissez-le ! (FDL, p. 49)

38 Le narrateur de Huysmans pourrait être dans la foule de Zola. Les mêmes étapes sont suivies dans l’observation de l’horreur : dissimulation, dévoilement, signe de surprise horrifiée, description puis prière. Avec ses Foules de Lourdes, Huysmans répond cette fois à Zola en pénétrant dans sa foule et en en brisant la solidarité. La foule de Zola, qui, dans Lourdes comme dans ses autres œuvres des foules, est unie comme une seule âme, qui souffre, pleure, s’émeut en même temps, est brisée dans cette communion par la voix discordante de Huysmans, venue la hanter dix ans plus tard pour corriger les faits, combler les trous des récits des pèlerins zoliens et donner une logique à leur succession.

39 Si le cas de Rudder est parlant par la répétition lexicale parfaite, si ceux du paysan de Coutances et d’Élise Rouquet sont troublants de ressemblances, d’autres aspects du traitement des récits seconds placent aussi Huysmans dans la position d’un pèlerin de Zola revenant rectifier la version zolienne, de l’intérieur. En effet, les récits de la foule zolienne insistent sur la rapidité des guérisons qui sont, selon elle, réalisées « d’un coup » (L, p. 98), « trois minutes après » (L, p. 101), « brusquement » (L, p. 102), « sans transition », « comme par enchantement » (L, p. 106). C’est sur cet aspect particulier que revient justement Huysmans en déclarant que « ce qui constitue l’élément du miracle, en pareil cas, c’est moins la guérison que sa promptitude, que son instantanéité » (FDL, p. 61). Il reprend des ingrédients clés des récits de la foule zolienne à son compte pour les exposer dans un discours digne de tous les préceptes du naturalisme, comme si un des pèlerins du roman de Zola se soulevait pour arrêter le roman de l’intérieur et corriger la naïveté et l’ignorance avec lesquelles Zola les dépeint.

40 Sur cette lancée, Huysmans va parfois donner à la foule de ses lecteurs ce que Zola refuse à celle de ses personnages. Il va donc combler les blancs laissés par Zola dans l’« histoire de Bernadette si jolie » (L, p. 115) dont Pierre interrompt la lecture dans Lourdes. « Comme il tournait la page, Pierre s’arrêta, laissant retomber le petit livre » (L, p. 116) pour raconter, expliquer, analyser et commenter les circonstances qui ont mené aux visions de Bernadette. Le livre de Pierre tombe au moment où Bernadette arrive à la grotte, juste avant les apparitions, là où l’épilogue des Foules de Lourdes prend le relais : « En l’an 1858, la Vierge apparut dix-huit fois – du jeudi au vendredi 16 juillet – dans cette grotte, à une petite fille de quatorze ans » (FDL, p. 5). Cette histoire, désormais débarrassée de toute herméneutique, comme l’était celle du « petit livre » abandonné par Pierre, est bien la suite de celle dont le héros de Zola s’était refusé à poursuivre la lecture.

41 Enfin, une dernière anomalie ou « aberration » des Foules de Lourdes que Zola aide à dissoudre est l’étrangeté du premier chapitre de l’œuvre. L’entrée dans le récit tranche avec le reste du texte par une exclusion quasi-totale du « je » du narrateur, envahissant dans tous les autres chapitres. Ce décalage par rapport à l’œuvre, semblable à celui du titre, ne s’explique encore une fois que par le filtre zolien. Le chapitre complète encore les blancs laissés par Zola dans son Lourdes, lorsqu’au sein des élans passionnels des passagers du train se dirigeant vers la ville des miracles, l’affection de la Vierge pour la France est évoquée : « c’était en France surtout qu’elle se plaisait à se montrer aux petites bergères » (L, p. 110), écrit Zola. « La France avait toujours été son pays aimé », « toujours la Mère du Christ a considéré ce pays comme son fief » (FDL, p. 9), poursuit Huysmans. Le premier chapitre des Foules de Lourdes reprend la brève allusion par Zola à une possible lignée d’apparitions de la Vierge et remonte le cours spatio-temporel des filiations de ces miracles. Ce chapitre qui, sans le retour à Zola, semble une anomalie dans le texte de Huysmans, en rupture par rapport au mouvement profondément subjectif de l’œuvre, ne s’explique, lui aussi, que par sa nécessaire évocation, non seulement du Lourdes de Zola mais de l’écrivain Zola en général, celui de l’arbre généalogique des Rougon-Macquart. En effet, ce chapitre n’est rien d’autre que l’arbre généalogique des apparitions de la Vierge en France, dont « celle de Lourdes, n’est qu’un succédané de manifestations plus anciennes » (FDL, p. 9). Le texte en établit les « sources » (FDL, p. 9), « l’origine » (FDL, p. 10), les « antécédents » (FDL, p. 16) et « la filiation » (ibid.).

42 Il faut connaître Zola pour lire Les Foules de Lourdes de Huysmans. Ce dernier texte ne trouve sa pleine valeur que lu à travers le filtre non pas seulement du Lourdes de Zola mais d’une appréhension de l’œuvre zolienne comme œuvre des foules d’abord, les foules étant « the royal way to an understaunding of some of the fundamental questions which obsessed Zola[44] ». En fait, au moins depuis À Rebours, tout texte de Husymans ne peut se lire qu’à l’aune d’autres œuvres d’art qu’il convoque de manière plus ou moins explicite. Huysmans, de façon plus ostentatoire que d’autres écrivains peut affirmer que « nous ne faisons que nous entregloser [45] ». Huysmans, de manière plus tangible que d’autres auteurs a besoin d’inscrire ses textes dans un dialogue constant avec d’autres œuvres. Or, « du point de vue de l’art » (FDL, p. 26-27), Les Foules de Lourdes ne se comprend qu’en référence à Zola, à Lourdes, en particulier, mais en général, à l’écriture zolienne.

43 Cette communion ultime n’a rien d’étonnant, par ailleurs, puisque la ville de Lourdes, est le lieu de rencontre idéal d’un « structuring theme which engages all of Zola’s fiction [46] » et d’un topos tout aussi important de l’esthétique huysmansienne, à savoir la maladie et la douleur puisque, « les “meilleurs” corps, les plus fascinants pour lui [Huysmans], sont sans doute ceux où se font jour les marques tétaniques ou extatiques d’une souffrance, dans laquelle le corps se trouve ressaisi et brisé [47] ». C’est à Lourdes que Zola trouve non seulement la foule mais une histoire non créée par lui et qui obéit parfaitement à la structure de ses plus grands romans de foule telle que décrite par Naomi Schor, c’est-à-dire une histoire dans laquelle un individu a servi de pharmakos à une foule, de victime sacrifiée pour qu’une foule puisse vivre. Bernadette, en effet, comme le Florent du Ventre de Paris, comme Nana dans le roman homonyme, comme l’Étienne de Germinal, est bannie du Lourdes qu’elle a elle-même fait naître après y avoir été persécutée par tous. Sans même que Zola ait à mettre la main à la pâte, la relation individu/foule dans Lourdes repose sur un mythe fondamental de son œuvre : celui du sacrifice originel d’un individu à une foule. Quant à l’attrait huysmansien des corps souffrants, Lourdes offre un spectacle permanent inespéré de douleurs et de difformités divers. Bref, Lourdes est le lieu où les obsessions textuelles de l’un et l’autre se rencontrent, c’est dans cette ville du miracle que Zola et Huysmans peuvent enfin trouver une pâture essentielle commune, non imposée par un cahier de charge réaliste ou autre, à leur écriture.

44 Huysmans ne suit pas seulement les pistes ouvertes par Zola. La prière finale à la Vierge dans Les Foules, rappelle celle à Dieu qui conclut À Rebours, mais renverse aussi la structure fondamentale de la relation de l’individu à la foule chez Zola. En effet, si Bernadette a été sacrifiée aux foules de Lourdes, la Vierge, elle, souligne Huysmans, désormais « immaculée conception », devient un avatar d’Ève, Ève au « corps issu d’une terre vivante, encore impolluée » (FDL, p. 199), elle aussi. La Vierge a donc, d’après le texte huysmansien, une dette envers la foule des humains, sacrifiée à la faute de sa première incarnation, condamnée au bannissement du paradis à cause d’elle. Si miracles il y a, ils sont non seulement explicables mais également légitimes, puisqu’il s’agit pour la nouvelle Ève de payer sa dette envers l’humanité, la plus grande foule qui soit. Huysmans finit là où Zola entame le premier roman de ses Rougon-Macquart. La Fortune des Rougon s’ouvre en effet sur cette tombe d’une Marie oubliée lors du déménagement du cimetière de l’aire Saint-Mittre, sacrifice originel d’un individu à la foule zolienne, sacrifice fondateur de cette Histoire d’une famille sous le second Empire[48]. Huysmans revient sur ce mythe zolien premier et essentiel pour proposer, à titre posthume, un schéma narratif exactement symétrique dans lequel la foule est sacrifiée à l’individu. La prière ultime à Marie dans l’œuvre de Huysmans devient une invitation à un renversement scriptural, à une réorientation de la littérature du XIXe siècle, dont l’œuvre zolienne devient l’emblème, non plus vers le roman des masses, mais plutôt vers une écriture attentive à l’individu, à l’image donc de ce que le vingtième siècle connaîtra.

Notes

  • [1]
    J.-K. Huysmans, Les Foules de Lourdes, suivi de Carnets et Lettres (1903-1904), Introduction de P. Lambert, Plon, 1958, p. 60. C’est cette édition du récit qui sera citée tout au long de l’article. Les extraits seront référés dans le corps du texte entre parenthèses par les lettres FDL suivies du numéro de page.
  • [2]
    M. Smeets, Huysmans l’inchangé. Histoire d’une conversion, Amsterdam-New York, Rodopi, coll. « Faux titre », 2003, p. 142.
  • [3]
    Halina Suwala, « Huysmans et Zola, ou l’amitié rompue », dans Huysmans. Une esthétique de la décadence, Slatkine, Genève-Paris, 1987, p. 99. H. Suwala analyse la duplicité huysmansienne vis-à-vis de Zola à travers la correspondance de Huysmans qui, d’une part, fait l’éloge de Zola, d’autre part, montre une exécration extrême à son égard dans ses autres lettres dans lesquelles il l’évoque de manière répétitive, obsessionnelle.
  • [4]
    J.-K. Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins, 1885-1907, publiées et annotées par L. Gillet, Droz, 1977.
  • [5]
    C’est l’insulte accolée au nom de Zola dans plusieurs des lettres adressées à Arij Prins (ouvr. cité) notamment dans celles du 17 mars et du 7 avril 1890 et dans celle du 8 janvier 1891.
  • [6]
    Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins, ouvr. cité, p. 200.
  • [7]
    Ibid., p. 206.
  • [8]
    Ibid., p. 209.
  • [9]
    Ibid., p. 229.
  • [10]
    Ibid., p. 231.
  • [11]
    Ibid., p. 233.
  • [12]
    Ibid., p. 238.
  • [13]
    Ibid., p. 266.
  • [14]
    Ibid., p. 189-190, lettre du 7 avril 1890.
  • [15]
    Idem.
  • [16]
    Là-bas, Œuvres complètes, vol. XII, Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 5-6.
  • [17]
    La Cathédrale, Œuvres complètes, éd. citée, vol. XIV, p. 26.
  • [18]
    C’est ainsi que s’ouvre le récit : « Les apparitions de la Sainte Vierge à notre époque n’ont rien qui puisse surprendre ; Lourdes n’est dans l’histoire de la France, ni une exception, ni une nouveauté ; toujours la Mère du Christ a considéré ce pays comme son fief » (FDL, p. 9).
  • [19]
    Nous soulignons dans tous les extraits cités dans cet article.
  • [20]
    Implicite puisqu’aucune date ne signale le passage d’une journée à l’autre ; seules quelques mentions du temps écoulé donnent au lecteur l’impression du passage progressif du temps : « Ce matin » (FDL, p. 107), « depuis hier soir » (FDL, 144). Parfois, on comprend que plusieurs jours se sont écoulés entre les chapitres : « Le temps des grands pèlerinages internationaux est venu » (FDL, p. 87), « depuis quelques jours » (FDL, p. 131).
  • [21]
    Cité par R. Baldick dans La Vie de J.K. Huysmans, Denoël, 1958, p. 390.
  • [22]
    Cité par R. Baldick, ibid., p. 391.
  • [23]
    Épreuve jointe par P. Lambert (édition de référence, entre les pages 230 et 231).
  • [24]
    Lettres inédites à Arij Prins, ouvr. cité, p. 390, lettre du 7 octobre 1904.
  • [25]
    Parue dans le dossier de l’œuvre rassemblé par P. Lambert dans l’édition à laquelle nous nous référons, p. 257, lettre du 12 mars 1903.
  • [26]
    Ibid., p. 260, lettre du 13 mars 1903.
  • [27]
    Ibid., p. 235-236, écrit entre le mercredi 7 et le vendredi 9 septembre 1904.
  • [28]
    Huysmans, « Émile Zola et L’Assommoir », dans Sylvie Thorel-Cailleteau (dir.), Zola, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, coll. « Mémoire de la critique », 1998, p. 83-100.
  • [29]
    Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins, ouvr. cité, p. 219.
  • [30]
    Extrait cité par A. Billy dans Huysmans et Cie, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1963, p. 188.
  • [31]
    « Émile Zola et L’Assommoir », ouvr. cité, p. 98.
  • [32]
    Joris-Karl Huysmans, Lettres inédites à Émile Zola, Droz, Genève, 1953, p. 143.
  • [33]
    Ibid., p. 145.
  • [34]
    La Cathédrale, ouvr. cité, p. 28.
  • [35]
    Document paru dans l’édition de l’œuvre à laquelle nous nous référons, p. 212.
  • [36]
    Zola’s Crowds, Baltimore and London, The John Hopkins University Press, 1978, p. 126. Naomi Schor affirme que « Huysmans’s title Les Foules de Lourdes is pleonastic » parce que Lourdes et foule sont synonymes à la fin du XIXe siècle.
  • [37]
    M. Riffaterre, « La trace de l’intertexte », La Pensée, n? 215, oct. 1980, p. 5.
  • [38]
    Zola, Lourdes, Gallimard, coll. « Folio classique », 1995, p. 578. C’est cette édition du récit qui sera citée tout au long de l’article. Les extraits seront référés dans le corps du texte entre parenthèses par la lettre L suivie du numéro de page.
  • [39]
    R. Baldick, ouvr. cité, p. 103.
  • [40]
    Sanard et Dérangeon, Paris, 1894 (document numérisé dans la banque de données Gallica à l’adresse suivante : www.gallica.bnf.fr). Le texte du docteur Boissarie portant sur le cas Rudder se présente en effet comme le compte rendu du récit des Annales de Lourdes suivi d’entrevues ou de témoignages divers recueillis par le docteur Boissarie auprès des survivants.
  • [41]
    Docteur Boissarie, ouvr. cité, p. 171.
  • [42]
    Ibid.
  • [43]
    Ibid., p. 173.
  • [44]
    N. Schor, Zola’s Crowds, ouvr. cité, p. XI.
  • [45]
    Montaigne, Essais, livre III, chap. XIII, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 1199.
  • [46]
    N. Schor, ouvr. cité, p. XI.
  • [47]
    J. Dupont, « Huysmans, le corps dépeint », RHLF, nov.-déc., 1980, n? 6, p. 955, cité par M. Smeets, ouvr. cité, p. 133.
  • [48]
    N. Schor, ouvr. cité, p. 8-21.
Français

Le titre choisi par Huysmans pour le dernier récit publié de son vivant, Les Foules de Lourdes, est en décalage par rapport à l’œuvre et s’avère comme une anomalie qui ne trouve sa résolution que dans une ultime et nécessaire évocation de Zola. Ce premier lien établi, une lecture comparative des Foules de Lourdes et de Lourdes montre que le texte de Huysmans a pour référence première celui de Zola à la fois dans la description de la ville mariale, dans la narration des multiples récits qui y pullulent et dans la réaction aux spectacles d’horreur auxquels elle confronte ses visiteurs. Cet ultime dialogue permet à Huysmans non seulement de liquider son ancienne « obsession » envers le maître décédé mais également et surtout de proposer un au-delà du naturalisme qui anticipe, plus que ne l’aura fait le naturalisme spiritualiste envisagé dans Là-bas, l’écriture du XXe siècle, dans un renversement total de la formule romanesque zolienne où l’individu était sacrifié à la foule.

English

The title chosen by Huysmans for the last narrative published in his lifetime, Les Foules de Lourdes, is inconsistent with the work, and turns out to be an abnormality which finds its resolution only in an ultimate and necessary evocation of Zola. This first link being established, a comparative reading of Les Foules de Lourdes and Lourdes shows that Huysmans’s text is primarily based on Zola’s in the description of Lourdes, in the narration of the multiple stories the city shelters and in the reaction to the horrors with which it confronts its visitors. This ultimate dialogue allows Huysmans not only to purge his former « obsession » with his deceased master but also and especially to propose a literature beyond naturalism. Here, more than in the spiritualist naturalism considered in Là-bas, twentieth century literature is anticipated in a total reversal of Zola’s narrative formula, where the individual was sacrificed to the crowd.

Soundouss EL KETTANI
(Collège militaire royal du Canada, Kingston)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/04/2011
https://doi.org/10.3917/rom.151.0113
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