CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Après une éclipse de plus d’un demi-siècle, la « parole vive » suscite de nouvelles recherches parmi les historiens de la littérature française du XIXe siècle  [1]. Qu’elle ait été saisie au vol par un sténographe amateur, comme pour les causeries et les conversations mondaines, ou qu’elle ait été connue par l’intermédiaire de la presse, comme pour les chansons et les discours, la parole littéraire recouvre actuellement son statut de document primordial  [2]. Parmi ces paroles rapportées, il en est une dont l’examen a été laissé en friche. Il s’agit non de la parole « saisie dans son énonciation pure et immédiate, improvisée et non préméditée, telle qu’elle sort de la bouche de l’écrivain »  [3] au cours de causeries ou de récits de veillée, non plus que de la parole officielle retranscrite par les journaux, mais d’une parole intermédiaire qui s’exprime par la déclamation de textes originaux au sein des lieux de sociabilité littéraire – salons et cénacles essentiellement. Or, un double constat plaide pour un examen plus approfondi : les lectures privées d’œuvres littéraires se sont multipliées dans les années 1820 et 1830, et elles ont fait l’objet d’un nombre croissant de comptes rendus, satiriques ou élogieux, dans la presse. Comment celle-ci a-t-elle restitué ces événements d’ordre tout à la fois privé et mondain ? Peut-on dégager, au-delà des querelles de chapelle et des polémiques, une « scénologie » propre à ces comptes rendus ?

DU SALON AU CÉNACLE

2 Avant d’entrer dans l’analyse des textes, il convient de préciser ce qu’il faut entendre par lectures mondaines et lectures cénaculaires à l’époque romantique. Dans L’Espace public, Jürgen Habermas soutenait que les salons français du XVIIIe siècle avaient acquis une fonction tout à fait particulière, qui en faisait des chambres d’essai pour l’élite littéraire et philosophique. Les d’Alembert, les Diderot se devaient de soutenir devant l’un des grands salons parisiens leurs réflexions sous la forme d’une conférence, laquelle, assentiment reçu, pouvait alors être publiée sous la forme d’un texte. Les philosophes et les hommes de lettres cédaient ainsi aux salons le monopole de la première publication.

3 Le phénomène des lectures à haute voix s’est maintenu avec l’embourgeoisement et la massification du champ littéraire. Les jeunes romantiques royalistes de 1820, quand ils ne s’illustrent pas à la Société des Bonnes-Lettres, ne dédaignent pas de fréquenter les salons du faubourg Saint-Germain. Sans être systématique, la récitation par la voix de l’auteur est restée à l’époque romantique l’un des divertissements majeurs du public mondain et un moyen important de promotion. La grande innovation de cette époque consiste dans le déplacement partiel de l’activité de lecture vers les cénacles littéraires. Le cénacle littéraire  [4] hérite du salon certaines de ses caractéristiques sociabilitaires : il s’agit là aussi de la réunion d’individus dans un espace privé – une maison particulière, ou plus rarement l’arrière-salle d’un café ou d’un restaurant – hors de tout cadre réglementaire (hiérarchie, statuts, etc.). L’analogie s’arrête là cependant : à la différence du salon mondain, le cénacle n’est composé que d’écrivains et d’artistes et exclut tout élément exogène (homme du monde, écrivain officiel, femme et amateur) : l’artiste n’admet désormais de reconnaissance que de ses pairs, et c’est à eux qu’il compte désormais livrer en toute première instance le fruit de son labeur. En outre, le cénacle littéraire, à l’instar du cénacle apostolique dont il s’inspire ouvertement, fait groupe, c’est-à-dire que les individus régulièrement réunis forment ensemble une entité humaine fondée sur une certaine homogénéité et une certaine cohésion, tendue, toujours avec des nuances, vers la reconnaissance d’une esthétique et d’une éthique communes.

4 Dès les premières années des cénacles romantiques royalistes, chez les Deschamps notamment, les lectures à haute voix ont abondé. Dans le cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs et à l’Arsenal elles deviendront une activité centrale : « Demain soir, à huit heures très précises, ici chez Alfred, Jules, Les Mexicains et Émile vous attendent, cher Victor, dites-moi oui par la poste, ou plutôt sans réponse venez  [5] », écrit ainsi Vigny à Hugo en 1826, à l’occasion d’une tragédie de Lefèvre-Deumier. Le déroulement d’une soirée cénaculaire type est donné deux ans plus tard par Victor Pavie :

5

La soirée de cette mémorable journée se passait chez Victor Hugo où j’étais invité à dîner avec Boulanger, M. Foucher le père, et le père d’Aluzon… Sainte-Beuve, De Musset et Paul [Foucher] sont venus après. On s’est assis, et Paul nous a donné lecture d’un étincelant drame en trois actes intitulé la Goule […]. Ensuite Victor Hugo nous a lu des Orientales inouïes et doublement inouïes. Il en fait à mesure, il ne peut s’en décan-cher. […] Ensuite on a lu des vers de Lamartine adressés à Hugo en réponse aux siens. Grand Dieu ! que c’était beau ! […] Sainte-Beuve a terminé par des vers à Lamartine. Il est bon de te dire que Sainte-Beuve se place immédiatement après les trois colosses  [6].

6 Généralement réservée à la poésie, la lecture intime au cénacle n’a pas pour vocation de faire connaître des milliers de vers  [7]. Au contraire chacun se prête à l’exercice à tour de rôle, et chaque lecture entraîne, non des applaudissements enthousiastes, mais des commentaires, des conseils, des réserves. Occasionnant non un jugement public mais au contraire un jugement prononcé dans l’intimité cénaculaire, ce moment confère à l’œuvre et à son auteur une première reconnaissance, un avènement encore virtuel grâce aux bons soins de la communauté interprétative primordiale. Chaque camarade participe à la création, et c’est la lecture privée qui lui confère ce rôle de premier plan : tout à tour auditeur, destinataire, commentateur, il se révèle en définitive co-créateur de l’œuvre, partie prenante d’un processus créatif qui l’engage. Le cénacle remplit alors pleinement sa fonction de médiation littéraire.

7 Sans s’y substituer complètement, un troisième type de lectures, situé à mi-chemin des lectures mondaines et des lectures cénaculaires intimes, prolifère dans les rangs romantiques à la fin des années 1820. La vogue en avait été lancée quelques années plus tôt notamment par Mérimée, qui lit tout le Théâtre de Clara Gazul chez Delécluze, et par Victor Hugo lui-même avec son Cromwell, lu chez son beau-père au début de 1827. Une véritable campagne de performances romantiques s’ouvre alors qui accompagne l’investissement des grands noms du mouvement littéraire dans le drame, et à travers lui le début d’une conquête agressive des instances de consécration. Le 9 juillet 1829 a lieu chez Hugo la plus célèbre d’entre elles, celle d’Un duel sous Richelieu ; le 17, devant moins d’écrivains et plus de marquises, Vigny lit chez lui sa traduction d’Othello ; le 30 septembre : retour chez Hugo pour la lecture d’Hernani. Ces grand-messes n’ont plus grand-chose de commun avec les lectures faites dans la confidence du cénacle. Elles ont lieu sur invitation : y sont conviés non plus seulement les fidèles mais aussi tout le ban et l’arrière-ban du mouvement romantique ainsi que quelques parcelles du public mondain. Elles instaurent aussi un protocole qui contraste avec la familiarité du cénacle : heure de début précise, préparatifs abondants, etc. La finalité diffère enfin : à l’instar des lectures mondaines d’Ancien Régime, elles doivent constituer la première étape du lancement d’un futur succès et un grand moment d’affirmation pour l’auteur-récitant. Le cénacle devient de ce fait un lieu de promotion et de galvanisation : les camarades du cénacle y perdent leur privilège de pouvoir commenter ou intervenir dans la création, parce que la lecture d’une œuvre achevée demande le plébiscite, non l’exégèse amicale. Chaînon entre les manifestations publiques et privées, ces lectures-là fissurent le cercle des intimes et précipitent l’émergence d’une avant-garde combative, prête à livrer bataille. Sainte-Beuve, brodant sur le thème de l’innocence cénaculaire sacrifiée sur l’autel de la célébrité, a parfaitement fait la part de ces trois types de lectures :

8

Quand les soirées littéraires entre poètes ont pris une tournure régulière, qu’on les renouvelle fréquemment, qu’on les dispose avec artifice, et qu’il n’est bruit de tous côtés que de ces intérieurs délicieux, beaucoup veulent en être ; les visiteurs assidus, les auditeurs littéraires se glissent ; les rimeurs qu’on tolère, parce qu’ils imitent et qu’ils admirent, récitent à leur tour et applaudissent d’autant plus. Et dans les salons, au milieu d’une assemblée non officiellement poétique, si deux ou trois poètes se rencontrent par hasard, ô la bonne fortune ! vite un échantillon de ces fameuses soirées ! le proverbe ne viendra que plus tard, la contredanse est suspendue, c’est la maîtresse de la maison qui vous prie, et déjà tout un cercle de femmes élégantes vous écoute ; le moyen de s’y refuser  [8] !

9 Tout à la fois pratique proprement cénaculaire et activité héritée dans les salons, la lecture littéraire constitue l’une des scènes de la vie littéraire privilégiées de l’époque romantique. Mais par quelles voies est-elle parvenue jusqu’à nous ? Pour restituer l’atmosphère de ces scènes, la critique s’est généralement fiée aux livres de souvenirs qui ont commencé à fleurir dans les années 1850 – sans tenir compte de la part d’idéalisation que ces écrits tardifs comportent – ou dans le meilleur des cas elle a pris en compte les correspondances et les écrits intimes, lesquels ne fournissent jamais que des bribes d’informations. Dans la littérature de fiction en revanche, la scène de lecture n’aurait guère trouvé d’écho, à l’exception notable d’Illusions perdues[9]. Cette assertion ne se vérifie toutefois que dans le corpus romanesque. En fait la scène de lecture ne cessera d’engendrer du discours dans la presse et la littérature périodique. Réalité sociale, elle s’impose également comme une réalité textuelle. Dans ce corpus de textes  [10] on distinguera, dans un premier inventaire, deux types. Il y a d’un côté les textes à valeur référentielle : il s’agit des comptes rendus dans la presse des lectures mondaines, comme celle par Chateaubriand de son Moïse, à laquelle Latouche consacre un article dans la Revue de Paris en 1829, ou encore celle par Delphine de Girardin de L’École des journalistes, dont Alphonse Karr tire l’une de ses Guêpes en décembre 1839. À ce premier ensemble s’ajoute celui des fictions à caractère « parabolique »  [11] qui portent sur cette même institution de la lecture, par exemple l’article de Sophie Gay intitulé « Les trois lectures » et publié dans le Livre des Cent-et-un en 1832, ainsi que « Les litanies romantiques » de Balzac. Enfin, on a fait un cas particulier du texte écrit par le débutant Émile Souvestre et paru dans Le Lycée armoricain en 1829, dans lequel il se risque à mettre en scène une lecture romantique pour mieux louer le recueil de son compatriote Édouard Turquety. Présenté comme un authentique document, l’article est en fait une mystification, puisque Souvestre n’est pas entré dans un salon romantique, à l’Arsenal en l’occurrence, avant 1830. Ce récit émerveillé de la poésie en marche par les yeux d’un jeune provincial s’installe ainsi à la frontière des textes à vocation référentielle et des textes à vocation fictionnelle.

10 Une autre ligne de fracture, qui recoupe la première, sépare également ce corpus de textes en deux : d’une part se trouvent les articles à vocation soit informative, soit promotionnelle, voire apologétique. C’est le cas du compte rendu de Latouche et du faux compte rendu de Souvestre, qui l’un comme l’autre font alterner le récit et de larges extraits de l’œuvre lue  [12]. D’autre part figurent, en nettement plus grand nombre, les textes à valeur satirique, qu’il s’agit de replacer dans le contexte climatérique des années 1829-1835 et de la querelle de la camaraderie littéraire  [13].

POUR UNE ANALYSE DRAMATURGIQUE DES SCÈNES DE LECTURE

11 Fictions pourvues d’allusions à des personnes réelles ou mises en scènes d’événements vécus sur un mode quasi fictionnel, les comptes rendus de lectures publiques dans les journaux des années 1820-1840 sont fondés sur un même substrat textuel et peuvent donc être soumis à un même exercice de lecture, en l’occurrence à une analyse « dramaturgique » telle que proposée par Erving Goffman dans La Mise en scène de la vie quotidienne[14]. Cette lecture sociologique ne pourra bien entendu être mise en œuvre sans aménagements : Goffman s’intéressait aux organisations et aux configurations sociales réelles et non à leur représentation ou à leur reconstitution plus ou moins fidèle. Toutefois, dans la mesure où le cadre mondain impose aux acteurs sociaux, réels et figurés dans le texte, la tenue d’un rôle relativement stable qui consiste à régler ses actions sur une sorte de bienséance factice tout en feignant le naturel, il semble possible d’identifier là des représentations [15] et de les analyser dans la perspective avancée par le sociologue américain. La composition narrative de la plupart des textes prête le flanc, au surplus, à une telle lecture. Chez Latouche et Souvestre, ainsi, le narrateur se met en situation d’observation participante : « retirons-nous vers cette place demi-cachée », se propose l’un (Latouche, 250), tandis que l’autre, trop heureux de rencontrer enfin ses idoles poétiques, déclare : « Je m’étais retiré dans un coin du salon, d’où mes regards se promenaient partout, et où je pouvais, dans l’isolement, recevoir chaque impression et en jouir à l’aise » (Souvestre, 316). Le protagoniste se place dans une position peu engageante pour lui et se choisit un poste d’observation adéquat. De là pourront être scrutés puis relatés les faits et gestes non seulement du récitant, mais aussi du public, c’est-à-dire des deux équipes [16] en présence qui, chacune à sa manière, se mettent en scène.

12 Qu’il s’agisse du salon ou du cénacle, la lecture prend place dans un lieu choisi, étudié et décoré pour l’événement. Le jeune auteur, dans « Les trois lectures » réorganise ainsi sa petite chambre et l’érige « en salon de lecture » (Gay, 232) : il se fait prêter des chaises par la voisine et place son unique table au centre de la pièce. Au salon, l’atmosphère est plus guindée, toute pleine de « solennité sans faste » (Latouche, 249), mais le décor vise également la « simplicité riche et élégante » (Karr, 62) : ici « le guéridon, la lampe voilée, le manuscrit fermé encore » (Latouche, 251), là « une table, où deux candélabres et le verre d’eau classique annonçaient le genre de plaisir qui menaçait l’assemblée » (Gay, 241- 242). Au cours de cette solennité de soirée, la nourriture constitue un important élément de décor : au cénacle on boit « du punch, du thé, ou de l’eau sucrée » (Figaro, 3) ou on se ruine pour proposer aux invités le « pâté fondamental, et [les] sceaux où la glace irrite le feu pétillant du vin de Champagne » (Gay, 232), autrement dit « on multiplie les effets pour arriver à l’effet » (ibid.). Au salon, en revanche, on se contente selon la coutume de biscuits et de thé, qui doivent eux aussi mettre le public dans de bonnes conditions d’écoute.

13 Pour assurer le succès de la lecture, les invités sont soigneusement triés. « La maîtresse de la maison et l’auteur ont fait ensemble leur liste : un certain nombre de personnes, que le hasard double presque toujours, sont appelées pour écouter et trouver bon l’ouvrage qu’on va leur lire » (Jouy, 86). Le jeune Amaury réunit chez lui un « aréopage dramatique, romantique, et critique » (Gay, 230) et plus tard, madame de Ramesay l’accueille avec « plusieurs hommes spirituels, qui faisaient le fond de sa société quotidienne » (Gay, 250). D’autres, pour marquer l’événement, invitent le tout-Paris à la lecture : « Les intérêts de la cour, les arts, la liberté, la littérature, sont ici représentés par ambassadeurs, écrit Latouche, comme si l’on avait voulu que M. de Chateaubriand reconnût tout à l’heure tous les rivaux qu’il a surpassés dans ses divers genres de succès » (Latouche, 249). Il s’agit donc, selon une première logique, de désigner une assemblée restreinte, initiée et privilégiée, et selon une seconde logique de préparer un véritable événement mondain comparable aux bals. Dans les deux cas, le public aura soin de chercher la meilleure place disponible quand la lecture s’annonce : « Le grand cercle, banni des salons fashionables, se forma d’après le même ordre que sous l’empire : les jeunes femmes au premier rang, les vieilles au second, les hommes entassés par derrière, et regardant d’un air triste toute la place perdue au centre, et comme immolée à l’étiquette de la tradition » (Gay, 242).

14 L’auteur-récitant peut compter sur quelques adjuvants. Ici un comparse (« Charles Maubert, craignant que son ami ne perdît courage, interpellait de temps à autre quelques vieux amateurs du Gymnase » (Gay, 243)), là un amphitryon encourageant (« Nodier semblait presser le jeune homme qui se défendait mollement ; enfin, il me parut qu’il l’avait fait consentir à l’objet de sa demande » (Souvestre, 318)), là encore un leader charismatique (« Victor Hugo vint se placer près du jeune poëte et lui fit un signe d’encouragement » (ibid.)). L’essentiel du succès de la lecture dépend toutefois, outre le tri efficace d’un public gagné d’avance, de la qualité de la performance du récitant. Le lieu et le décor constituent en effet un élément de façade [17] que complète la façade personnelle du récitant. Celui-ci doit veiller à son apparence physique, mais il doit surtout avoir le talent de poser et de moduler sa voix, « un accent même de la lyre, […] un lien vivant entre son cœur et le nôtre » (Latouche, 252). Le talent d’acteur est alors mis à contribution : varier les tons, faire passer au mieux « les points d’orgue, les soupirs et les œillades » (Balzac, 824), ménager ses effets seront la voie royale pour remporter l’adhésion. « Mlle Gay, l’air égaré, les yeux hagards et exorbités, déclama deux cents vers, s’amuse Stendhal. Jamais pythonisse ne fut plus inspirée par une flamme plus ardente » (Stendhal, 413).

15 Revenons au public. En règle générale, la représentation s’étale sur trois actes. Au premier acte les invités arrivent et se placent tandis que le récitant et ses coéquipiers éloignent les gêneurs et organisent la scène  [18]. Le deuxième acte voit la préparation de la lecture et le début de celle-ci, et est centré sur l’acteur principal. Le troisième et dernier acte, enfin, est consacré aux réactions du public. Jusque-là, en effet, l’attention, ou la charge satirique, porte principalement sur l’auteur-récitant. Le public, lui, est aussi patient que passif. Limitée à « l’attitude de lamantins humant l’air frais sur le rivage » (Balzac, 824), l’assistance n’a pas encore d’existence textuelle propre. C’est elle pourtant qui détient le plus grand pouvoir d’évocation. Là encore, le contexte produit une pluralité de configurations possibles. Dans le cadre mondain, où la lecture représente généralement une solennité inévitable mais pénible, un obstacle qui empêche temporairement de s’adonner au jeu, à la danse et à la causerie, le public s’ennuie, profite de toute perturbation pour s’éclipser, se montre turbulent ou s’endort carrément : « en vain s’efforcent-ils de donner à l’assoupissement l’air de réflexion : la paupière se ferme, la tête tombe, se relève, et retombe sur la poitrine » (Jouy, 87). Ce n’est qu’à la fin de la lecture que, réveillés à grand-peine par les applaudissements, les dormeurs se trouvent contraints de déposer à leur tour un petit compliment aux pieds du chatouilleux récitant. Si le succès final, bienséance oblige, fait peu de doute, il peut donner lieu à davantage de ferveur : Delphine Gay voit ainsi, sa lecture achevée, s’approcher « les principales personnes présentes, les prêtres en particulier […] pour la féliciter du succès de son poème. Plusieurs de ses amis [vont] même jusqu’à se jeter à ses pieds, comme transportés d’admiration ; et tout cela dans une église catholique ! » (Stendhal, 413-414). Le silence est tout chargé d’émotion après la lecture de Turquety à l’Arsenal : « Il y eut peu d’applaudissements après cette pièce ; mais des yeux humides, des exclamations vives et interrompues, un serrement de main de Victor Hugo durent flatter le jeune poëte bien autrement que n’auraient pu le faire de bruyants éloges » (Souvestre, 320).

16 Le phénomène qu’ont principalement retenu les mémorialistes et qui, du coup, a conféré une petite célébrité à ces scènes dans l’histoire de la littérature française du XIXe siècle, consiste en l’usage par le public de « mots interrupteurs », selon l’expression de Balzac. Chaque compte rendu les remarque, pour les fustiger ou s’en servir comme témoins du triomphe en court. Ainsi de Latouche relevant les « mille interruptions admiratives » pendant la lecture de Moïse (Latouche, 252), ainsi de Karr qui croque Émile Deschamps répétant « à chaque vers, ainsi qu’il le fait à toutes les lectures : châmant ! châmant ! » (Karr, 63). Pour mieux railler le ridicule de ces mots interrupteurs, Balzac et Soulié ont recours à deux traits stylistiques : les phrases nominales en « C’est » d’une part, qui permettent les comparaisons les plus intempestives (« C’est le colosse mesuré à sa hauteur ! – C’est le passé qui se lève ! C’est l’avenir qui se dévoile ! – C’est le monde ! – C’est l’univers ! – C’est Dieu ! » (Balzac et Soulié, 203)) ; d’autre part les superlatifs farfelus qui ont pour fonction de renouveler le lexique laudatif. Balzac et Soulié s’amusent de cette petite compétition dans l’incongru :

17

Tout se mêle soudainement ; on se précipite vers le lecteur, un long cri d’admiration, mêlé de battements de mains et de trépignements frénétiques, occupe d’abord l’oreille étonnée ; et puis, dans un murmure universel et violent, passent et brillent comme des éclairs à travers la tempête : « Ravissant ! – Miraculeux ! – Immense ! Prodigieux ! » Un certain soir, j’avais préparé avec adresse : Renversant ! Le mot fut accueilli, mais je fus détrôné par Étourdissant ! qui fut mieux lancé et plus goûté. (Balzac et Soulié, 203)

18 Dans les textes à visée satirique, le délire laudatif s’accomplit avec des exclamations plutôt qu’avec des mots. La fin de la lecture des « Litanies romantiques » déclenche un déluge d’acclamations, mais dans la confusion et le débridement de l’admiration, la succession de phrases en « c’est » vire ici à l’absurde (« C’est tout Platon dans une page coloriée » ; « c’est plein de mots » (Balzac, 826)). Les mots finissent même par se perdre dans la cacophonie, par n’être plus que bruits : « Scott, – Crott, – Bon, – Tal, – Pal, – Zschokke !… » (Balzac, 827) L’intertextualité avec les deux pages d’onomatopées de l’Histoire du roi de Bohème de Nodier  [19] apparaît ici et dénote une transition vers le récit excentrique  [20]. Et peut-être est-ce, sur un mode nécessairement parodique, le point par lequel la querelle de la camaraderie quitte le terrain du journalisme pour entrer dans celui de la littérature.

19 La lecture publique d’œuvres littéraires a vécu tout au long de l’époque romantique sur une double dimension réelle et textuelle. Médiation au sein du cénacle, elle a été utilisée à des fins de promotion et de médiatisation dans ces mêmes cénacles, dans les salons mais encore dans les publications périodiques qui rendaient compte de ces événements. Par le truchement du compte rendu, satirique ou non, la performance de lecture, événement privé par nature, a passé au rang de spectacle, l’auteur à celui d’acteur et le public à celui d’instrument plus ou moins manipulé de leur triomphe. Sans doute est-il impossible, en l’espèce, de faire la part du fictionnel et du référentiel, de l’événement rapporté avec emphase et de la fiction à clés. Mais l’enjeu n’est-il pas justement, à l’orée d’une ère médiatique qui saura faire de l’écrivain une vedette, l’effacement de ces frontières ?

Notes

  • [1]
    Les recherches qui ont mené à cet article ont bénéficié du soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
  • [2]
    Voir notamment Stéphane Hirschi, Élisabeth Pillet et Alain Vaillant (dir.), L’Art de la parole vive, Presses universitaires de Valenciennes, 2006 ; Corinne Saminadayar-Perrin, Les Discours du journal. Rhétorique et médias au XIXe siècle (1836-1885), Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, coll. « Le XIXe siècle en représentation(s) », 2007.
  • [3]
    Vincent Laisney, « Choses dites : petite histoire de la parole au XIXe siècle », RHLF, 2003, n° 3, p. 641.
  • [4]
    Voir pour une définition plus complète Anthony Glinoer et Vincent Laisney, « Cénacle/ Literary circle », dans J.-M. Grassin (éd.), Dictionnaire international des termes littéraires/International Dictionary of Literary Terms, http://www.ditl.info, article publié le 15 septembre 2006.
  • [5]
    Lettre à V. Hugo du 27 novembre 1826, dans Alfred de Vigny, Correspondance, éd. M. Ambrière (dir.), Paris, PUF, 1989, t. I, p. 245.
  • [6]
    Lettre de Victor Pavie à son frère du 6 décembre 1828, dans André Pavie, Médaillons romantiques, Paris, Émile Paul, 1909, p. 49-51.
  • [7]
    La lecture par Musset de ses Contes d’Espagne et d’Italie, à l’Arsenal, constitue une exception, puisque Musset, se souvient Dumas, « au lieu de lire quelques pièces, lut tout le volume » (Dumas, Mes mémoires (1852-1854), Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 2002, t. II, p. 521).
  • [8]
    Sainte-Beuve, « Des soirées littéraires ou Les poètes entre eux », repris dans Anthony Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire. Les romantiques face à leurs contemporains, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2008, p. 145.
  • [9]
    Voir Joëlle Mertès-Gleize, « Lectures romanesques », Romantisme, n° 47, 1985, p. 107-118.
  • [10]
    Il s’agit, par ordre chronologique, de : Victor-Joseph-Estienne de Jouy avec la collaboration de J.-T. Merle, « Lectures et succès de salons », dans L’Hermite de la Chaussée-d’Antin ou Observations sur les mœurs et les usages parisiens au commencement du XIXe siècle, n° 62, 27 janvier 1812, Paris, Pillet, 1817, t. III, p. 37-48. Stendhal, « Lettres de Paris, par le petit-neveu de Grimm », 18 mai 1825, dans Paris-Londres, éd. Renée Denier, Paris, Stock, 1997, p. 413-417. Henri de Latouche, « Lecture de “Moïse” à l’Abbaye-aux-Bois », Revue de Paris, t. III, 1829, p. 248-266. Émile Souvestre, « Souvenir. Un nouveau poète », Le Lycée armoricain, 14e volume, 1829, 83e livraison, p. 315-321. [Honoré de Balzac et Frédéric Soulié] « Des salons littéraires et des mots élogieux », La Mode, 20 novembre 1830, repris dans Honoré de Balzac, Œuvres diverses, Conard, 1938, t. II, p. 199-203. Alfred Coudreux [Honoré de Balzac], « Les litanies romantiques », La Caricature, 9 décembre 1830, repris dans Honoré de Balzac, Œuvres diverses, éd. Castex (dir.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, t. II, p. 822-827. Anonymes, « Soirées littéraires romantiques », Figaro, 22 décembre 1831, p. 3. Sophie Gay, « Les trois lectures », dans Paris ou le Livre des Cent-et-un, Paris, Ladvocat, t. IV, 1832, p. 227-259. Alphonse Karr, « La comédie de Madame de Girardin », Les Guêpes, numéro de décembre 1839, repris chez Michel Lévy, 1859, t. I, p. 61-65. Ils seront désormais notés dans le texte respectivement Jouy, Stendhal, Latouche, Souvestre, Balzac et Soulié, Balzac, Figaro, Gay ou Karr, suivis de la pagination.
  • [11]
    Voir à ce propos le livre de Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 2007.
  • [12]
    « Des litanies romantiques » de Balzac brouille les pistes à ce sujet : lue par le « poète par excellence », la pièce qui y est récitée est un pastiche des motifs et traits stylistiques dont les romantiques sont friands (Balzac, 824-827).
  • [13]
    Voir notre livre La Querelle de la camaraderie littéraire. Les romantiques face à leurs contemporains, op. cit.
  • [14]
    Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi (titre original : The Presentation of Sel in Everyday Life, 1959), trad. A. Accardo, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Le sens commun », 1973.
  • [15]
    La terminologie propre à La Mise en scène de la vie quotidienne sera notée en italiques dans le texte. Nous donnerons à la première occurrence de chaque terme une définition abrégée en note. Par représentation, on entendra la totalité de l’activité d’une personne donnée, dans une occasion donnée, pour influencer d’une certaine façon un des autres participants.
  • [16]
    L’équipe de représentation désigne tout ensemble de personnes coopérant à la mise en scène d’une routine particulière.
  • [17]
    La façade est la partie de la représentation qui a pour fonction normale d’établir et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux observateurs.
  • [18]
    E. Goffman parle plutôt de région antérieure, la région étant définie comme tout lieu borné par des obstacles à la perception (vitres, rideaux, murs, etc.) La région postérieure, en ce cas, correspond aux coulisses.
  • [19]
    Charles Nodier, Histoire du Roi de Bohème et de ses sept châteaux (1830), Plasma, 1979, p. 377-378.
  • [20]
    Voir Daniel Sangsue, Le Récit excentrique, Paris, José Corti, 1987.
Français

Dans les cénacles d’écrivains de l’époque romantique comme dans les salons mondains hérités de l’Ancien Régime, les lectures à haute voix sont une pratique courante. Parce qu’elles agissent à la fois dans le sens de la médiation et dans celui de la médiatisation de l’œuvre littéraire, les scènes de lecture devant assistance ont aussi engendré un grand nombre de représentations publiées dans la presse, qu’il s’agisse de comptes rendus ou de parodies. Pour analyser ces scènes de la vie littéraire au statut ambigu, il fallait une grille qui permette de lire la réalité sociale comme une représentation et de rapporter les représentations à la réalité sociale. C’est à cette fin que, dans le présent article, l’analyse dramaturgique d’Erving Goffman dans La Mise en scène de la vie quotidienne a été mobilisée.

English

Recitations were common practice in writer’s circles during the Romantic period, as well as in the fashionable salons that first emerged during the Ancien régime. These recitations act both as mediations and as mediatizations of the literary work. Thus, scenes of reading before an audience were often represented in the press in the form of reviews or parodies. The analysis of these ambiguous scenes of literary life requires a framework – one that permits the reading of social reality as a representation, while relating these representations back to social reality. As the present article makes clear, the dramaturgical analysis of Erving Goffman in La Mise en scène de la vie quotidienne provides such a framework.

Anthony GLINOER
(Université de Toronto)
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/06/2010
https://doi.org/10.3917/rom.148.0135
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...