CAIRN.INFO : Matières à réflexion

INTRODUCTION

1 Bien qu’une génération les sépare, et qu’ils ne se soient jamais rencontrés, Turner et Hutton furent les témoins privilégiés d’une époque de profonds bouleversements techniques et scientifiques. Alors que le premier devenait le plus grand paysagiste de la première moitié du XIXe siècle, le second, né bien avant, avait déjà bouleversé notre vision de la planète. Tous deux se montrèrent particulièrement réceptifs à la révolution industrielle et à l’emploi du feu par les machines  [1]. C’est d’ailleurs par l’entremise de la machine à vapeur qu’Hutton allait proposer une théorie tout à fait originale pour l’époque qui fut exposée pour la première fois en 1785  [2]. Quelques années plus tard, le jeune Turner allait se passionner à son tour pour les roches  [3]. Au fur et à mesure que son style évolua, le paysage et la géologie prirent une place de plus en plus importante dans son œuvre, faisant apparaître la marque du feu. Les idées d’Hutton ont-elles agi sur le jeune artiste ? Quoi qu’il en soit, l’influence d’Hutton n’a certainement pas été la seule source scientifique du peintre dans sa représentation du feu et des roches. Étudier l’influence scientifique dans la peinture de paysage de Turner équivaut à retracer les principaux débats géologiques qui ont émaillé le tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Au contact des savants et de leurs ouvrages, les peintures de paysages de l’artiste devinrent plus dynamiques. À travers divers exemples, pris dans son œuvre, l’influence scientifique se fera plus insistante.

2 Turner est avant tout un homme de son temps s’intéressant aux dernières prouesses de la révolution industrielle et aux questions scientifiques les plus diverses. Ses voyages, qui l’occupent constamment, lui donnent l’occasion d’absorber une multitude de données et de connaissances. Son expérience de la nature se mêle à des connaissances théoriques qu’il perfectionne par l’entremise de ses multiples rencontres. Solitaire et mondain, Turner réunit toutes les caractéristiques d’une époque à la fois progressiste et contrastée. Son art s’adapte particulièrement à son temps, notamment durant le premier quart du XIXe siècle. Turner n’a cessé de s’intéresser aux sujets les plus divers et mis à part le portrait, tous les genres ont bénéficié de son attention. Turner, en assimilant de multiples connaissances allant du simple fait divers aux livres les plus savants, alimente et enrichit son art. Parmi ses préoccupations, la science joue un rôle certain sans jamais constituer une fin. Ses multiples fréquentations sont pour lui l’occasion de se tenir au courant des dernières avancées de la science moderne. Les questions relatives à l’électricité et au magnétisme lui tenaient en effet particulièrement à cœur. C’est ainsi que naquirent des paysages pénétrés de la physique de son époque, se faisant le reflet de sa passion.

3 Dès lors ce constat nous pousse à nous interroger sur le probable impact de certains savants, et plus particulièrement sur l’influence de la théorie plutoniste de James Hutton dont les œuvres de Turner semblent être imprégnées.

HUTTON ET LA THÉORIE DU FEU

4 Les idées de James Hutton sur la formation et l’évolution de la terre ne purent que renforcer l’intérêt d’une alliance entre les roches et le feu. Ces conceptions nouvelles trouvèrent dès la fin du XVIIIe siècle un écho assez favorable dans les milieux savants. Des naturalistes tels que John Whitehurst et William Hamilton propagèrent des conceptions plus ou moins analogues selon lesquelles le feu était le principal moteur de la machine terrestre  [4]. Ce terme de « machine » est particulièrement intéressant dans la mesure où il renvoie aux balbutiements de la révolution industrielle. D’ailleurs, la géologie et l’industrialisation étaient étroitement liées comme l’indique si justement Albert Boime à propos de la géologie du Yorkshire qui était selon lui essentielle à l’expansion industrielle  [5]. Le développement des sciences de la terre et en particulier de la volcanologie contribua à diffuser une nouvelle image du feu qui ne laissera pas indifférents des peintres tels que Wright of Derby et Turner  [6].

5 Contredisant les doctrines les plus en vues de l’époque, James Hutton, affirma, et cela de manière plutôt inattendue, que le feu était à l’origine de la formation des roches et de leur transformation au fil du temps. À l’époque, l’idée de fonder une théorie sur le feu pour expliquer les phénomènes géologiques présentait une certaine originalité. La théorie qui prévalait jusqu’alors érigeait l’eau comme élément crucial dans l’évolution de notre planète, l’explication des phénomènes naturels par le feu étant très rare. Il suffit de se rappeler à ce propos l’influence de Benoist de Maillet pour qui l’eau était source de toute chose  [7]. Influencé par les progrès de la révolution industrielle et en particulier par la machine à vapeur de James Watt, Hutton proposa donc une théorie inédite, qui avançait que la Terre se renouvelait sans cesse, au moyen des mécanismes de l’érosion. Pour expliquer comment la Terre pouvait maintenir son feu central indéfiniment et à intensité constante, Hutton invoque le cycle naturel. Selon lui le feu souterrain est nourri constamment par des nouvelles roches combustibles formées à partir de la matière végétale. Ainsi, ces matières réapprovisionnent la chaleur centrale de la Terre qui consolide et élève les roches ; ces dernières deviennent ensuite décadentes et produisent le sol qui sert à son tour à nourrir les êtres vivants.

6 Par ailleurs selon Hutton, la distorsion et la verticalité de certaines strates ne pouvaient s’expliquer que par l’action conjointe du feu et de la chaleur souterraine constitutifs d’une force dynamique. Ce « feu » décrit par le géologue écossais est un liquide chaud qui consolide les strates. Pour lui, ce « travail » d’élévation et de contorsion des roches accompli par la chaleur souterraine est assurément long. Contrairement à l’abbé Usher qui au XVIIe siècle avait daté avec précision les origines de la Terre, Hutton objecte que son ancestralité ne laisser envisager aucun calcul.

7 Contrairement à la chaleur centrale de Buffon, vouée à se dissiper, celle d’Hutton est sans cesse renouvelée grâce à l’énergie du soleil qui l’entretient et qui est la cause de tout le mobilisme de la planète. Hutton imagine donc à l’intérieur de la Terre un système clos dans lequel la chaleur circule indéfiniment fondant les roches et les poussant vers le haut. Le géologue ambitionne d’expliquer de manière uniforme tous les phénomènes qu’aujourd’hui nous appelons la géodynamique terrestre.

8 De ce fait, la Terre n’était plus vouée à disparaître comme l’annonçaient des savants aussi divers que Buffon et Werner et avec cette nouvelle hypothèse, elle restait jeune à jamais. Ce mythe de l’éternelle jeunesse, Hutton l’appliquait à notre planète, puisant son optimisme dans la philosophie des Lumières. De telles idées révolutionnaires ne pouvaient que charmer des esprits fantasques et épris de modernisme et parmi eux vraisemblablement Turner.

TURNER ET SON RAPPORT AVEC LES SAVANTS DE SON TEMPS

9 Les historiens de l’art ne semblent jamais s’être orientés sur une possible influence du géologue James Hutton sur l’art de Turner ; et pour preuve, nous n’avons pas trouvé dans la bibliothèque de l’artiste des ouvrages du savant Écossais. Le catalogue de l’exposition Turner and the Scientists, organisée par la Tate Gallery en 1998, consacre quelques pages aux questions géologiques en replaçant l’artiste anglais dans le contexte scientifique de son temps  [8]. La querelle des neptunistes et des plutonistes est esquissée dans cet ouvrage où une large place est en fait occupée par l’impact de la révolution industrielle sur le peintre. L’exposition de Londres n’est donc pas une étude des relations entre le peintre et les géologues de son époque ; le nom de James Hutton est d’ailleurs seulement cité et sa théorie présentée en quelques lignes seulement. Le mérite du catalogue est néanmoins de mettre en évidence les relations soutenues que l’artiste entretenait avec le monde scientifique.

10 Ainsi, bien qu’une rencontre entre Turner et Hutton soit impossible à envisager étant donné qu’une génération les sépare, il est inconcevable d’imaginer que l’artiste britannique puisse ne pas avoir été au courant des thèses révolutionnaires du géologue. Turner fréquentait lui-même de nombreuses sociétés scientifiques et en particulier la société géologique de Londres fondée en 1807 qui est d’ailleurs évoquée par le catalogue d’exposition mentionné ci-dessus. Dans cette nouvelle institution scientifique, les conceptions plutonistes étaient prédominantes contrairement à celles du rival d’Hutton, Abraham Werner. Les membres fondateurs de la société se trouvaient être d’ailleurs des plutonistes avérés qui prônaient notamment une expérience sur le terrain s’inspirant plus ou moins des méthodes empiriques d’Hutton. Le géologue John Macculoch (1773- 1835) a sans doute inculqué à son ami Turner des rudiments en la matière. D’ailleurs selon James Hamilton, l’amitié avec l’un des membres de cette société scientifique dut être décisive dans sa volonté de dessiner de tels paysages géologiques. Contrairement à Macculloch qui resta neutre dans le débat entre les neptunistes et les plutonistes, Turner semble avoir pris position et opté pour la dernière théorie. On réduirait à tort ses relations avec le seul Macculloch, car il est attesté que l’artiste fréquentait également Buckland, des mathématiciens ainsi que des chimistes. Recenser tous les savants que l’artiste fréquenta durant sa longue carrière s’avérerait une tâche bien fastidieuse.

11 On peut supposer que toutes ces relations avec le monde savant de l’époque lui donnèrent une bonne connaissance de l’état des sciences et notamment de la géologie. Dans cette optique, il est alors tout à fait raisonnable de penser qu’il connaissait Hutton dont l’ouvrage venait d’être réédité par John Playfair en 1802. Ces contacts répétés avec le monde scientifique ne pouvaient que se répercuter sur son art et en particulier sur sa représentation des roches et du feu.

L’ÉROSION ET LE FEU DANS LES PAYSAGES DE TURNER

12 Dans l’utilisation du feu, Turner n’a pas son égal à son époque. Pour l’artiste, le feu est avant tout symbole de lumière et de vie. Ses toiles, ses aquarelles ou même ses esquisses réalisées à la hâte sont le plus souvent envahies par des flammes et des fumées noirâtres qui s’évaporent dans l’espace. Participant à la dissolution des formes et des couleurs, le feu revêt chez lui diverses formes selon les sujets de ses œuvres. Ses peintures mythologiques, ou ses simples paysages urbains en portent les traces indélébiles. Parfois, seules la fumée ou les cendres attestent de la présence passée du feu. Symbole de destruction comme le révèlent ses aquarelles sur l’incendie du Parlement, le feu peut aussi être source de régénérescence et de beauté. L’une des particularité réside dans le fait que Turner l’associe le plus souvent à l’eau, élément qui lui est opposé par excellence. Sa série d’aquarelles illustrant L’Incendie du Parlement de 1834 en fournit la preuve flagrante. Dans cet ensemble majestueux, où les couleurs rouge orangé des flammes se reflètent sur la Tamise, Turner nous livre une interprétation personnelle de la catastrophe dont il a été témoin  [9]. Variant les points de vue à loisir, l’artiste explore toutes les possibilités que lui offrent le spectacle du feu et son caractère destructeur. L’interaction entre les éléments naturels est l’un des points fondamentaux pour la compréhension de ses œuvres.

13 Turner a été fasciné par les phénomènes naturels, en particulier géologiques et atmosphériques. Les quelques exemples tirés dans ses séries de vues commandées par des éditeurs en attestent.

14 La gravure de Cooke d’après une aquarelle de Turner Lulworth Cove, Dorsetshire (1814) pourrait offrir une interprétation saisissante des idées huttoniennes sur l’anatomie de la roche. Cette œuvre est le résultat du séjour de Turner sur la côte sud de l’Angleterre entrepris dans les années 1810 et 1811. À cette époque, cette région côtière tirait sa renommée de ses fossiles de dinosaures. La portée géologique de la scène n’est donc pas à sous-estimer. La falaise du premier plan, par son gigantisme, cache une grande partie de la baie. Elle dévoile son intérieur avec ses fissures s’apparentant à la circulation du sang dans un organisme vivant. Le feu paraît ici être le principal responsable de son aspect étrange. Dans la théorie d’Hutton, le feu fait fondre la roche et la meut sans cesse, la malaxant. Il est responsable de son aspect changeant et déformant. Ce promontoire rocheux, d’une épaisseur imposante, s’impose automatiquement au regard du spectateur. Cette conception qui donne à la roche un semblant de vie se retrouve déjà chez Léonard de Vinci et ses successeurs. Les nombreux plis qui contorsionnent la falaise confèrent à cette dernière une apparence vivante et en perpétuelle évolution. L’échelle de cette falaise est suggérée par les moutons réduits à des silhouettes minuscules. Turner insiste ici sur le caractère gigantesque de ces blocs rocheux qui portent une véritable histoire en leur sein. Cette historicité de la roche trouve son origine dans les écrits de certains géologues du XVIIIe siècle et principalement chez Hutton. Quant aux falaises du fond, elles portent les traces de l’érosion. La mer qui ne laisse transparaître aucun signe d’agitation – ce qui est plutôt inhabituel chez le peintre – a évidé les flancs de la montagne dont le parfait lissage en porte les stigmates. Cette illustration quasi envoûtante d’une falaise pourrait ainsi se trouver en adéquation avec les thèses du savant Écossais pour qui le paysage géologique se renouvelle sans cesse au fil du temps. Ainsi, Turner par l’intermédiaire de ce dessin décrit un monde mouvant en perpétuelle transformation bien que d’une lenteur extrême. L’artiste joue ici sur cette opposition entre une géologie tourmentée mise en évidence par la variété de ses roches et une mer placide qui cache son caractère corrosif et destructeur. Cette œuvre témoigne de la bonne connaissance qu’à ce dernier de la géologie de la région.

15 Turner représentait volontiers les processus d’érosion comme nous le montre aussi l’aquarelle Falls of the Tees (1825/1826), qui fait partie de la série des Vues Pittoresques de l’Angleterre et du Pays de Galles. Contrairement à la plupart des aquarelles de la série, Turner exclut ici toute vie humaine, mise à part la silhouette solitaire d’un homme perdu dans l’immensité du paysage. Erich Shanes entrevoit même la possibilité que ce personnage soit Turner lui-même  [10]. Dans ce paysage quasi désert, l’artiste britannique privilégie donc le caractère géologique du lieu. Ruskin loue cette composition pour le réalisme aigu de ses formations rocheuses si bien que, selon lui, un géologue est capable à l’aide de ce dessin d’expliquer entièrement le système de l’érosion aqueuse. À la vue de ce paysage, on retrouve effectivement en partie l’idée émise par Hutton selon laquelle les matériaux arrachés par l’érosion au continent sont transportés par les fleuves jusqu’à la mer, où ils se solidifient.

16 À propos de cette œuvre, Ruskin évoque le « caractère historique » de la scène faisant ainsi allusion au passé de la Terre  [11]. De manière analogue, il explique que la grande capacité de cette œuvre tient au fait « qu’elle nous permet de nous faire réfléchir sur les phénomènes passés et présents »  [12]. Ruskin fait ici implicitement référence aux phénomènes géologiques qui ont présidé au visage actuel de ce paysage. Mais derrière lui se cache peut-être un acteur fondamental que le critique d’art semble avoir oublié : le feu. Si on se réfère à la théorie d’Hutton, n’est-ce pas lui le principal responsable de l’aspect actuel de ce paysage mouvementé et érodé ? La contorsion et la dislocation des roches aux flancs des précipices pourraient être compris comme autant de témoignages de l’action sous-jacente du feu telle qu’elle est décrite chez le géologue. Or l’aspect de ce terrain évoque une conception huttonienne de la nature et de l’érosion qui sape continuellement les roches et le sol. Lyell n’ayant pas encore publié son fameux ouvrage Principes de géologie [13], cette théorie restait à l’époque la seule à privilégier les mécanismes de l’érosion. Sa rivale, la théorie neptuniste, ignorait en effet en grande partie son action. Il est donc fort probable que l’artiste britannique ait été particulièrement réceptif à ce genre d’idées notamment lorsqu’il effectuait ses randonnées dans la nature. Il est intéressant de noter qu’il se rendit dans les mêmes régions qu’Hutton et a pu visiter les mêmes sites géologiques que le savant. Bien que tout cela reste dans le domaine de l’hypothèse, Turner laisse bien entrevoir dans sa composition que la transformation du paysage nécessite un temps long. Le caractère aplani des roches l’atteste. La cascade joue ici un rôle fondamental dans le processus d’érosion en cours. Comme le note Rebecca Bedell  [14], les paysages de Turner ont la particularité d’illustrer le caractère continuellement changeant de la nature et sa perpétuelle mutation. En conséquence cette nouvelle conception de la nature modifie la position de l’homme dans le paysage.

17 Il arrive cependant que la symbolique du feu soit plus explicite. L’aquarelle Glencoe [15] que le peintre réalisa dans les années 1832-1833  [16] évoque les thèses de James Hutton de manière plus nette que les œuvres mentionnées ci-dessus. Le cadre orogénique de l’œuvre assez énigmatique s’ouvre sur une large vallée encaissée et parsemée de cratères fumants. Perdue dans l’immensité des lieux, une minuscule silhouette erre sur un sentier menant à l’une de ses bouches de feu. Le sujet de la toile, difficile à déterminer précisément, semble être la montagne elle-même et son évolution à travers le temps. L’atmosphère chargée de l’œuvre, révélée par les nuages épais menaçants, procure une sensation de mouvance à la limite de la cyclicité. L’inclinaison légère de la vallée reproduit en effet celui des gros nuages au centre de la composition. Ce parallélisme illustre d’une certaine manière le caractère évolutif de la nature et ses changements à peine perceptibles à travers le temps. La fumée et le feu du paysage montagneux renvoient à une conception d’une nature proche de celle d’Hutton pour qui le feu est un agent fondamental dans l’évolution du bâti terrestre. Dans ce paysage si mystérieux, le feu opère des transformations incessantes sur les roches et les falaises environnantes. Ici, la symbolique du feu revêt une fonction avant tout régénératrice. Cette conception se retrouvait quelques années auparavant dans les thèses du volcanologue William Hamilton et est illustrée très clairement dans les aquarelles de Pietro Fabris. Ce paysage de Turner incarne donc des idées novatrices pour l’époque. La présence au premier plan à gauche d’un feu (dévoilée par la fumée) sous un épais rocher renforce cette idée d’une association feu/roche typique des idées d’Hutton.

18 Ainsi, dans ce paysage de montagne, le peintre trahirait d’une certaine manière ses penchants pour le plutonisme et le vulcanisme. Selon James Hamilton, il ne fait aucun doute que l’artiste britannique ait été au courant du débat qui opposa la thèse du savant Écossais à celle du Neptunisme.

ÉRUPTIONS VOLCANIQUES ET ÉLECTRISATION DE L’ATMOSPHÈRE CHEZ TURNER

19 À l’instar de certains savants de l’époque, dont Faraday, Turner partage l’idée selon laquelle la météorologie et la géologie sont étroitement liées. Pour lui, les phénomènes atmosphériques et géologiques interagissent, rendant ainsi le paysage terrestre mouvant et insaisissable. Cette vision moderne héritée de la pensée scientifique de l’époque se retrouve chez son compatriote et rival Constable, qui donne néanmoins une plus grande importance aux phénomènes atmosphériques.

20 Fasciné par les manifestations violentes de la nature et avide de connaissances scientifiques, Turner se passionna pour les phénomènes volcaniques. Le voyage en Italie qu’il fit en 1819 lui donna l’occasion de voir de près le Vésuve. Son intérêt pour ce volcan fut tel qu’il tenta de l’escalader. Cette expérience lui donna la possibilité de renforcer son attachement aux phénomènes volcaniques. Cependant, ses premières représentations de volcans sont antérieures à son séjour en Italie. C’est en 1815 qu’il réalisa sa première grande toile : L’éruption de la montagne Soufrière.

21 À travers cette œuvre assez méconnue, Turner manifeste une nouvelle fois son attachement pour les sciences de la terre. Cette peinture, symptomatique d’une vision « électrique » d’un monde soumis aux lois physiques et chimiques, révèle le caractère dynamique de la nature. Turner fait de cette scène un véritable spectacle de pyrotechnie mais pas seulement. Véritable hymne au feu et au volcan, cette toile témoigne une fois de plus de l’intérêt de l’artiste pour les questions d’ordre géologique. Ici, dans cette scène nocturne illuminée par la fureur du magma, les réminiscences de Wright of Derby ne font aucun doute ; notamment dans la manière dont le sujet est traité. À l’instar de son prédécesseur, Turner traite le volcan comme une source de lumière créative. Au loin, à gauche, un lac de lave s’épanche sur la plaine envahie par la pénombre. Quant aux flancs de la montagne, ils ont été fortement érodés par les multiples éruptions passées. Turner semble s’intéresser particulièrement à la morphologie de la montagne. Le feu revêt une signification originelle dans la mesure où il participe à la naissance et la modification du paysage terrestre.

22 Dans cette scène nocturne et rougeoyante, le caractère électrisé de l’atmosphère ajoute également au dynamisme de la nature. Suggérée par des éclairs, l’électricité joue ici un grand rôle. L’intérêt de Turner pour les relations entre le feu et l’atmosphère est explicite. Sa volonté de coordonner les phénomènes physiques entre eux s’expliquerait en partie par les multiples contacts qu’il eut avec Humphry Davy (1778-1829).

23 Le chimiste Davy, nommé conférencier de la Royal Institution en 1801, rassemblait lors de ses conférences un grand auditoire. Elles touchaient un nombre infini de sujets parmi lesquels la géologie, le galvanisme, l’électricité et d’autres sujets en rapport avec les sciences agraires. Pour lui, et pour d’autres savants tels que Buckland ou Lyell, la volcanologie était indissociable de la chimie et de la géologie. Les questions, relatives à la nature de la lumière et de la chaleur (d’un point de vue chimique), étaient d’ailleurs au centre des débats. Cette vision d’un monde où les phénomènes physiques étaient en constante connexion eurent un impact non négligeable sur Turner.

24 Dans son aquarelle, Stonehenge, l’artiste anglais met par exemple une nouvelle fois en scène des phénomènes météorologiques. Appartenant à la série des Vues pittoresques d’Angleterre et du Pays de Galles (1825- 1837)  [17], cette œuvre évoque clairement son intérêt pour les phénomènes électriques. Or, son engouement pour ce type de phénomènes physiques ne peut être dissocié de celui qu’il a manifesté pour les sciences de la terre à une époque où les disciplines scientifiques étaient encore étroitement liées. Des savants tels que Humboldt s’enthousiasmaient pour ce type d’interaction. Il est très vraisemblable que Turner ait aussi adopté cette démarche dans ses œuvres. Dans sa peinture de la montagne Soufrière le feu agit comme une véritable force d’érosion aplanissant au fil du temps les flancs des montagnes environnants.

25 Deux plus ans plus tard, en 1817, Turner renoua avec cette thématique scientifique avec son aquarelle Éruption du Vésuve, conservée aujourd’hui au Yale Center for British Art (Paul Mellon Collection). Réalisée deux ans avant son voyage en Italie, cette peinture n’a pu qu’être le fruit de l’imaginaire de l’artiste mêlé à des influences scientifiques provenant de divers horizons.

26 Dans cette composition, Turner met en évidence le déchaînement titanesque du volcan à travers ses déluges de feu. Le peintre traduit une vision quasi apocalyptique et catastrophiste de la nature. À droite de la composition, des champs de lave recouvrent les terrains mettant en danger les populations humaines. Ici encore, Turner s’attarde à nous décrire les phénomènes électriques liés à l’éruption. Comme dans la plupart de ses œuvres géologiques, on retrouve des interactions explicites entre les phénomènes physiques et géologiques. Tout cela témoigne de sa part d’une certaine connaissance des phénomènes éruptifs qu’il a sans doute appris auprès de ses amis de la Geological Society. Dans ce monde d’enfer et de violence, le peintre transmet une vision d’une planète dynamique où les phénomènes physiques interagissent entre eux.

27 Le feu et le volcan se retrouvent dans Ulysse se moquant de Polyphème mais dans un registre totalement différent. Cette toile peinte en 1829, immédiatement après son retour d’Italie, fut exposée la même année. Selon Andrew Wilton  [18], elle manifeste l’impact renouvelé des maîtres de la Renaissance et du baroque que le peintre a eu l’occasion de voir en Italie. Par ailleurs, cette œuvre marque un tournant dans la carrière de l’artiste. C’est en effet à partir de cette date que les questions relatives à l’atmosphère prennent le pas sur la substance même du paysage. Ainsi, les formes vont commencer à se dissoudre sous l’effet conjugué de la lumière et de la couleur. Ce n’est donc pas tant le naturalisme de la scène qui va donner à l’œuvre un caractère géologique mais plutôt l’idée qu’elle va suggérer. On a malheureusement trop peu rapproché cette toile d’une possible influence scientifique et en particulier géologique.

28 Dans cette composition brumeuse et mystérieuse, le feu n’est évoqué que par l’épaisse fumée noirâtre qui s’évapore lentement dans le ciel. Au loin, l’Etna (que Turner n’a vraisemblablement jamais vu) crache sa fumée blanche. Le cône du volcan est juste esquissé de manière à faire ressortir plus fortement la fumée brune du premier plan. Cette fumée épaisse et inquiétante correspond selon James Hamilton à des feux situés au niveau des flancs inférieurs du volcan. À force d’observation, on détecte effectivement une flamme dans l’anfractuosité de la caverne. Sa lueur orangée éclaire la grotte noyée par les flots. L’Etna possède des fissures dans sa partie inférieure permettant au magma de s’échapper, ce qui crée des fumées épaisses. Turner fait allusion ici à une particularité géologique de l’Etna bien que la peinture en elle-même néglige le réalisme. On ne détecte notamment aucune attention particulière donnée à la grotte et au volcan comme c’est le cas dans d’autres œuvres de l’artiste. Pour James Hamilton, la présence du feu à la surface de la mer témoigne de la part de Turner d’une conscience aiguë de la pensée scientifique de l’époque et notamment des débats et querelles géologiques. Dans cette toile, les relations entre le feu (représenté par le volcan et la fumée) et l’eau (la mer) seraient effectivement à même d’évoquer la querelle des neptunistes et des vulcanistes. Turner rassemble ici, sous couvert d’un thème mythologique, les principaux éléments qui concourent à la formation de notre planète.

CONCLUSION

29 À travers le grand ballet des forces de la nature, Turner voit dans le feu un élément catalyseur par excellence. Le feu revêt un caractère quasi minéral et créateur. Il n’est plus synonyme d’enfer et de destruction comme l’atteste la tradition, les peintures de Jérôme Bosch par exemple. Mais il n’est pas non plus le feu destructeur et mortel tel qu’il est décrit dans L’éruption du Vésuve de Valenciennes (1813). Turner a donc une conception totalement moderne du feu qu’il considère comme élément premier et source de toutes choses. Ses multiples tableaux de forges peuvent se comprendre dans cette optique. L’artiste semble avoir partagé avec certains des naturalistes (en particulier britanniques) un intérêt particulier pour les relations entre la révolution industrielle et les questions d’ordre géologique et physique. Ainsi, au fil de sa carrière, ces traits ressortiront plus ou moins dans ses œuvres, laissant apparaître sa fascination pour les spectacles de la nature. En s’adonnant à ce type de sujet, Turner se situe alors en droite lignée de Wright of Derby pour qui le feu est source de progrès et de création. Ce dernier fit preuve durant sa carrière, au même titre que Turner quelques décennies plus tard, d’une passion pour les questions relatives au feu et en particulier au volcanisme et aux phénomènes industriels. Plus proche de Turner, le peintre Loutherbourg, exilé en Angleterre, fit également montre dans certaines de ses œuvres de ses penchants pour la révolution industrielle. On peut ainsi trouver de véritables points communs entre Turner et Hutton pour qui le feu constituait le ciment de la dynamique terrestre et industrielle. Autour de cela, une véritable imagerie associée au feu et à ses manifestations se développa dans l’œuvre de l’artiste britannique.

30 Turner possède donc une conception unitaire de la science où toutes les branches sont liées par un fil d’Ariane. Ainsi, l’électricité, le magnétisme, la météorologie et les manifestations géologiques ne peuvent se dissocier et participent à la formation et l’évolution.

Notes

  • [1]
    Pour des informations sur l’influence de la révolution industrielle dans l’œuvre de Turner, voir l’ouvrage de William Rodner : J. M. W Turner Romantic Painter of the Industrial Revolution, University of California Press, 1997.
  • [2]
    La personnalité d’Hutton et sa théorie bénéficient d’une large littérature. Nous pouvons citer à l’occasion le livre de Jack Repcheck : The Man who found Time : James Hutton and the Discovery of the Earth’s Antiquity, Pockets Books, 2003 ou encore celui de Stephen Baxter : Revolutions in the Earth, Phoenix, 2003. Citons enfin l’ouvrage plus ancien de Dennis Dean : James Hutton and the History of Geology, Cornell University, 1992.
  • [3]
    Gérald Finley consacre dans son livre Angel in the Sun : Turner’s Vision of History, McGills-Queens University Press, 1999, un chapitre à l’impact de la géologie sur l’artiste. Il y est question de la représentation des roches dans certaines de ses œuvres.
  • [4]
    Pour plus d’informations sur William Hamilton voir le livre de David Constantine : Fields of Fire, London, Weidenfield et Nicolson, 2001.
  • [5]
    Voir Albert Boime, Art in an Age of Bonapartism, 1800/1815, Chicago Press, 1993, p. 91-127.
  • [6]
    Le peintre Wright of Derby est vraisemblablement le premier artiste anglais de l’époque à s’être intéressé aux questions relatives à la géologie. En 1990, le Grand Palais organisa une exposition sur l’artiste.
  • [7]
    Benoist de Maillet, qu’on peut d’une certaine manière considérer comme le précurseur de la théorie neptuniste, adopta aussi des vues particulièrement modernes comme celles de l’évolution animale.
  • [8]
    James Hamilton est l’auteur du catalogue d’exposition publié par la Tate Gallery Publishing en 1998.
  • [9]
    Pour plus d’informations sur ce fait divers dramatique qui marqua considérablement la population londonienne à l’époque voir la notice de Sara Taft (p. 175-185) dans le catalogue d’exposition Turner du Metropolitan de New York, 2008.
  • [10]
    Voir Turner’s Picturesque views in England and Wales, 1825-1838, London, Chatto and Windus, 1980.
  • [11]
    Pour plus d’informations sur le commentaire de Ruskin sur cette œuvre, voir le livre de Rebecca Bedell : The Anatomy of Nature. Geology and American Landscape Painting, 1825- 1875, Princeton University Press, 2001, p. 127 et 128.
  • [12]
    Pour la suite de la citation, voir le livre d’Éric Shanes, Turner’s Picturesque Views in England and Wales, p. 25.
  • [13]
    Ce n’est qu’en 1833 que Lyell publie son premier volume.
  • [14]
    Rebecca Bedell, The Anatomy of Nature, Princeton University Press, 2001, p. 128
  • [15]
    W. Miller grava cette œuvre en 1836. L’aquarelle est aujourd’hui conservée au musée d’art de l’école de Rhode Island. Dimensions : 94x143.
  • [16]
    Cette œuvre appartient à la série consacrée aux illustrations des ouvrages en prose de Walter Scott.
  • [17]
    Voir Éric Shanes, Turner’s Picturesque Views in England and Wales, 1825-1838, London, Chatto and Windus, 1979.
  • [18]
    Turner and his time, 1987, p. 128.
Français

Autrefois incarnant les enfers, le mal et la destruction, le feu devient au tournant des XVIIIe et XIXe siècle une source constructive et positive dans la peinture anglaise sous l’influence de la science. Turner, une des puissances montantes de l’art britannique de l’époque, reflète en partie cette tendance à concevoir le feu comme acteur principal des bouleversements géologiques dont la Terre aurait été le témoin. Passionné de sciences, et notamment de géologie, Turner, semble s’inspirer à ce propos des théories plutonistes de James Hutton, géologue écossais du XVIIIe siècle qui pour la première fois, fit de feu un acteur principal de l’histoire de notre planète. Ainsi, à la croisée des sciences, et des arts, la thématique du feu prend alors un aspect inédit qui jusqu’ici avait été négligé dans la littérature artistique

English

Embodying in the past, the hell and the destruction, the fire becomes at the turning point of the XVIIIth and XIXth centuries, a constructive and positive source in the English painting under the influence of the science. Turner, one of the great painters of his day reflects partially this tendency to conceive the fire as main element of the geological upheaval earth of which would have been the witness. Interested in science, and particularly geology, Turner seems to draw his inspiration from the plutonist theories by James Hutton, naturalist of the XVIIIth century who for the first time make of the fire the mainspring of the history of our planet. So, at the crossing of sciences and arts, the subject of the fire take on an original appearance, neglected so far in the artistic literature.

Alexis DRAHOS
Université Paris Sorbonne – Paris IV
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rom.143.0137
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