CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Sur la petite étagère en bois tourné, attachée au mur par quatre tresses de soie jaune, étaient, à portée de sa main, ses livres amis, portant ces noms graves : Dugald Stewart, Kant, Jouffroy. »
Edmond et Jules Goncourt, Madame Gervesais, Gallimard, 1982, p. 93.

1Est-il une seule oeuvre littéraire majeure du XIXe siècle qui ne pose, d’une certaine manière, une question morale ? Qui ne formule une interrogation sur le bien et le mal, sur la faute et la liberté, sur le crime et son châtiment, au-delà des préceptes de la morale puérile et honnête et des pieux catéchismes ? Jean Valjean, Julien Sorel, Vautrin, Madame Bovary : autant de figures qui incarnent des dilemmes moraux, qui mettent en évidence les ambiguïtés de la morale, qui font s’entrechoquer les règles implicites des moeurs et les exigences imprescriptibles de l’individu. On peut penser que ce questionnement propre à la littérature correspond à des débats parallèles dans le domaine philosophique ; mais peu nombreux, il faut l’avouer, sont ceux qui osent s’aventurer dans les terres austères de la philosophie française du XIXe siècle. Cette dernière a eu longtemps mauvaise presse : spiritualiste, mollement éclectique, psycho-logisante, mais aussi sèchement positiviste et matérialiste, elle est accusée tantôt de se soumettre avec ses « philosophes salariés » (Joseph Ferrari) aux pouvoirs de l’État et de l’Église, tantôt de se perdre dans les nuées de l’utopie sociale, voire, comme dit Barrès dans Les Déracinés, de priver le « sentiment national » de « ses assises terriennes et géniales ». Il est vrai que les oeuvres en question sont souvent dépourvues de l’éclat des théorisations étrangères, notamment allemandes : pas de système aussi impressionnant que celui de Hegel ou de Schelling (quel que soit l’intérêt de celui d’Auguste Comte), pas de critique aussi radicale de la « moraline » que celle de Nietzsche (en dépit de la « morale sans obligation ni sanction » de Jean-Marie Guyau).

2Mais peut-être faut-il adopter une autre perspective, globale, prendre d’abord une vue d’ensemble, s’inscrire dans la longue durée, de telle façon que ces oeuvres parfois modestes qui ne cessent de se répondre l’une à l’autre dans une argumentation permanente et une incessante reprise, finissent par offrir un tableau d’ensemble aussi riche qu’impressionnant ; on voit se constituer ainsi, autour de cette question, un arrière-plan théorique complexe, auquel les oeuvres littéraires viennent donner de plus vives couleurs. La chronologie sommaire, purement indicative et illustrative, qui clôt ce dossier met ainsi en évidence la continuité d’une argumentation serrée tout au long du siècle, d’une confrontation à multiples visages, mêlant, souvent, littérature et philosophie, mais qui porte sur une question proprement philosophique : comment se légitime l’obligation morale ? Par le devoir, la pitié, la vie, la « pression sociale », etc. ?

3La Révolution française s’est faite au nom de la vertu et a proclamé des principes qui devaient autant à la morale qu’à la politique, la fraternité d’inspiration évangélique venant compléter les principes politiques de liberté et d’égalité. Mais elle a provoqué aussi dans l’esprit des contemporains un ébranlement sans précédent des certitudes morales et sociales héritées de la tradition. Pierre Leroux formule dans son discours « Aux philosophes » de 1832 un diagnostic largement partagé quand, décrivant « la situation actuelle de l’esprit humain », il note que, politique, la Révolution « a été aussi une révolution dans l’ordre moral » et qu’elle ne peut « se terminer que par une réorganisation morale ». Alors que – en termes très schématiques – les moralistes du XVIIe siècle s’intéressaient surtout au jeu des passions et de la lucidité, et les philosophes du XVIIIe siècle aux droits de l’individu, le XIXe siècle, effrayé d’avoir entrevu un abîme, d’avoir senti la fragilité de l’ordre social, d’avoir aussi fait l’expérience de la liberté, s’emploie à donner un fondement aux obligations de la morale collective et finit par tracer une généalogie critique de cette dernière.

4On opposera dans un premier temps la reconstitution à la construction : Chateaubriand dans le Génie du christianisme, Louis de Bonald dans ses Recherches philosophiques de 1818, et Lamennais, dans l’Essai sur l’indifférence de 1817, tentent par des voies différentes de combler cet abîme par la reconstitution d’un idéal social d’inspiration catholique. Chateaubriand ne manque pas, par exemple, d’opposer aux législations politiques et aux déclarations des droits, transitoires, l’unique « caractère d’universalité » des Dix Commandements – ces « lois que l’Éternel a gravées (…) dans le coeur de l’homme ».

5Mais l’éclectisme de Cousin – cette « tentative de réconciliation » selon Lerminier  [1] – met malgré tout en évidence l’impossibilité de ce retour en arrière, de cette réaction, si séduisante soit-elle. Peut-être est-ce là son premier mérite. Comme l’écrit Théodore Jouffroy, « on a tellement persuadé à la raison humaine qu’elle était capable de tout, (…) on a si complètement battu en ruine ce principe de croyance qu’on appelle révélation, foi, autorité (…) qu’il me paraît difficile qu’en France et dans l’époque actuelle une nouvelle solution puisse (…) s’accréditer sous la forme religieuse  [2] ». Alors qu’il est encore au séminaire d’Issy, en 1842, Ernest Renan s’enivre avec ses camarades des « belles pages » de Jouffroy, « ce désespéré de la philosophie »  [3].

6C’est naturellement à partir de Kant, dont la pensée se diffuse tout d’abord grâce à Ch. de Villers, à Mme de Staël, à Benjamin Constant et puis à des figures comme le traducteur Jules Barni (La Morale de la démocratie, 1868), que l’on envisage de construire une morale laïque de substitution, individuelle, mais non égoïste, une morale du devoir, républicaine, sans caution religieuse transcendante. Renouvier et Pillon souligneront encore, en 1872, dans le n° 1 de La Critique philosophique, « l’urgente nécessité » d’une philosophie qui « fasse droit à l’humain besoin de croire et d’affirmer la loi morale dans l’univers » et « qui se lie par son premier principe aux doctrines de liberté et d’égalité ».

7Schopenhauer, dans Le Fondement de la morale[4] avait toutefois opposé à cette vision kantienne de la morale du devoir l’expérience plus immédiate de la pitié, qui repose sur le sentiment d’une commune appartenance au vouloir-vivre et la « haine de l’individuation » (Renouvier), et qui a des conséquences pratiques immédiates, par exemple dans nos rapports avec les animaux ou les « misérables ». Ne peut-on dégager dès lors, dans le questionnement de la morale au XIXe siècle, l’opposition des deux « postulations » de la pitié et de la cruauté ? Comment les « moralistes » des siècles précédents, mais aussi Sade sont-ils lus au XIXe siècle ? La pitié selon Schopenhauer éclaire-t-elle l’oeuvre de Hugo ? Comment comprendre la formule si souvent mal interprétée de Goethe sur « l’injustice préférée à un désordre » ? Autant de manières d’interroger la notion problématique de châtiment et de crime, dans les romans comme en philosophie. En même temps qu’il élabore une morale sociale sans religion, le XIXe siècle semble fasciné par la beauté du crime – « peindre les délices de la cruauté », Lautréamont, lecteur du Problème du mal d’E. Naville – et les « fleurs du mal », au point de trouver, avec Nietzsche, dans une forme de cruauté l’origine des notions de bien et de mal, et de présenter la véritable généalogie évolutionniste de la morale grégaire. L’impératif catégorique du devoir se dégrade en discipline collective sans finalité ; « la compassion n’est une vertu que chez les décadents », proclame de son côté Nietzsche  [5].

8Mais reste une opposition conceptuelle non surmontée entre l’individuel et le collectif, entre l’approche de la sociologie (avec Comte, puis Durkheim, qui expose « la science positive de la morale en Allemagne ») (1887) et la résurgence à la fin du siècle d’une exigence solitaire relevant de la métaphysique, une exigence formulée déjà par Ravaisson et Rauh (Essai sur le fondement métaphysique de la morale, 1890), par Guyau (Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction), par Georges Palante, et qui trouve une nouvelle expression avec la création de la Revue de métaphysique et de morale de Xavier Léon, Élie Halévy et Léon Brunschvicg, « organe de la pensée libre », « indépendante de la science, de la religion et du sens commun ».

9Irons-nous jusqu’à dire qu’il faut attendre Les Deux sources de la morale et de la religion, ouvrage publié par Bergson en 1932, mais issu de travaux très anciens, pour que cette opposition radicale fasse l’objet d’une tentative de dépassement, avec l’idée selon laquelle l’obligation de la loi morale, statique et collective, et l’appel, dynamique et exemplaire, du héros et du saint trouvent dans la vie leur commune origine ? « Pression sociale et élan d’amour ne sont que deux manifestations complémentaires de la vie, normalement appliquée à conserver en gros la forme sociale (…) mais exceptionnellement capable de la transfigurer grâce à des individus dont chacun représente (…) un effort d’évolution créatrice  [6]. »

10C’est dans cette perspective très large, trop large peut-être, que se sont inscrits les articles qui suivent, et qui, malgré la diversité des approches (littéraire, historique, sociologique, comparatiste), sont parvenus à former un tout assez cohérent. Claude Millet ouvre logiquement l’ensemble en étudiant la fonction que remplit la pitié chez Hugo : une expérience subjective, intime, qui donne accès à la question sociale, car elle seule peut faire que les exclus et les « misérables » redeviennent au centre des préoccupations. Mais pour être efficace la pitié doit être « immense » et presque infinie ; elle doit embrasser tout l’univers, les pauvres gens, les bagnards, les monstres et les animaux, même le crapaud. Cette extension ne va pas sans risque, avec le pathos et son revers, le ridicule, mais elle a aussi sa traduction concrète, dans le combat, exemplaire, pour l’amnistie des Communards.

11Il est aussi question de pitié dans l’étude de Laurent Fedi : au XIXe siècle la séparation théologico-cartésienne entre l’homme et l’animal est remise en question par une doctrine morale républicaine qui insiste sur les devoirs que nous avons envers les bêtes, et sur la nécessité d’éviter toute cruauté inutile. Une doctrine qui a des effets pratiques comme la création de la Société protectrice des animaux, mais qui repose philosophiquement en partie sur le positivisme d’Auguste Comte qui rêve d’une réconciliation symbolique avec les animaux, et sur le néo-kantisme d’un Renouvier, qui parle d’un « devoir de bonté ».

12Nous retrouvons le même souci moral de compassion dans les efforts, philanthropiques, pour réformer la prison au début du XIXe siècle. Sophie Leterrier, qui retrace la triste histoire de la réforme pénitentiaire en France, analyse en particulier les réflexions d’Alexis de Tocqueville, dans les années quarante, qui se fondent sur la notion religieuse de pénitence pour prôner l’encellulement individuel. On attend du condamné qu’il s’amende par l’effet conjugué de l’isolement qui favorise la réflexion, du travail, qui occupe, et de la religion qui console. Mais la question du coût, la volonté de réprimer de plus en plus durement, la comparaison avec le sort des travailleurs pauvres, et, vers la fin du siècle, la prise en compte de la dimension sociologique de la délinquance ont conduit à l’échec de cette politique qui pariait sur la libre volonté de l’individu dans un univers contraint.

13Jean-Louis Cabanes s’intéresse, quant à lui, à la problématique nouvelle qui apparaît dans la France fin de siècle. Les oppositions classiques de la question morale (kantisme, spiritualisme, pessimisme à la Schopenhauer, sans négliger la tradition catholique) sont traversées par une question nouvelle, celle de l’inscription de l’individu, de l’énergie individuelle, dans des totalités comme la nation, la société ou la race. Apparaît un devoir d’appartenance et de solidarité qui est transmis aux jeunes générations par des romans de socialisation. Cette nouvelle formulation de la question morale apparaît chez des auteurs trop négligés comme Guyau qui, dans son Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, cherche à réconcilier la science et la vie – proche en cela du Zola du Docteur Pascal – ou Frédéric Rauh. Barrès, quant à lui, polémique désormais, dans Les Déracinés, contre le kantisme officiel au nom d’un enracinement qui peut seul donner à l’individu la possibilité de s’épanouir. Zola et Barrès, dès avant l’affaire Dreyfus, défendent des valeurs différentes.

14Enfin Frédérique Leichter, faisant en quelque sorte la synthèse entre l’interrogation sur la pitié et celle sur la fonction de la prison, met en jeu la réception morale des romans de Hugo, notamment des Misérables, dans des oeuvres comme Crime et châtiment ; elle conteste ainsi que Dostoïevski ait vraiment fait de son héros-assassin un exemple de « restauration de l’homme perdu » et un nouveau Jean Valjean. Elle nous met au contraire en présence, comme le voulait Chalamov dans les Récits de la Kolyma, du revers de la pitié : la rencontre du mal, de l’individu qui n’éprouve ni remords ni véritable interrogation éthique, du bagnard qu’aucun geste ne rédime : les « dilemmes » de Raskolnikov ne servent qu’à brouiller les enjeux, à justifier la revendication de ce « droit de tuer » que, par ailleurs, les hommes s’arrogent vis-à-vis des autres êtres vivants.

15Qu’il s’agisse de la place des exclus et de notre rapport aux animaux, de la réforme libérale de la prison ou du « droit de tuer », de la morale de la compassion ou des rapports de l’éthique et de la science : ces articles montrent que l’interrogation philosophique du XIXe siècle sur la question morale peut aisément nourrir la nôtre.

Notes

  • [1]
    Lettres philosophiques adressées à un Berlinois, II, « De la philosophie de la Restauration – M. Royer-Collard », Revue des Deux Mondes, 1832, p. 456.
  • [2]
    Jouffroy, Mélanges philosophiques, Fayard, coll. « Corpus », 1997, p. 358.
  • [3]
    Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, GF-Flammarion, 1973, p. 157.
  • [4]
    Über die Grundlage der Moral (1841), traduit par A. Burdeau (Alcan, 1879) sous le titre Le Fondement de la morale (rééd. Paris, Aubier, 1978).
  • [5]
    Nietzsche, Ecce homo, 5. Décadent est en français dans le texte.
  • [6]
    Henri Bergson, OEuvres, Édition du centenaire, PUF, 1970, p. 1057.
Jean Lacoste
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rom.142.0003
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