CAIRN.INFO : Matières à réflexion
L’auteur tient à remercier Hugues Marchal et Muriel Louâpre pour leurs précieux apports et leur soutien.

1Quand, dans sa préface à Hernani en 1830, Victor Hugo déclare « À peuple nouveau, art nouveau »  [1], il pose une correspondance entre la transformation de la société et celle des productions esthétiques qui, sous sa plume ou sous celles de Mme de Staël ou Stendhal, en est venue à constituer l’un des traits définitoires du romantisme  [2]. Hugo qui admire « la littérature de Louis XIV si bien adaptée à sa monarchie » envisage une littérature qui sera le propre non seulement de la nation mais de « cette France actuelle, cette France du dix-neuvième siècle… »  [3]. Dans le système ainsi formé, la littérature doit accompagner le changement parce qu’elle répond à une société elle-même consciente de sa mutabilité. Les répertoires expressifs antérieurs, réputés liés à un moment social périmé, se voient disqualifiés en tant que formules utilisables au présent. Et avec cette rupture, la valeur de modèle assignable à l’héritage esthétique entame une crise qu’alimenteront les avant-gardes. Toutefois, ce boule~versement touche sans doute moins les notions de modèle et d’imitation, que celle d’original, qui forme un réseau avec elles. En effet, non seule~ment l’évolution de l’articulation de ces trois termes est très nette au fil du XIXe siècle, mais sa constitution en problème se manifeste dans les dif~ficultés que pose le succès d’une production qui, tout en enregistrant indéniablement les changements de la société, se soucie peu d’originalité : le vaudeville.

DE LÉLOGE AU REJET DE LIMITATION

2La manière dont la vision classique lie imitation, modèle et original est rendue sensible, dans l’Encyclopédie, par les renvois établis entre les entrées consacrées à ces deux derniers termes :

3

MODÈLE, il se dit de tout ce qu’on regarde comme original, & dont on se propose d’exécuter la copie. Ce mot se prend au propre et au figuré, au physique & au moral. Cette femme a toutes les parties du corps de la plus belle forme… Ce serait un modèle précieux pour un peintre ; mais c’est un modèle de vertu, que son indigence ne réduira jamais à s’exposer nue aux regards curieux d’un artiste.  [4] ORIGINAL, est le premier dessein, ou instrument authentique de quel~que chose, & qui doit servir de modèle ou d’exemple à être copié ou imité. Voyez Dessein, modèle, &c.  [5]

4Comme dans d’autres dictionnaires et ouvrages critiques, le modèle est ici spécifiquement ce qui appelle l’imitation. Selon Marmontel, qui colla~bora au projet de Diderot et d’Alembert et dont les Éléments de littérature offrent un ultime condensé de l’esthétique classique, cette imitation permet de chercher l’excellence, en s’imprégnant de l’invention, de l’esprit, du style des grands maîtres : il faut « s’attacher à ce qu’il y a d’excellent et s’exercer ensuite à lui ressembler en cela le plus possible »  [6]. Certes, l’imitation n’implique jamais une copie servile : elle consiste à « s’emparer d’un ouvrage ancien et le reproduire, ou sous la même forme, avec de nouvelles beautés, ou sous une forme nouvelle »  [7]. En elle gît donc toujours une possibilité d’invention, même si l’artiste n’atteint que rarement les sommets foulés par les géants. Reste qu’elle instaure un dialogue entre le créateur contemporain et la pléiade des œuvres anciennes : celles-ci prêtent des éléments à la compo~sition nouvelle qui à son tour renferme déjà le noyau d’une contrainte future. Le sens du mot « classique » est révélateur sur ce point : est classique ce « qui mérite d’être imité […] qui est considéré comme modèle »  [8]. Or, si la nouvelle théorisation d’une dialectique entre art et contemporanéité, que propose le romantisme, suivant la formule de Hugo, se dérobe directement à l’injonction au cœur du classicisme, elle ne récuse pas pour autant la fonc~tion de modèle assignée aux œuvres passées. Le romantisme, en effet, ne cesse nullement de renvoyer à un canon. Simplement, l’objet de l’imitation, et par là le critère de l’évaluation esthétique, sont redéfinis : il ne s’agit plus de reprendre une forme, soit l’œuvre en tant que modèle séparé de son contexte de production, mais de poser que le chef-d’œuvre passé a exprimé correctement son temps, pour construire un rapport comparable entre l’œuvre nouvelle et son contexte le plus actuel. En somme, on passe d’une relation à deux termes (celle qui lie les œuvres en germe à un modèle pres~criptif) à une homologie de relations, mobilisant quatre termes  [9]. Et c’est ce qui, incidemment, permet au romantisme de se présenter comme une complication d’un modèle classique qu’il simplifie stratégiquement.

5De sorte que, au moment où Hugo proclame la mort du théâtre jus~tement dit classique et de ses fameuses « trois unités », le sens premier du mot original donné par l’Encyclopédie, (« ce qui doit servir de modèle ») est déjà en train de tomber en désuétude. L’originalité tient le premier rang parmi les qualités obligatoires de l’art moderne, mais les caractéris~tiques qui la définissent ne seront plus celles de l’ancien régime. Pour les modernes, l’original devient ce qui résiste à la copie, le signe privilégié du singulier, de l’inédit.  [10] Selon ce schéma, la copie se voit reléguée à un simple statut de reproduction, avec toutes les connotations industrielles que cela implique. Loin d’être perçue comme une voie vers l’invention, l’imitation s’avoue le lot des êtres dépourvus de génie, tandis que ce concept vient se rattacher à celui d’originalité, au sein du nouveau réseau lexical du modèle. Les deux termes s’opposent en effet désormais à l’imi~tation. Le génie n’est plus seulement la capacité d’inventer les formes qui distinguent une époque d’une autre, mais aussi la qualité d’une vision unique dans la synchronie du moment.

6À l’issue du XIXe siècle, cette redistribution apparaît avec évidence dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont, en une charge contre l’académisme qui prouve, au passage, le maintien au moins partiel du système classique.

7

On donne des formules par quoi un artiste arrive à l’expression du beau. Il y a des instituts où l’on enseigne ces formules, qui ne sont que la moyenne et le résumé d’idées antérieures. En esthétique, les idées étant généralement obscures, on leur adjoint l’exemple, l’idéal parangon, le modèle à suivre. En ces instituts (et le monde civilisé n’est qu’un vaste Institut), toute nouveauté est tenue pour blasphématoire, et toute affir~mation personnelle devient un acte de démence.  [11]

8Or, selon Gourmont, « le crime capital pour un écrivain c’est le conformisme, l’imitativité, la soumission aux règles et aux enseigne~ments ». Au lieu de chercher l’inspiration chez les maîtres, l’artiste doit puiser à son seul univers, puisque « la seule excuse qu’un homme ait d’écrire, c’est d’écrire lui-même ». À la petitesse du modèle externe, signi~fiée par l’emploi du diminutif formule, il oppose un modèle tout singu~lier, qui ne renvoie plus l’œuvre, « reflet grossi de sa personnalité », qu’à la spécificité de son seul créateur. Davantage, ce dernier « doit dire des choses non encore dites et les dire en une forme non encore formulée. Il doit créer sa propre esthétique – et nous devons admettre autant d’esthé~tiques qu’il y a d’esprits originaux »  [12]. La logique de l’imitation se voit ainsi évacuée au profit d’une originalité désormais parfaitement singu~lière, car fondée non seulement dans l’expérience collective d’une généra~tion, mais dans celle d’un individu lui-même original – c’est-à-dire inimitable – et s’auto-modélisant.

9Malgré la force de ses propos, Gourmont se montre sans doute moins radical qu’Hugo, dans la mesure où l’art, perdant largement sa relation à la collectivité, abandonne ses ambitions de former le devenir social. On pour~rait également penser que Gourmont n’échappe pas lui non plus à la logi~que de la formule. Mais ces propos soulignent combien le déplacement sémantique de l’original a entraîné celui de la théorie du modèle et, pour grossière qu’elle soit, le processus ainsi esquissé reflète l’une de nos concep~tions dominantes de l’évolution esthétique moderne. Or, si nous admet~tons qu’il existe une correspondance entre le développement d’une logique esthétique de l’originalité et un penchant plus global pour le nouveau  [13], il ne faut pas oublier que la littérature qui illustre une telle histoire ne repré~sente qu’une partie de la production culturelle du siècle. Pour sonder les enjeux plus généraux de cette évolution, il faut la confronter aux pratiques de sa littérature industrielle, ou d’un genre théâtral tel que le vaudeville de la Monarchie de Juillet, vu par des centaines de milliers de personnes  [14]. Le problème du modèle et de l’imitation peut-il se poser de la même façon pour un genre au sein duquel l’originalité semble quasiment impensable ? Et de quelle manière le vaudeville, en tant qu’expression favorisée par le public, participe-t-il à la reconfiguration du système formé par les concepts « imitation », « copie », « original » ou « type » ?

LE VAUDEVILLE, GENRE INDUSTRIEL

10Le vaudeville résulte d’une longue évolution qui commence avec un genre de chanson comique né en Normandie au XVe siècle. Au début du XVIIIe siècle, il s’est mué en une petite comédie musicale de foire, composée de sketches ou de scénarios en un ou deux actes. Le genre reste dépendant de la musique, les monopoles théâtraux réservant l’usage de la parole aux théâtres autorisés, mais il assume progressivement une forme plus théâtrale, et c’est Eugène Scribe qui le refonde véritablement, à partir des années 1820, en écartant la musique au profit de scénarios et dialogues bien char~pentés qui reflètent la vie contemporaine  [15]. Pendant la Monarchie de Juillet, le vaudeville devient le genre théâtral le plus en vogue, bien au-delà de ce que la critique a voulu reconnaître. Il dépasse le théâtre romantique et le mélodrame en recettes comme en nombre de pièces jouées  [16], et entre 1830 et 1848, plus de deux cents cinquante nouveaux vaudevilles sont montés chaque année à Paris  [17]. Ce rythme devient si soutenu que ses auteurs pratiquent la division du travail déjà développée pendant la vogue du mélodrame, les dialoguistes travaillant comme on sait sur le scénario d’un « carcassier ». Cette fabrique du texte s’avoue parfois. Dans Un Vau~devilliste (1839) de Thomas Sauvage et Maurice Saint-Aguet, le rideau s’ouvre sur un jeune apprenti vaudevilliste demandant l’assistance de son maître. Ce dernier, Beaumanoir, se désiste : il manque d’idées originales  [18]. L’apprenti, Athanase, rétorque : « voilà quatre romans nouveaux et cinq vieilles pièces ; c’est bien le diable si nous ne trouvons pas […] notre affaire ». Beaumanoir refuse d’entrer en « concurrence avec d’autres pillards ». La discussion oppose leurs visions du rôle d’auteur. L’apprenti pousse la conception classique de l’auteur artisan jusqu’au mercenariat ; son maître défend l’idéal romantique de l’artiste. Tous deux pourtant per~çoivent l’imitation dans son sens moderne, qu’ils y souscrivent ou non – et c’est bien leur accord sur ce point qui est à l’origine de leur vision diver~gente de l’auteur. Or la pièce elle-même tranche le débat. Dans Un Vaude~villiste les éléments paradigmatiques du genre sont reproduits jusqu’à sa mise en abîme. On y retrouve l’habituelle intrigue de mariage ainsi qu’une constellation de personnages typiques : la femme jeune et belle, le soupi~rant accablant (l’apprenti, Athanase), le jeune amoureux et son complice (ici Beaumanoir). Ce dernier parvient comme toujours à manipuler l’intri~gue de telle sorte que tout finisse bien : mariage des amoureux, humiliation du rival. Mais ici c’est un maître vaudevilliste qui s’empare des scénarios stéréotypés, qu’il désapprouve d’ailleurs, pour engendrer à la fois un nou~veau vaudeville et le dénouement qu’il souhaite  [19]. Le vaudeville de Beau~manoir s’enchâsse dans celui de Saint-Aguet et Sauvage au point que les actions des deux pièces se confondent. Si la dynamique autoréférentielle de la pièce ajoute du piquant, elle souligne aussi à quel point le vaudeville est un genre à formules où les moules sont inlassablement recyclés.

11Son exubérance théâtrale se déploie surtout à partir d’un comique de situation. Les personnages se précipitent d’un épisode à l’autre en frôlant continuellement le désastre : bris de mariage, humiliation ou défaite. Les rencontres inopportunes, les quiproquos et autres méprises font apparaître ce que les personnages veulent surtout cacher dans leur présentation de soi  [20]. Chacun s’évertue à faire disparaître maîtresse, tache d’encre, expression embarrassante, tout ce qui pourrait le dimi~nuer devant ceux qu’il tient à impressionner. Tout un mélange d’argot, de bons mots, de gestes et de postures amplifie l’énergie des confrontations. La logique du pastiche domine la création vaudevil~lienne, l’amalgame des éléments et des styles faisant écho à un monde fragmenté et hétérogène. L’action reste en suspens entre la formule et le chaos, le banal et l’étonnant, jusqu’au moment où la tension éclate, le désastre survient, et chacun récolte sa récompense  [21]. Face à cette uniformité, la critique n’avait pas tort de protester contre la standardi~sation des scénarios et Jules Janin, dans son Manifeste de la jeune litté~rature, se plaint de « ceux qui imitent, ceux qui copient, qui font de la littérature facile »  [22]. Mais les vaudevillistes savaient avant Bergson que la formule est nécessaire à la comédie  [23]. En outre, ceux-ci bénéficiaient d’une double caution esthétique, jouant à la fois sur le tableau de l’imitation classique et sur celui de la nouvelle conception de l’imita~tion évoquée plus haut. En effet, Scribe avait modifié le genre en remontant aux sources de la comédie autochtone, et surtout aux méca~nismes comiques de Molière, que le XIXe siècle établit en parangon de la comédie élevée nationale  [24]. Or Molière avait lui-même fondé sa pratique sur d’amples processus d’imitation et de recyclage  [25], ce qui justifie la pratique vaudevilliste. Mais d’un autre côté, le vaudeville marque également des points en tant que nouvelle formule imitative plus adéquate au temps. C’est pourquoi il n’a pas reçu que des critiques de la part des écrivains romantiques, comme en témoigne le jugement de Gautier, qui l’inscrit, au rebours de ses détracteurs, dans une logi~que de novation :

12

la comédie actuelle, que la critique insiste à jeter dans le moule que Molière a brisé après s’en être servi, comme un statuaire jaloux, existe […] sur vingt scènes différentes, morcelée en petits actes, faits de toutes mains […] ; cette comédie qui s’appelle le vaudeville, est une comédie multiple, vivace, et plein [sic] d’invention  [26].

13C’est Sainte-Beuve qui saisit, peut-être malgré lui, l’essentiel du pro~blème quand, tout en concédant que la reproduction littéraire n’a rien de neuf, il proteste contre « le niveau du mauvais » qui « gagne et monte » dans le vaudeville, en fonction de l’ampleur de la production, à partir des années 1830  [27]. C’est la notion de « littérature industrielle » qui permet de comprendre cette interprétation contradictoire de l’imitation réalisée par le vaudeville : l’invention même du terme souligne l’impor~tance que la révolution industrielle a eue dans la métamorphose des enjeux du modèle. Dès lors que l’imitation n’est plus que métaphorique, disparaissant de fait sous la « copie », en tant que reproduction mécani~que et à but lucratif, elle perd son sens classique et se dévalorise. Ray~mond Williams a été parmi les premiers à souligner la coïncidence historique, ainsi que la co-dépendance conceptuelle, qui pouvait lier la promotion esthétique de « l’original », en son sens moderne, et la dégra~dation de l’idée d’imitation en « copie »  [28]. Dans ce contexte, l’imitation cesse d’apparaître comme source d’inspiration et devient, tout au contraire de sa théorie classique, le contre-modèle face auquel s’exalte l’imaginaire d’un artiste auteur d’une vision unique du monde, dont l’inspiration serait directe et intraduisible. Le vaudeville tire sa mau~vaise réputation de sa propre sérialité et son écriture en équipe achève de l’assimiler à une production industrielle et commerciale  [29]. Sainte-Beuve se consterne de voir le champ littéraire « envahi par une bande si nom~breuse, si disparate » d’écrivains mercenaires « avec cette seule devise […] vivre en écrivant »  [30]. Paradoxalement, au moment où l’imitation classi~que se voit rejetée, esthétiquement, au nom d’une nécessaire adéquation à l’évolution sociale, le vaudeville est critiqué pour cette adéquation même, ses procédés de production sérielle épousant de trop près les mutations du champ général de la production et de la consommation. Mais le mode de production du genre n’est pas seul en cause.

DU MODÈLE À LA MODE

14Le vaudeville de la Monarchie de Juillet se donne ouvertement comme le reflet d’une société de consommation en voie d’émergence. Toujours à la pointe de l’actualité, ce genre, en cela satirique, ironise, parodie et ridiculise le monde qu’il reproduit. Les tentations de l’argent, de la mode et de la chair sont omniprésentes : maîtresses et dettes mena~cent ordinairement de ruiner les jeunes soupirants et il n’est pas acces~soire que les créanciers complètent souvent l’équipe des personnages  [31]. Quelques hommages rendus à la vertu n’empêchent pas que les héros soient des coquins qui voient toujours leurs efforts couronnés par le mariage convoité. In extremis, ils réussissent à recouvrer leurs finances, à ensevelir leurs délits ou, mieux, à se les faire pardonner. La satire de la surconsommation se voit ainsi redoublée par un dénouement qui se joue toujours sur deux plans simultanément : dans le monde du vaudeville, le mariage représente l’idéal du bonheur en amour et en argent. Lui-même produit de consommation, ce théâtre transmet donc finalement un mes~sage assez curieux quant au plaisir et aux conséquences de son assouvisse~ment. Les vaudevillistes associent les thèmes de la concurrence, du statut social et de l’ambition, et ceux du désir et de la recherche du bonheur sai~sis dans leurs dimensions commerciales.

15Or, parce qu’elles présentent des lieux communs où tous ces thèmes se recoupent naturellement, la mode et sa consommation tiennent un rôle de premier plan dans les vaudevilles, qui suivent étroitement les vogues, et qui les alimentent  [32]. En 1830, Dummersan et Danville cen~trent leur intrigue sur Les Brioches à la mode (Théâtre des Variétés). En 1847, Cordier et Claireville évoquent les modes expérimentalistes du magnétisme et du haschich  [33], et en 1844, Paris se passionnant pour la polka, six vaudevilles sur le sujet paraissent au cours du seul hiver  [34]. Cette attention extrême aux frissons du temps déplace dès lors, et forte~ment, la question du modèle vers la mode. En effet, sur le plan de l’action individuelle, les objets ou les talents en vogue sont dans l’univers du vaudeville autant d’armes de promotion et de moyens de parvenir que les personnages brandissent pour faire valoir leur habileté. En 1844, dans Les Trois Polkas, de Carmouche, Dumanoir, et Siraudin, et dans Le Bal Mabille, de Darvin et Siraudin, la maîtrise de la polka a pour consé~quence directe la conquête sociale. En caricaturant les effets de pouvoir qui découlent de la connaissance de la dernière mode, le vaudeville sou~ligne le rôle qu’elle tient dans le jeu de la concurrence sociale. Ceux qui la maîtrisent bien triomphent par leur brio, tandis que le risque d’une mortification cuisante guette sans relâche ceux qui ont le malheur de commettre une bévue. Le genre valorise donc un sujet social dont la construction réussie ne tient pas à une ressemblance à soi-même, fondée sur la capacité à persévérer dans son être, ni à l’imitation raisonnée de modèles humains antérieurs, mais à une plasticité, une forme de camé~léonisme permettant aux protagonistes de participer le plus tôt possible aux inflexions collectives du moment. En d’autres termes, le vaudeville célèbre dans ses personnages une aptitude à reconnaître dans la mode un phénomène à la fois volatile et collectif, où la nouveauté exige une prati~que de reproduction sociale. Sur le plan esthétique, le genre se trouve dès lors justifié, en vertu, précisément, du modèle social qu’il analyse et thé~matise. Du point de vue des auteurs, le dispositif est analogue : combi~nant une apparente indifférence pour l’originalité, tant à l’égard du passé que de leurs contemporains, avec une vive attention à la nouveauté, les vaudevillistes et leurs intrigues dessinent leur propre relation homologi~que avec la société qui les entoure. Le vaudeville, comme ses personnages, réussit quand il se trouve sous influence.

16Cette influence peut être saisie directement dans l’intrigue de Sport et Turf : Courses à Chantilly, présenté en 1846 et signé par Siraudin et Clai~reville. La pièce suit les aventures de Macassar, un coiffeur dynamique, pendant le week-end inaugural de son association, le « Gentilhomme~club ». Celui-ci est à l’image du très exclusif Jockey Club, foyer du dan~dysme et épicentre de la mode masculine à Paris, mais il est adapté aux revenus plus modestes de ses membres. Lorsque Macassar convoque ses collègues, il met tout de suite en évidence les enjeux de l’apparence :

17

Jeunes sportmen !… C’est la première fois que le Gentilhomme-Club se montrera sur le turf, et se trouvera en face de l’ancien Jockey-Club, qu’il est question d’enfoncer… Il s’agit d’avoir une tenue chouettarde, et des gants d’une entière blancheur… Jeunes sportmen !… à vos gants !  [35]

18Macassar fait preuve d’une connaissance détaillée des styles, accessoi~res et comportements associés au dandysme qui va jusqu’à la parole. Il enjoint ses amis de « parler le moins français possible » puisque :

19

la langue anglaise est de rigueur pour tout dandy, amateur du turf […] Revêtez votre plus élégant tweed, prenez à la main un stick et regrettez que votre budget ne vous permette pas le groom, et le Brougham attelé […] Connaissez bien tous les race horses inscrits au stud-book, et pariez à tous les handicaps… Vous êtes libre de manger un beef-steak et de boire un verre de grog, de brandy, ou de gin.  [36]

20Macassar et ses amis emploient l’imitation pour fonder l’unité de leur groupe et la reconnaître comme telle : elle sert donc de dispositif identi~taire. Mais c’est aussi une stratégie qu’ils utilisent afin de concurrencer les « vrais » dandys. Cette logique de l’imitation, qui est aussi celle de la mode, est donc à la fois à usage interne (marquer l’appartenance) et à usage externe, puisqu’elle renvoie à un modèle externe qu’elle rectifie.

21Si les membres du Jockey Club n’ont guère à s’inquiéter des rivaux qui se dressent face à eux, c’est que Macassar et ses amis comprennent finalement assez mal l’esthétique du dandysme. Le style du dandy tra~duisait une sensibilité imprégnée des valeurs de l’originalité  [37]. Or, en assimilant le dandysme du Gentilhomme-Club à la consommation et à un réflexe d’imitation sans cohérence, Siraudin et Claireville établissent un rapport qui n’est pas sans rappeler les valeurs qui opposent l’art dit « sérieux » au vaudeville. À regarder de près le portrait dérisoire des désirs et des ambitions de Macassar et de ses amis, tel que nous le propose ce vaudeville, nous saisissons le reflet d’une logique sociale de l’imitation dont l’importance ne fera qu’augmenter.

22Si l’imitation ne figure dans l’esthétique du vaudeville, telle que la présente l’histoire littéraire, que par rapport à ses résonances industrielles, elle conserve néanmoins, on le voit, une fonction essentielle dans la thé~matique des pièces. L’imitation n’est plus l’aboutissement d’une leçon adressée aux spectateurs, comme chez Molière, mais constitue désormais une modalité d’échange entre les personnages. Ce déplacement modifie sensiblement les visées représentatives du vaudeville. En refusant de se prêter à un message univoque, le vaudeville refuse aussi de se constituer en tant que modèle. Son mode de communication se range plus du côté des effets de miroir, et donc, de l’imitation de l’imitation. Finalement, le portrait de société que produit le vaudeville est davantage celui du chan~gement perpétuel que celui du Nouveau, qu’il ne cessera pas cependant de répertorier et d’entériner tout au long du XIXe siècle.

Notes

  • [1]
    Victor Hugo, Œuvres complètes, Théâtre I, Robert Laffont, 1985, p. 540.
  • [2]
    Mais pas exclusivement romantique, puisque la même devise est reprise chez un fourié~riste comme Gabriel-Désiré Laverdant qui proclame que « l’Art, expression de la Société, exprime dans son essor le plus élevé, les tendances sociales les plus avancées ». De la mission de l’art et du rôle des artistes (Salon, 1845), cité par Jean Clair, La responsabilité de l’artiste, Gallimard, 1997, p. 28.
  • [3]
    Victor Hugo, ouvr. cité, p. 540.
  • [4]
    Encyclopédie, ARTFL Encyclopédie Project, <http ://humanities.uchicago.edu/orgs/ARTFL> 10: 559.
  • [5]
    Idem, 11 : 648.
  • [6]
    Cicéron cité par Marmontel dans Éléments de littérature, texte établi par Sophie Le Ménahèze, Desjonquières, 2005, p. 656-657.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    « Classique », Le Nouveau Petit Robert 1,1993.
  • [9]
    Chaque œuvre esthétiquement valable comme l’expression de son actualité historique.
  • [10]
    « Original » Le Nouveau Petit Robert 1,1993 : « Qui paraît ne dériver de rien d’anté~rieur, ne ressemble à rien d’autre, est unique, hors du commun. Inédit, neuf, nouveau, personnel. Avoir des vues, des idées originales. Non-conformiste. »
  • [11]
    Remy de Gourmont, Le Livre des masques : gloses et documents sur les écrivains d’hier et d’aujourd’hui, Mercure de France, 1896-1898, p. 12-13.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    L’importance du nouveau dans la société et dans la création est un thème quasi omnipré~sent et polémique au XIXe siècle : Flaubert parle, par exemple, de « l’immense Nouveau qui déborde de partout » (Gustave Flaubert, lettre à Bouilhet du 19 décembre 1850, Correspondance, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, p. 730).
  • [14]
    Les théâtres de Paris accueillent entre quatre à cinq millions de spectateurs annuellement entre 1840 et 1848 et le vaudeville reçoit 28 % des recettes totales de tous les spectacles de Paris (Opéra inclus). Dominique Leroy, Histoire des Arts du Spectacle en France, L’Harmattan, 1990, p. 156.
  • [15]
    Henri Gidel, Le Vaudeville, PUF, 1986, p. 7-9,14-23,43-71.
  • [16]
    Leroy, ouvr. cité, p. 140,243.
  • [17]
    La Monarchie de Juillet connaît la plus forte hausse de la production théâtrale au XIXe siècle. Voir les figures rassemblées par Dominique Leroy dans Histoire des Arts et Specta~cles en France, L’Harmattan, 1990, p. 143.
  • [18]
    Beaumanoir est probablement la déformation de « Dumanoir », le nom d’un vaudevil~liste très en vogue. Un Vaudevilliste, Théâtre de la Renaissance, 1839, acte I, scène ii.
  • [19]
    Une autre intrigue paradigmatique est celle où le couple est déjà marié. Un des conjoints tente une aventure romantique qui se retourne contre lui mais réunit le couple. Les Noces de Figaro de Beaumarchais en serait un exemple.
  • [20]
    Voir Daniel Lemahieu, « Vers une poétique du vaudeville », Europe 72, n° 786,1994, p. 103, et Jennifer Terni « A Genre for Early Mass Culture : French Vaudeville and the City : 1830-1848 » Theater Journal 58, 2006, p. 233-237.
  • [21]
    J. Terni, art. cité, p. 233-235.
  • [22]
    Jules Janin « Manifeste de la jeune littérature : Réponse à M. Nisard », 1876, <http :// www.bmlisieux.com>, p. 6.
  • [23]
    « Et nous pourrions vérifier sur eux la loi que nos précédentes analyses nous laissaient prévoir, loi par laquelle nous définirons les situations de vaudeville en général : Est comique tout arrangement d’actes et d’évènements qui nous donne, insérées l’une dans l’autre, l’illusion de la vie et la sensation nette d’un agencement mécanique ». Henri Bergson, Le Rire : essai sur la signification du comique, Alcan, 1938, p. 69.
  • [24]
    Eudore Soulié remarque, par exemple, que « désormais on est en France pour Molière comme les Anglais pour Shakespeare », dans Les Nouveaux lundis, C.A. Sainte-Beuve (éd.), vol. 5, p. 258.
  • [25]
    Pour L’École des femmes, par exemple, l’auteur puise ses sources dans Straparole, Cer~vantès, Calderon et Lope de Vega, ainsi que dans L’École des Cocus de Dorimond et La Précau~tion inutile de Scarron, pour ne pas parler de sa propre création, L’École des Maris. Voir Georges Mongrédien, « Notice sur l’école des femmes » Molière, Œuvres Complètes, Garnier-Flammarion, 1965. p. 20, et J.-M. Pelous « Les métamorphoses de Sganarelle : la permanence d’un type comique », Revue de l’Histoire Littéraire de la France, n° 72,1972, p. 821-49.
  • [26]
    Théophile Gautier, Histoire Dramatique en France depuis vint-cinq ans, Édition Hert~zel, 1859, vol. 4, p. 114
  • [27]
    Sainte-Beuve, « La Littérature industrielle » Revue des deux mondes, 1839, dans La Querelle du roman-feuilleton : littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836-1848), Lise Dumasy (dir.), Grenoble, Ellug, 1999, p. 26.
  • [28]
    Raymond Williams, Culture & Society, 1780-1950, New York, Columbia University Press, 1958, p. xv-xvi.
  • [29]
    Julia Przybos, L’Entreprise mélodramatique, Corti, 1987, p. 15-16.
  • [30]
    Sainte-Beuve, art. cité, p. 29.
  • [31]
    Terni, p. 239,247. Voir par exemple, Mon Voisin d’omnibus, par Albite et Dugard, Théâtre du Palais-Royal, 1846 ; Mélesville et Varner, L’Art de payer ses dettes, Théâtre du Vau~deville, 1831 ; J. Gabriel et Paul Vermond, J’attends un omnibus, Théâtre du Vaudeville, 1849.
  • [32]
    Par contraste, au XVIIIe siècle, les vaudevilles se préoccupaient des modes mais se pen~chaient plus sur les modes artistiques, par exemple l’orientalisme naissant. Le nouveau vaude~ville accorde une place croissante à l’argent et aux professions, avec une disparition progressive des personnages nobles sauf dans des rôles ingrats.
  • [33]
    Éther, Magnétisme et Hatchis, Théâtre des Variétés, 1847. Une autre pièce propose le champagne comme antidote à l’opium et à la domination des Anglais dans L’Opium et le Cham~pagne : La guerre de Chine, par Claireville au Théâtre des Variétés en 1842.
  • [34]
    Pour d’autres vaudevilles privilégiant la consommation, voir Claireville, Trottin le modiste, Théâtre Palais-Royal, 1847, ou encore Léon and Théolon, Le Magasin de lumière, Théâtre du Gymnase Dramatique, 1831.
  • [35]
    Paul Siraudin et Claireville, Sport et Turf, Les Courses à Chantilly, Théâtre des Variétés, 1846, acte I, scène iii.
  • [36]
    Les italiques sont dans l’original et soulignent les termes en anglais, ouvr. cité, acte I, scène iii.
  • [37]
    Pendant la Monarchie de Juillet, la logique du dandysme était dominée par une préoccu~pation pour l’originalité, notamment chez Théophile Gautier, selon l’historienne Mary Gluck, qui trace la généalogie des phases successives du mouvement au XIXe siècle. Popular Bohemia : Modernism and Urban Culture in Nineteenth-Century Paris, Cambridge, Harvard University Press, 2005.
Français

Au XIXe siècle, le vaudeville (genre comique par excellence) est le reflet même d’une culture où la mode et le paraître sont en pleine ascension. Le jugement moral qui avait intéressé la comédie classique est supplanté par une nouvelle forme de regard fixée d’avan~tage sur les compétences sociales des personnages. Impossible dans ces circonstances de recourir à un modèle, puisque dans un monde dominé par le jeu des apparences, les pres~criptions ne portent plus tant sur la conduite morale que sur la performance sociale. En comparant le théâtre de Molière et le vaudeville, cet article fait ressortir les raisons pour lesquelles la logique à la base du modèle classique ne trouve plus d’ancrage au sein d’une culture de consommation en voie d’émergence.

English

In the nineteenth century, vaudeville (the leading genre of comic theater) was the very image of a culture in which fashion and spectacle were on the rise. The moral judgments that had been the preoccupation of classical comedy were replaced by a form of judgment whose object was the social competence of the characters. In a world dominated by appearances, models lost their raison d’être since prescriptions no longer addressed conduct so much as per~formance. By drawing a comparison between the theater of Molière and vaudeville, the article shows why the logic that formed the basis of the classical model failed to survive the advent of an emergent consumer culture.

Jennifer TERNI
(Emory University, États-unis)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rom.138.0035
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