CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Quel rapport entre voie publique et voix poétique ? À première vue, la chaussée n’aurait rien à voir avec les muses. Cependant, à en croire l’étymologie, le terme vers renvoie depuis l’origine de la poésie à l’image d’une voie – le sillon creusé par la charrue –, et le rythme est souvent associé à la cadence de la marche humaine (on pense à Hugo), de sorte que le vocabulaire technique, où il est question d’iambes et de pieds, évoque obligatoirement les moyens de la locomotion. Par ailleurs, on se rappellera que ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que la voie publique – prise pour référent dans Le Tableau de Paris de Mercier (le dernier volume paraît en 1788), et plus tard chez Balzac (dans Facino Cane, à titre d’exemple), ou même dans Les Mystères de Paris de Sue – devient l’emblème de la ville, et une source d’inspiration précieuse pour les romanciers  [1].

2 En poésie, on sera plus lent à franchir le pas, et ce n’est sûrement pas un hasard si la rue commence à y trouver sa place au moment même où, à partir de 1855, la forme de la ville, en l’occurrence Paris, change. Cette rencontre entre la poésie et la ville ne débute pas stricto sensu avec Baudelaire, mais c’est lui qui reliera la pratique de la ville à celle de la poésie ; notre propos sera donc de suivre l’évolution du thème de la voirie – et notamment du boulevard – dans Les Fleurs du mal et Le Spleen de Paris. C’est une tâche complexe, car « la rue », en tant qu’élément thématique ou référentiel, n’existe pratiquement pas chez celui qui, rétrospectivement, s’est imposé, à tort et à raison, comme l’inventeur de la poésie urbaine. À la différence d’un Balzac, qui cherche à reproduire la texture de la ville dans toute sa densité, à tel point que les limites entre le réel et le fictif s’estompent, Baudelaire ne cherche pas à rivaliser avec la réalité. Il se détourne obstinément de toute représentation mimétique de la ville, et dans les cas plutôt rares où son narrateur se laisse situer dans l’espace, par exemple : « Quand je traversais le vieux Carrousel… » (I, 84  [2]), ce n’est que pour mieux rebondir dans l’abstrait. En d’autres termes, si la rue et le boulevard servent souvent de synecdoques et de métonymies pour signifier la ville chez Baudelaire, ces éléments sont évoqués de façon fragmentaire ou indirecte. La ville, en tant que représentation physique, est étrangement absente de cette poésie urbaine : on n’y trouve que des fragments d’images – ou des images de fragments, dont on voit le modèle dans les ruines décrites dans « Le Cygne » ; les poèmes des Fleurs du mal et du Spleen de Paris contiennent effectivement nombre de vitres, de bruits et de pavés.

Carlo Naya, Marchand de bouts de cigares, vers 1865

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Carlo Naya, Marchand de bouts de cigares, vers 1865

3 Rien d’étonnant, alors, à ce que le boulevard soit rarement nommé : le mot n’apparaît que trois fois dans l’ensemble des poèmes, et seulement dans les poèmes en prose :

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… vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf qui formait le coin d’un boulevard neuf… ( « Les Yeux des pauvres », I, 318)
Hier, à travers la foule du boulevard, je me suis senti frôlé par un Être mystérieux… ( « Le Joueur généreux », I, 325)
Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue […] mon auréole dans un mouvement brusque a glissé de ma tête dans la fange du macadam. ( « Perte d’auréole », I, 352)

5 Si le boulevard n’apparaît que dans ces poèmes tardifs, c’est sans doute en partie pour des raisons historiques : il ne s’agit vraisemblablement pas ici des « grands boulevards », mais plutôt de leur variante haussmannienne. C’est avec le préfet de Paris que ces grandes voies deviennent simultanément l’outil de la métamorphose des espaces urbains et le symptôme de l’embourgeoisement de la capitale. Or, en 1857, Haussmann avait déjà entamé ses grands travaux, et ce n’est qu’en 1860 – date de la première parution du « Cygne » – que l’on entend dans les vers de Baudelaire l’écho des démolitions de Paris. Dans Les Fleurs du mal, c’est donc un terme plus général – la rue – qui représentera la voie publique, même si le mot se rencontre rarement et parfois dans des passages clés :

6

La rue assourdissante autour de moi hurlait… ( « À une passante », I, 92) La Prostitution s’allume dans les rues ;
Comme une fourmilière elle ouvre ses issues. ( « Le Crépuscule du soir », I, 95)
Un matin, cependant que dans la triste rue… ( « Les Sept Vieillards », I, 87)

7 Et, à plusieurs reprises, la voirie sera évoquée de façon métaphorique, tels les « plis sinueux des vieilles capitales » des « Petites Vieilles » (I, 89), ou le « labyrinthe fangeux » du « Vin des chiffonniers » (I, 106).

8 La rue et le boulevard sont à l’évidence peu visibles dans cette poésie. Or, l’invisibilité d’un élément ne signifie pas pour autant son absence : Walter Benjamin, en parlant de « À une passante », invoque le concept d’une « figure cachée » pour démontrer que la foule, qui n’est jamais nommée en tant que telle, n’en reste pas moins un élément capital du poème ; ce mobile essentiel ne serait visible que dans ses effets, comme le vent qui emplit les voiles d’un navire  [3]. Mais comment différencier une figure invisible, d’une figure qui ne l’est pas puisqu’elle fait justement défaut ? Ce que démontre Benjamin, sans jamais vraiment l’expliquer, c’est que certaines images insistent dans les poèmes de Baudelaire, tantôt visibles, tantôt suggérées, et que cette insistance permet de repérer un élément qui, à travers l’œuvre et de texte en texte, ne cesse d’affleurer. Tel est le cas de l’image de la voie publique qui, à l’instar de l’auteur flaubertien, serait « présent partout » et, à peu de choses près, « visible nulle part ». La rue (ou le boulevard) s’avère implicitement omniprésente, décor tacite à chaque fois qu’il s’agit d’une promenade, d’un détour, d’une rencontre, d’une foule.

9 Mais pourquoi cette insistance sur la voie publique ? C’est en partie une simple mise en scène de l’anecdote que racontera le narrateur-poète ; la rue sert de trace sténographique pour signifier « la ville ». Mais l’ubiquité de l’image souligne son importance.

10 Si la création des « grands axes » ou plus généralement les travaux d’urbanisme intéressent Baudelaire, c’est surtout pour les déchirures qu’ils introduisent dans le tissu de la capitale. Le boulevard, conçu comme une voie large et droite, ne l’attire guère, dans la mesure où il symbolise l’espace public bourgeois, l’aire de la monotonie. C’est, de toute façon, ce qu’avait voulu Haussmann, qui considérait le percement des grands axes comme l’imposition de la rationalité à la ville chaotique. La création de voies larges et rectilignes devait faciliter la circulation, la mobilité et, dotées de trottoirs, réduire le nombre des accidents  [4]. Le point de vue de Baudelaire est autre : le boulevard, comme la rue, multiplie, sous la forme de rencontres fortuites, les accidents. On constate ainsi un divorce entre les fonctions du boulevard et les fonctions du regard poétique. Et si la transformation du réseau urbain représente pour le pouvoir une garantie d’efficacité, de stabilité et surtout de continuité (fluidité de la circulation, liens entre les quartiers), la voie publique reste pour Baudelaire le lieu de la discontinuité et de la rupture. Paradoxalement, les grands travaux représenteront dans un premier temps, celui de la démolition, des surprises souvent désolantes, qui alimenteront le travail poétique, alors que dans un deuxième temps, celui de l’achèvement, ces travaux auront tendance à enlever à l’espace urbain, certaines aspérités propres à retenir l’attention du poète  [5]. Par conséquent, le lieu privilégié chez Baudelaire n’est certes pas le boulevard tel que Haussmann l’avait rêvé, mais bien plutôt tel qu’on le trouve aux moments où il ressemble le plus à la rue. Lorsque Baudelaire est attiré par le boulevard, c’est parce qu’il y trouve dans la densité de la foule le choc anciennement associé aux « plis sinueux » de la capitale.

11 Du coup, dans la poétique baudelairienne la rue servira à la fois de lien et de rupture avec une réalité référentielle (car l’image sera détournée à des fins non-référentielles), et, paradoxalement, de représentation métaphorique de cette discontinuité. Il s’agit, en un sens, de déterminer la part de la correspondance analogique et celle de l’allégorie. Les deux coexistent dans cette poésie, dans un rapport tendu, et il n’est pas inutile de décrire une image qui soit à la fois métaphore et allégorie, lien et rupture.

12 À la différence du boulevard, la rue se caractérise par l’étroitesse, l’obscurité et la sinuosité. Si le boulevard se veut rectiligne, le propre de la rue restera très précisément détour. D’ailleurs, la surabondance d’images portant sur les rues et les ruelles a incité nombre de commentateurs à affirmer que la rue est en quelque sorte représentative de la poésie de Baudelaire  [6]. Cette union entre poésie et voirie amena Walter Benjamin à projeter sur certains vers de Baudelaire l’image d’un lieu tenant tout à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, image, d’ailleurs, totalement absente dans sa poésie. Cette figure cachée serait celle du passage :

13

Baudelaire semble n’avoir jamais songé au lieu de promenade classique de la flânerie, le passage. Néanmoins on peut repérer le paradigme du passage dans l’esquisse lyrique du « Crépuscule du matin », qui clôt les « Tableaux parisiens ». La partie centrale de ce poème se compose de neuf distiques qui, avec leurs rimes plates, se distinguent nettement des vers précédents et des vers suivants. Le lecteur avance dans ce poème comme dans une galerie bordée de vitrines. Dans chacune d’entre elles est exposée l’image bien nette d’une misère nue. Le poème se termine par deux quatrains qui présentent les choses célestes et les choses terrestres et se font pendant comme des pilastres.  [7]

14 Outre les éléments quelque peu fantaisistes de la lecture de Benjamin ( « Le crépuscule du matin » ne se terminant pas par deux quatrains, par exemple), son impulsion est claire : affirmer que « le lecteur avance dans ce poème comme dans une galerie » revient à dire qu’il avance dans ce passage comme dans un… passage. Bref, Walter Benjamin évoque une convergence entre le chemin et la poésie, entre l’expérience de la rue et l’expérience du texte. De plus, il établit une correspondance entre l’expérience du poète dans la ville et celle du lecteur dans le texte.

15 Dès lors, il s’agira de mettre cette image à l’épreuve, de prendre Benjamin au sérieux et à la lettre, afin de voir jusqu’où sa réflexion peut nous amener.

16 En fait, le rapport voie/poésie est élaboré ailleurs chez Baudelaire, car dans « Le soleil », au cœur de ce qu’il faudrait appeler un paysage urbain, le poète compare l’expérience de la marche à la démarche poétique :

17

Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés. (I, 83)  [8]

18 Dans l’image du poète qui écrit ses poèmes de la même façon qu’il marche, qui achoppe sur une rime comme s’il commettait un faux pas, nous trouvons la similitude entre l’expérience de la rue et celle de la poésie. La voirie aurait valeur de poème dans la mesure où elle est inégale, où elle interrompt la surface lisse des choses et provoque des accidents. Les trébuchements du poète, associés au rôle du hasard dans la découverte d’une rime, sont également liés à sa chute et donc à la chance (de cadere, tomber). Or, comme nous le savons, cette chute sera à la fois fortuite et recherchée : le poète est celui qui attend l’inattendu, qui guette la surprise. C’est d’ailleurs pour cette raison que dans « Le Soleil », le poète cherche et finalement découvre ses rimes aux « coins » des rues, le coin ayant valeur de secret et de surprise dans la poétique baudelairienne.

19 Si le rapport rue-surprise est récurrent dans les poèmes urbains de Baudelaire – depuis la rencontre fortuite dans « À une passante » jusqu’au « labyrinthe fangeux » que le chiffonnier traverse – c’est sans doute dans les poèmes en prose que l’on trouve sa densité maximale. Dans la lettre à Arsène Houssaye faisant office de préface, nous retrouvons ce rapprochement entre poésie et voirie : « C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant » (I, 275)  [9].

20 Ce croisement des rapports évoque l’image du carrefour aux sens littéral et métaphorique ; à la différence du boulevard rectiligne et régulier émanant d’un centre, les croisements dessinent plutôt une logique rhizomique, un réseau où les chemins se multiplient et où tout est lié, parfois par des parcours imprévus. C’est ainsi que, dès Les Fleurs du mal, Baudelaire s’emploie à mettre en scène les rencontres inattendues qui se produisent dans la rue. Ce motif dominera les Tableaux parisiens (dans « À une passante », « Les Sept Vieillards », « À une mendiante rousse », etc.), et sera à l’origine de nombre de poèmes en prose, depuis « Un plaisant » jusqu’à « Assommons les pauvres ». En tout cas, de façon systématique, les errances du poète le soumettent à d’incessants rapprochements inopinés et surdéterminés.

21 Déjà présent dans les poèmes en vers, le « choc fortuit » se développera comme élément-clé de la poésie urbaine dans les poèmes en prose, où le rejet même de la forme fixe équivaut à une ouverture vers l’imprévisible, où le langage sera rythmé moins comme une marche forcée que comme une déambulation. Ce rythme, qui serait à la fois « souple » et « heurté », remplit assez précisément le cahier des charges que Baudelaire s’impose. Nonobstant les divergences étymologiques séparant le heurt (choc) de l’heur (hasard), ce qui lie le choc à la surprise, le « heurt heureux » se manifestera d’une manière toujours plus frappante. Ajoutons à ces termes un troisième homophone qui n’a aucun lien généalogique avec les autres, mais qui s’y rattache par l’accident de la rime : heure. Par le rapprochement soudain du choc, du hasard et du temps (le heurt, l’heur, et l’heure), l’univers baudelairien se révèle, à la fois, décrit et réalisé – le hasard de l’homophonie entre ces trois mots nous aidant à accomplir un rapprochement aussi imprévu que fatal. L’intérêt de cette juxtaposition de termes relève en fait d’un double hasard : la ressemblance entre les trois signifiants « heur », « heure » et « heurt » est arbitraire, et pourtant féconde de sens, du fait d’une juxtaposition superficielle qui permet de découvrir l’étonnante correspondance entre leurs signifiés. C’est exactement ce genre de rapport – arbitraire mais révélateur – qui caractérisera l’expérience du choc dans les poèmes, qui aura (dans les termes du « Cygne ») « fécondé soudain ma mémoire fertile », ou qui (dans « À une passante ») « m’a fait soudain renaître ».

22 L’articulation des trois termes (heurt, heur, et heure), ou les idées qu’ils représentent, se trouvera au cœur de bien des poèmes, depuis « À une passante » jusqu’au « Galant tireur », voire au-delà  [10]. Selon cette logique, qui s’appuie sur la lecture que Benjamin a faite des « Tableaux parisiens », si « Crépuscule du matin » invite le lecteur à entrer dans le poème comme dans un passage, on doit voir la convergence entre l’expérience du texte et celle de la ville dans les poèmes en prose. Or, l’expérience du flâneur dans la grande ville, dont l’itinéraire est sinueux et imprévisible, se démarque radicalement de la stricte linéarité textuelle où les besoins de la syntaxe – et de l’intrigue – nous portent inéluctablement vers sa fin. L’impératif de la cohérence linéaire ne se limite pas à la prose. En effet, n’oublions pas les difficultés que rencontra Baudelaire pour rendre cohérent l’organisation des Fleurs du mal [11]. Mais dans les poèmes en prose, c’est tout autre chose, car le poète semble rejeter jusqu’à l’idée d’une architecture globale. Selon la lettre à Houssaye, ce deuxième recueil de poèmes n’a justement ni début ni fin ( « il n’a ni queue ni tête » I, 275), et même sa structure interne resterait amorphe : « Enlevez une vertèbre et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part » (I, 275).

23 En choisissant la prose, Baudelaire renonce au fil conducteur, à la linéarité de l’intrigue pour y substituer la discontinuité textuelle. Et cette discontinuité devient la prérogative du lecteur, invité à couper et à reprendre sa lecture où bon lui semblera. Se réaliserait ainsi ce que Benjamin avait entrevu : le lecteur entrerait dans le texte comme dans un agencement de ruelles, libre de suivre les chemins qui lui plaisent, toujours plus étonnants les uns que les autres, et toujours différents, puisque l’itinéraire textuel changera à chaque lecture. Tout acte de lecture serait subordonné aux hasards des rapprochements, et susceptible de produire des accidents.

24 La création de ce qu’on pourrait appeler des « accidents de lecture » participe très étroitement de la poétique (on pourrait dire de l’anti-esthétique) de Baudelaire, et se trouve au cœur de son usage de l’allégorie, avec toute la complexité que ce terme évoque  [12]. Disons sommairement ici que l’un des emblèmes de la lecture allégorique se trouve sans doute dans un des poèmes des Fleurs du mal, « Le Masque », où l’on ressent la duplicité de la réalité, visible selon les aléas du point de vue  [13]. Dans les poèmes en prose, Baudelaire continuera à jouer sur le registre de la multiplicité, mais d’une autre manière, car nous y trouverons une convergence de thèmes, où la voie publique y jouera un rôle capital. Comme les rapprochements allégoriques – ces convergences aléatoires qui juxtaposent des éléments sans lien apparent, cependant gros de signification –, la rue relie les quartiers et les habitants de façon arbitraire. Comme la « tortueuse fantaisie » des poèmes, la rue (dont les détours forment un « labyrinthe », des « plis sinueux », et des « ravines sinueuses ») reflète métaphoriquement le rapport indirect qui sous-tend les allégories baudelairiennes.

25 C’est ce que nous chercherons à esquisser en commentant brièvement deux exemples. Dans « Perte d’auréole », il est question de la traversée d’un boulevard, ce « chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois » (I. 352). Le chaos du boulevard joue ici le rôle du hasard, un chaos cahotant, qui provoquera un heurt : « mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam ». Le faux pas du poète s’apparente évidemment aux trébuchements évoqués dans « Le Soleil » ; pourtant, si la chute dans le poème antérieur s’avère productrice, dans « Perte d’auréole », elle enlève au poète ses « insignes », le rabaissant au niveau de la foule. Cette perte ne dérange pas le narrateur, qui découvre dans l’après-coup de ce choc qu’il gagne à avoir perdu ce qui le distingue des autres. « À quelque chose malheur est bon », dit-il, « Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, me livrer à la crapule, comme les simples mortels. » D’ailleurs, le narrateur se réjouit de penser que quelque mauvais poète ramassera son auréole et s’en coiffera : « Faire un heureux, quelle jouissance ! Et surtout un heureux qui me fera rire ! ». Le choc présent dans cette scène semble laisser le poète en position de pouvoir : « se promener incognito » serait l’image assez exacte d’une poésie qui ne se donne pas pour telle, née du contact avec la foule – autrement dit, qui se ferait passer pour de la prose  [14]. De victime (de la bousculade), le poète rêve de s’ériger en maître du jeu. Aussi se gausse-t-il de celui qui ramassera l’auréole perdue et s’en coiffera : grâce à son incognito, le poète deviendra celui qui déclenche des chocs. C’est, par ailleurs, une surprise de ce type qui inaugure le poème, lorsque l’interlocuteur du narrateur le reconnaît : « Eh ! quoi ! vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de quintessences ! vous, le mangeur d’ambroisie ! En vérité, il y a là de quoi me surprendre. »

26 On constate dans « Perte d’auréole » un rêve de maîtrise rendue possible par l’incognito du poète, qui serait devenu semblable aux autres – et pourtant différent. Un autre poème, « La Fausse Monnaie », nous permettra d’approfondir ce modèle, car sa dynamique est analogue. Le poète accompagne son ami dans la rue, lorsque celui-ci se déleste d’un objet de valeur apparente – une pièce d’argent dont il gratifie un mendiant, rencontré par hasard dans la rue. Comme dans « Perte d’auréole », l’objet précieux sera dévalorisé, la pièce en question étant fausse. Or, c’est en perdant sa valeur monétaire, commerciale, que la pièce marque un gain sur le plan esthétique, grâce à son éventuelle génération de chocs futurs. Le poète, méditant sur l’action de son ami, aboutit à la conclusion qu’ « une pareille conduite […] n’était excusable que par le désir de créer un événement dans la vie de ce pauvre diable, peut-être même de connaître les conséquences diverses, funestes ou autres, que peut engendrer une fausse pièce dans la main d’un mendiant » (I, 324). La pièce sera donc propre à déclencher des surprises dont la valeur – positive ou négative – dépendra des aléas des circonstances  [15].

27 « La Fausse Monnaie » souligne la logique de « Perte d’auréole », tout en la troublant. Dans le désir de se « promener incognito » après la perte de son auréole, nous voyons le poète qui cherche à se soustraire à l’effet des surprises, tout en les suscitant. Dans le deuxième cas, l’histoire se complique, car la maîtrise rêvée par le narrateur sera ébranlée. Si le poète semble jouir de son incognito à la sortie du bureau de tabac, il n’est pas seul : le motif de la méconnaissance sera repris par la fausse pièce, qui circulera incognito dans la poche du mendiant. C’est maintenant le narrateur qui pâtira de la déstabilisation provoquée par la fausse pièce, et le poème fait état des surprises qu’il éprouve en imaginant les intentions de son ami. Étonné par le geste « généreux » de celui-ci, ébahi par ses explications, le narrateur va de surprise en surprise. Et en effet, lorsqu’il constate « une incontestable candeur » dans les yeux de son compagnon, il est déjà trop tard : la possibilité de souscrire à quoi que ce soit d’intangible est minée par le reste du texte, par la notion même de fausse monnaie. Le poème réussit à se jouer des certitudes qu’il énonce.

28 Dans « La Fausse Monnaie », une simple rencontre dans la rue finira par nous mener dans une impasse, un labyrinthe sans issue, une aporie. C’est un lieu d’instabilité, où le sol est mouvant. Les chocs (heurts et heurs) ne sont pas seulement thématisés mais aussi incorporés à l’expérience de la lecture, et la singularité de Baudelaire consiste à générer des surprises et des chutes dont on ne se relève pas. C’est la surprise en continu.

29 Cette création de la surprise en boucle, « sans lassitude » (c’est-à-dire sans que la surprise ne s’épuise ni ne s’use), est à la base de la gageure que Baudelaire semble faire dans les Poèmes en prose. Benjamin avait formulé le problème ainsi : « Les allégories vieillissent parce que le caractère bouleversant fait partie de leur essence » (J54,2) : ce qui choque une fois aura un impact moindre à la deuxième rencontre. Donc « pour contrebalancer la plongée dans les abîmes de la réflexion, l’allégorie doit sans cesse renouveler ses développements, sans cesse surprendre » (J54, 3). L’allégorie serait donc sujette à la loi du « toujours plus » ; l’obligation du récit de suspense, qui doit incessamment se surpasser.

30 Le projet semblerait à première vue paradoxal. Une poétique basée sur le choc et qui permettrait de pérenniser l’effet de surprise ne pourrait exister que dans deux conditions : celle du lecteur amnésique, susceptible de s’étonner deux fois de la même chose, ou celle du texte en évolution permanente, qui ne se lit jamais deux fois de la même manière. Dans la deuxième hypothèse, il faudrait imaginer un recueil, à l’instar des Cent mille milliards de poèmes de Queneau, où les vers en bandelettes s’alignent toujours différemment selon les hasards du feuilletage.

31 C’est ce modèle qu’il faudrait sans doute retenir, quoique sous une autre forme. Benjamin l’évoque lorsqu’il s’interroge sur la fonction dufragment, qui est au cœur de l’allégorie baudelairienne. D’abord, le fragment est gros de significations multiples puisqu’il reste nécessairement incomplet. À la différence du mystère (susceptible d’être révélé une fois pour toutes), le fragment persiste comme une énigme sans réponse, et dont le sens peut varier : « … un fragment, joint à un autre fragment qui lui convient, forme un tout » (J77a, 8). L’allégoricien cherche donc à rassembler différents fragments pour en faire des puzzles à géométrie variable. Benjamin décrit le procédé ainsi :

32 Pour [le méditatif], le savoir humain est fragmentaire en un sens particulièrement prégnant : il ressemble à l’amas de morceaux arbitrairement découpés avec lesquels on construit un puzzle. […] Ce geste est, en particulier, le geste de l’allégoricien qui prend ici ou là un morceau dans l’amas confus que son savoir met à sa disposition, pose ce morceau à côté d’un autre et essaie de les faire aller ensemble : telle signification avec telle image, telle image avec telle signification. On ne peut jamais prévoir le résultat, car il n’y a pas de méditation naturelle entre les deux (J80,2 ; J80a, 1).

33 L’observation de Benjamin serait d’une importance clé. La juxtaposition des fragments, facilitée par le hasard, se réalise sur plusieurs plans. Elle se représente d’abord dans l’activité de la flânerie ; qu’on le prenne au sens littéral de celui qui bat le pavé dans la ville en quête de surprises, ou au figuré dans l’acte de la méditation. C’est d’ailleurs l’obsession de Baudelaire, qui retravaille dans ses poèmes un nombre étonnamment réduit de thèmes, mais qu’il associe de diverses manières. Mais la juxtaposition des éléments est aussi le propre du lecteur, qui trouve dans les Poèmes en prose une mobilité qui nous permet de rejoindre notre propos de la rue et du boulevard. Une partie du génie des Poèmes en prose consiste en leur capacité à attribuer au lecteur le rôle de l’allégoricien. Si l’image du chemin tournant, serpentin, évoque la ville – le « labyrinthe fangeux » chez Baudelaire – c’est aussi l’image du texte lui-même. C’est dans la préface que Baudelaire rapproche son recueil d’un serpent qui, d’ailleurs, se laisse hacher « en nombreux fragments ». Si le lecteur accepte l’invitation à changer l’ordre de sa lecture, à rapprocher différents textes les uns des autres, comme les fragments d’un puzzle, il jouira de chocs toujours renouvelables, en renonçant à la linéarité et en prenant des chemins de traverse.

Notes

  • [1]
    À ce propos, voir l’étude exhaustive de Karlheinz Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours, Maison des sciences de l’homme, 2001.
  • [2]
    Sauf indication contraire, toutes les références à l’œuvre de Baudelaire renvoient à l’édition en deux volumes de Claude Pichois, Baudelaire, Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1975. Elles seront indiquées dans le texte par les numéros de volume et de page.
  • [3]
    Walter Benjamin, Charles Baudelaire : A Lyric Poet in the Era of High Capitalism, Londres, Verso, 1983, p. 124.
  • [4]
    Georges Duby (dir.), Histoire de la France urbaine, t. 4 : La Ville de l’âge industriel. Le cycle haussmannien, Le Seuil, 1984.
  • [5]
    Ainsi le poète s’arrête-t-il devant les béances des démolitions ( « Le Cygne ») ou les ruptures sociales occasionnées par les travaux ( « Les Yeux des pauvres »).
  • [6]
    Voir surtout Margery Evans, Baudelaire and Intertextuality, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 12.
  • [7]
    Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, Le Cerf, 1997, Paragraphe J88a, 2. Toute référence ultérieure sera indiquée dans le texte, par le numéro de paragraphe.
  • [8]
    Voir Patrick Labarthe, « Paris comme décor allégorique », dans L’Année Baudelaire : Baudelaire — Paris — Allégorie, Klincksieck, 1995, p. 41-55 ; Ross Chambers, « Baudelaire et l’espace poétique : à propos du “soleil” », dans Le Lieu et la formule, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1978.
  • [9]
    Sur l’importance de l’image urbaine, voir Margery Evans, ouvr. cité, p. 12-17 ; Sonya Stephens, dans Patricia Ward (éd.), Baudelaire and the Poetics of Modernity, Nashville, Vanderbilt University Press, 2001, p. 137-138.
  • [10]
    À propos de l’heure et du temps, voir Elissa Marder, Dead Time : Temporal Disorders in the Wake of Modernity, Stanford, Stanford University Press, 2001.
  • [11]
    Il revendiquait l’architecture de l’ensemble du recueil qu’il avait eu beaucoup de peine à mettre en œuvre et souhaitait « qu’on reconnaisse […] qu’il a un commencement et une fin » (lettre à Alfred de Vigny, 1861).
  • [12]
    Sur l’allégorie chez Baudelaire, voir Walter Benjamin, ouvr. cité ; Patrick Labarthe Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Genève, Droz, 1999 ; Paul de Man, « The Rhetoric of Temporality », dans Blindness and Insight, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1983 ; Scott Carpenter, Acts of Fiction, College Station, Pennsylvania State University Press, 1996, p. 125-148.
  • [13]
    Sur ce point, voir Pascal Maillard, « Homo bulla », dans L’Année Baudelaire : Baudelaire — Paris — Allégorie, ouvr. cité, p. 34.
  • [14]
    Sur la notion d’incognito, voir Kevin Newmark, « Off the Charts », dans Baudelaire and the Poetics of Modernity, ouvr. cité, p. 72-84.
  • [15]
    Sur ce point, voir : Jacques Derrida, Donner le temps I : La fausse monnaie, Galilée, 1991, où il décrit le poème comme une machine à déclencher les surprises. Voir également Franc Schuerewegen, « Faux amis : sur Baudelaire et Derrida », Poétique, 1993, p. 371-378.
Français

Les grands boulevards sont peu présents chez Baudelaire : si la topographie urbaine est un labyrinthe de rues, ruelles et autres voies publiques, il faut reconnaître que le poète les décrit rarement avec précision. Le boulevard en tant que tel (et encore, ne s’agit-il pas surtout de la variante haussmannienne ?) se laisse repérer à trois reprises : le poète perd son auréole en le traversant ; il voit, depuis une table de café, les pauvres qui y passent ; il y rencontre un jour un « être mystérieux » qui l’entraîne dans une maison de jeu. En suivant les évocations de la chaussée dans Les Fleurs du mal et Le Spleen de Paris, il est possible de déceler le réseau complexe reliant la voie publique à la voix poétique, où la surprise et le choc occasionnés par la traversée de la ville participent de l’imaginaire allégorique. Lieu du hasard et de la discontinuité, la rue, sous ses diverses formes, sert d’emblème à la pratique poétique de Baudelaire.

English

The grands boulevards are nearly absent in Baudelaire’s work : although his urban topography is a maze of streets, alleyways, and other public thoroughfares, the poet rarely describes them in detail. Actual boulevards (and, in fact, is it not a question of the later Hausmannian variation ?) appear on only three occasions : the poet loses his halo while crossing one ; from the table of a café he watches a poor family peering in from one ; it is upon a boulevard that he encounters one day a “mysterious Being” who will lure him into a gambling house. By following the evocations of streets in Les Fleurs du mal and Le Spleen de Paris, one can detect the fine network linking passageways to the poetic voice, where the surprise and shocks occasioned by traversing the city partake of the allegorical imagination. A space marked by chance and by rupture, the street, in its various forms, is emblematic of Baudelaire’s poetic practice.

Scott CARPENTER
(Carleton College)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rom.134.0055
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