CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Au cours de la décennie qui commence en 1830 et voit Paris accéder au rang de mythe littéraire  [1], les Grands Boulevards acquièrent une place importante en littérature. Et de fait il n’est pas indifférent que ce soit avec Balzac qu’ils reçoivent leurs lettres de noblesse. En effet, lorsqu’il s’approprie cette figure urbaine, il la transforme en un lieu qui, propre à la société qu’il invente dans La Comédie humaine, n’est autre que celui où la ville de la France révolutionnée et de la grande confusion égalitaire s’expose. Ce sens donné au lieu se modifie, lorsque Flaubert, reprenant ce topos, le remanie et le métamorphose en un lieu emblématique d’une ville-spectacle qui, séductrice et envoûtante, réduit l’individu à n’être qu’un spectateur. Ainsi, s’appuyant sur ces observations, ces quelques pages s’attachent à mettre en perspective que la figuration littéraire du lieu, inventé par Balzac et revisité par Flaubert  [2], procède d’un imaginaire topographique qui, chargé de valeurs identitaires, change d’un auteur à l’autre comme changent Paris et plus largement la société du XIXe siècle  [3].

2 À l’origine du dispositif topographique et symbolique, qui donne sens à la sémiologie spatiale des boulevards balzaciens, se trouve le clivage que Balzac instaure entre l’ancien et le nouveau Paris. Fidèle à l’idée que chaque société se trouve liée à un espace déterminé, il institue une rupture entre deux villes et deux sociétés à l’expression identitaire diamétralement opposée. Et cette rupture, lui permet, recourant à la notion de centralité à laquelle il confère un statut particulier, de mettre en place un espace représenté original du principal lieu d’échange, de circulation et de loisir de Paris  [4].

3 Apparentée à la Bourse  [5], ainsi qu’à l’espace urbain du boulevard des Italiens et du boulevard Montmartre, la nouvelle centralité représente le « cœur »  [6] du Paris moderne. Préfiguré, en 1815, lorsque la Chambre transforma les boulevards en « grand chemin de toute la cité »  [7], précipité des spéculations foncières des années 1820, qui, réalisées par les banquiers de la Chaussée d’Antin, Nucingen et Keller  [8], accélérèrent le décentrement de la ville à l’origine d’un « second Paris »  [9], il s’impose à partir de 1830. Secteur privilégié de la localisation d’un nouveau pouvoir, la presse, le cœur de la ville moderne n’est autre que le lieu où se déploie désormais la « vie de Paris »  [10]. Le nouveau centre de gravité de la ville se conjugue avec l’idée que la société ne repose plus sur les valeurs que symbolise le « cœur »  [11] de l’ancien Paris situé dans l’île de la Cité, inséparable de Notre-Dame et de la Seine d’où est née la ville. Qualifiés de « seconde Seine sèche »  [12], les boulevards se sont substitués à la matrice de cette ville dont le passé immémorial se confond, pour Balzac, avec l’histoire de ses rois. Après le bouleversement de 1789, que consacre 1830, et la perte d’une origine transcendante de l’ordre social qui lui assurait la référence à un monde stable, elle a définitivement changé d’orientation. Creuset d’une société où le lien social se pense en lui-même et pour lui-même, dans la fiction du contrat, elle se trouve emportée par la marche frénétique du progrès. À l’inverse de la Cité que domine Notre-Dame, stable, immobile et intangible, la ville moderne n’offre nulle part l’image d’un paysage, un haut lieu, marqueur à la fois de l’identité individuelle et collective. Support des échanges, son espace public, consacré au culte de la marchandise toujours en métamorphose parce qu’elle ne cesse de produire du toujours nouveau, projette l’image d’un paysage urbain mobile, évanescent et volatil qui échappe à tout cadrage. Miroir de la modernité sociale, ce Paris, délié de la tradition et foncièrement dynamique, sans Prince et sans Providence, efface l’ancien  [13].

4 Révélateur spatial, la nouvelle centralité ordonne la carte socio-spatiale  [14] des boulevards dont le tracé souligne que la haute bourgeoisie et les élites, soumises à l’attraction de la Chaussée d’Antin, occupent la section des boulevards de la Madeleine, des Capucines, des Italiens et Montmartre. De son côté, la petite bourgeoisie dispose de la section des boulevards Poissonnière et Bonne-Nouvelle alors qu’au peuple échoit la section des boulevards Saint-Martin et du Temple. Construites sur l’évocation contrastée de lieux qui disent les êtres, et d’atmosphères qui s’opposent, ces trois sections de boulevards, où fusionnent topographie et toponymie, fonctionnent comme les scènes identitaires des différentes sphères sociales du Paris de la rive droite et de ses quartiers. Les hiérarchies, qui paraissaient naturelles ou conformes à un dessein providentiel ayant disparu, l’égalisation de tous, par l’équivalent général à savoir l’argent, moteur de la société, devenu le substitut de toute légitimité, y orchestre dans ses figures les plus variées les positions et les trajectoires du « million d’acteurs qui composent la grande troupe de Paris »  [15]. Ce faisant, la présence, au nord-ouest, de la haute bourgeoisie et à l’est des classes populaires, signale que les rapports de force parisiens ne se situent plus, comme sous la Restauration, entre la Chaussée d’Antin et le faubourg Saint-Germain, mais bien plutôt entre les possédants et le peuple qui n’a rien, « horrible à voir »  [16].

5 C’est sous la forme de la foule que les boulevards livrent l’image de cette société dans laquelle se brouillent les identités et les appartenances. En elle-même, cette foule, anonyme et dysphorique  [17], illustre avec force que le nouvel espace public se dérobe à toute lisibilité immédiate. Suite à la dissolution de la sphère publique structurée par la représentation, qui se concentrait à la Cour  [18], la généralisation de l’apparence démocratisée a engendré dans l’ordre du visible une incertitude quant au statut des individus  [19]. Et dans cette ville, où l’être et le paraître ne coïncident plus, alors que seules les apparences importent, il est indiscutable que ce sont des critères d’élégance et de distinction qui donnent en dernier ressort à chaque scène identitaire son caractère tout à la fois original et singulier. Aussi, en dépit du nivellement et de la confusion des apparences, chez Balzac, le vêtement porteur d’un système de références symboliques, qui témoignent de valeurs, permet de décrypter et de représenter les coupures, les frottements et les affrontements existant entre les classes sociales qui remplacent les ordres d’autrefois.

6 La scène de la ville moderne et frivole fonctionne comme l’unité de référence des nouvelles hiérarchies et des nouvelles valeurs. En effet, si pour les jeunes ambitieux de La Comédie humaine, Paris est un espace à conquérir, c’est bien du côté du nouveau Paris, « vivant, éclairé, chaud »  [20], que tout se joue. En particulier, parce que, dans l’après-coup de 1830 et la formation du Tout-Paris, qui a remplacé l’aristocratie  [21], le déplacement du divertissement et de l’oisiveté s’est définitivement opéré de la Cour vers le Boulevard, appendice géographique et symbolique de la Chaussée d’Antin  [22]. Là sont tous les lieux de sociabilité des élites qui, marqués par le luxe  [23], rassemblent une société mêlée. Et du foyer de l’Opéra à celui des Italiens où s’accomplissent les rites de la vie élégante, c’est le lieu qui, siège du nouveau pouvoir mondain, légitime par ses verdicts l’appartenance à l’élite sociale née de « l’aristocratie de l’argent, du pouvoir et du talent », autrement dit, « le patriciat de la banque, du ministérialisme, des journaux et de la tribune »  [24]. Lieu qui inclut et exclut, il sert de décor à la mise en scène des jeunes loups, tel l’emblématique Rastignac, en quête de pouvoir et d’argent, cherchant par la fréquentation des femmes du monde à intégrer les hautes sphères sociales. Lieu public et milieu de coteries, il offre à des opportunistes de la plume, tombés dans les mauvais lieux du journalisme, la possibilité de se faire un nom  [25].

7 La scène identitaire de la petite bourgeoisie industrielle et commerçante s’articule, selon l’éventail formé par les rues Saint-Denis et Saint-Martin, à un réseau de rues sombres, tristes et humides qui, reparaissant dans La Comédie humaine [26], recèlent les innombrables cloaques industriels éparpillés dans l’ancien Paris. Le vêtement sans fantaisie constitue le signe iconique majeur de cet espace public homogène et dépourvu de couleurs aléatoires. Impliquant des personnages qui possèdent et qui produisent, il raconte la banalité et la vulgarité du monde du travail où le temps s’impose comme unité de compte économique. Expression éloquente de l’affairement trivial, l’apparence effacée manifeste la victoire du calcul et de l’épargne sur la prodigalité telle qu’elle se déployait dans le faste aristocratique de la société d’Ancien Régime. C’est assez dire qu’elle révèle le pouvoir de la petite bourgeoisie et de l’argent qui, double symbolique de toute chose, dissout toute valeur dans son abstraction. Pouvoir d’autant plus grand et funeste que l’argent, qui s’immisce partout, transforme en marchandise ce qui jusque dans un passé récent était encore objet de respect, l’art. On le sait, pour Balzac, la combinaison de facteurs politiques, techniques et économiques, explique l’abaissement de l’art, le triomphe et la diffusion du mauvais goût dont il rend responsable la bourgeoisie de la monarchie censitaire qui encouragea la mécanisation de l’industrie et le développement de procédés techniques autorisant la copie des beautés singulières. Et à cet égard, c’est bien ce que montre la vitrine de ces boulevards où l’innovation commerciale et technique pousse à l’étalage les « produits » qui remplacent les « œuvres »  [27] personnelles d’autrefois. Reste que, grands bénéficiaires de 1789, les membres de cette bourgeoisie s’approprient le pouvoir déserté par l’aristocratie et fondent des dynasties. Ignorant tout de la « joyeuse délicatesse du désintéressement »  [28] mais rien du prestige que confère l’argent, les héros de cette nouvelle aristocratie finissent par changer de scène identitaire. De façon exemplaire, dans les années 1840, l’ancien caissier de La Reine des Roses, Anselme Popinot, devenu un homme politique influent, s’installe rue Basse-du-Rempart, le long du boulevard des Capucines et face au ministères des Affaires étrangères  [29].

8 Célèbre pour ses petits théâtres, l’espace festif du Paris populaire, qui inclut le fameux boulevard du Crime, constitue la scène identitaire de l’étrange et inquiétante « nation des faubourgs »  [30]. Et ce n’est évidemment pas un hasard si Balzac livre de cette scène une vision qui puise son inspiration dans les images des classes fantasmées dangereuses de la littérature de l’époque  [31]. En témoignent certaines composantes significatives d’ordre visuel et olfactif qui structurent les représentations de ce lieu privilégié de la convivialité populaire qualifié de « zone du boulevard des Italiens du peuple »  [32]. Icône vestimentaire de l’indignité sociale au XIXe siècle, les « guenilles »  [33] puantes y concrétisent le spectre de ceux que les élites nomment, avec une fascination répulsive, les « sauvages » ou encore les « barbares »  [34]. Les tropes qui hantent l’imaginaire des possédants prévalent dans la figuration des lieux de plaisir d’une section de boulevards largement associée à la criminalité, l’animalité et la prostitution. Là se côtoient toutes sortes d’exclus, de déclassés et de marginaux. Philippe Bridau  [35], le soldat perdu, ou encore Vautrin  [36], l’imprécateur de l’ordre social, fréquentent les cafés ou les salles des petits théâtres à l’atmosphère chargée de l’odeur et de l’haleine des faubourgs  [37]. Enfin, qu’elle soit, Malaga  [38], écuyère au Cirque Olympique, ou Florine  [39], actrice au Panorama-Dramatique, ces figures de la beauté populaire appartiennent au monde sombre de la prostitution.

9 En généralisant dans son roman parisien, L’Éducation sentimentale [40], le procédé de la focalisation interne  [41], Flaubert crée de nouvelles façons de représenter Paris et ses lieux. Il en résulte d’abord des images insolites et émiettées de la ville. Souvent nimbées d’irréalité, ce sont celles d’une capitale moderne prise dans la spirale d’un mouvement incessant que catalysent l’essor de l’industrialisation et les effets de la concentration capitaliste. Il en résulte ensuite un effacement relatif du système référentiel et toponymique des boulevards. Cependant, malgré l’aspect fugace des repères urbains, le dispositif des boulevards constitue le seul cadre topographique stable d’une ville à l’atmosphère changeante, ambiguë et fantasmatique. Fait remarquable, c’est la porte Saint-Martin qui, frontière de la ségrégation sociale, organise la carte socio-spatiale et la scène de la vie publique des boulevards  [42]. À l’est de cette porte se trouvent, dépourvus de toponymes, les boulevards des classes dominées et prolétaires. Hors lieu et en quelque sorte hors Histoire, ils entretiennent une forme d’homologie avec une population qui, réduite à la figure anonyme et à l’identité problématique du peuple, ne compte pour rien dans la représentation symbolique de la cité. À l’ouest de cette porte, se trouvent les boulevards euphoriques et féeriques des différentes fractions de la classe dominante dont les membres les plus en vue résident  [43] ostensiblement à l’écart du boulevard  [44].

10 Centre d’attraction de la vie parisienne, le boulevard flaubertien bouscule l’imagerie traditionnelle et valorisante qui l’assimile à la scène d’exposition du Tout-Paris. Davantage, en livrant une vision ironique de l’unité de base de cette entité mondaine, « le monde »  [45] des salons bourgeois, Flaubert suggère que, dans le Paris des années 1840, les « hautes régions de la vie sociale se sont effacées dans la banalité »  [46]. Lieu d’élection d’une presse porte-parole d’une culture hédoniste et d’un art commercial  [47], le boulevard livre le spectacle d’un milieu équivoque qui assure le succès des médiocres, des arrivistes et des opportunistes  [48]. Estrade de la célébrité fondée sur le scandale, il tire son prestige de lieux tels que la Maison d’or et le Café Anglais, où les jeunes gens fortunés et désœuvrés s’exhibent au côté de la femme-spectacle, créature de l’argent et objet de luxe, la lorette  [49]. Et il est vrai que, si son personnel s’avère hétérogène, l’intégration à son mode de vie différencié se résume à la seule nécessité de la richesse. Dans une société soumise à l’esprit bancaire, c’est, en ces temps d’égalité civile, l’argent qui, valeur passe-partout, égalise les conditions  [50]. Donnant accès à l’univers du superflu, le pouvoir de dépenser de l’argent permet de vivre dans une sorte de rêve éveillé perpétuellement recommencé que sous-tend la soif de se distinguer par l’imitation. N’obéissant à aucune stratégie de s’imposer par la distance, le dandysme de Frédéric Moreau en est l’illustration. Succédané trivial de la valeur d’apparence, il n’est qu’une façon de se singulariser à travers le calque des effigies d’hommes raffinés destinées à régler la conduite de spectateurs-acheteurs. En tout cas, les personnages du boulevard, captés par le régime implacable de la copie et de la subordination à l’ordre des simulacres, expriment les modalités d’un mode de vie régenté par le divertissement. Ils se font l’écho de cette vacuité et de cette bêtise qui, propres à la sociabilité du boulevard, marquée par la vénalité et la facticité, les vouent à la répétition de sentiments ou d’idées reçues  [51].

Honoré Doumier, Passants (ébauche), vers 1858-1860

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Honoré Doumier, Passants (ébauche), vers 1858-1860

11 Foyer ouvert au regard de tous et spécialisé dans la diffusion de la nouveauté qui rend adorable l’objet, on ne peut manquer d’affirmer que le boulevard fonctionne comme le lieu où se cristallise la production sociale du désir. Faisant miroiter les images d’une vie autre, plus gaie, plus brillante, cette vitrine de la ville-spectacle encourage par l’entremise des injonctions de la mode, qui désignent ce qu’il faut admirer, des processus d’identification grotesques et dérisoires. Ainsi, Léon Dupuis s’y approprie facilement les semblants de ce « chic »  [52] qui lui permettent, de retour à Rouen, de séduire Emma Bovary  [53]. Les œillades publicitaires du boulevard figurent les pièges et les contraintes d’un imaginaire qui, inséparable de la marchandise, se joue à merveille de ce désir d’ailleurs, de bonheur ou d’être autre caractéristique du bovarysme. Fondées sur la stimulation du désir et créant l’illusion de pouvoir le combler sous la forme d’objets toujours nouveaux, elles induisent des comportements de consommateur, entretiennent la frustration et des attitudes qui s’aliènent dans la valeur d’échange. Il est donc patent que, sur le boulevard, les notions de bien de consommation prennent le pas sur tout autre considération. Plus précisément sur les valeurs esthétiques dans la mesure où la valeur d’exposition a définitivement remplacé la valeur cultuelle de l’art. De là s’expliquent les orientations artistiques de la vitrine de L’Art industriel [54] disposée et décorée à la manière d’un salon. À vrai dire, elles modélisent « le déclin de l’aura »  [55] et de l’œuvre originale que supplante l’objet imité, reproduit mécaniquement, conçu pour satisfaire les goûts de la fraction aisée et bourgeoise de cette société qui voue un culte à l’utile. De la sorte, s’affiche, d’une part, l’omniprésence du monde moderne qui enchaîne les corps et les esprits. De l’autre s’expose le domaine de la sphère privée qui, opposé au domaine de la sphère publique et considéré par la bourgeoisie du XIXe siècle comme le seul « rempart contre l’horreur du néant »  [56], devient, chez Flaubert, la vitrine de l’insignifiance d’un monde envahi par les choses.

12 Le Paris extraverti de Flaubert apparaît comme le lieu privilégié d’initiation à la ville moderne qui instaure un monde nouveau en refermant les portes de l’ancien. Ainsi, de façon caractéristique, il rend compte d’une ville où se déploie cette « modernité » [57] que Baudelaire déchiffre dans le phénomène de la mode et qu’il définit d’abord, bien qu’elle soit source de beauté, comme tyrannie du présent, c’est-à-dire comme celle d’une époque dominée par l’imaginaire du progrès. Mais si du côté du boulevard élégant la mode impose ses formes et ses frivolités, il est une tyrannie du présent que révèle le lieu de promenade préféré des Parisiens, c’est celle de la parole stéréotypée et du nombre. En effet, le malaise, que Frédéric Moreau éprouve au contact de la foule bavarde des boulevards, dévoile une promiscuité troublante et particulière à Paris  [58]. Figure de la société égalitaire en marche, modelée en profondeur par le pouvoir de la presse qui favorise le règne « des domestiques de l’opinion courante »  [59] et de la norme, cette foule laisse deviner l’ampleur d’un processus qui, source d’une inquiétante uniformité, menace la subjectivité et la liberté de l’individu. Si bien que le conformisme des idées, proférées depuis la Madeleine jusqu’à la Bastille, traduit l’emprise généralisée des lieux communs, ces fleurs du mal qui empêchent de penser. En ce sens, les boulevards peuvent être définis comme l’espace symbole de la circulation des platitudes et du ressassement des inepties qui permettent à l’homme des foules flaubertien, enclin à l’ivresse de l’esprit de « troupeau »  [60] et à la passion de l’ignorance, de survivre en milieu urbain et en société, de se protéger des dangereuses turbulences de la réalité du monde et des douloureuses incertitudes de la vie.

Notes

  • [1]
    Sur ce point, voir P. Citron, La Poésie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire, Éditions de Minuit, 1961 ; M. Condé, « Représentations sociales et littéraires. Paris à l’époque romantique », Romantisme, n° 83, 1994, p. 49-58 ; P. Higonnet, Les Mythes de Paris, des Lumières au surréalisme : leçon inaugurale faite le vendredi 8 janvier 1999, Collège de France, chaire internationale, Collège de France, 1999. En ligne
  • [2]
    Véritable chronotope, il n’est pas sans intérêt de noter qu’il deviendra un référent majeur chez les romanciers et les prosateurs des dernières décennies du XIXe siècle : G. de Maupassant, J. Vallès, É. Zola, etc.
  • [3]
    Cet article reprend et prolonge une problématique abordée dans mon travail de thèse pour le doctorat, Les Grands Boulevards, invention et métamorphoses d’un lieu romanesque, XVIIIe-XIXe siècles : Balzac, Flaubert, Université de Paris 8, 25 janvier 2000, Lille, Atelier des thèses, 2001.
  • [4]
    Sauf mention spéciale, les références à l’œuvre de Balzac renvoient à l’édition de La Comédie humaine, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976-1981, 12 vol.
  • [5]
    À partir de 1830, dans le Paris balzacien, le lieu du pouvoir économique et politique.
  • [6]
    Balzac, Histoire et physiologie des boulevards de Paris, dans Œuvres diverses, Conard, 1940, III, p. 614.
  • [7]
    Ibid., p. 612. Par cette formule Balzac laisse entendre que les boulevards expriment, symboliquement et politiquement, en tant qu’espace public accessible à la totalité de la société, le triomphe de l’idée de souveraineté populaire qui a conduit à l’adoption, en 1830, d’une monarchie constitutionnelle où le suffrage censitaire est la règle.
  • [8]
    Personnages balzaciens représentant les banquiers, les spéculateurs et les promoteurs les plus audacieux de la Restauration : Censier, Constantin, Haber, Hagerman, etc.
  • [9]
    Histoire et physiologie des boulevards de Paris, p. 612. Épousant la ligne sud des boulevards, de la rue du Faubourg-Montmartre à la Madeleine, il comprend, situés dans le voisinage de la Chaussée d’Antin, les quartiers de l’Europe, la Madeleine, Saint-Georges, la Nouvelle Athènes, et les secteurs les plus propres du faubourg Saint-Honoré.
  • [10]
    Ibid., p. 611.
  • [11]
    L’Envers de l’histoire contemporaine, VIII, p. 218.
  • [12]
    Histoire et physiologie des boulevards de Paris, p. 611.
  • [13]
    Il s’agit, pour Balzac, d’un nouvel épisode de l’histoire de Paris que rien, dans son glissement vers l’ouest, ne saurait arrêter. C’est ce qui explique son indifférence aux préoccupations des élites et des pouvoirs publics de la monarchie de Juillet inquiets, dans les années 1840, de l’éclatement de Paris provoqué par le déplacement de son centre prenant pour base le quartier de la Bourse. Sur ce point, voir M. Roncayolo, « Prélude à l’haussmannisation. Capitale et pensée urbaine en France autour de 1840 », Lectures de villes. Formes et temps, Marseille, Parenthèses, 2002, p. 55-70.
  • [14]
    Représentant le dispositif des Boulevards comme un ensemble de parties en interaction, elle rend lisible le processus d’appropriation différentielle de l’espace urbain du Paris de La Comédie humaine reconfiguré au détriment de la rive gauche en déshérence.
  • [15]
    Le Cousin Pons, VII, p. 483.
  • [16]
    La Fille aux yeux d’or, V, p. 1042.
  • [17]
    Voir la première promenade parisienne de Lucien de Rubempré (Illusions perdues, V, p. 264).
  • [18]
    Sur ce point, voir J. Habermas, L’Espace public. Payot, 1978, p. 20-35.
  • [19]
    Voir la rencontre de Victurnien d’Esgrignon et du duc de Lenoncourt (Le Cabinet des Antiques, IV, p. 1007).
  • [20]
    L’Envers de l’histoire contemporaine, VIII, p. 231.
  • [21]
    Offrant un tableau de la société parisienne sous la Restauration, le roman balzacien montre comment cette aristocratie, repliée sur elle-même, perd, au cours des années 1820, le monopole de la mode et cesse, à la veille 1830, de se confondre avec le monde qui, devenu le Tout-Paris, regroupe désormais banquiers, artistes, hommes de lettres, dandys, actrices, célébrités de tout genre. Sur ce point, voir A. Martin-Fugier, La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris, 1815- 1848, Fayard, 1990.
  • [22]
    Portion nord du boulevard des Italiens, comprise entre la rue d’Artois et la rue Le Peletier.
  • [23]
    Théâtres, cafés, clubs, restaurants, commerces du superflu.
  • [24]
    Traité de la vie élégante, XII, p. 222.
  • [25]
    Censé se dérouler sous la Restauration, l’itinéraire parisien de Lucien de Rubempré met en lumière des pratiques journalistiques postérieures à cette époque (Illusions perdues, V, p. 256- 551). Après 1830, l’essor d’une presse, financée par la publicité et l’annonce ? en 1836, Émile de Girardin lance La Presse —, assure la promotion et le prestige du Boulevard dont le succès demeure indissociable de la constitution, sous la monarchie de Juillet, d’une sphère médiatique.
  • [26]
    Rues du faubourg du Temple, Greneta, des Lombards, des Cinq-Diamants, etc.
  • [27]
    Béatrix, II, p. 638.
  • [28]
    Alexandre Dumas, dans Le Vicomte de Bragelonne.
  • [29]
    Siège du gouvernement sous la monarchie de Juillet.
  • [30]
    Histoire et physiologie des boulevards de Paris, p. 616.
  • [31]
    Sur ce point, voir L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris, pendant la première moitié du XIXe siècle, Plon, 1958 ; J.-P. Caron, « Clio et les usages de l’Histoire : à propos de Louis Chevalier et de quelques autres (des années 1950 à nos jours) », dans N. Mozet et P. Petitier (dir.), Balzac dans l’Histoire, SEDES, 2001, p. 183-198.
  • [32]
    Ibid. Exclu de la figuration romanesque balzacienne, tout comme les barricades du Paris insurrectionnel des années 1830, le peuple compté pour rien et marginalisé occupe la zone, c’est-à-dire le dépotoir de la ville, de la société et de l’Histoire.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    L’Envers de l’histoire contemporaine, VII, p. 327.
  • [35]
    La Rabouilleuse, IV, p. 334.
  • [36]
    Le Père Goriot, III, p. 219.
  • [37]
    La Peau de chagrin, X, p. 178.
  • [38]
    La Fausse Maîtresse, II, p. 222.
  • [39]
    Illusions perdues, V, p. 372.
  • [40]
    Flaubert, L’Éducation sentimentale, Livre de poche, 2002.
  • [41]
    Multipliant les points de vue, elle a pour effet principal de dissoudre dans la subjectivité du personnage-clef du roman, Frédéric Moreau, les espaces d’une ville qui n’est jamais identique à elle-même.
  • [42]
    Perturbée par les événements politiques de la période 1848-1851, qui, faute de place, ne seront pas abordés ici.
  • [43]
    Conformément à un processus engagé bien avant l’haussmannisation, les classes dirigeantes du Paris flaubertien, qui s’éloignent du Paris traditionnel, investissent les espaces résidentiels proches de la Madeleine et orientés vers les Champs-Élysées (L’Éducation sentimentale, p. 67).
  • [44]
    Privé de B majuscule de majesté, le boulevard flaubertien désigne, selon les cas, aussi bien la partie du boulevard des Italiens, consacrée en 1830, que la section de boulevards porte Saint-Martin/la Madeleine qui, sous de multiples formes, servit d’arène à la fête impériale du Paris haussmannien.
  • [45]
    L’Éducation sentimentale, p. 215. L’italique flaubertien souligne le caractère convenu et figé de l’expression.
  • [46]
    Claude Mouchard et Jacques Neefs, Flaubert, Balland, 1986, p. 227.
  • [47]
    Presse dépolitisée, financée par la réclame et spécialisée dans la mode, les spectacles, les arts, la littérature, les faits divers, les reportages mondains et demi-mondains. Ces rubriques se retrouvent dans le Flambard (L’Éducation sentimentale, p. 355).
  • [48]
    Tel est le cas du journaliste Hussonnet (L’Éducation sentimentale, p. 662). Dans L’Éducation sentimentale de 1845, le boulevard est le tremplin de la réussite et de la consécration sociale que choisit Henry et rejette Jules, l’artiste. Par contre, si nous tenons compte du boulevard que Flaubert, grand amateur de prostituées, évoque dans sa correspondance, tout incline à croire qu’il n’est autre que le « clitoris de Paris » (formule attribuée à Lord Hertford qui appelait ainsi le point chaud des Grands Boulevards du XIXe siècle).
  • [49]
    La lorette Rosanette connaît la célébrité lorsque son portrait en tenue légère se voit exposé dans la vitrine d’un marchand de tableaux du boulevard avec le nom de son propriétaire Frédéric Moreau qui, de son côté, accède à la célébrité éphémère et médiatique des héros de faits divers à l’occasion de son duel raté avec M. de Cisy (L’Éducation sentimentale, p. 356).
  • [50]
    C’est un héritage qui permet à Alfred de Cisy, le patricien, et à Frédéric Moreau, le plébéien, de mener la vie du boulevard (L’Éducation sentimentale, p. 226).
  • [51]
    Réunissant l’élite boulevardière, le bal masqué de la rue Laval, où les déguisements déshumanisent les personnages, donne toute la mesure de la bêtise de cette sociabilité qui tient lieu de masque jeté sur le néant (L’Éducation sentimentale, p. 196-214).
  • [52]
    L’Éducation sentimentale : les scénarios, Corti, 1992, p. 40.
  • [53]
    Flaubert, Madame Bovary, Livre de poche, 1999, p. 356. Dans ce roman, le boulevard fonctionne comme l’ombilic des rêves de vie parisienne d’Emma, nourrie de guides de Paris, de revues de mode, de romans parisiens.
  • [54]
    Situé boulevard Montmartre (L’Éducation sentimentale, p. 87).
  • [55]
    Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’âge de la reproduction industrielle », Œuvre 2, Denoël, 1971, p. 179.
  • [56]
    Bernard Edelman, La Maison de Kant, Payot, 1984, p. 25.
  • [57]
    Baudelaire, « La Modernité », Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, II, p. 694.
  • [58]
    L’Éducation sentimentale, p. 130.
  • [59]
    Edmond et Jules de Goncourt, Journal, 6 juin 1865, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, I, p. 1168. Lié à l’ère démocratique et à l’avènement d’une société de masse, le développement d’une presse populaire a définitivement brisé, pour Flaubert, le rêve des Lumières d’une sphère publique de discussion composée d’individus autonomes et susceptibles d’échanger des arguments rationnels.
  • [60]
    À George Sand, 8 septembre 1871, Flaubert, Correspondance, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, IV, p. 375.
Français

Au cours de la décennie qui commence en 1830, les Grands Boulevards acquièrent une place importante en littérature. Balzac est le premier romancier à s’approprier cette figure urbaine pour la transformer en un lieu qui, propre à la société qu’il invente dans La Comédie humaine, n’est autre que celui où la ville de la France révolutionnée s’expose. Ce sens donné au lieu se modifie, lorsque Flaubert, reprenant ce topos, le remanie pour le métamorphoser en un lieu emblématique d’une ville-spectacle qui réduit l’individu à l’état de flâneur et de consommateur. Aussi, s’appuyant sur ces observations, cet article s’attache à montrer que la figuration littéraire du lieu, inventé par Balzac et revisité par Flaubert, procède d’un imaginaire topographique qui, chargé de valeurs identitaires, change d’un auteur à l’autre comme changent Paris et plus largement la société du XIXe siècle.

English

At the beginning of the 1830s, the Grands Boulevards played a major role in literature. Balzac was the first novelist to make this urban figure his own, and to transform it into a place which was keeping with the society he invented in the Comédie humaine, and was the city that show-cased revolutionised France. The meaning which was attributed to space was modifiied by Flaubert. The latter resumed this topos, and remoulded it in order to transform it into an emblematic space representing a show-like city, which reduces man to mere stroller and consumer. Elaborating on these remarks, this paper aims at showing that the literary representation of space, as invented by Balzac and revisited by Flaubert, results from a topographic imagination which is fraught with identity values and changes from one author to the other, as Paris, and more generally, nineteenth-century society did.

Jean-Dominique GOFFETTE
(Université de Paris VIII)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rom.134.0033
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