CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Cette rubrique est assurée par une équipe de travail dont les membres appartiennent au conseil de rédaction et dont Paule Petitier est la coordinatrice.

2 Les livres reçus par Romantisme ne peuvent pas tous faire l’objet d’un compte rendu ; mais leur signalement complet est publié, au fur et à mesure de leur envoi à Romantisme, sur http://www.equipe19ser.jussieu.fr/defaultSER.htm

? Balzac

Annie Brudo, Le Langage en représentation. Essai sur le théâtre de Balzac, Fasano, Schena Editore et Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2004, 284 p.

3 Le théâtre de Balzac comporte des centaines de projets, des dizaines d’esquisses dont quelques-unes atteignent l’acte entier (Marie Touchet), et huit pièces terminées dont le moins que l’on puisse dire est que leur sort n’a guère été heureux : Cromwell (1819, inédit jusqu’en 1925), Le Nègre (1822, refusé), L’École des ménages (1839, refusée), Vautrin (1840, interdit le soir de la première), Les Ressources de Quinola (1842, faible succès), Paméla Giraud (1843, échec), La Marâtre (1848, succès interrompu par les troubles politiques) et Le Faiseur (succès posthume, 1851, mais dans un texte défiguré par Dennery). Il existe sur l’ensemble de ce théâtre de Balzac un travail insurpassé, hélas difficile d’accès, celui de René Guise. Le livre d’Annie Brudo, qui a l’honnêteté de citer sans cesse, et parfois longuement, les propos et les analyses de ce critique regretté, peut donc être considéré en quelque sorte comme un relais de sa pensée vers un plus large public. Mais quelle en est l’orientation propre ? On note tout d’abord que le corpus retenu est limité à sept pièces ; si la mise à l’écart de Cromwell, début plus que pataud et presque illisible, peut se comprendre, on regrette que ne soit jamais pris en compte aucun des textes inachevés, car pour n’avoir pas abouti ils n’en sont pas moins du théâtre. Quant à la démarche générale, elle peut apparaître comme bien systématique. À partir de principes et de définitions empruntés à des ouvrages sur le théâtre qui sont des classiques indiscutés – Jacques Schérer, Anne Ubersfeld, Pierre Larthomas (mais aussi, ce qui est moins indiscutable, à une compilation comme le dictionnaire de Patrice Pavis) –, A. Brudo entreprend d’étudier, tout d’abord, les différents aspects de la situation théâtrale (exposition, ressorts de l’action, modes d’énonciation, dénouement), puis ceux de la transmission de cette situation au spectateur par le langage (techniques du dialogue, monologues, tirades, apartés). À l’intérieur de chaque chapitre, la méthode, quasi mécanique, est la même : A. Brudo prend une par une les pièces de son corpus, et les examine successivement ; cette façon de faire, qui sé-pare au lieu de com-parer, réduit la synthèse à la portion congrue, et c’est assurément une déception. On s’étonne aussi de constater qu’un ouvrage sur l’idée de représentation n’utilise absolument rien de toute la documentation accessible sur les représentations effectives de celles de ces pièces qui ont été jouées ; sans doute est-ce parce que René Guise a tout dit sur le sujet, mais on ne peut qu’éprouver le sentiment bizarre d’une étude purement abstraite. Si l’on consulte la bibliographie, nouveau sujet d’étonnement : A. Brudo fait abondance de renvois aux travaux sémiologiques et apparentés des années 1980, voire 1970, mais donne une seule référence postérieure à 1999, un article… d’elle-même. Aucune référence à L’Année balzacienne n’est postérieure à l’année 1997 (il s’agit de son propre article sur Vautrin, dont elle reprend les éléments dans ce livre), alors que cette revue a publié depuis plusieurs articles sur le théâtre de Balzac ; tout se passe comme si on avait affaire à un travail datant de plusieurs années, et qui paraîtrait tardivement. Enfin, et même sans donner d’exemples concrets inévitablement trop nombreux, on ne peut que déplorer que n’ait pu être menée à bien une vraie relecture du tapuscrit et/ou des épreuves ; il est anormal que subsistent autant de fautes, qui sont loin d’être toutes des coquilles et dont beaucoup trop touchent à la langue même ; elles déparent une étude par ailleurs attentive, et dont on peut espérer qu’elle attirera vers le théâtre de Balzac ceux qui ne le connaissent pas encore. Gautier, notamment, dans ses feuilletons de La Presse, a très bien su voir quelles nouveautés une « tragédie bourgeoise » comme La Marâtre (le mot est de Balzac lui-même) apportait, à la fin de la décennie 1840, à une scène française essoufflée et en recherche de renouvellement ; hélas, ni La Marâtre ni la version originale du Faiseur (les deux meilleurs éléments du lot) ne sont aisément disponibles : appel aux éditeurs !

4 Patrick Berthier

? Stylistique

Anne Herschberg-Pierrot, Le Style en mou vement – Littérature et art, Paris, Belin, coll. « Lettres / Sup », 2005, 204 p.

5 L’ouvrage d’Anne Pierrot se présente davantage comme un essai de génétique que de stylistique. Plus exactement, son projet est de revoir la notion de style en littérature mais aussi en art à la lumière du brouillon et de l’esquisse voire de la rature ou de l’informe. Il s’agit en particulier de promouvoir l’inachevé au rang de catégorie heuristique devant les œuvres et par conséquent d’en reconsidérer la poétique et l’esthétique en fonction de leurs genèses et de leurs possibles, réalisés ou inaccomplis. En l’occurrence, l’inachevé qui épuise le régime même de la littérarité double le style de l’auteur ou le style de l’œuvre de « styles de la genèse » et de « styles de genèse » (p. 182) : une multiplicité qui replace la notion discutée dans une série de processus qui en font le lieu d’une tension et d’une transformation perpétuées.

6 Ce rapport entre singulier et pluriel, au centre du premier chapitre ( « Des styles au style »), ouvre donc une vision dynamique. Le corpus de l’auteur en soutient la démonstration en s’adressant pour l’essentiel aux œuvres littéraires des XIXe et XXe siècles. La période classique y sert peu les hypothèses de l’ouvrage, sinon à titre contrastif ou négatif. À leur tour, ces hypothèses ne sont jamais vérifiées que dans le matériau romanesque, spécialement Flaubert, Stendhal, Proust, dans une moindre mesure Balzac, Zola et Simon. À de rares exceptions près, ponctuelles et locales, cette analyse de « la spécificité littéraire » (p. 3), c’est-à-dire du mode de « singularisation » (p. 60) et de « façonnement de l’œuvre » (p. 69), ne déploie guère son champ d’investigation vers d’autres genres : poésie, théâtre, essai, historiographie, etc. Une réflexion s’élabore ici par défaut sur la littérature. Une de ses particularités, néanmoins, est d’invoquer la dimension de l’art. En fait, il s’en dégage une vision très fragmentaire, moins unifiée que pour les écrits, qui a pour visée d’établir une esthétique du style. Le livre s’inscrit donc dans un ensemble de travaux qui, malgré leurs divergences – profondes –, ont subi l’influence conjuguée de Goodman et de Genette. Mais il a pour particularité d’en étendre les principes à une « esthétique des dossiers de genèse » (p. 123) : l’œuvre, ses styles potentiels, « l’image de soi » (p. 37) qu’à travers eux en donne l’auteur, mais aussi le lecteur, y sont alors pris eux-mêmes dans une logique du devenir.

7 Cette position a plusieurs conséquences. D’une part, elle tente de ravir le style à son acception rhétorique en termes de norme et d’écart ; de l’autre, d’ « échapper à une conception formaliste » (p. 20), d’où la nécessaire relecture de Barthes (p. 18-30) autour de texte, écriture et scription. Mais une des dettes intellectuelles les moins déclarées de l’ouvrage tient, à côté de style, à l’emploi proliférant et surprenant de manière. La référence à L’Art et la manière – Art, littérature, langage (2004) de Gérard Dessons, discrètement rejetée en note, n’est donnée qu’une fois. Elle explique pourtant l’usage récurrent de la notion de continué, ou les commentaires sur l’indicible et l’inconnu comme recherche du spécifique en art : « Chaque œuvre a sa manière d’écrire ce qui est sans nom » (p. 85). Mais alors que chez Dessons, l’idée de manière est indissociable d’une critique du style, et d’enjeux anthropologiques, éthiques et politiques, le terme redevient ici une variante synonymique de style. Aucun débat n’aura lieu sur le vis-à-vis épistémologique des termes. La manière se proposait de redéfinir la littérarité du point de vue de l’artisticité. Le présent projet conçoit le style comme ce « point de passage entre la littérature et les arts, même s’il est établi que chaque domaine est spécifique » (p. 30). Il s’installe dans une confusion entre l’art comme problématique de la valeur, et les arts comme typologie des matériaux sensibles et des moyens d’expression.

8 Cette esthétique générale recherche une « stylistique transformationnelle » (p. 24) qui inclut même une « poétique transformationnelle » (p. 42), et met l’accent sur les processus de « différenciation interne » (p. 34) de l’œuvre. Ces processus reposent notamment sur les convergences, c’est-à-dire les « configurations stylistiques locales » qui, en s’associant, comme totalité font la spécificité du texte. Mais A. Pierrot admet d’autres principes d’organisation du style, tels que les tensions ou les répétitions. En l’occurrence, « la métaphore critique » (p. 43) abonde ici, et sacrifie parfois l’analytique concrète des textes à des généralités moins aisément contrôlables. Considérant que le style n’est pas séparable de la dimension instable de l’œuvre conçue à travers sa genèse, l’essai détaille néanmoins des critères capables d’en révéler la qualité proprement esthétique : l’hétérogène (p. 91-111), le multiple ou le métamorphique (p. 113-140), tous aspects qui émergeraient surtout au XIXe siècle. Le style en mouvement implique qu’entre différentes versions un écrivain puisse changer de style ou que le style soit lui-même le résultat d’une coexistence de styles. Le brouillon devient ainsi l’interprétant de la discursivité qui sans cesse se cherche sans s’atteindre par-delà toute téléologie.

9 Cette approche factuellement plurielle du texte autorise une lecture qui s’attache aussi bien au lisible qu’au visible. Parmi les chapitres les plus intéressants, on retiendra cette tentative qui envisage les esquisses de Bouvard et Pécuchet ou L’Éducation sentimentale au rang d’une ponctuation de page : blancs, tirets, paragraphes y rendent sensibles une rythmique qui va du niveau de la phrase à celui de la narration (ch. 6). Avec cette difficulté supplémentaire que le partage est complexe entre ce qui ressortit dans le manuscrit à l’aléatoire et à la constitution d’un véritable système. En raison des principes esthétiques qui la commandent, l’évaluation de ces phénomènes distingue d’ailleurs mal le point de vue individuant dans le langage d’une psychophysiologie de l’écriture lorsqu’à propos de Proust celle-ci est lue « comme un sismographe de la sensibilité » (p. 99). De même que les « styles graphiques » (p. 103) ne font pas le style, la « manière d’écrire » (p. 102) n’est pas non plus la manière.

10 Arnaud Bernadet

? Verne

Jules Verne entre Science et Mythe, IRIS, n° 28, Centre de Recherche sur l’Imaginaire (Université Grenoble 3), Grenoble, Éditions littéraires et linguistiques de l’Université de Grenoble (Ellug), 2005, 260 p.

11 Un numéro de la revue, fondée par S. Vierne et dirigée par Ph. Walter, du Centre de Recherche sur l’Imaginaire créé à Grenoble 3 par L. Cellier et G. Durand, est consacré à Jules Verne entre Science et Mythe. Il rassemble dix-huit articles d’auteurs très divers ; trois sont en anglais. L’introduction de W. Schnabel (Grenoble) ne s’explique pas sur la perspective suggérée par le titre et annonce un « éloge de l’œuvre de fiction de Jules Verne et du travail de toute sa vie » placé sous l’égide du Groupe d’Étude et de Recherche sur le Fantastique ; l’ouvrage a été d’autre part mal relu. C’est donc par deux « bilans critiques » que s’ouvre véritablement le volume ; A. Tarrieu (Société Jules Verne) qui consacre le troisième article de cette première section au stoïcisme de Jules Verne, poursuit un tout autre but (et convainc moins) que S. Vierne et J.-M. Margot (North American Jules Verne Society), attachés à rendre compte, pour la première des lectures de Jules Verne d’hier et d’aujourd’hui et de la progressive valorisation de la mythographie, d’où le titre de cet ouvrage ; pour le second (très critique envers le président de la Société Jules Verne et le Centre d’Amiens), de l’histoire des études verniennes depuis la première thèse de doctorat (Allemagne, 1916) jusqu’aux ressources actuellement disponibles en ligne.

12 Dans la deuxième partie, consacrée à « la rencontre des mondes chez Jules Verne », R. Delambre (Conservateur de bibliothèque municipale, Moulins) évoque longuement « la Chine de Jules Verne » (mais aussi, dans une note, les « bêlements » des maoïstes de 1968) et I. B. Thompson (Glasgow) « Jules Verne’s Glasgow in fact and fiction », des Indes noires au Rayon vert. Les lectures politiques sont plurielles mais si bien articulées entre elles qu’on aurait sans doute pu les regrouper dans une partie autonome. L. Boia (Bucarest), contre « une certaine lecture de gauche » (J. Chesneaux) surestimant selon lui les « accents anti-impérialistes » de l’œuvre pour « moderniser le message de l’écrivain », avance que l’anticolonialisme des Voyages extraordinaires relève surtout de l’anglophobie ; on le suit moins dans l’idée qu’il ne faut pas trop « idéologiser un écrivain plutôt rebelle aux idéologies ». Le même J. Chesneaux, pour avoir « négligé » la dimension anthropologique du propos vernien au profit de sa dimension historique, est l’objet d’une discussion que T. Santurenne (Paris IV) mène à la lumière de R. Girard. Au contraire de D. Henky (Metz), qui réfère le projet des voyages dans les mondes connus et inconnus à son origine et montre en Jules Verne le « précurseur des auteurs modernes de littérature de jeunesse », T. Santurenne explique, principalement à partir du Château des Carpathes, que la réflexion anthropologique chez Verne est « irréductible au didactisme », mais aussi aux nécessités de « l’agencement romanesque » de la documentation et à « l’idéologie positiviste officielle » de l’époque. L. Dupuy (CNDP, Pau) le suggère aussi, à propos des rapports du temps et de l’espace dans Voyage au centre de la Terre. D. Roboly (Athènes) complète de fait cette réflexion qui donne sens au titre global de l’ouvrage en étudiant « l’échec de l’utopie ».

13 « Le roman vernien. Poétique et paratextes » fait l’objet de la troisième partie, où l’article de V. Tavan (La Réunion) sur « le savant et la science chez Jules Verne », par ailleurs peu novateur, paraît mal placé. L’influence de Poe sur Le Sphynx des glaces – lu ici dans sa traduction anglaise sans références aux pages – est étudiée par W. Schnabel, la proximité avec Wells – à propos de la transgression de la réalité scientifique par la fantaisie dans Voyage au centre de la Terre – par J.-P. Picot (Montpellier), le fantastique hoffmannien – dans Les Indes noires et Le Château des Carpathes – par Ph. Scheinhardt (documentaliste, Morsang-sur-Orge) à partir des travaux de J. Delabroy et V. Dehs. T. Harpold (Floride) confronte, dans un article également très documenté, le jeu textuel du Testament d’un excentrique à la version américaine du jeu de l’oie qui inspire son intrigue. F. Calcagno-Tristant (Paris 1) d’une part, Th. Bartoldus et R. Junkerjürgen (Chemnitz) d’autre part, G. Crippa (Parme) enfin, s’attachent avec moins de bonheur, pour des raisons de méthode et/ou de corpus, la première aux « illustrations de dévoration » dans Vingt mille lieues sous les mers et ses adaptations cinématographique (Disney Pictures, 1955) et électronique (Hachette, 1998) ; les seconds à une adaptation musicale américaine moderne du Tour du monde en quatre-vingts jours (San Diego, 1988) ; le troisième au Voyage dans la Lune de Méliès (1902).

14 David Charles

? Images du Nord

L’Image du Nord chez Stendhal et les Romantiques, Actes du colloque de l’Université d’Örebro, 25 au 27 avril 2002, Textes réunis par Kajsa Andersson, Presses de l’Université d’Örebro, avril 2004, 2 t., 370 et 426 p.

15 Dans ce colloque, le premier en Suède consacré à « Stendhal et les Romantiques », les participants étaient invités à revoir l’opposition toute faite entre le Nord et le Sud. Le recueil s’ouvre sur une étude de Michel Crouzet consacrée au mythe du Nord, dans laquelle il rappelle que « l’opposition Nord/Sud est géographique, historique, politique » mais qu’elle « renvoie peut-être, à un niveau plus profond, à la relation de la raison avec les instincts et le désir ». Au Nord, l’idée précède la sensation, c’est le monde du travail et de l’éthique, dans lequel l’homme se forge un destin en combattant la nature. Au Sud, il le subit et se consume dans la jouissance et les passions. Que veut dire alors penser la littérature en fonction du Nord ? Et pourquoi le Nord a-t-il remplacé le Sud comme source essentielle d’inspiration ?

16 Depuis les travaux de Mallet et la vogue d’Ossian (voir l’article d’Andrée Mansau), on s’intéressait beaucoup au Septentrion et aux mythologies des peuples du Nord. Le paysage du Nord contient la mélancolie, il est en harmonie avec le désir d’infini (voir le bel article d’Yvon Le Scanff). Comme l’explique Carl Frängsmyr, dès le XVIIIe siècle, la théorie des climats selon Montesquieu et la redécouverte des sagas islandaises permirent aux scandinaves eux-mêmes de construire une idéologie néo-gothique qui demeura vivante jusqu’à la fin du XIXe siècle. Mme de Staël, largement évoquée dans l’ouvrage (Michel Brix, Françoise Guinoiseau et Monica Hjortberg), reprend les thèses climatiques de Montesquieu et les applique à la littérature : le mouvement littéraire induit par la Renaissance italienne est épuisé, il faut se tourner vers le Nord, lieu d’épanouissement de la liberté politique et du mysticisme, seul véritable foyer de renouvellement de l’art. Patrick S. Brady, plus novateur, propose, quant à lui, de chercher l’explication de cet attrait pour un « héroïsme épique, mâle et primitif » dans une réaction, qui va de Rousseau à Zola, contre le Rococo blasé et efféminé de la première moitié du XVIIIe siècle. Si le Classicisme français était tributaire du Sud, le Romantisme français est tributaire du Nord : influence de la littérature anglaise (Shakespeare, Wordsworth, Coleridge), des cultures celte et nordique et du Moyen Âge (les Eddas islandais). Par la suite, cette influence devait d’ailleurs se poursuivre, dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec celle du réalisme russe (Tolstoï, Dostoïevski) et scandinave (Ibsen et Strindberg) avant que l’on ne revienne à un art plus authentiquement français, sous la forme de l’impressionnisme d’un Renoir ou d’un Debussy.

17 Il existe, dans la littérature de l’époque, une certaine confusion dans la définition des peuples dits nordiques, ainsi que dans la délimitation des contrées qu’ils habitent : Yvon Le Scanff parle de « mythe géographique ». L’ouvrage a le mérite d’explorer quelques-unes de ces définitions. Les images mythiques du Nord et du Sud se conditionnent dans le balancement de l’antithèse. En plein milieu du siècle, le Nord devient industriel et fait de l’économique sa dimension spécifique : les esprits positifs s’opposent aux oisifs (France, Midi). Michel Crouzet s’appuie sur les réactions de deux voyageurs français, Custine et Taine, qui connaissent bien l’Angleterre et sont conscients du rôle central de sa civilisation dans la vie moderne. Si les textes de Custine disent le malaise devant la transformation du Nord en empire de la technique, en contrée des hommes machines, Taine défend davantage le Nord et le modèle anglais : le travail, l’action sur la Nature, le souci du confort et du bien-être. Mais il aboutit à la même conclusion que le culte de l’effort et le matérialisme sont mortels pour le désir.

18 Si le Nord, et surtout la Scandinavie, reste pour beaucoup d’écrivains une contrée purement imaginaire, source de tous les fantasmes, d’autres en effet, dès les années 1820, préfèrent aller à la rencontre de l’inconnu. Parmi les études consacrées aux relations de voyage dans le Nord, on retiendra notamment l’article d’Alain Guyot sur les voyages effectués par Jean-Jacques Ampère et Xavier Marmier dans les pays nordiques ou l’article de Maija Lehtonen sur les Observations sur la Finlande de Bernardin de Saint-Pierre, celui de Françoise Court-Pérez sur le Voyage en Russie de Théophile Gautier, et surtout celui de Françoise Chenet-Faugeras qui, à propos du voyage au Spitzberg de Léonie d’Aunet, pose l’intéressante question de savoir s’il y a une image spécifiquement féminine du Nord. La réponse à cette question est davantage nourrie dans l’article, fort intéressant, d’Alison Finch consacré à l’image du Nord chez les auteurs féminins du dix-neuvième siècle. Pour les femmes romantiques, l’image du Nord ne saurait être séparée d’un certain féminisme, qu’elles attribuent à ce même Nord.

19 Quant aux voyageurs originaires de la région, ils commencèrent eux aussi à décrire la Scandinavie d’une autre façon. Les récits de voyage de nature scientifique laissèrent place aux « voyages pittoresques », orientés vers l’esthétique et influencés en partie par le modèle interprétatif étranger. Les Romantiques du Nord avaient aussi leur image du Nord, Elena Balzamo s’intéresse ainsi aux écrits de Almqvist (qui inspireront plus tard August Strindberg), le premier à réfléchir sur la spécificité nordique, en l’opposant, lors de son voyage en Europe de 1840-41, aux mœurs et à la culture françaises. Dans le portrait peu complaisant qu’il trace des Français, on lit en creux une image, idéalisée, des Suédois.

20 Les auteurs insistent sur l’importance de l’axe Nord/Midi dans la mythologie de différents auteurs, notamment Nerval (Kristoffer Leandoer, Gisèle Séginger), Nodier (Maryse Violin-Savalle), et Stendhal (Rosa Ghigo Bezzola, Karin Gundersen, André Maindron, Pierrette Pavet-Jörg). Sont évoquées enfin les figures incarnant l’esprit nordique. Au premier chef, celle du viking (Per Buvik et Pierre-Louis Rey s’intéressent à Gobineau et à l’Histoire d’Ottar Jarl, pirate norvégien), les Suédois du Boulevard du Crime (Maria Walecka-Garbalinska), Mina de Vanghel ou le Baron de Féroë, dans Spirite de Gautier. Mais si le Suédois de Spirite incarne exclusivement, au physique comme au moral, l’esprit septentrional, le froid, la lumière et la pureté (cet « Apollon gelé » décrit par Alain Montandon), l’Allemande de Stendhal s’en écarte par de nombreux aspects de sa personnalité (logique affective, imagination, émotivité, ironie), comme l’explique André Maindron. De même, Marie-France Rouart montre comment Wagner réinterprète le Dieu du Nord, Odin, en l’humanisant et comment, grâce aux leitmotive, s’opère en lui une synthèse des mythologies du Nord et de celles du Sud. De même, pour Béatrice Didier, le Mozart « italien » de Stendhal, profondément mélancolique, est aussi une synthèse entre le Nord et le Sud. Enfin Jean Sarocchi, dans un essai remarquable, montre que Swedenborg, qui écrit en latin et s’intéresse aux anges, échappe à la Scandinavie.

21 En somme, comme le dit en conclusion de son propos Maria Walecka-Garbalinska, « il ne s’agit pas tant d’un regard posé sur l’Autre que d’un relais imaginaire qui permet le retour sur soi ». C’est aussi la conclusion de l’article de Michel Brix sur Mme de Staël : « le panégyrique du Nord auquel elle se livre ne doit pas nous abuser : ce que l’auteur imagine au Nord, c’est une espèce de Midi régénéré et rendu à ses sources spirituelles et pour elle le penseur nordique essentiel n’est autre que Platon. Comprenne qui pourra les curieux détours de la géographie littéraire ».

22 L’ouvrage a aussi le mérite d’interroger maintes disciplines, la littérature majoritairement, mais aussi le journalisme (Véra Miltchina), l’Histoire (Jacques Solé), l’archéologie (Marthe Peyroux), la peinture et la sculpture (Janine Gallant et Pontus Grate) et enfin la musique (Suzel Esquier, Béatrice Didier, Marie-France Rouart). Quelques ouvertures sont proposées aussi sur la littérature de la fin du XIXe siècle (Pierre Loti, August Strindberg) et sur celle du XXe siècle (François-Régis Bastide, Selma Lagerlöf et Henri Michaux).

23 Florence Vinas-Thérond

Janine Neboit-Mombet, L’Image de la Russie dans le roman français (1859-1900), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2005, 506 p.

24 Ce gros volume est le remaniement d’une thèse de doctorat soutenue en 2002 par J. Neboit-Mombet. Il représente la continuation de l’ouvrage, lui aussi à l’origine thèse de doctorat, que j’ai publié en 1967. Il concernait une période beaucoup plus restreinte (1839- 1856), et était davantage orienté vers l’histoire culturelle. J. Neboit-Mombet a en revanche limité son corpus à un seul type de document, le roman français, à travers lequel elle étudie l’image de la Russie.

25 La Russie dont j’avais recherché l’image était encore celle que Napoléon avait combattue et finalement vaincue, celle aussi dont l’empereur Nicolas Ier était considéré comme un impitoyable despote, ennemi de toute forme de démocratie. J. Neboit-Mombet fait à juste titre observer que son point de départ chronologique, 1859, se situe à un tournant capital de l’histoire russe, le nouvel empereur depuis 1856, Alexandre II, se montrant disposé à d’importantes réformes, au nombre desquelles l’abolition du servage interviendra en 1861. En particulier, après la guerre de Crimée menée par les Français et les Anglais contre la Russie, le régime du nouvel empereur se montre prêt à changer d’attitude, notamment à l’égard de la France. Alexandre Dumas fut l’un des premiers écrivains à profiter de cette ouverture, qui lui permit de faire en 1858 le voyage qu’il n’avait pu entreprendre en 1839, en partie à cause de son roman Le Maître d’armes, très mal vu par Nicolas Ier. D’une certaine façon Custine et Balzac ont pu faire le voyage dont Dumas avait rêvé.

26 Malgré un refroidissement dans les relations franco-russes, dû à la répression de la seconde insurrection polonaise en 1863, et qui contribuera au tragique isolement français face à la Prusse de Bismarck, on voit assez vite se profiler après la défaite de 1870-1871 l’alliance franco-russe, saluée avec enthousiasme par l’opinion française vers la fin du XIXe siècle. Certes le terrorisme des groupes révolutionnaires russes trouve des échos chez les anarchistes et suscite bien des appréhensions dans la bourgeoisie française, comme l’évoquent les pages intitulées « Nihilistes russes et anarchistes français » (p. 325-334).

27 J. Neboit-Mombet a choisi les romans les plus lus par le public français, en renonçant à un choix fondé sur l’excellence littéraire. Elle reconnaît d’ailleurs le côté arbitraire de son parti pris, en notant l’absence de toute statistique fiable sur les tirages à cette époque. On trouve donc des analyses portant sur des romans à sujet russe de Jules Verne, d’Alexandre Dumas, de la comtesse de Ségur ; mais l’auteur a tenu à faire figurer à titre de documentation plus sociologique que littéraire, au sens habituel du mot, une quantité de textes parus dans des périodiques tels que le Journal des voyages, les Veillées des chaumières, le Magasin d’éducation et de récréation de Hetzel. Une exception intéressante, celle de Maroussia, œuvre d’une romancière ukrainienne, amie de Tourguéniev, connue sous son pseudonyme de Marko Vovtchok, publiée en russe puis en français dans une version arrangée par Hetzel, qui en tira un assez retentissant succès commercial.

28 Une place importante est accordée au roman de Jean Lorrain, Très russe (1885), on regrette cependant que le prince Noronsoff du Vice errant (1902) n’ait droit qu’à un extrait, certes saisissant, mais qui ne donne pas une idée assez précise de la part que Lorrain a donnée aux aristocrates russes décadents installés sur les côtes de la Provence vers la fin du XIXe siècle.

29 On saura gré à J. Neboit-Mombet d’avoir enrichi généreusement son ouvrage au moyen d’une cinquantaine d’illustrations tirées des livres et des périodiques qu’elle a consultés au cours de ses recherches.

30 Son livre prolonge donc d’une manière convaincante la série des études d’images qui ont été une spécialité du comparatisme français pendant la plus grande partie du vingtième siècle.

31 Michel Cadot

? Littérature et musique

Cécile Leblanc, Wagnérisme et création en France, 1883-1889, Paris, Honoré Champion, 2005, 597 p.

32 Pour qui s’intéresse à la question du wagnérisme littéraire, l’approche pourrait sembler de prime abord étroitement circonscrite, et le sujet déjà bien balisé. En réalité, il n’en est rien. Sur la scène française, depuis l’importante étude de Léon Guichard La Musique et les Lettres au temps du Wagnérisme (PUF, 1963), le phénomène a certes été déjà décrit dans ses grandes lignes sociologiques, esthétiques et même poétiques. De même, La Revue wagnérienne a fait l’objet de nombreux articles et colloques (parmi lesquels on citera notamment Von Wagner zum Wagnérisme, Musik, Literatur, Kunst, Politik, sous la direction de Annegret Fauser et Manuela Schwartz, Leipzig, Leipziger Universität Verlag, 1999) et de quelques études systématiques (à commencer par l’essai d’Isabelle de Wyzewa, consacré à L’Interprétation esthétique de Wagner en France, Paris, Perrin, 1934). Enfin, les caractéristiques du wagnérisme propre à certaines figures envisagées ici (Mallarmé, Ghil, Dujardin ou Péladan) ont pu donner lieu, sous la plume de Bertrand Marchal, de Philippe Lacoue-Labarthe, et de bien d’autres, à quelques études d’importance. Pour autant, personne avant Cécile Leblanc n’avait envisagé de façon aussi pertinente et cohérente La Revue wagnérienne comme un laboratoire à plusieurs branches compénétrées, dont les formulations théoriques et les tentatives de mises en œuvre pratiques, par-delà l’apparente verbosité de la rhétorique et le caractère plus ou moins épigonal de la production, ont pu avoir un rôle tout à fait séminal, non seulement en leur temps, mais encore très avant dans le XXe siècle. C’est d’ailleurs un des grands mérites de l’auteur de cette étude, que de prendre au sérieux, mais sans entreprise exagérément apologétique, les propos des écrivains et musiciens envisagés. Ainsi seulement se reconstruit l’arc – ou les arcs, car les perspectives de lecture peuvent être divergentes suivant les personnalités artistiques – qui mène d’une théorisation de l’œuvre de Wagner à la formulation systématisante d’une métaphysique, d’une esthétique, parfois d’une politique, enfin d’une poétique – elle-même bientôt mise à l’épreuve de la concrétisation artistique, plus ou moins achevée et, de l’aveu même des auteurs ou de leurs partisans, plus ou moins réussie. Toute tentative répondant néanmoins, sous le signe constant de la décompartimentation des genres, des formes et des arts, au commun désir de relever un défi fiché au cœur de la modernité : le défi de la rénovation de la littérature, sommée de « reprendre son bien à la musique », et plus généralement, le défi de la réforme de l’art, que les « wagnéristes », par le biais de la notion de « sensation », à la confluence entre physiologie, esthétique et spiritualité, et par une semblable aspiration à la « musicalisation de la langue », tentent de réconcilier avec la vie.

33 L’étude de Cécile Leblanc se divise harmonieusement en trois sections, consacrées successivement aux théories auxquelles Wagner a pu tenir lieu de prétexte (La Revue wagnérienne stricto sensu, Le Traité du Verbe de René Ghil, le wagnérisme réticent de Mallarmé), puis aux principales tentatives de mises en œuvre pratiques de ces théories, d’abord dans le cadre littéraire, avec Élémir Bourges, Édouard Dujardin et Joséphin Péladan, puis dans celui des œuvres d’art mixtes, mêlant texte et musique, avec les figures d’Emmanuel Chabrier, de Vincent d’Indy, d’Ernest Chausson et enfin de Claude Debussy. À lire le plan de l’étude, on peut exprimer d’infimes regrets dans la formulation des titres, regrets fort heureusement toujours démentis par le corps du texte. Parmi ceux-ci, celui de voir par exemple, en deuxième partie, la littérature wagnérienne effectuer un basculement trop rapide et univoque « du pessimisme décadent à l’optimisme créateur », proposition qui offre certes la possibilité d’un axe de lecture au raccourci séduisant, mais qui ne correspond pas forcément à la réalité de la création littéraire wagnérisante. En France comme en Europe, le décadentisme wagnérien met en effet beaucoup plus de temps qu’une petite décennie pour se dissiper, et a tendance à se fondre dans les avatars du roman de l’énergie nationale, bien plus qu’à s’y opposer. Et, au fil de l’Éthopée de La Décadence latine, le wagnérisme de Péladan lui-même (placé par Cécile Leblanc au terme de ce parcours optimiste) connaît de nets infléchissements. Dans le même ordre d’idées, voir dans le parcours de Claude Debussy l’expression d’ « un wagnérisme enfin dépassé » ne peut être juste que si l’on se place du point de vue du compositeur. Telle quelle, une telle formule peut sembler accréditer une vision linéaire du temps de la création artistique dont Madame de Cambremer, chez Proust, donne l’expression la plus caricaturale – ce qui n’est certes pas le cas de l’auteur de cette étude. Enfin, sur un autre plan, on peut regretter que Teodor de Wyzewa, dont la figure, il est vrai, a déjà fait l’objet de plusieurs analyses, et auquel Cécile Leblanc accorde un passionnant développement lors de son étude sur Édouard Dujardin, n’occupe pas une place plus importante parmi les théoriciens de La Revue wagnérienne. Remarques plus que reproches, car l’on ne peut que se réjouir de toute une série de contributions tout à fait décisives à l’histoire du wagnérisme littéraire et artistique. La première partie montre ainsi parfaitement en quoi La Revue wagnérienne est traversée à la fois par des revendications convergentes, et cependant plurielles, dont les raisons d’être, à la fois sociologiques et idéologiques (le fait que le wagnérisme soit aussi un militantisme est ainsi fort bien mis en avant), sont analysées avec beaucoup de finesse. L’œuvre et la pensée de René Ghil, trop souvent mésestimées (on lui fait le reproche d’être un sous-Mallarmé, auquel il s’oppose pourtant en bien des points), font l’objet d’une étude méticuleuse, et, sur cet auteur, absolument décisive. De même en va-t-il pour Édouard Dujardin (même si, avant Cécile Leblanc, la thèse de Sophie Lucet sur le théâtre symboliste avait déjà, sur ce terrain, effectué quelques avancées importantes). De façon générale, qu’il s’agisse de Ghil, Bourges, Dujardin, ou Péladan, l’analyse des modes de transposition des procédés compositionnels de Wagner à la littérature est en outre effectuée avec une absolue rigueur, exempte de toute la dérive métaphorique habituellement pratiquée dès lors qu’il est question, en littérature, de l’usage du leitmotiv ou de la mélodie infinie. Enfin, l’étude des quelques compositions musicales placées dans l’immédiat sillage de Wagner (Gwendoline de Chabrier, Fervaal de d’Indy, Le Roi Arthus de Chausson, Rodrigue et Chimène de Debussy) donne l’occasion non seulement d’évoquer des œuvres de première importance et qualité, mais aussi de considérer comment la France a voulu, de la même façon que Wagner, mais selon les modalités d’un « génie » français qu’il s’agissait de trouver ou de retrouver, et finalement contre Wagner, créer un art authentiquement national. Tel qu’il rejaillit de cette étude, l’immense avantage que constitue le choix d’une période historique aussi circonscrite, c’est finalement celui de pouvoir focaliser son attention sur un temps de mutation décisif en matière d’histoire des mentalités, d’en guetter la cohérence organique (car c’est bien un même défi et une même quête qui se jouent sur des terrains apparemment différents), mais aussi d’en surveiller, pas à pas, l’évolution, faite d’expérimentations plus ou moins heureuses, et de la formulation de réponses progressivement divergentes et contradictoires. C’est d’ailleurs un plaisir que de voir citer fugitivement, autour des quelques figures et œuvres importantes étudiées ici en détail, quantité de noms et d’œuvres connexes : l’effet de recontextualisation est alors total, et c’est tout simplement la première fois, en dépit d’une critique wagnérienne pléthorique, qu’il est pratiqué avec un tel bonheur.

34 Timothée Picard

? Peinture

Christine A. Dupont, Modèles italiens et traditions nationales. Les artistes belges en Italie (I830-1914), 2 vol., Institut historique belge de Rome, Bibliothèque Bruxelles Brussel Roma, 1682 p., 269 illustrations.

35 Très complet, le travail de Christine Dupont mérite particulièrement l’attention du lecteur français, en ce qu’il lui montre, loin du malgracieux schéma baudelairien, que les Belges n’existent pas essentiellement en tant que singes des Français.

36 Lorsque, en 1830, naît le royaume de Belgique, reconstituant les Pays-Bas méridionaux, catholiques et jadis espagnols puis autrichiens, le nouveau pouvoir se dote d’organes de régulation esthétique, et institue des concours de recrutement permettant à de jeunes artistes d’apprendre les arts plastiques en Italie, à Rome mais pas uniquement. Imitation de la France, mais plus encore d’un modèle européen plus ou moins étatisé selon les particularités nationales.

37 D’avec la France, deux différences de poids sont à marquer.

38

  • l’idéologie du parcours belge n’est pas dominée par l’humilité de principe. Une part des procédures consiste à reconnaître la brillante trace laissée par les grands Flamands (Rubens et Van Dyck) et bien d’autres fiamminghi actifs en Italie du XVIe au XIXe siècle. Dans les termes d’une histoire de l’art moderne, une des sources de l’art moderne en Europe rend visite à l’autre, et si l’on vénère Raphaël, c’est au titre de valeur supra-nationale. En majorité, les artistes belges apprécient les grands coloristes vénitiens, consonants avec le génie du baroque flamand.
  • l’autre différence conduit la thèse à sa fin : les responsables culturels du royaume, sensibles aux critiques, ont mis fin, peu après la Première Guerre mondiale, au système du voyage d’apprentissage obtenu sur concours, alors que les Français entretiennent encore l’institution, même remodelée depuis A. Malraux. Il est vrai qu’il y a la Villa Médicis…

39 Quarante ans au moins avant d’être supprimés, les voyages d’apprentissage dans leur contexte intellectuel – dépendance d’un maître, envois légitimes de copies et de commandes pour musées et salons – étaient déjà tenus pour discutables. L’accentuation de certaines données en affaiblira la nécessité : voyager devient bien plus aisé et courant, l’urgence à copier les formes classiques s’efface progressivement. Désormais on va chercher du nouveau à Paris, au lieu de trouver de l’ancien à Paris.

40 Le travail de Christine Dupont tend à relever de l’histoire culturelle, dans la mesure où elle traite le comportement des artistes et l’usage social de leurs valeurs et des œuvres avec une neutralité esthétique de principe. Ce que les artistes belges ont produit est documenté dans un petit volume annexe, qui permet de comprendre un peu de la relation des mots aux images.

41 Mais Christine Dupont se retranche derrière son statut d’historienne : elle étudie les causes sans se prononcer sur les effets.

42 Ce profil de discipline étant reconnu en Belgique et ailleurs, on ne saurait, dans une forme brève et nécessairement modeste, qu’en prendre acte. L’auteure a rempli, et bien rempli son contrat. Il reste cependant ici à souhaiter que, pour la bonne circulation des idées et des connaissances, à côté des 682 pages de la thèse éditée, nous soit indiqué comment et où l’on peut, en 50 pages au plus, prendre connaissance, si l’on ose dire, de la thèse contenue dans cette thèse.

43 Jean-Philippe Chimot

? Moi et histoire

Le Moi, L’Histoire, 1789-1848, Textes réunis par Damien Zanone, avec la collabora tion de Chantal Massol, Grenoble, ELLUG, 2005, 193 p.

44 Avec pour commune ambition de repenser l’articulation de deux catégories fondamentales de la littérature romantique, « le moi, l’histoire », les auteurs de ce volume présentent une série d’études denses sur une passionnante question de poétique : la jointure problématique de l’écriture personnelle et de l’écriture historique. Le genre des mémoires, creuset de cette rencontre dans laquelle le moi se mesure à l’histoire, est donc abordé en priorité. La geste révolutionnaire, l’épopée impériale donnent lieu à une abondante littérature, dans laquelle le moi se mesure à l’histoire, par gros temps. Du tout-venant des mémoires publiés sous la Restauration et la monarchie de Juillet, Damien Zanone extrait ceux de Bourienne et de la duchesse d’Abrantès, familiers de Napoléon. Au dilemme propre au genre – le raccord entre récit des événements et discours sur soi – , les minores n’apportent qu’une réponse technique en les juxtaposant. D’une autre ampleur est la confrontation qu’organisent les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand découvrant le secret de figurer le moi par l’histoire et l’histoire par le moi. Dans une belle étude, Jean-Claude Berchet précise alors le sens de ce génial amalgame, qui métamorphose la vieille forme des mémoires aristocratiques par alchimie avec l’autobiographie rousseauiste. Dire à travers soi le sort commun d’une époque tout en se distinguant, trouver la formule poétique d’une écriture du moi et de l’histoire, comme le souligne aussi Gérald Rannaut dans la préface, n’est pas donné à tout le monde.

45 Constant se refuse à trivialiser l’histoire et botte en touche avec une ironique élégance : « Il me serait impossible de dire comme un général d’ailleurs célèbre (Dumouriez) : “Tandis que la France était en feu j’étais enrhumé au fond de la Normandie” ». Les incipit soucieux des Dix ans d’exil de Madame de Staël ou des Souvenirs de Tocqueville avouent la difficulté de mêler comme de démêler matière intime et matière historique dans leurs mémoires, inachevés et posthumes, et sacrifient au topos mémorialiste du moi sinon tout à fait haïssable du moins suspect de complaisance. Or l’écriture personnelle, chez Tocqueville lu par Anne Vibert, met au jour un sujet clivé, que la satisfaction de parvenir à l’intelligence de l’histoire ne console pas de son sentiment d’impuissance et d’échec face à la dérive des événements sous la Seconde République. Madame de Staël radicalise par un audacieux paradoxe les lassantes circonlocutions des mémorialistes – « Je me flatte de me faire souvent oublier en racontant ma propre histoire ». Symbole de l’opposition à l’empereur, elle veut incarner à elle seule, mais au nom de tous, écrit François Rosset, ce que Napoléon n’est pas. Son malheur est donc emblématique du drame de l’Europe qu’elle parcourt dans son exil dépressiogène. La mélancolie libérale a pourtant de l’esprit, ses traits sont mordants et les mémoires, genre naturellement favorable à la bigarrure formelle, illustrent une esthétique de la diversité, une écriture en liberté.

46 C’est par là, notamment, que les mémoires ou l’autobiographie, stendhalienne, sandienne, échappent à l’écueil solipsiste du discours sur soi. Stendhal, dans la Vie d’Henri Brulard, les Souvenirs d’égotisme, dans ses écrits sur l’art et ses romans, fait donc éprouver l’embarras, pour l’individu moderne, de trouver sa place dans l’histoire et de la dire. Dans ce décalage burlesque, ou mélancolique, « il sait parfaitement qu’il est un moi, mais il ne voit pas très bien de quoi il est le sujet », selon l’heureuse formule de Marie-Rose Corredor. Chez Sand, se souvenir c’est encore s’engager, et la mémoire est politique. L’Histoire de ma vie documente l’autobiographie, qui s’ouvre sur l’histoire de la lignée paternelle, reproduit les lettres du père, officier, les papiers de sa grand-mère Aurore. Du côté de sa famille maternelle, plébéienne, les archives font défaut, révélant des sources doublement problématiques. Au croisement de deux histoires inégales, Sand les revendique l’une et l’autre, et, comme le montre ici Béatrice Didier, défend et illustre une conception de l’histoire totale, grands noms et anonymes. Ceux-là ont au moins un prénom et celui de sa mère, Antoinette sous l’ancien régime, Victoire à l’époque impériale et Sophie après son mariage, était tout un programme… ou tout un roman.

47 L’histoire bruit aussi dans les élégies de Marceline Desbordes-Valmore lorsqu’elle réveille ses souvenirs d’enfance au fil de son œuvre poétique. La lecture subtile de Christine Planté donne ainsi à entendre, à travers l’évocation nostalgique d’une liesse villageoise, les échos de la fête révolutionnaire et du culte rendu à la déesse Liberté ( « La Vallée de la Scarpe »). « Tristesse », autre poème, dresse le décor de Notre-Dame de Douai, dégradée par la Terreur, dans laquelle l’enfant se plaisait à rêver, indifférente au sens des ruines. Marceline Desbordes-Valmore ne se souvient pas pour dénoncer. La cohérence idéologique importe moins que la continuité affective et sensible entre le présent et le passé, que la fidélité à la communauté des origines, ravivée par la mémoire sensible – dans cette recherche du temps perdu il se trouve même une Albertine, ici amie d’enfance de la poétesse. Mais la nostalgie de l’appartenance à une communauté unie dit, en sourdine, que l’histoire contraint à l’expérience tragique de la séparation qu’incarnent dans l’œuvre les nombreuses figures d’exilés et de proscrits. Les Chimères, l’autre corpus poétique étudié dans ce volume, écrivent pour Gabrielle Chamarat-Malandain l’histoire de la mélancolie moderne en la conjuguant à celle des religions. De la première, « El Desdichado » est l’ultime expression, le sujet lyrique éprouvant le malheur absolu de la perte du sens que ni les mythes antiques ni le christianisme ne peuvent plus conjurer. Le panthéisme de « Vers dorés » dénouerait le drame, en le dépassant, au prix probablement tragique de la dissolution du sujet dans le grand Tout de la nature.

48 Michelet : Paule Petitier connaît son sujet, c’est ici le cas de le dire. Dans une remarquable analyse, elle place en regard l’historien et le diariste du Journal pour saisir ce qui se joue précisément dans l’homologie constamment affirmée par Michelet entre le moi et l’histoire, très au-delà d’un subjectivisme « romantique » et cliché : une question de méthode, par habilitation de l’intime comme lieu privilégié de la saisie première du sens historique. La mélancolie de Michelet dans les années 1840 résonne ainsi comme le douloureux pendant, sur le plan privé, du blocage social que Le Peuple formalise et dénonce comme mortifère. De même, la crise de juin 1848, à tous égards déstructurante, prend ultérieurement, via La Femme et L’Amour, valeur de dévastation créatrice. L’histoire accouche symboliquement de l’avenir dans une violence que le parallèle avec l’enfantement, épreuve commune de souffrance et de pitié, permet enfin de comprendre et d’accepter.

49 Quoique d’inégale ampleur – toutes ne parviennent pas à croiser parfaitement poétique des textes et interprétation de leur contenu historique –, ces études composent un ensemble de grande qualité, que complète, en fin de volume, une bibliographie utile. Elles confirment, et besoin était, qu’avec le romantisme s’invente l’egohistoire, à ne pas confondre avec histoires d’ego.

50 Laurence Guellec

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rom.134.0135
Pour citer cet article
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