CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Comment aborder Gobineau auteur de fictions? À l’évidence, il serait artificiel de vouloir séparer complètement les Nouvelles asiatiques (1876) de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) [1]. Gobineau n’a jamais renié son œuvre «théorique», et l’on sait qu’elle l’occupait encore lorsqu’il rédigeait ses nouvelles [2]. À l’inverse, il serait tout aussi contestable de projeter de manière systématique sur La Danseuse de Shamakha, la première des Nouvelles asiatiques et la seule qu’on examinera dans ce cadre limité, une grille de lecture qui ferait de la fiction gobinienne une simple illustration narrative de l’Essai sur l’inégalité. La nouvelle de Gobineau met en scène des peuples, mais aussi des individus, dont les comportements peuvent aussi bien traduire un déterminisme racial que le désir de transgresser celui-ci. C’est donc, on le verra, une tension entre des forces opposées qui caractérise leurs actes. Mais voyons pour commencer le cadre idéologique dans lequel se situe le discours gobinien sur la race.

Le cadre idéologique

2Gobineau n’est pas l’inventeur de la notion de race. Celle-ci, au sens anthropologique moderne [3], existe dès la fin du xviie siècle, mais c’est chez Buffon, en particulier dans son célèbre article sur les «Variétés dans l’espèce humaine», paru dans l’Histoire naturelle en 1749, que le terme apparaît de manière récurrente, avec des implications qui, parfois, annoncent la mise en place d’une hiérarchie raciale telle que le xixe siècle la théorisera. Pourtant, la terminologie de Buffon est extrêmement flottante: «race», «variété», «peuple», voire «espèce» sont souvent interchangeables. En outre, l’importance que Buffon accorde aux facteurs environnementaux (climat, mode de vie…) le détourne d’une conception fixiste de la race, telle qu’on la trouvera dans les écrits d’anthropologie, en France, à partir de la Restauration [4]. Jean Boissel, le très savant commentateur de Gobineau, cite ainsi comme une source importante de l’Essai sur l’inégalité des races humaines, et plus largement de l’anthropologie sociale et historique du xixe siècle, la brochure du médecin William-Frédéric Edwards, Des Caractères physiologiques des races humaines… (1829) [5]. On y voit déjà à l’œuvre une idée appelée à nourrir le discours raciologique, puis les théories proprement racistes qui s’en inspireront: quel que soit leur nombre supposé [6], les «races» humaines sont présentées comme étant profondément séparées les unes des autres, au point que la croyance en une multiplicité de souches originaires finira par l’emporter, au xixe siècle (avec les conséquences désastreuses que l’on sait pour le xxe siècle), sur l’unité de l’espèce humaine que postulait encore Buffon [7].

3Gobineau, dans son Essai, se dit incapable de choisir entre polygénisme et monogénisme [8], alors même qu’il n’hésite pas à affirmer: «Rien donc qui semble plus raisonnable que de déclarer les familles dont l’humanité se compose aussi étrangères, l’une à l’autre, que le sont, entre eux, les animaux d’espèces différentes.» [9] Et il ajoute, un peu plus loin: «La permance rigoureuse, indélébile des traits et des formes, cette permanence que les plus lointains documents historiques affirment et garantissent, serait le cachet, la confirmation de cette éternelle séparation des races.» [10]

4La terminologie de Gobineau a beau être floue, il n’en demeure pas moins que son argumentaire raciologique va presque toujours dans le même sens. Sans doute affirme-t-il que, dans le domaine de la création artistique, «l’hymen des blancs avec les nègres» fut positif, et même nécessaire [11], mais, dans le même temps, il proclame sans sourciller la «nullité civilisatrice des noirs » [12]. Il y a certes, chez lui, un double mouvement de l’histoire [13], mais l’une des deux forces l’emporte sur l’autre: si les civilisations naissent des mélanges, ceux-ci conduisent inévitablement, à terme, à l’extinction de ces mêmes civilisations [14]. Amateur de lois et de systèmes, Gobineau emploie volontiers des formules dont la rigueur se veut mathématique: «Les peuples ne dégénèrent que par suite et en proportion des mélanges qu’ils subissent. » [15] Cette question du métissage est chez lui une véritable obsession. Il est convaincu que toutes les races (mais aussi les nations, qu’il compare à un corps humain) [16] sont soumises, au cours de l’Histoire, à un processus de dégénération, dû précisément aux mélanges interraciaux [17].

5Le discours raciologique de Gobineau s’appuie sur une forme de primitivisme qui idéalise un passé antéhistorique au nom d’une supposée pureté de race initiale. Mais, dès lors que les races humaines sont examinées d’un point de vue historique, ce qui les caractérise, c’est au contraire leur hétérogénéité interne, explicable par les migrations et par les contacts interethniques qui s’ensuivent. Si le mélange des populations produit en général, selon Gobineau, des résultats «mauvais et nuisibles» [18], les différentes composantes de ce mélange ne portent pas toutes la même responsabilité dans le processus de dégénération qu’elles sont censées engendrer. Ainsi les Noirs, auxquels l’auteur de l’Essai attribue un «caractère d’animalité» [19], ont-ils presque toujours une influence corruptrice. Un peu moins violent à l’égard de la «race jaune», Gobineau n’en stigmatise pas moins chez elle ses «dispositions à l’apathie» [20]. Seuls les Blancs, on le sait, trouvent grâce à ses yeux: constituant une «famille d’élite» [21], c’est la seule race à laquelle le mot de «civilisation» puisse être appliqué [22]. Il y aurait donc, comme le titre même de l’Essai sur l’inégalité l’implique, une hiérarchie des races [23], dont les «Arians » [24] sont présentés comme les représentants les plus éminents parmi la race blanche.
Gobineau assure que «la haute Asie» est «le point central d’où la race civilisatrice est primitivement descendue» [25], pour se répandre ensuite en Inde, en Égypte, etc., jusqu’en Europe [26]. Plus précisément, c’est le Caucase qui lui apparaît comme le berceau de la race blanche, et c’est là que se serait conservé, «entre la Caspienne et la mer Noire», «le type le plus accompli de l’espèce blanche» [27]: «Les nations actuelles de ces montagnes continuent à être célèbres par leur beauté corporelle, par leur génie guerrier, par cette énergie indomptable qui intéresse les peuples les plus cultivés et les plus amollis aux chances de leurs combats.» [28] L’énergie, qui est évidemment une qualité fondamentale pour Gobineau (c’est elle qui est censée permettre la perpétuation des races et qui doit faire contrepoids à la «dégénération» à l’œuvre dans l’Histoire), va de pair avec une supériorité intellectuelle et morale considérée comme indiscutable. Il parle d’ailleurs, dans l’Essai, de l’«intelligence énergique» des Blancs, associée à leur «goût prononcé de la liberté» [29]. Enfin, cette supériorité ne serait pas complète si elle n’était pas aussi d’ordre esthétique, – une esthétique fondée tout simplement sur le canon classique [30].
La question qu’on voudrait poser est de savoir dans quelle mesure on retrouve, dans La Danseuse de Shamakha, des éléments issus du système raciologique élaboré par Gobineau.

L’appel de la race

6Il faut d’abord observer que le mot race n’apparaît qu’une seule fois dans La Danseuse de Shamakha, mais dans un contexte dramatique qui en fait une sorte de coup de tonnerre. S’adressant à Moreno, l’exilé espagnol qui cherche à dissuader son compagnon, le Tatar Mourad devenu Assanoff depuis qu’il sert dans l’armée russe, de s’enfuir avec sa cousine, originaire d’une tribu du Daghestan dont le village fut détruit par les Russes, Omm-Djéhâne déclare hautement, feignant la résignation:

7

Il ne me retrouvera pas au milieu des guerriers de sa nation, il ne combattra pas pour venger son pays, je ne dirai pas pour l’affranchir, je sais que ce n’est plus possible. Il ne protégera pas sa cousine, la dernière, l’unique fille de sa race, il ne la tirera pas de la misère et du désespoir. [31]

8Car la destinée de la danseuse, fière musulmane dont le narrateur précise qu’elle ne boit jamais [32], est à l’opposé de celle de son cousin, éternellement ivre et oublieux de ses origines. Alors que la jeune fille vit dans le souvenir traumatique du massacre des habitants de l’«aoul» (son village de montagne, peuplé par la tribu des lesghys) [33], Assanoff apparaît comme un amnésique, dont la mémoire est cependant réveillée, l’espace d’une soirée, par la voix «pénétrante à l’extrême» [34] d’Omm-Djéhâne, qui lui chante une poésie lesghy:

9

Un enchantement sublime remplissait l’âme du barbare mal converti. Ses habitudes étaient européennes, ses vices parlaient russe et français; mais le fond de sa nature, mais ses instincts, mais ses qualités, mais ses aptitudes, ce qu’il avait de vertus, tout cela était encore tatar comme le meilleur de son sang. [35]

10L’idée de «race», on le voit, est bien présente à travers le mot sang, qui constitue un leitmotiv de la nouvelle. En voici quelques exemples: «Je demande que quelqu’un danse la lesghy avec moi. N’y a-t-il plus une seule goutte de sang dans les veines de personne? Êtes-vous tous abrutis ou tous russes ?», demande Assanoff, momentanément sous le charme d’Omm-Djéhâne [36]. Un peu plus tard, celle-ci s’adresse à son cousin en employant à son tour le même terme: «Ah! fils de mon sang…» [37]; ou lorsqu’elle lui raconte l’humiliation qu’elle a subie chez la femme du général russe qui l’a élevée: «Elle a dit plusieurs fois, et devant moi, que les lesghys n’étaient que des sauvages, et, un jour où je lui ai répondu que leur sang était plus pur que le sien, elle a ri» [38]; ou encore, lorsqu’elle lui demande de l’épouser et de l’emmener hors de Shamakha pour qu’elle ne soit pas vendue comme esclave: «Je suis ta chair, je suis ton sang, sauve-moi !» [39]

11Nous sommes bien, ici, dans une raciologie de type biologique. Sans doute le mot sang, comme d’ailleurs celui de race, peut-il renvoyer au sens ancien de «famille», de «lignée». Ce sens est encore véhiculé chez Gobineau, ce qui n’a rien de surprenant, étant donné son aristocratisme affiché et sa passion pour les généalogies. Mais le sens anthropologique est également présent dans la nouvelle, qui est ici directement «contaminée» par l’Essai sur l’inégalité des races humaines. Omm-Djéhâne incarne la persistance obstinée du peuple lesghy qui, à la suite de la capture de son chef Chamil par les troupes russes, en 1859, avait cessé d’opposer une résistance armée [40]. Elle représente en outre la survivance désespérée, au milieu de la décadence généralisée que Gobineau croit voir à l’œuvre dans l’Histoire, des valeurs «nobles » qu’elle tente de transmettre à son cousin Assanoff. Ainsi, lorsque celui-ci annonce à son compagnon Moreno qu’il veut épouser Omm-Djéhâne, il affirme crânemement: «Je ferai ici l’action la plus généreuse, la plus chevaleresque et la plus noble qui se puisse imaginer. » [41] On devine ici la passion de Gobineau pour le Moyen Âge, époque sur laquelle il aime à projeter son propre élitisme [42]. Mais, du point de vue de l’héroïne, qui a refusé d’être élevée à l’européenne par la femme d’un général russe l’ayant recueillie après la destruction de son village [43], il s’agit de réveiller, chez Mourad-Assanoff, le sentiment de son appartenance première à sa «race». Son rôle est quasiment d’ordre thérapeutique: en chantant une poésie lesghy devant son cousin, la danseuse libère chez lui des souvenirs jusque-là profondément enfouis :

12

La chanson d’Omm-Djéhâne évoqua, jusqu’à produire la réalité la plus poignante, le souvenir de l’aoul paternel devant l’âme assoiffée d’Assanoff. Il revit tout, tout ce qu’il croyait avoir oublié. [44]
Ce retour soudain d’un passé refoulé, qui n’est pas isolé dans les Nouvelles asiatiques[45], libère à son tour une parole revendiquant fortement une identité ethnique jusque-là oubliée: «Car, en définitive, je suis un Tatar, moi ! […]. Je suis un Tatar et rien autre, et je ne veux être que ça…» [46], clame Assanoff. D’ailleurs, ce dernier ne se contente pas de l’affirmer: entraîné par la musique lesghy, il se met à danser lui-même, retrouvant dans son corps même un rituel dont la dimension idéologique (cette danse mime une « révolte» [47]) n’est, en revanche, pas comprise par les spectateurs, c’est-à-dire par les soldats russes qui trépignent de joie en buvant de l’alcool [48]. Notons enfin qu’à ce processus de «re-tatarisation» auquel la danseuse soumet son cousin, s’ajoutent à la fois le rejet de la langue française [49] (celle qui renvoie à l’occupant, puisque c’est l’une des langues, avec l’allemand et le russe, que lui a fait apprendre la générale qui l’a élevée [50]) et la réappropriation d’un islam dont on comprend qu’il s’était quelque peu amolli au contact des garnisons russes [51].
Pourtant, cette prise de conscience de l’identité lesghy par Assanoff n’est qu’éphémère, et la suite de la nouvelle illustre l’inévitable mélange des races que Gobineau déplore. On va voir, en outre, qu’Omm-Djéhâne n’est pas un symbole parfait de pureté raciale. Son statut d’héroïne ne l’empêche pas d’être elle-même un produit de l’Histoire.

Le malheur des déplacés

13Alors que le cadre géographique de La Danseuse de Shamakha laisse penser que les personnages vont illustrer, par leur perfection, l’idéalité de la famille ariane dont Gobineau situe le berceau précisément dans le Caucase (la vallée du Phase est peuplée d’êtres «sur lesquels le don de la beauté a été aussi libéralement répandu que les haillons de la misère») [52], on s’aperçoit rapidement qu’Omm-Djéhâne ne répond pas à ce paradigme esthétique: «Elle n’est aucunement jolie», dit Grégoire Ivanitch, dit l’Ennemi de l’Esprit [53] ; à quoi fait écho le jugement de Paul Petrowitch, le maître de police: «Elle n’est pas jolie» [54]; enfin, le narrateur confirme lui-même la chose [55]. Les détails du portrait physique de la danseuse ne correspondent pas plus à l’image idéale des Arians: elle a certes les «yeux bleus» [56], mais, alors que Gobineau insistait, dans l’Essai, sur la blondeur du type caucasien [57], il attribue à la danseuse de Shamakha des «cheveux noirs» [58]. L’héroïne est d’abord une Tatare [59], et son appartenance caucasienne ne suffit pas à lui garantir une conformité parfaite avec les mythiques Arians [60].

14En outre, il faut remarquer, avec Jean Boissel, qu’Omm-Djéhâne est profondément ambivalente [61]. En effet, la fin de la nouvelle opère un renversement spectaculaire qui jette le soupçon, rétrospectivement, sur la sincérité de l’amour d’Omm-Djéhâne pour son cousin. En effet, après avoir été abandonnée par Assanoff, elle est recueillie par Grégoire Ivanitch, qui tente, sans succès, de s’en faire aimer, puis, voyant qu’elle tombe malade, ne parvient pas à l’empêcher de partir pour Bakou, où elle dit vouloir mourir. C’est là qu’elle s’écroule, épuisée, devant la porte de la maison de Moreno [62], dont on apprend que c’était pour lui qu’elle brûlait d’amour. Le sang qu’elle crache [63], dans le contexte du discours gobinien sur les races, a-t-il, ici, une valeur idéologique, et cette mort sanctionne-t-elle la trahison du «sang» lesghy? En tout cas, Gobineau dit de la danseuse, en conclusion de sa nouvelle: «Elle aussi, elle avait fini par être infidèle aux dieux de la patrie. […] ; elle avait aimé un Franc!» [64] Pourtant, au-delà de sa valeur transgressive, cet épisode a peut-être une autre signification. Car ce qu’Omm-Djéhâne admire en Moreno, c’est le fait que ce dernier soit resté fidèle à la femme qu’il a laissée en Espagne [65]. Cet anti-Don Juan [66], le seul, significativement, à rester «froid» devant le spectacle auquel participe la danseuse [67], qui elle-même «promenait sur chacun un regard froid, indifférent» [68], n’est-il pas un frère spirituel de celle-ci ? Ils incarnent en tout cas l’un et l’autre le déchirement intérieur des héros gobiniens qui, pris dans une double contrainte, sont incapables d’oublier une origine dont ils savent pourtant qu’ils ne pourront jamais la retrouver. L’exilé espagnol accomplit sur le plan géographique le déplacement auquel la danseuse de Shamakha est soumise d’un point de vue sociologique et religieux, transplantée qu’elle est, de son village lesghy, dans une famille russe qui prétend l’élever à l’européenne, puis, après s’être enfuie de chez une femme musulmane, dans une troupe de danseuses dont la directrice a pour projet de la vendre comme esclave à un vieux Turc [69]… Moreno ne déploie certes pas l’énergie d’Omm-Djéhâne à lutter contre cette force centrifuge. Mais sa nouvelle vie ne lui procure pas pour autant le bonheur. Gobineau décrit très lucidement, à la fin de la nouvelle, la façon dont le temps atténue la douleur, sans que celle-ci ne disparaisse jamais :

15

Don Juan garda pendant plusieurs années les désirs de son cœur tournés vers l’Espagne. Son amour ne lui causait plus le mal irritant des premiers mois; c’était une habitude tendre, une préoccupation mélancolique dont son âme restait comme saturée. […]. Tout en resta là. Ils ne se marièrent ni l’un ni l’autre, cessèrent avec le temps d’être très malheureux; mais, heureux, ils ne le furent jamais. [70]

16À cet anti-conte de fée, on peut opposer l’histoire des «Transfuges » rapportée par Hérodote, et reprise à son tour par Gobineau, qui en donne cependant une version nettement édulcorée. L’historien grec raconte que, sous le règne de Psammétique (vie siècle avant J.-C.), deux cent quarante mille soldats égyptiens désertèrent pour passer en Éthiopie. Le pharaon, pour les faire revenir, «leur dit, entre autres arguments et prières, qu’il ne pouvait leur laisser abandonner les dieux de leurs ancêtres; leurs enfants et leurs femmes. Là-dessus l’un d’eux, dit-on, répondit en exhibant sa virilité que, partout où elle serait, ils auraient enfants et femmes » [71]. Il existe donc une version «euphorique» de l’exil, qui fait joyeusement table rase du passé pour reconstruire l’avenir. Gobineau, on le sent, envie secrètement cette capacité d’oubli. Mais il est non moins certain qu’il ne comprend que trop bien la « résignation maladive» de Moreno, dont il précise qu’à l’inverse des transfuges égyptiens, il «n’était pas un de ces rudes manieurs d’épées, dont l’espèce ne se rencontre guère dans les temps actuels» [72]. Et de conclure par une comparaison biologique au ton pessimiste, mais qui n’étonne pas :

17

Presque chacun ressemble à l’embryon; il reçoit ce qui le fait vivre d’un foyer de vie qui n’est pas le sien, et, si on l’en sépare mal à propos, il est douteux, sinon impossible qu’il subsiste à son aise. [73]
*
«Au rebours de ce qu’enseignent les moralistes, les hommes ne sont nulle part les mêmes », écrit Gobineau en introduction à ses Nouvelles asiatiques[74]. Jean Boissel fait remarquer, en note, que certains comportements des personnages de ce recueil (par exemple l’amour fou), qui ne sont évidemment pas propres aux Asiatiques, contredisent cet anti-universalisme affiché. On pourrait ajouter que le nouvelliste lui-même, en comparant l’homme à un embryon qu’il faut se garder d’extraire de sa matrice, retombe dans un universalisme qu’il prétendait congédier. Sans doute cet universalisme n’est-il pas absolu («Presque chacun…»). Il est vrai, également, qu’il n’a pas le même fondement que celui des moralistes de l’âge classique (la psychologie gobinienne est «raciale»). Il n’empêche que ce qui réunit les hommes, dans La Danseuse de Shamakha, est peut-être plus fort que ce qui les sépare. Omm-Djéhâne, la «sauvage» tatare, partage avec l’Européen Moreno la nostalgie, le courage, le sens de l’honneur. La fin de la nouvelle permet de relire et de comprendre différemment la scène où les deux protagonistes s’affrontent verbalement et physiquement, le second cherchant à détourner la première de s’enfuir avec Assanoff. En effet, le coup de couteau qu’Omm-Djéhâne donne à Moreno conduit paradoxalement ce dernier à formuler son propre désir amoureux [75], dont l’aveu peut se lire comme la tentation, symétrique à celle de la danseuse, d’être «infidèle aux dieux de la patrie» [76].
Même Mourad-Assanoff, dont le métissage, dans la logique gobinienne, ne peut conduire qu’à un solde négatif [77], n’est pas dépourvu de ressemblance avec Moreno. Il en est certes un frère dégradé, voire un double inversé: ses éternelles beuveries sont une forme d’oubli volontaire de soi-même, donc une coupable dénégation de ses propres origines. Il n’en est pas moins « extrêmement ému» lorsqu’il apprend la mort d’Omm-Djéhâne, et son émotion fait écho au «chagrin profond» de Moreno, qui lui-même répond au «sanglot» de l’Ennemi de l’Esprit [78]. Au total, il se pourrait que le pessimisme anthropologique du nouvelliste soit plus proche d’un universalisme tragique que d’un ethnocentrisme raciste. Rien, en tout cas, ne permet d’illustrer, dans La Danseuse de Shamakha, la supériorité de la race blanche que l’auteur de l’Essai sur l’inégalité avait proclamée à satiété. Et, en ce qui concerne l’esclavage, quel changement de ton, entre les années 1850 («laissons cette tourbe», déclarait Gobineau à propos des esclaves à l’époque romaine) [79] et la première des Nouvelles asiatiques, où tous les chrétiens qui participent à la traite des Circassiennes sont dénoncés comme «des coquins purs et simples » [80] ! Quant au discours proprement raciologique, il est certes bien présent, comme on l’a vu, dans la fiction gobinienne, y compris sous sa forme biologique, mais il sert moins à démontrer la supériorité des «Arians» qu’à rassembler ceux qui souffrent d’une identité « clivée», déchirés qu’ils sont, d’une part, entre leur appartenance ethnique, linguistique et religieuse, et d’autre part leur conviction d’appartenir à une même élite des déracinés. En ce sens, Gobineau n’est ni passéiste ni «avant-gardiste»: il est profondément de son temps, à la fois tributaire d’une littérature romantique qui sacralise la passion amoureuse entre des êtres apparemment très différents, et ancré dans un discours raciologique dont il fut, sans en être l’inventeur, l’un des plus ardents propagateurs.

Notes

  • [1]
    Je partage tout à fait, sur ce point, l’opinion de Jean Gaulmier: «Il faut se garder avant tout […] de dissocier le Gobineau conteur et le Gobineau philosophe» (Introduction aux Œuvres d’Arthur de Gobineau, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», t. I [1983], p. XXVI).
  • [2]
    Voir par exemple la lettre du 16 novembre 1872 à Prokesch-Osten, dans laquelle Gobineau, qui a terminé depuis quelques mois la rédaction de La Danseuse de Shamakha, écrit à son grand ami autrichien: «Il y a une alliance entre les partisans de Darwin et de la descendance de l’homme venu du singe et les géologues qui veulent absolument obtenir un homme de l’époque quaternaire ou tertiaire, dont il me paraît utile de ne pas laisser s’accréditer les niaiseries. Je passe en revue tous les travaux de recherches exécutés depuis que j’ai fait mon livre des Races, et je vois avec bien du plaisir que l’on a trouvé beaucoup de choses surtout dans le domaine du rapprochement et de l’identification des mythes grecs, avec les mythes sanscrits et scandinaves. […]. On arrivera et l’on est arrivé déjà à rapprocher sensiblement de nous les origines de la Haute Asie et il se trouvera que la migration des peuples helléniques n’est pas aussi obscure en soi que l’on pouvait le croire jusqu’ici» (Correspondance entre le comte de Gobineau et le comte de Prokesch-Osten (1854-1876), Clément Serpeille de Gobineau (éd.), Plon, 1933, p. 365).
  • [3]
    «Groupe ethnique qui se différencie des autres par un ensemble de caractères physiques héréditaires» (Petit Robert).
  • [4]
    Sur ces questions, voir les articles de José-Michel Moureaux et de Claude Blanckaert dans Sarga Moussa (dir.), L’Idée de «race» dans les sciences humaines et la littérature (xviiie-xixe siècles), L’Harmattan, 2003.
  • [5]
    Gobineau, Œuvres, ouvr. cité, t. I, p. 1283 (note 2 de la p. 137).
  • [6]
    Les auteurs, significativement, ne parviennent pas à se mettre d’accord sur ce point – preuve, s’il en était besoin, du caractère problématique de la catégorie de race. Pour Gobineau, il n’y a que trois grandes races: la blanche, la jaune et la noire. Il n’est pas trop difficile de lire dans cette tripartition un souvenir des trois «races» issues des fils de Noé, auxquels Gobineau fait d’ailleurs allusion lorsqu’il parle des Japhétides, des Sémites et des Chamites (ibid., p. 253). Mais les deux triades ne se superposent pas: pour Gobineau, les Chamites, à l’origine, sont des Blancs; on doit donc en déduire que les Noirs n’ont pas d’ascendance biblique, ce qui ne doit pas surprendre, compte tenu du racisme anti-Noir violent et quasi-systématique dont fait preuve l’auteur de l’Essai (voir par exemple p. 371: «Depuis que le sang noir avait tout souillé de ses superstitions brutales, de sa férocité innée, de son avidité pour les jouissances matérielles…»).
  • [7]
    Voir Claude Blanckaert, «Le système des races», dans Isabelle Poutrin (dir.), Le xixe siècle, Berger-Levrault, 1995, p. 21-41.
  • [8]
    « Il est impossible de se prononcer catégoriquement et d’affirmer, pour l’espèce, la multiplicité d’origine» (Essai sur l’inégalité des races humaines, dans Œuvres, t. I, ouvr. cité, p. 273).
  • [9]
    Ibid., p. 242.
  • [10]
    Ibid., p. 274. Tzvetan Todorov a bien vu cette apparente contradiction: «Gobineau adhère de fait au polygénisme de Voltaire, même s’il se veut respectueux du dogme chrétien de la monogenèse» (Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Le Seuil, 1989, p. 154).
  • [11]
    Gobineau, Essai, dans Œuvres, t. I, ouvr. cité, p. 343.
  • [12]
    Ibid., p. 466. Corollairement, il assure que «toute civilisation découle de la race blanche» (ibid., p. 345).
  • [13]
    «l’Essai a pour objet essentiel de nous faire saisir ce mouvement de l’histoire, cette pulsion vitale qui ne cesse de construire, de détruire, de reconstruire encore un équilibre temporaire, toujours différent et toujours menacé. Mouvement ambivalent, qui engendre à la fois le bien et le mal, élevant le niveau des médiocres, mais corrompant sans remède la pure essence des meilleurs; amenant, au terme de l’histoire, une confusion ethnique généralisée qui produira la plus morne uniformité, mais suscitant, chemin faisant, d’admirables civilisations, puisque celles-ci ne peuvent naître que du mélange des races différentes» (Janine Buenzod, La Formation de la pensée de Gobineau et l’«Essai sur l’inégalité des races humaines», Nizet, 1967, p. 355).
  • [14]
    Comme le dit Pierre-André Taguieff, qui propose une bonne analyse de ce qu’il appelle le «racialisme pessimiste» de Gobineau, celui-ci est persuadé de «l’impossibilité absolue d’une réversibilité du déclin» (La Couleur et le sang. Doctrines racistes à la française, Mille et une nuits, 1998, p. 25).
  • [15]
    Œuvres, t. I, ouvr. cité, p. 345.
  • [16]
    « Je commence par comparer une nation, toute nation, au corps humain» (ibid., p. 163). Sur ce modèle organique, inspiré notamment de Herder, voir Annette Smith, Gobineau et l’histoire naturelle, Genève, Droz, 1984, p. 36 et suiv.
  • [17]
    « Je pense donc que le mot dégénéré, s’appliquant à un peuple, doit signifier et signifie que ce peuple n’a plus la valeur intrinsèque qu’autrefois il possédait, parce qu’il n’a plus dans ses veines le même sang, dont des alliages successifs ont graduellement modifié la valeur; autrement dit, qu’avec le même nom, il n’a pas conservé la même race que ses fondateurs» (Gobineau, Essai, dans Œuvres, t. I, ouvr. cité, p. 162).
  • [18]
    Ibid., p. 342.
  • [19]
    Ibid., p. 339.
  • [20]
    Ibid., p. 340.
  • [21]
    Ibid., p. 352.
  • [22]
    Ibid., p. 342. Sur la corrélation entre «race» et «civilisation» chez Gobineau, voir Todorov, Nous et les autres, ouvr. cité, p. 155 et suiv.
  • [23]
    Pour une mise en perspective de cette question, voir Léon Poliakov, Le Mythe aryen (1971), rééd. Bruxelles, Complexe, 1987, p. 245 et suiv. pour l’analyse consacrée à Gobineau.
  • [24]
    Jean Boissel précise que «Gobineau se refuse à employer le mot “Aryen”, qui, par homophonie, lui paraît “désagréable”» (Œuvres, t. I, ouvr. cité, p. 1363 [note 1 de la p. 482]). Nous conservons ici la graphie choisie par Gobineau.
  • [25]
    Ibid., p. 346.
  • [26]
    Voir l’énumération faite par Gobineau des dix «grandes civilisations humaines» (ibid., p. 347).
  • [27]
    Ibid., p. 957. On notera l’expression «espèce blanche», laquelle, au sens strict, impliquerait l’impossibilité de mélanges avec des populations jaunes ou noires. En réalité, Gobineau sait parfaitement que l’histoire humaine est remplie de métissages – c’est d’ailleurs cela même qu’il déplore. Mais son imprécision terminologique est parfois révélatrice, comme ici, d’une position polygéniste qui n’ose pas s’avouer clairement. Voir également, un peu plus loin: «si toutes les races sont braves, toutes ne sont pas énergiques, et, fondamentalement il n’y a que l’espèce blanche qui le soit» (ibid., p. 941).
  • [28]
    Ibid., p. 958. Jean Boissel, dans sa substantielle Notice accompagnant son édition des Nouvelles asiatique, fait également état d’un article de Gobineau paru dans le Journal Asiatique en juin 1856, et où l’auteur associe l’Afghanistan au Caucase dans sa quête de la survivance des «Arians» (Œuvres, t. III [1987], ouvr. cité, p. 1170 et note 4).
  • [29]
    Œuvres, t. I, ouvr. cité, p. 341.
  • [30]
    «Ces peuples [i.e. les «habitants de l’Europe, du sud et de l’ouest de l’Asie»] ont eu la gloire de fournir les modèles admirables de la Vénus, de l’Apollon et de l’Hercule Farnèse» (ibid., p. 241-242).
  • [31]
    Œuvres, t. III, ouvr. cité, p. 355.
  • [32]
    Ibid., p. 332.
  • [33]
    «Omm-Djéhâne, la pauvre fille, n’était pas sortie un seul instant de sa vie de l’émotion produite sur elle par la prise de l’aoul» (ibid., p. 357).
  • [34]
    Ibid., p. 345.
  • [35]
    Ibid., p. 346.
  • [36]
    Ibid., p. 339.
  • [37]
    Ibid., p. 342.
  • [38]
    Ibid., p. 345.
  • [39]
    Ibid., p. 347.
  • [40]
    J. Boissel précise cependant qu’à l’époque où Gobineau parcourait lui-même le Caucase, au début des années 1860, tout le pays était loin d’être pacifié (ibid., p. 1223, note 2 de la p. 311).
  • [41]
    Ibid., p. 349.
  • [42]
    Voir son grand poème épique Amadis. Mais le Moyen Âge affleure, chez Gobineau, même dans des contextes a priori non médiévaux de son œuvre, comme dans l’histoire racontée par Wilfrid Nore, le premier des Fils de Roi, dans Les Pléiades: «Le régime des épreuves, des gages, des victoires remportées sur soi-même me paraissant le comble de la morale chevaleresque, je n’avais absolument rien à opposer aux prétentions d’Harriet» (Œuvres, t. III, ouvr. cité, p. 38).
  • [43]
    Ibid., p. 318.
  • [44]
    Ibid., p. 346.
  • [45]
    Voir par exemple L’Illustre magicien, où le héros croit entendre le nom de sa femme, qu’il a abandonnée pour suivre un derviche: «Il fut bien surpris, Kassem, il fut bien surpris! Il croyait que tout le passé avait disparu; pas du tout…» (ibid., p. 391); ou encore la fin de La Vie de voyage, où Lucie explique à Valerio pourquoi elle veut soudain rentrer en Europe, alors même qu’elle l’avait suivi sans hésitation et avec joie dans toutes ses pérégrinations orientales: «Eh bien! oui, j’ai peur! Je voudrais me retrouver dans un autre pays, dans le nôtre, dans celui que nous avons contemplé toute notre vie, qui n’a pas de mystère et d’inconnu pour nous» (ibid., p. 566).
  • [46]
    Ibid., p. 348.
  • [47]
    «Tout ce qu’on savait de cette scène, en définitive, étrange, c’est que l’ingénieur dansait la lesghy à merveille, et ce drame qui figure la bataille, le meurtre, le sang, et, partant, la révolte, se jouait devant ses conquérants, sans qu’ils songeassent le moins du monde à en comprendre, encore bien moins à en redouter le sens» (ibid., p. 339).
  • [48]
    Ibid., p. 339-340. À l’inverse, celui que le narrateur appelle ici, sans doute par inadvertance, «Hassan, fils de Mourad» (alors qu’il s’est lui-même présenté comme Mourad, fils de Hassan) sort soudain de son ivresse: pour l’intéressé, la danse est une sorte de dégrisement, qui conduit à un moment de lucidité identitaire.
  • [49]
    « — Mourad, fils d’Hassan-Bey, quelle honte!», lance Omm-Djéhâne à ce dernier, qui lui propose de parler le français (ibid., p. 348).
  • [50]
    Ibid.
  • [51]
    « “Puissé-je être mis en dix mille morceaux, si nos enfants ne sont des musulmans parfaits!”», lance Assanoff (ibid.)
  • [52]
    Ibid., p. 322. J. Boissel rappelle tout ce que Gobineau doit à ses lectures: «Les naturalistes et anthropologistes du xviiie et du début du xixe siècle, de Blumenbach à Cuvier, de Meiners à Duméril et Bory de Saint-Vincent, que Gobineau a utilisés – sans toujours les nommer – dans l’Essai sur l’inégalité des races humaines, appelaient la race blanche “race caucasique” ou “japétique” […]. Résumant les jugements des naturalistes du siècle, Victor Courtet écrit, dans La Science politique fondée sur la science de l’homme, Paris, 1837: “La race caucasique se distingue par […] un ensemble de traits et de formes qui répond de la manière la plus parfaite à l’idée que nous avons de la plus grande beauté”» (ibid., p. 1230, note 2 de la p. 322).
  • [53]
    Ibid., p. 318.
  • [54]
    Ibid., p. 327.
  • [55]
    Ibid., p. 322.
  • [56]
    Ibid., p. 330.
  • [57]
    Œuvres, t. I, ouvr. cité, p. 485 et note 5.
  • [58]
    Œuvres, t. III, ouvr. cité, p. 332.
  • [59]
    «Le jour n’est pas venu où un Tatar verra danser les filles de son pays sans que des larmes de sang se forment sous sa paupière», clame Assanoff (ibid., p. 340).
  • [60]
    Pierre-Louis Rey a d’ailleurs observé nombre d’incohérences dans les portraits des héros de Gobineau, dont il rappelle par ailleurs que ce dernier avait lui-même les cheveux châtains et les yeux bruns… (L’Univers romanesque de Gobineau, Gallimard, 1981, p. 271-272).
  • [61]
    «La dualité est, dramatiquement et textuellement, la vraie nature d’Omm-Djéhâne: enfant et adulte, femme publique et femme fidèle, promise à l’amour et vouée à la mort, vraie “sauvage” et fausse “civilisée”» (ibid., p. 1228, note 1 de la p. 318).
  • [62]
    Ibid., p. 362.
  • [63]
    « “Quand elle se fâchait, le sang partait de sa gorge et elle en avait pour des heures de souffrances”», raconte Grégoire Ivanitch à Moreno (ibid., p. 363). Comme nombre d’héroïnes romantiques, elle est manifestement consumée par la tuberculose. Gobineau est bien un écrivain, marqué par les modèles littéraires du xixe siècle.
  • [64]
    Ibid., p. 364. Un «Franc», c’est-à-dire un chrétien.
  • [65]
    Voir la scène où Omm-Djéhâne lui demande s’il aime une femme en Espagne: « “Que la bénédiction soit sur elle!”», lance-t-elle, après la réponse affirmative de Moreno (ibid., p. 356).
  • [66]
    Moreno se prénomme pourtant Don Juan, comme on l’apprend dès l’ouverture de la nouvelle («Don Juan Moreno y Rodil était lieutenant dans les chasseurs de Ségovie…»). Gobineau ne peut pas ne pas penser au héros de Molière, dont il fait ici, manifestement, une antithèse en forme de critique de l’amour purement matériel.
  • [67]
    Ibid., p. 339.
  • [68]
    Ibid., p. 337.
  • [69]
    Voir la façon dont elle résume sa vie à Assanoff: «J’ai été la servante des Francs, je me suis enfuie; j’ai été la servante des musulmans, on m’a battue; j’ai couru les bois…» (ibid., p. 347).
  • [70]
    Ibid., p. 361.
  • [71]
    Hérodote, L’Enquête, livre II, chap. 30, trad. A. Barguet, dans Hérodote-Thucydide, Œuvres, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1964, p. 153 (le mot grec traduit ici par «virilité» est aidoion, littéralement «parties honteuses»). Gobineau censure cette scène d’exhibitionnisme et fait tenir aux soldats égyptiens le discours suivant : « “Des biens? Avec ce que nous avons au poing, nous tâcherons d’en conquérir de meilleurs! Des maisons? On en bâtit. Des femmes? Il en existe dans tout l’univers, et de celles que nous rencontrerons, nous aurons d’autres fils!”» (Œuvres, t. III, ouvr. cité, p. 334-335). La pudeur de Gobineau, qui a manifestement des origines biographiques (il fut traumatisé lorsqu’il apprit que son précepteur était l’amant de sa mère et qu’une sœur adultérine était née de cette union), est une constante de son œuvre. Voir sur ce point P.-L. Rey, L’Univers romanesque de Gobineau, ouvr. cité, p. 336 et suiv.
  • [72]
    Gobineau, Œuvres, t. III, ouvr. cité, p. 334 et 335.
  • [73]
    Ibid., p. 335. Sylvie André, dans un petit essai de critique thématique par ailleurs tout à fait intéressant, fait un contresens total lorsqu’elle commente ce même passage en parlant de «cette image négative d’une matrice étouffante» (Gobineau, parcours mythique d’une œuvre, Minard, 1990, p. 20). Gobineau, tout au contraire, déplore la séparation d’avec le milieu d’origine, comparant implicitement l’histoire des migrations et des métissages à une sorte d’accouchement avant terme. Cette comparaison avec l’embryon a également été commentée par Paul Pelckmans, dans une perspective girardienne qui illustrerait l’échec du désir mimétique: «C’est bien la propension essentiellement mimétique du désir moderne, enracinée dans la “faiblesse” intime de qui ne sait se valoriser qu’au contact d’autrui» («La différence et ses enjeux dans les Nouvelles asiatiques», dans Arthur de Gobineau. Cent ans après, 1882-1982, textes réunis et présentés par Michel Crouzet, Minard, 1990, p. 163).
  • [74]
    Œuvres, t. III, ouvr. cité, p. 307. Gobineau écrivait déjà dans l’Essai, sous une forme un peu différente: «Il n’y a pas d’homme idéal, l’homme n’existe pas» (Œuvres, t. I, ouvr. cité, p. 316; souligné par l’auteur).
  • [75]
    « “Je vous embrasserais, mademoiselle; car voilà ce que gagnent les jeunes filles qui se permettent d’agacer les garçons.” En parlant ainsi, il tira son mouchoir de sa poche et l’appuya sur sa poitrine. Le sang coulait fort et tachait sa chemise» (Œuvres, t. III, ouvr. cité, p. 353).
  • [76]
    Ibid., p. 364.
  • [77]
    «La vérité était que le pauvre Assanoff n’était pas russe, n’était pas sauvage, n’était pas civilisé, mais de tout cela un peu, et les pauvres êtres, que les périodes et les pays de transition déforment de la sorte, sont fort incomplets, fort misérables et réservés à plus de vices et de malheurs que de vertus et de félicités» (ibid, p. 351).
  • [78]
    Ibid., p. 364.
  • [79]
    Œuvres, t. I, ouvr. cité, p. 291.
  • [80]
    Œuvres, t. III, ouvr. cité, p. 327.
Français

Résumé

L’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) radicalise un discours raciologique qui, au xixe siècle, insiste sur la séparation et la hiérarchie des «races », dont les mélanges conduiraient à la dégénérescence. Paradoxalement, La Danseuse de Shamakha, la première des Nouvelles asiatiques (1876), n’illustre guère l’idée de supériorité de la «race» blanche. Bien qu’issue du Caucase, berceau des mythiques «Arians», l’héroïne musulmane est tiraillée entre la défense de son identité ethnique (elle appartient à la fière tribu des lesghys) et son amour pour des hommes qui excèdent ce cadre, que ce soit son cousin Mourad, devenu Assanoff depuis qu’il sert dans l’armée russe (mais ce triste produit du «métissage» ne peut plus revenir à son identité de départ…), ou l’exilé espagnol Moreno, dans lequel la danseuse reconnaît une image de sa propre nostalgie (mais elle meurt de cet amour). Il y a chez Gobineau à la fois un universalisme tragique et le désir de croire à une élite des déracinés – nouvelle famille dont les valeurs aristocratiques (courage, honneur…) transcenderaient les clivages ethniques, religieux ou linguistiques.

English

Abstract

The Essay on the Inequality of Human Races (1853-1855) radicalizes the 19th century discourse of race which insists upon the separation and hierarchy of different “races” whose mixture would lead to degeneration. Paradoxically, The Dancing-girl from Shamakha, the first of the Nouvelles asiatiques (1876), hardly illustrates the idea of the superiority of the white “race”. Although the Muslim heroine is originally from the Caucasus, cradle of the mythical “Aryans”, she is torn between defending her ethnic identity (she belongs to the proud tribe of the Lesghys) and her love for men who are outside of this boundary, whether it is her cousin Mourad, who has become Assanoff since serving in the Russian army (although this sad result of “racial mixing” is unable to return to his original identity), or the Spanish exile, Moreno, in whom the dancer recognizes an image of her own nostalgia (she eventually dies, however, from this love). In Gobineau’s writing, there is both tragic universalism and the desire to believe in an elite of those who have become uprooted, a new family whose aristocratic values (courage, honor) would transcend ethnic, religious or linguistic divisions.

Sarga Moussa
(CNRS, LIRE)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rom.130.0081
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...