CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1On peut lire Hérodias à la lumière de la révélation qui suit la décapitation de Iaokanann, le saint Jean Baptiste des Évangiles prisonnier de Machærous. Pour l’astronome Phanuel, futur disciple du Messie, la mort du prophète Iaokanann amorce la révolution que son observation des étoiles annonce: «Depuis le commencement du mois, il étudiait le ciel avant l’aube, la constellation de Persée se trouvant au zénith. Agalah se montrait à peine, Algol brillait moins, Mira-Coeti avait disparu; d’où il augurait la mort d’un homme considérable, cette nuit même, dans Machærous.» [1] L’éclipse de Iaokanann par le Christ, le passage de l’Ancien au Nouveau Testament, participe d’un vaste renouvellement de l’univers, qui inclut non seulement le mouvement des astres, mais aussi un bouleversement géologique. Nous verrons en effet que la terre sainte qui circonscrit la citadelle et la montagne qui enferme Iaokanann portent également en elles la promesse d’une libération menaçant le pouvoir séculier du Tétrarque, Hérode Antipas. Certes, les références à la religion chrétienne sont noyées dans le flot des croyances concurrentes et l’intitulé du conte tend à minimiser le rôle du saint par rapport à celui d’Hérodias. Pour ces raisons, les acteurs du conte se tiennent dans la lumière encore timide d’une religion naissante. Pourtant, l’atténuation de la tonalité chrétienne ne doit pas masquer le fait qu’il s’agit bien pour Flaubert de situer le conte à l’origine d’un changement moral, cosmique et géologique. Quelle que soit l’importance des facteurs politiques, raciaux et érotiques dans l’enchevêtrement tragique, le conte se concentre bien in extremis sur l’apparition de cette transformation capitale.

2Sans nier l’importance de «l’événement considérable» qui doit venir secouer Machærous, Flaubert lui attribue la portée d’un mythe céleste et tellurique. Peut-être faut-il voir ici une réponse indirecte à La Vie de Jésus dans laquelle Renan écrit : «les principes de science positive sont blessés de la part de rêves que renfermait le programme de Jésus. Nous savons l’histoire de la terre; une révolution comme celle qu’attendait Jésus ne se produit que par des causes géologiques ou astronomiques, dont on n’a jamais constaté le lien avec les choses morales» [2]. Or nous allons voir que la mise en scène d’Hérodias se charge de rétablir «le lien» entre les différentes forces en présence et fait coïncider la naissance d’une domination spirituelle avec une révolution céleste (la constellation de Persée, doublée du lever du jour) et avec un bouleversement géologique (l’émergence pétrifiante de la tête hors de la terre). Le conte semble donc faire la part belle aux rêves, insinuant une entente universelle dans l’accomplissement de la prophétie de Iaokanann.

3On le sait pourtant, Flaubert ne s’attache pas à décrire l’apparition du Messie telle que la tradition chrétienne a pu la retenir, mais plutôt à dramatiser le phénomène de l’apparition lui-même. Sur la terre sainte d’Hérodias, il semble que tout ce qui se découpe du paysage, tout ce qui surgit de terre, prenne une valeur sacrée. Laissant à Renan l’histoire des «origines du christianisme», Flaubert ne prétend pas remonter à la source de cette religion, comprendre les conditions historiques et théologiques de sa naissance, mais rêver l’instant où l’homme voit poindre ce nouveau dieu. Si, selon Laudyce Rétat, «Jésus devait rester pour Renan, selon les termes de la Vie de Jésus en 1863, “l’homme qui a fait faire à son espèce le plus grand pas vers le divin ”» [3], Flaubert de son côté ne hiérarchise pas le sacré. La révélation chrétienne que connaît Phanuel se confond en effet avec des révélations païennes qui placent l’apparition en tant que telle au centre du conte. Le conte inscrit de nombreuses apparitions dont la fonction semble se restreindre à la manifestation de leur présence. Ainsi l’entrée d’Hérodias au début du conte: «Quelqu’un avait touché [Hérode]. Il se retourna. Hérodias était devant lui.» (135) Machærous est donc identifiable à une vaste scène de théâtre où surgissent tour à tour la voix et la tête du prophète, les chevaux libérés des entrailles de la montagne, enfin Salomé, jusque là soustraite aux yeux du monde. Le conte situe son action dans les instants troubles et brefs, voisins d’une apparition, dans son anticipation intuitive et dans la secousse fulgurante qui la suit. La forteresse est un espace où se révèlent les secrets extraits de ses profondeurs. Comme une énergie longtemps contenue, ces différentes forces y trouvent le lieu de leur formulation.

4«Ce n’était plus du roman comme l’avaient fait les plus grands […]. On eût dit que les personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés, leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne sait où.» [4] Selon cette étude de Maupassant, la prose flaubertienne ne cherche pas à décrire mais à faire voir, elle n’entraîne pas le commentaire mais le silence, au mieux l’ébahissement, du lecteur. Cet idéal esthétique, maintes fois exprimé dans la Correspondance de Flaubert et maintes fois commenté par la critique, se voit investi au niveau de la diégèse, dans la mesure où bien des personnages sont contraints au silence devant le surgissement du réel. Il suffit de penser à l’absence de Frédéric lors de l’apparition de Madame Arnoux dans L’Éducation ou aux hallucinations d’Antoine dans La Tentation. Or le Tétrarque jouit d’un champ visuel aussi illimité que celui d’Antoine; comme lui, il voit défiler un à un des personnages qui semblent surgis de nulle part : «Tout à coup, une voix lointaine, comme échappée des profondeurs de la terre, fit pâlir le Tétrarque. Il se pencha pour écouter; elle avait disparu.» (132) «Le Tétrarque se perdait dans un rêve, et ne songeait plus à Hérodias. Il crut la [Salomé-Hérodias] voir près des Sadducéens. La vision s’éloigna» (172). Outre l’effet de surprise qu’elles produisent, les apparitions semblent tirer leur pouvoir de l’accusation dont elles sont porteuses: elles menacent Antipas en exposant ses fautes. Ainsi, la voix de Iaokanann et les montagnes qu’il sonde rappellent au Tétrarque les colères bibliques qu’ont essuyées ceux qui ont bravé Dieu, Hérodias lui reproche sa faiblesse envers son prisonnier, Salomé accuse sa concupiscence. La fascination d’Antoine s’explique par l’hallucinante proximité des tentations: elles se trouvent à portée de main, s’offrant vivantes et palpitantes à l’ermite. Dans le conte au contraire, l’apparition comprend une capacité dénonciatrice et mémorielle, qui maintient Hérode sous la menace jusqu’à la décollation; elle est précédée par une intense appréhension qui domine l’œuvre. Hérode ajoute donc la crainte à la prédisposition hallucinatoire qui caractérise Antoine. On pense par exemple à l’attente exacerbée qui précède l’apparition de la tête de Iaokanann lors du festin. La tension atteint son paroxysme lorsque les pas du bourreau se font entendre: «Tout à coup, un bruit de pas se répercuta dans les couloirs. Le malaise devenait intolérable.» (175) «La puissance invisible» qui fait surgir personnages, paysages et objets, semble donc plus que jamais active dans Hérodias, où le Tétrarque éprouve tour à tour les apparitions dans leur présence menaçante, où l’impact de l’apparition se nourrit à la fois de l’indétermination de sa provenance et du silence obstiné qui l’accompagne.

5Ainsi, l’importante description du paysage en ouverture du récit me paraît rendre compte de ce «pays sauvage, étrange, rempli de légendes bizarres et qu’on croyait hanté des démons» dont parle Renan dans La Vie de Jésus[5]. C’est dans une terre saturée de légendes qu’est absorbé Hérode, sensible à toutes les expressions du sacré et, par conséquent, perméable à toutes les religions, juive, arabe, romaine. Croyant syncrétique, il reste figé dans une sorte de paralysie qui le gagne à l’adoration des forces naturelles qui l’entourent. Cette posture, qui rappelle celle du croyant primitif devant le déploiement de la puissance divine, contraste avec le ravissement qui emporte Phanuel. En regard de la croyance du futur disciple de Jésus, celle d’Hérode est considérée comme désuète dans un contexte chrétien. En effet, comme l’a noté Raymonde Debray Genette, Flaubert retient l’opposition que fait Renan entre la douceur du Nouveau Testament et la dureté de l’Ancien et met en présence deux types d’adhésion religieuse: la crainte qu’éveille la première répond à la dureté du rapport entre Yahvé et les hommes, alors que le ravissement dans lequel plonge la seconde évoque la mansuétude du Christ consolateur [6]. Comme s’il découvrait un paysage jusqu’alors inconnu, le Tétrarque demeure interdit devant le surgissement d’une terre qui semble naître dans le sang:

6

Les montagnes, immédiatement sous lui, commençaient à découvrir leurs crêtes, pendant que leur masse, jusqu’au fond des abîmes, était encore dans l’ombre. Un brouillard flottait, il se déchira, et les contours de la mer Morte apparurent. L’aube, qui se levait derrière Machærous, épandait une rougeur. Elle illumina bientôt les sables de la grève, les collines, le désert, et, plus loin, […].
(130)

7

Tous ces monts autour de lui, comme des étages de grands flots pétrifiés, les gouffres noirs sur le flanc des falaises, l’immensité du ciel bleu, l’éclat violent du jour, la profondeur des abîmes le troublaient […].
(134)

8Si le thème du christianisme naissant sous-tend toute l’œuvre, Flaubert lui surimpose l’évocation d’un monde que l’apparition de la nouvelle religion fait disparaître. La jeune religion naît d’une terre qui l’avait couvée en son sein et qui se voit sacrifiée pour elle. Le lever du jour chrétien est entaché de la réminiscence de son crime, comme si l’aube dessinait, en même temps que la découpe du paysage, «l’étage pétrifié» qu’elle s’apprête à ajouter à l’histoire de cette terre. Comme Iaokanann qui ne surgira que mort de la terre qui l’emprisonne, comme sa tête qui connaîtra dès son entrée en scène le sort réservé aux objets de musée, ici le paysage ne se dévoile que fossilisé à l’observateur.

9C’est donc très précisément entre l’Ancien et le Nouveau Testament que Flaubert situe Hérodias, c’est-à-dire à un moment où l’annonce messianique ne constitue qu’une vague menace pour le Tétrarque, où l’au-delà fait encore entendre sa voix hostile: «Le Très-Haut envoie par moments un de ses fils. Iaokanann en est un. Si tu l’opprimes, tu seras châtié», déclare Phanuel à Hérode (142). À l’instar des dernières prophéties de Iaokanann, la terre sainte délivre un ultime avertissement avant le passage du dieu annoncé par les Écritures, elle prédit l’imminence de la colère divine, en rappelant les malédictions bibliques:

10

[…] et une désolation l’envahissait au spectacle du désert, qui figure, dans le bouleversement de ses terrains, des amphithéâtres et des palais abattus. Le vent chaud apportait, avec l’odeur du soufre, comme l’exhalaison des villes maudites, ensevelies plus bas que le rivage sous les eaux pesantes. Ces marques d’une colère immortelle effrayaient sa pensée; et il restait les deux coudes sur la balustrade, les yeux fixes et les tempes dans les mains.
(134-135)

11Les ruines gagnent du terrain, pénètrent le Tétrarque et le ravagent, comme si la pierre, en retenant le souvenir des grandeurs déchues, prédisait la chute imminente de son royaume. La désolation du paysage le mine: à l’instar du vent qui transporte la colère divine, le spectacle des ruines semble peu à peu le pétrifier et le contraindre à accueillir cet hôte sévère et rigide. Cette hospitalité forcée tranche avec l’accueil sensuel et expansif que Julien réserve au Christ à la fin de la Légende. Hérode n’accepte d’ailleurs qu’avec réticence d’ouvrir les portes de la forteresse et chaque nouveau venu, bien qu’attendu, suscite la surprise. De même que la délivrance du message christique se fait au prix de la décapitation, de même le thème du surgissement, présent dans toute œuvre flaubertienne, s’accompagne, dans Hérodias, d’un sentiment de malaise, de dureté, de violence. Iaokanann l’illustre d’ailleurs, qui se compare à une femme donnant naissance dans la douleur: «Je crierai comme un ours, comme un âne sauvage, comme une femme qui enfante! » (155) et qui proclame: «pour qu’il croisse, il faut que je diminue». Le prophète est sacrifié à la cause de Jésus qui, dans la version de 1849 de La Tentation, est présenté comme un rival du dieu d’Israël : «C’est le Dieu de Nazareth qui a passé par la Judée! Comme un tourbillon d’automne il a entraîné mes serviteurs, les nations sont pour lui, on adore son tombeau […]» [7]. Il semble, en effet, dans Hérodias que la révélation ne se fasse pas sans déchirement et que l’impact du surgissement soit d’autant plus puissant qu’il a été contrarié. La présence sacrée n’est reconnue qu’à contrecœur, au terme d’une rivalité qui voit Hérode vaincu par un nouveau venu indésirable.

12Par ailleurs, la «vacherie» d’Hérode, sa faiblesse, qui « excitait» Flaubert selon sa Correspondance, favorise chez le Tétrarque la naissance d’un sentiment religieux [8]. Le sacré primitif, tel que le décrivent certains mythologues familiers de l’auteur, ne se conçoit pas sans la crainte de l’homme face à l’inconnu: il est avant tout l’expression d’un instinct et non une conception de l’esprit. Alfred Maury, par exemple, comprend la croyance primitive comme une allégeance de l’homme à l’être supérieur : «À l’origine, l’homme livré à ses propres conceptions, voit dans les diverses manifestations de la nature, dans une foule de ses créations, le résultat de l’intervention d’êtres invisibles et plus puissants que lui, qu’il implore, conjure et adore.» [9] De même Creuzer, dans l’introduction à la Symbolique, considère que seule la brutalité simpliste de l’image littéraire ou visuelle permet aux prêtres de révéler le message divin aux peuples anciens: «L’imposant seul peut émouvoir [les peuples dont la langue est si pauvre, dont les idées sont si bornées] et les tirer de cette stupide léthargie où leur esprit sommeille encore. Mais quoi de plus imposant que l’image? L’image, en saisissant fortement les sens, parviendra bien plus sûrement jusqu’à l’âme, et y fera pénétrer tout d’un coup la vérité d’une salutaire leçon qui, confiée à la voie moins prompte, quoique plus directe en apparence, de l’instruction raisonnée, n’atteindrait point au but et se dissiperait sans fruit. […] C’était donc une sorte de révélation, et nullement une exposition développée, que cette antique méthode.» [10] Cette absence d’exposition développée dans l’expérience de la croyance ne devait pas manquer de séduire Flaubert, tant sa recherche d’une écriture qui donne à voir sans expliquer relève d’une même logique. Le christianisme s’apparente ici à une religion idolâtre qui puise sa force de persuasion dans l’imposant spectacle du monde, dans l’évidence têtue de sa présence et dans le refus du commentaire didactique. L’auteur recourt ici à la théorie de Creuzer, mais dénature le propos du mythologue en l’appliquant aux premiers témoins du christianisme.

13La prophétie «pour qu’il croisse, il faut que je diminue», n’est avérée qu’à l’extrême fin d’Hérodias, quand Phanuel l’interprète à la lumière de la réponse des disciples: puisque ce Jésus est bien le Messie que nous attendions, il faut par conséquent que Iaokanann soit celui qui l’annonçait. La sainteté de Iaokanann n’est révélée à Phanuel qu’après le passage du prophète, conformément à l’épisode biblique qu’évoque son nom, puisque Phanuel désigne le lieu où Jacob rencontre Dieu sans le reconnaître (étymologiquement, «il a vu Dieu face à face», Genèse, 32.30.) La «chose considérable» que Phanuel lit encore confusément dans les étoiles s’illumine finalement pour lui. Le conte s’achève donc sur la révélation du rôle précurseur du Baptiste, dans une résolution qui fait suite à l’attente indéterminée qui planait sur la citadelle de Machærous. Cette coïncidence entre la réponse des disciples et l’exécution du précurseur est une liberté que se permet l’auteur par rapport au texte biblique. Aucun des Évangiles ne relate le retour des messagers que Jean envoie vers Jésus, ni ne nie d’ailleurs que l’épisode ait eu lieu [11]. Il fallait apparemment pour Flaubert que la mort de Iaokanann survînt avant la réponse de Jésus, que le prophète disparaisse donc sans reconnaître le Messie dont il annonce la venue. C’est prendre à la lettre la phrase qui décrit le parcours synchronique de deux astres dont l’un est dans sa phase décroissante (Jean), l’autre dans sa phase croissante (Jésus) : tous deux évoluent dans un même mouvement cosmique, mais sont séparés par une distance irréductible [12].

14

À l’instant où se levait le soleil, deux hommes, expédiés autrefois par Iaokanann, survinrent, avec la réponse si longtemps espérée.
Ils la confièrent à Phanuel, qui en eut un ravissement.
Puis il leur montra l’objet lugubre, sur le plateau, entre les débris du festin. Un des hommes dit :
— «Console-toi ! Il est descendu chez les morts annoncer le Christ !»
L’Essénien comprenait maintenant ces paroles: «Pour qu’il croisse, il faut que je diminue».
(176)

15«Il n’était pas la lumière, mais il devait rendre témoignage à la lumière», dit l’évangile de Jean à propos de Baptiste (1, 8). Cette distinction est rendue sensible dans Hérodias où Iaokanann, loin de vivre le face à face de Julien avec Jésus dans La Légende, ne connaît aucune épiphanie et se tient dans l’ombre du Christ. Ou, pour le dire avec Per Nykrog:

16

Jean meurt avant de recevoir la bonne nouvelle. Il ne connaît donc pas lui-même le sens de sa destinée. C’est pour nous un personnage du Nouveau Testament, mais Flaubert ne le décrit pas comme tel: son Iaokanann n’est pas le saint Jean des chrétiens, c’est un Juif vivant encore sous Jehovah, le Dieu jaloux et terrible, et il reprend « les paroles des anciens prophètes ». Aussi il ne meurt pas, comme Félicité et comme Julien, dans l’expérience mystique d’une Assomption: Flaubert était bien trop versé en matières théologiques pour commettre le contresens que cela aurait été d’ouvrir le Ciel à un homme mort avant le Christ. [13]

17La brièveté du texte et son «style lapidaire» [14] contribuent à renforcer l’impression de dureté judéenne qui caractérise Hérodias. Mais indépendamment de l’aspect stylistique, un ensemble de mythes telluriques et hiérophaniques inscrits en intertexte achève d’immobiliser l’histoire de la décollation du Baptiste dans la pierre. L’ensemble du conte semble gloser la première phrase de la Vie de Jésus de Renan: «Une histoire des Origines du Christianisme devrait embrasser toute la période obscure et, si j’ose le dire, souterraine, qui s’étend depuis les premiers commencements de cette religion jusqu’au moment où son existence devient un fait public, notoire, évident aux yeux de tous.» [15] De manière littérale, Flaubert enferme le Précurseur dans un âge de pierre du Christianisme, le privant de la révélation qu’il annonce pourtant, l’assimilant à une force brute dénuée de conscience. Comme des jets de pierre que cracherait la montagne, ses paroles ne reflètent nulle clairvoyance, mais réduisent au contraire l’homme à un organe débitant des phrases types de la tradition prophétique: «C’étaient les paroles des anciens prophètes. Iaokanann les envoyait, comme de grands coups, l’une après l’autre.» (154) De plus, sa voix est dite «caverneuse», « comme échappée des profondeurs de la terre» et semble bénéficier à la fois de la complicité de la montagne et du ciel : «La voix grossissait, se développait, roulait avec des déchirements de tonnerre, et, l’écho dans la montagne la répétant, elle foudroyait Machærous d’éclats multipliés» (156). Parmi les trésors qu’Hérode cache dans la montagne, Iaokanann est celui dont il est le plus jaloux: «Garde-le! garde-le! Et ne laisse entrer personne! Ferme bien la porte! Couvre la fosse! On ne doit pas même soupçonner qu’il vit !» (133) R. Debray Genette note encore: «Renan nous apprend qu’on attachait les prisonniers dans les cours. Flaubert a lu Renan; néanmoins il enferme Iaokanann sous le sol afin de préparer l’ascension finale.» [16] Dans les notes préparatoires, Flaubert note précisément: « Jean Baptiste, emmené par sa mère, est caché par elle dans une montagne qui s’entr’ouvre || & se referme.» [17] Conservant l’idée d’une montagne qui accueillerait et protégerait la mission future du Baptiste, Flaubert force le trait et assimile l’une à l’autre. Prisonnier de l’enveloppe terrestre, Iaokanann devient l’ouverture par laquelle les entrailles de la terre dégorgent les malédictions bibliques. «J’avais gravé ma loi sur des tables de pierre. Elle enfermait mon peuple comme dans une citadelle», déclare le Dieu des armées de La Tentation[18]. Hérodias exploite littéralement cette formule imagée du Dieu d’Israël pour faire de Iaokanann un porte-parole emmuré dans le discours d’autrui et aveugle à son propre destin. La «lourde épaisseur de langage pétrifié», qui qualifie le style de Flaubert selon Genette, trouve en Hérodias sa traduction théma-tique: l’ensemble du conte inscrit dans la pierre l’épisode précurseur et relègue dès sa naissance le christianisme dans un musée des religions disparues [19].
Parmi les mythes telluriques présents dans le conte, il faut mentionner celui de la déesse de la terre Cybèle. Magalie Hanquier suggère que le pic de basalte sur lequel est bâti Machærous évoque la pierre noire qui symbolise Cybèle, de même que la «couronne de pierres» qui entoure la citadelle rappelle l’attribut des déesses-mères d’Asie dont Cybèle fait partie [20]. De plus, Hérodias incarne la déesse: «Hérodias apparut […]. Deux monstres en pierre, pareils à ceux du trésor des Atrides, se dressant contre la porte, elle ressemblait à Cybèle accotée de ses lions» (170). Avec la figure de Cybèle-Hérodias, Flaubert place une force tellurique comparable à celle du prophète enterré.
«[…] Tu regrettes la fille arabe qui danse autour des pierres», reproche Hérodias à Hérode en rappelant la première épouse du Tétrarque (140). L’allusion est certes discrète, mais le culte en question ici me paraît s’inscrire significativement dans le réseau tellurique qui m’intéresse. Comme il arrive fréquemment, les manuscrits livrent plus explicitement ce que le texte définitif ne fait qu’effleurer. Flaubert retient en effet la description d’une danse sacrée dans différents passages des notes préparatoires:

Le Chamos des Moabites était adoré sous la forme d’une étoile, noire. une pierre. || Les arabes tournaient autour des pierres sacrées jusqu’au vertige. [21]
Hérode fait cela
après l’inspection
de Vitellius. [22]
Le culte arabe en question implique la pétrification de l’adorateur, saisi par les divinités logées dans les pierres. Hérode ne pratique pas cette croyance dans la version définitive du texte, mais «la fertilité de la pierre» reste néanmoins un principe actif dans le conte. Ainsi, Hérode subit la rigidité de la pierre lors de sa contemplation du désert. De plus, les dernières lignes du conte le dépeignent figé dans l’immobilité qui reflète son adoration primitive; il devient le monument à la mémoire des religions que la naissance du christianisme a remplacées, le témoin de la mort inéluctable des dieux [23]. Hérode au cœur de pierre se verra puni par là même où il a péché. Il vient ajouter une couche sédimentaire aux monts pétrifiés de Machærous, comme une nouvelle page d’histoire religieuse au grand ouvrage biblique qui se donne à lire au début du conte [24].
La tête entra; […]
[Le Tétrarque] se reculait pour ne pas la voir. […]
Ensuite Mannaeï la présenta à Antipas. Des pleurs coulèrent sur les joues du Tétrarque. Les flambeaux s’éteignaient. Les convives partirent; et il ne resta plus dans la salle qu’Antipas, les mains contre ses tempes, et regardant toujours la tête coupée […].
(175)
Au contact de l’air libre, détachée du reste du corps définitivement laissé aux entrailles de la terre, la tête achève sa destinée céleste et vient sidérer le coupable dans une ultime malédiction vétéro-testamentaire. L’apparition n’a pas ici pour fonction d’annoncer la bonne nouvelle, mais au contraire de figer l’halluciné dans le ressassement éternel des erreurs primitives. Elle ne révèle pas la naissance du christianisme, mais se contente de marquer dans la pierre la mort des dieux. En précipitant la chute du dieu d’Israël, du culte arabe, des dieux romains, elle prédit de même la brièveté de son éclat. Comme la pierre biblique se détachant de la montagne pour venir frapper le royaume qui cherche son secours dans les alliances douteuses, la tête paralyse les faux dieux de Machærous. Elle désigne «le rocher de scandale» en la citadelle et se fait «pierre vivante» [25] pour les disciples qui contribueront à l’édification de l’église. En somme, l’histoire du Précurseur se heurte à la finitude de la religion dans laquelle baignent Un Cœur simple et La Légende de saint Julien l’Hospitalier et assujettit l’ensemble des Trois Contes à la loi de l’alternance des croyances.
Hérodias, en repensant le chapitre de la mort des dieux de La Tentation, développe en particulier l’instant transitoire et incertain qui caractérise la succession des religions. L’inéluctable alternance y est suspendue durant ces vingt-quatre heures fictives où la croyance se cherche un nouveau fétiche. Sur cette scène originelle, le texte flaubertien fait surgir «la vie elle-même», ce miracle de la banale répétition du même: l’apparition de Salomé au festin d’Hérode fascine d’abord par le fait que la danseuse est la reproduction de la jeune Hérodias («C’était Hérodias, comme autrefois dans sa jeunesse» (171)). À l’instar de cette terre où naît le christianisme, Hérodias engendre son double qui la supplante auprès d’Hérode («Le Tétrarque se perdait dans un rêve, et ne songeait plus à Hérodias» (172)). De même, la tête coupée, dont la barbe est parsemée de sang « caillé déjà» (175), annonce le règne nouveau. Rien ne jaillit de Machærous qui ne lui soit arraché, il faudrait peut-être dire «extirpé», en référence aux trésors extirpés de La Légende, ainsi commentés par Pierre Marc de Biasi: «malgré les remarques qui lui ont été faites sur l’impropriété du mot, Flaubert a délibérément maintenu extirper qui signifie: arracher avec les racines» (110, n. 2). La tête soustraite à la montagne transporte dans la douce Galilée tout le sacré enraciné jusqu’alors dans la terre de Judée et laisse derrière elle une terre épuisée mais sillonnée de marques de croyances anciennes.

Notes

  • [1]
    Trois Contes, introduction et notes par Pierre-Marc de Biasi, Livre de Poche, 1999, p. 158. Toutes les citations des Trois Contes sont extraites de cette édition. Je signalerai dorénavant le numéro de la page à la fin de la citation, entre parenthèses.
  • [2]
    Renan, La Vie de Jésus, (1863), Œuvres complètes, édition définitive établie par Henriette Psichari. Calmann-Lévy, 1947-1961, 10 vol., t. IV, p. 162. L’ouvrage est relu et annoté par Flaubert en juillet 1869, selon les Carnets de travail (édition critique et génétique établie par P.-M. de Biasi, Balland, 1988, p. 474).
  • [3]
    Laudyce Rétat, «Flaubert, Renan et l’interrogation des religions», Gustave Flaubert 3. Mythes et religions (2), textes réunis pas Bernard Masson, Minard, 1988, p. 10.
  • [4]
    Maupassant, Gustave Flaubert, Paragon, 2001. p. 22.
  • [5]
    La Vie de Jésus, ouvr. cité, p. 154. Sur l’importance de l’intertexte mythologique et religieux chez Flaubert, je renvoie aux travaux de Frank Paul Bowman, de Raymonde Debray Genette, de Jacques Neefs et de Jean Seznec.
  • [6]
    R. Debray Genette, Métamorphoses du récit. Autour de Flaubert, Seuil, 1988, p. 123.
  • [7]
    Cité par Jean Seznec dans Les Sources de l’épisode des dieux dans La Tentation de saint Antoine (première version, 1849), Vrin, 1940, p. 191.
  • [8]
    «Savez-vous ce que j’ai envie d’écrire après [Un cœur simple]? L’histoire de saint Jean Baptiste. La vacherie d’Hérode pour Hérodias m’excite. Ce n’est encore qu’à l’état de rêve, mais j’ai bien envie de creuser cette idée-là.» (lettre à Mme Roger des Genettes, fin avril 1876, Œuvres complètes, Correspondance, 7e série (1873-1876), Conard, 1930, p. 296).
  • [9]
    Alfred Maury, La Terre et l’homme ou aperçu historique de géologie, de géographie et d’ethnographie générales pour servir d’introduction à l’histoire universelle, Hachette, 1869, p. 584. Il s’agit de la 3e édition, consultée par Flaubert en 1874, soit quelques mois avant la rédaction d’Hérodias. On connaît l’importance de Maury sur la pensée du mythologique et du religieux dans l’œuvre de Flaubert. Voir, par exemple, l’article de F.P. Bowman, «Flaubert dans l’intertexte des discours sur le mythe» (Gustave Flaubert 2, mythes et religions (1), textes réunis par B. Masson, Minard, 1986) et celui de Jacques Berchtold, «L’œil et le vitrail (II). Le regard de la fenêtre dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier de Flaubert » (Versants, no 19, «Le regard et l’écrivain», 1991).
  • [10]
    Georg Friedrich Creuzer, Religions de l’antiquité considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques (ouvrage traduit de l’allemand du Dr. Frédéric Creuzer, refondu en partie, complété et développé par J.D. Guigniaut, 10 vol., Treuttel et Würtz, 1825-1851, vol. 1, p. 4-6, je souligne).
  • [11]
    Mt 11: 2-7; 14: 1-12; Mc 6: 17-29; Lc 7: 18-24.
  • [12]
    Dans l’Avant-texte, Flaubert manifeste l’intention de représenter la tête de Iaokanann superposée au soleil: «Soleil levant – mythe. La tête se confond avec le soleil dont elle marque le disque – & des rayons en partent.» (G. Bonaccorso, Corpus flaubertianum, II, t. I, p. 148, feuillet 713v°). Il finit pourtant par ramener la tête dans les ténèbres.
  • [13]
    Per Nykrog, «Les Trois Contes dans l’évolution de la structure thématique chez Flaubert», Romantisme, n° 6, 1973, p. 60.
  • [14]
    L’expression appartient à Victor Brombert: The novels of Flaubert. A study of themes and techniques, Princeton, Princeton University Press, 1966.
  • [15]
    La Vie de Jésus, ouvr. cité.
  • [16]
    Métamorphoses du récit, ouvr. cité, p. 203.
  • [17]
    G. Bonaccorso, ouvr. cité, t. I, p. 29. Notes de lecture f° 24 (698v°). Apocryphes, Livre d’Enoch.
  • [18]
    La Tentation de Saint-Antoine, Flammarion, 1967, p. 212.
  • [19]
    «Jean Prévost voyait dans le style de Flaubert «la plus singulière fontaine pétrifiante de notre littérature»; Malraux parle de ses «beaux romans paralysés»: ces images traduisent bien ce qui reste l’effet le plus saisissant de son écriture et de sa vision. Le «livre sur rien», il ne l’a pas écrit (et personne ne l’écrira), mais il a jeté sur tous les sujets dont foisonnait son génie cette lourde épaisseur de langage pétrifié, ce « trottoir roulant», comme dit Proust, d’imparfaits et d’adverbes qui pouvait seul les réduire au silence» («Silences de Flaubert», Figures I, Seuil, 1966, p. 242).
  • [20]
    Magalie D. Hanquier, «Le jeu des pouvoirs ou pourquoi Hérodias», Chimères, University of Kansas, vol. XXI, n° 2, Fall 1994, p. 37. Voir Les Fastes d’Ovide, livre IV, 219 et suiv.: « “Pourquoi la tête [de Cybèle] porte-t-elle une couronne garnie de tours? [demande le poète] Est-ce elle qui a pris l’initiative de donner des tours aux cités? ” [Erato] acquiesça.» (Belles Lettres, 1993, traduction de R. Schilling). À noter également que La Tentation retrace partiellement le mythe de Cybèle et Atys.
  • [21]
    G. Bonaccorso, ouvr. cité, t. I, p. 8, (feuillet 743v). Dans l’ouvrage de Maury cité plus haut, le mythologue se réfère aux «cultes primitifs», parmi lesquels figure l’adoration des pierres: «Ce fétichisme consiste dans l’adoration d’objets bruts, inanimés ou inintelligents auxquels l’homme prête une intelligence et une puissance supérieure à la sienne. C’est le culte des pierres, des arbres, celui des animaux, souvent les plus stupides et les plus immondes; c’est aussi la vénération des amulettes, pour des talismans, la foi dans les présages, l’aruspicine» (p. 590).
  • [22]
    Idem, p. 124 (feuillet 723r°).
  • [23]
    On songe aux réflexions de Flaubert sur la ruine des religions lors de son voyage en Palestine: «Jérusalem est un charnier entouré de murailles. – Tout y pourrit, les chiens morts dans les rues, les religions dans les églises», lettre à Bouilhet, datée du 20 août 1850, Correspondance, Gallimard, 1973, t. I, p. 665.
  • [24]
    Flaubert écrit à sa mère à propos du paysage de Jérusalem: «Le pays […] me semble superbe – contre sa réputation. On ne dépense pas à la Bible; ciel, montagnes, tournure des chameaux (oh les chameaux!), vêtements de femmes, tout s’y retrouve. À chaque moment on en voit devant soi des pages vivantes. Ainsi, pauvre vieille, si tu veux avoir une bonne idée du monde où je vis, relis la Genèse, les Juges et les Rois» (lettre du 25 août 1850, Correspondance, ibid., p. 673).
  • [25]
    Daniel 2, Isaïe 8, Épître de Saint Pierre I, 2.
Français

Résumé

Dans Hérodias, le christianisme naît d’une terre qui l’avait couvée en son sein et qui se voit sacrifiée pour lui. Le conte désigne en effet la citadelle de Machaerous comme le lieu de l’apparition même du sacré, comme la terre sainte par excellence. La révélation de la religion naissante n’est accompagnée d’aucun commentaire, comme si Flaubert cherchait à isoler le phénomène pour mieux le mettre en lumière. C’est dire que l’auteur centre le débat sur le surgissement du divin, sur l’espace qui l’accouche, plutôt que sur les présupposés moraux ou théologiques qui accompagnent généralement le récit religieux. Le sol, simple support géographique dans les textes chrétiens, semble gagner dans Hérodias une puissante conception.

English

Abstract

In Hérodias, the earth which gives birth to Christianity is then sacrificed to it. Indeed, in the tale the Machaerous citadel appears to be the very place where the Holy is revealed, it is itself the Holy. The revelation of the nascent religion is related without comments, as if Flaubert wanted to isolate the phenomena, in order to throw a better light on it. That is to say the author accentuates the place of the divine, the space which gives birth to it, rather than the moral or theological concepts which usually underlie the religious texts. Earth, mere geographical settings in Christian works, seem to achieve in Hérodias a power of conception.

Cécile Matthey
(University of Colorado)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rom.127.0079
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